Date : 20030114
Référence neutre : 2003 CFPI 29
ENTRE :
LE GENDARME DARREL BRUNO
demandeur
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
LE RÉVISEUR DES GRIEFS DE LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA,
UNITÉ DES RELATIONS DE TRAVAIL, RESSOURCES HUMAINES
REGINA, RNO, S/OFF RESPONSABLE DE LA
DOTATION ET DU PERSONNEL, DIVISION « K », RNO
défendeurs
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
HISTORIQUE
[1] Cette instance découle du refus de promouvoir le demandeur, le gendarme Bruno, au grade de caporal, alors qu’il y avait trois postes à pourvoir aux détachements de Hobbema, de Sun Child/O’Chiese et de Saddle Lake pour [TRADUCTION] « des gendarmes autochtones compétents aptes à être promus ».
[2] La candidature du gendarme Bruno au poste de caporal n’a pas été retenue. Toutefois, il a été fait droit au grief que le gendarme Bruno avait présenté au palier II interne final. Cependant, cela n’a pas pour autant mis un terme à l’affaire, car le gendarme Bruno dit maintenant que la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) n’a pas appliqué la décision favorable qui avait été rendue au palier II final. D’où la demande dont je suis ici saisi en vue de l’obtention en autre choses d’un bref de mandamus enjoignant à la GRC d’observer la décision qui a été rendue le 8 juillet 2002 au palier II final de la procédure de règlement des griefs.
[3] En temps et lieu, pendant la phase de transmission des documents de l’office fédéral prévue à l’article 318 des Règles, et dans ce cas‑ci l’office fédéral comprend le s/off responsable de la dotation et du personnel, division « K », RNO, la Couronne a refusé de produire divers documents pour le motif que leur production [TRADUCTION] « violerait la vie privée et l’intégrité du caporal Thorne, du caporal Fraser et du caporal Ladoucer », dont la candidature avait été retenue et qui s’étaient présentés en tant qu’autochtones.
[4] Dans les arguments qu’il a présentés à l’arbitre au palier II, le gendarme Bruno a souligné, et je me reporte ici à la décision de l’arbitre qui a dit ce qui suit au sujet du caporal Thorne [TRADUCTION] « [...] [il] ne ressemble pas à un Autochtone, n’a pas été élevé dans une famille autochtone, n’a jamais résidé dans une réserve ou avec les membres d’une famille autochtone, ne connaît pas les valeurs, les coutumes ou les traditions des peuples des Premières nations et ne parle aucune langue autochtone. Ce n’est que trois semaines avant la promotion que le caporal Thorne a appris qu’un membre de sa famille était Métis, qu’il a obtenu une carte de Métis pour la somme de dix dollars et qu’il s’est présenté comme un Autochtone [...]. » Quoi qu’il en soit, l’arbitre a mis l’accent sur la condition selon laquelle le candidat reçu devait avoir une connaissance intrinsèque du mode de vie et de la culture autochtones, en concluant ce qui suit :
[TRADUCTION] Il est soutenu, pour le compte de l’employé s’estimant lésé, qu’il possède « une connaissance intime de la culture, des coutumes et des valeurs des Premières nations ». Il n’existe aucun élément de preuve et aucune allégation contraires et je suis prêt à reconnaître que l’employé s’estimant lésé a fourni une preuve prima facie selon laquelle il remplit les conditions énoncées dans la mesure de dotation 99‑05. Par conséquent, si les trois candidats reçus ne remplissaient pas les conditions voulant qu’ils aient une « connaissance intrinsèque du mode de vie et de la culture autochtones », ils n’auraient pas dû être promus aux postes.
Je crois que la candidature de l’employé s’estimant lésé n’a pas été examinée de la façon appropriée et qu’il faudrait évaluer l’employé s’estimant lésé et les trois candidats reçus pour déterminer s’ils satisfont aux critères énoncés dans le JOB du 18 mai 1999. Si aucun mécanisme d’évaluation permettant de déterminer l’ascendance autochtone n’a été élaboré entre le 18 mai 1999 et la date de ma décision, le service de dotation devrait appliquer les critères énoncés dans la note de service du 18 octobre 1996 de M. Schachhuber. S’il est conclu que l’employé s’estimant lésé remplit cette condition d’emploi (« des gendarmes autochtones compétents aptes à être promus qui ont une connaissance « intrinsèque du mode de vie et de la culture autochtones ») et que les trois candidats reçus ne remplissent pas cette condition, l’employé s’estimant lésé devrait être promu rétroactivement à la date à laquelle le premier des trois candidats reçus (ne remplissant pas cette condition d’emploi) a été promu.
Selon l’arbitre, l’idée selon laquelle il fallait avoir une connaissance intrinsèque du mode de vie et de la culture autochtones était cruciale, mais le litige portait également sur le non‑respect de la Politique sur la police des Premières nations de la GRC, y compris une note de service du 18 octobre 1996 de la Sous‑direction des langues officielles et de la gestion de la diversité portant sur la désignation de candidats autochtones aux fins de la participation à la Politique sur la police des Premières nations de la GRC, énonçant trois critères, à savoir qu’une recrue, dans la catégorie des candidats autochtones, ressemble à un autochtone, prouve qu’elle est autochtone et ait une identité autochtone. Des précisions ont été données dans un bulletin traitant des possibilités d’emploi en date du 18 mai 1999, lequel portait sur les promotions ici en cause, et exigeait que les candidats soient des gendarmes autochtones compétents aptes à être promus ayant une connaissance intrinsèque du mode de vie et de la culture autochtones.
[5] Comme il en a été fait mention, la Couronne s’est opposée à la production d’un groupe de documents. Conformément au paragraphe 318(3) des Règles, j’ai ordonné que les documents soient produits devant la Cour, dans une enveloppe scellée, qu’ils soient identifiés et décrits, que les parties aient la possibilité de présenter des observations et qu’à la suite d’un examen effectué par la Cour, les documents pertinents pouvant être produits soient communiqués au demandeur une fois que le délai d’appel imparti serait expiré, les documents jugés non pertinents devant être retournés aux défendeurs dans une enveloppe scellée.
ANALYSE
[6] Initialement, la Couronne s’est opposée à la production de 13 documents. La Couronne refuse maintenant de produire cinq documents.
[7] En examinant les cinq documents qui ont maintenant été produits devant moi, accompagnés d’une brève explication au sujet de la raison pour laquelle la production est dans chaque cas refusée, j’ai tenu compte du fondement de la demande du gendarme Bruno et des règles générales applicables à la production des documents d’un office fédéral, et notamment de la pertinence, en particulier si ces documents influent sur la décision que la Cour rendra, et j’ai tenu compte des documents du demandeur et de l’affidavit justificatif, déposés le 12 décembre 2002. Si je me fonde directement sur les observations de la Couronne, je ne sais pas quels documents ont de fait été mis à la disposition du décideur, c’est‑à‑dire le s/off responsable de la dotation et du personnel, division « K », RNO, aux fins de l’examen de la mise en application de la décision rendue par l’arbitre au palier II de la procédure de règlement des griefs, mais je crois qu’il est en toute sécurité possible de supposer que tous les documents que la Couronne refuse de produire étaient mis à la disposition de cette personne en sa qualité d’office fédéral lorsque la mise en application de la décision rendue au palier II de la procédure de règlement des griefs a été examinée. J’examinerai maintenant chacun des cinq documents.
(1) « Examen effectué par la Cour fédérale »
[8] Le premier document, qui n’est pas daté, est intitulé : [TRADUCTION] « Examen effectué par la Cour fédérale : Réponse de la division " K " de la Gendarmerie royale du Canada, Dotation et personnel, préparée par le sgt é‑m David N. Asp. s/off responsable de la dotation et du personnel pour la division " K " ». L’inscription suivante figure au début du document : [TRADUCTION] « Document protégé par le secret professionnel entre l’avocat et son client. » Le document n’est pas adressé à qui que ce soit, mais semble plutôt être une note de service générale ou un aide‑mémoire. Ce document est certes pertinent. Il s’agit de savoir s’il existe un privilège l’exemptant d’être produit.
[9] Lorsqu’un privilège est revendiqué, la charge de la preuve incombe à la partie qui fait valoir ce privilège. En l’espèce, je ne dispose que du document lui‑même et de l’assertion selon laquelle [TRADUCTION] « lorsque le document a été préparé, il a été noté qu’il était " protégé par le secret professionnel entre l’avocat et son client " [... ] ».
[10] Dans la décision Jordan c. Towns Marine Electronics Ltd. (1996), 110 F.T.R. 22, confirmée par Monsieur le juge Noël (tel était alors son titre) (1996) 113 F.T.R. 226, j’ai énoncé le droit qui s’applique au privilège, d’une façon générale et à l’égard d’un rapport pour lequel le privilège est revendiqué. Le juge Noël a également cité ce passage, que je reproduis ici :
[19] Pour déterminer si un document est privilégié, la Cour a retenu le principe de l’objectif principal qui a été posé dans l’arrêt Waugh v. British Railway Board, [1980] A.C. 521. Dans cet arrêt, la Chambre des lords a adopté le point de vue du juge en chef Barwick, qui avait rédigé la décision des juges minoritaires de la Cour d’appel de l’Australie dans l’arrêt Grant v. Downs, (1976), 135 C.L.R. 674, à la page 677 :
[...] est privilégié et ne doit pas être divulgué le document qui a été produit ou créé par son auteur ou par la personne ou l’autorité sous la direction particulière ou générale de laquelle il a été produit ou créé avec l’objectif principal de l’utiliser ou d’utiliser son contenu pour obtenir des conseils juridiques ou pour favoriser la conduite d’un procès qui, au moment de sa production, était raisonnablement envisagé.
[20] Il faut concilier les intérêts divergents en présence dans le cadre de la communication préalable pour, d’une part, faire droit à la revendication de privilège invoquée par un plaideur lorsque les conditions applicables sont réunies et, d’autre part, reconnaître qu’il est dans l’intérêt de la justice de procéder à la communication la plus complète possible des documents pertinents qui sont susceptibles de jeter la lumière sur les questions en litige dans une affaire. Pour cette raison, la partie qui revendique un privilège doit respecter strictement le principe maintenant bien établi de l’objectif principal.
[21] Il incombe à la partie qui revendique un privilège de prouver à la fois que l’objectif principal de la rédaction du rapport était de fournir celui‑ci à l’avocat pour qu’il l’utilise dans le cadre d’un procès déjà en cours ou d’un procès qui était raisonnablement en vue ou qui était raisonnablement envisagé au moment de la production du document (voir, par exemple, Marubeni Corporation c. Gearbulk Ltd., (1986), 4 F.T.R. 265, Le " Philippine Victory ", (1992), 49 F.T.R. 211; British Columbia v. Bagbusters Pest Management, décision non publiée rendue par le protonotaire Chamberlist le 24 mars 1995 dans le dossier no 27740 du greffe de Prince George, et Armeco Construction Ltd. c. Canada, (1995), 83 F.T.R. 107, à la page 110).
[22] La question du privilège dont bénéficient les rapports d’experts en sinistres a été examinée à fond par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt Shaughnessy Golf and Country Club v. Uniguard Services Ltd., (1986), 1 B.C.L.R. (2d) 309. Il ressort de cet arrêt qu’il ne suffit pas de démontrer qu’un procès était raisonnablement en vue au moment où le document a été produit : la personne qui revendique le privilège doit également établir que l’objectif principal de la création du document était de communiquer celui‑ci à l’avocat pour obtenir des conseils juridiques ou pour faciliter le déroulement du procès.
(Pages 28 et 29)
En appliquant le principe de l’objectif principal à la présente espèce, j’ai tenu compte du fait que la production de documents, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ne doit pas être assimilée à la communication de documents dans une action. Toutefois, il n’y a rien dans l’aide‑mémoire, ou dans les arguments, qui indique pourquoi ce document particulier a été créé, ou l’objectif principal visé par son auteur ou par quiconque a demandé le document en question. Rien n’indique si l’on a produit ou créé le document pour obtenir des conseils juridiques ou pour favoriser la conduite d’un procès qui, au moment de la production, cette date n’étant pas connue, était déjà en cours ou était raisonnablement envisagé.
[11] Comme il en a été fait mention dans la décision Jordan, la partie qui revendique le privilège a la charge d’établir que l’on a préparé le rapport avec l’objectif principal de le remettre à l’avocat ou de l’utiliser dans un procès en cours ou dans un procès qui était raisonnablement envisagé ou dont l’existence était raisonnablement prévue à la date de production du document. En l’espèce, il n’y avait rien qui ait pour effet d’assujettir l’aide‑mémoire au droit établi.
[12] Il n’y a rien dans les documents qui nous permette de situer l’aide‑mémoire dans le bon contexte sur le plan temporel. La Couronne n’a pas satisfait à la charge qui lui incombait d’établir des faits tendant à démontrer que l’aide‑mémoire a été produit en vue d’un procès, ou que l’objectif principal était d’utiliser l’aide‑mémoire dans un procès qui était prévu ou parce qu’un procès était raisonnablement envisagé : voir par exemple ces critères tels qu’ils sont énoncés dans l’arrêt Compagnie d’assurance Union Commerciale du Canada, SORL c. M.T. Fishing Co. (1999), 162 F.T.R. 74, page 75, confirmé par la Cour d’appel (1999), 244 N.R. 397. Cet aide‑mémoire doit être produit.
(2) Note de service du caporal D.R. Thorne
[13] Ce document est désigné comme étant une note de service du caporal D.R. Thorne adressée à l’officier responsable de la dotation et du personnel, division « K » (19‑11‑1999).
[14] Ce document, tel qu’il a été décrit, est une note de service se rapportant à la mutation du caporal Thorne et au fait qu’il a renoncé à l’affectation qu’il avait choisie étant donné qu’une autre personne dont la candidature avait été retenue était déjà en place. La note de service n’a rien à voir avec le contrôle judiciaire ici en cause et n’a pas à être produite.
(3) Note de service du caporal S.C. Grier
[15] Ce document est une note de service portant sur les mesures administratives, envoyée au gendarme D.R. Thorne par le caporal S.C. Grier le 8 juin 1999. Il y est question du coût de la mutation entre détachements de deux candidats reçus. La note de service n’a rien à voir avec le présent contrôle et n’a pas à être produite.
(4) Note de service du caporal S.C. Grier
[16] Ce document est une note de service envoyée à l’inspecteur J.H. Hill par le caporal S.C. Grier le 3 juin 1999, désignant les trois candidats reçus; il y est question du fait que la mutation de deux candidats d’une affectation à l’autre est redondante. Encore une fois, ce document n’a rien à voir avec le contrôle judiciaire ici en cause et n’a pas à être produit.
(5) Rang attribué aux divers demandeurs
[17] Ce document, indiquant le rang attribué aux demandeurs aux fins de la promotion, n’est pas daté. Il indique le lieu d’affectation de chaque candidat et l’affectation qu’il choisirait le cas échéant. Il n’est que partiellement pertinent en ce sens qu’il indique que le gendarme Bruno était le 9e de 15 candidats. Les rangs occupés par les candidats non reçus ne sont pas pertinents, comme c’est le cas pour les rangs respectivement occupés par les trois candidats reçus.
[18] Je ne puis voir comment le document influerait de quelque façon sur le résultat de ce contrôle judiciaire car il est inutile et il est étranger au redressement demandé par le gendarme Bruno. Ce document n’a pas à être produit.
CONCLUSION
[19] Le seul document qui doit être produit est l’aide‑mémoire non daté intitulé : [TRADUCTION] « Examen effectué par la Cour fédérale : Réponse de la division " K " de la Gendarmerie royale du Canada, Dotation et personnel, préparée par le sgt é‑m David N. Asp. s/off responsable de la dotation et du personnel pour la division " K " », dont l’inscription [TRADUCTION] « Document protégé par le secret professionnel entre l’avocat et son client » n’est pas étayée par quoi que ce soit. Toutefois, pour l’instant, les documents seront replacés dans leur enveloppe originale et ils seront scellés, en attendant le résultat de tout appel, ou l’expiration des délais d’appel.
« John A. Hargrave »
Protonotaire
Vancouver (Colombie‑Britannique),
le 14 janvier 2003.
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
REQUÊTE EXAMINÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES
DOSSIER : T‑1506‑02
INTITULÉ : le gendarme Darrel Bruno
c.
le Procureur général du Canada et autres
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : Monsieur le protonotaire P. Hargrave
DATE DES MOTIFS : le 14 janvier 2003
ARGUMENTATION ÉCRITE :
M. K. Collen Verville POUR LE DEMANDEUR
M. David Stam POUR LES DÉFENDEURS
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Parlee McLaws LLP POUR LE DEMANDEUR
Avocats
Edmonton (Alberta)
M. Morris Rosenberg POUR LES DÉFENDEURS
Sous‑procureur général du Canada
Ministère de la Justice
Edmonton (Alberta)