Date: 20010315
Dossier : IMM-2768-00
Référence neutre: 2001 CFPI 192
ENTRE
TU VAN DUONG
demandeur
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LE JUGE HENEGHAN
Introduction
[1] M. Tu Van Duong (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire de la décision d'une agente d'immigration, P. Russell (l'agente), rendue le 11 mai 2000, de ne pas formuler de recommandation positive relativement à la demande pour motifs d'ordre humanitaire qu'il a présentée sous le régime du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi).
Les faits
[2] Le demandeur est citoyen vietnamien. Il est arrivé au Canada en 1989 comme personne appartenant à la catégorie des parents et a déclaré n'être pas marié. Cette déclaration était fausse, car le demandeur s'était marié au Vietnam en 1984, et un enfant était né de cette union en 1985.
[3] Les autorités de l'immigration l'ont appris et ont pris une mesure d'expulsion contre le demandeur. Celui-ci a été débouté de l'appel qu'il a interjeté contre cette mesure devant la Section d'appel de l'immigration, et sa demande d'autorisation de demande de contrôle judiciaire visant cette décision a été rejetée le 2 décembre 1998.
[4] Le 3 décembre 1998, il a présenté une demande sous le régime du paragraphe 114(2) de la Loi, c'est-à-dire une demande pour motifs d'ordre humanitaire, laquelle suppose l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire de la part de l'agent d'immigration.
[5] Le 16 novembre 1999, l'agente a rencontré le demandeur en entrevue. Elle a pris note des questions qu'elle lui a posées et des réponses qu'il lui a données. Elle a consigné que le demandeur résidait au Canada depuis dix ans, qu'il avait un emploi et qu'il avait acheté une maison avec sa soeur. Elle a constaté également qu'il n'avait pris aucune disposition pour quitter le Canada et que sa mère et cinq frères et soeurs vivaient ici. Elle a noté aussi qu'une instance en divorce avait été introduite au Vietnam mais qu'elle n'était pas encore terminée.
[6] Elle a enfin exprimé l'opinion que le rejet de sa demande ne causerait pas au demandeur de préjudice immérité ou disproportionné. Elle a consigné sa conclusion et rendu la décision suivante :
[TRADUCTION]
... les motifs d'ordre humanitaire ne sont pas suffisants pour justifier une décision favorable quant au traitement de la demande au Canada.
[7] Au mois de janvier 2000, l'avocate du demandeur a déposé une lettre émanant de l'ambassade du Vietnam, laquelle indique qu'il n'était pas possible de délivrer un passeport au demandeur faute de pièces nécessaires. Au mois d'avril 2000, l'avocate a envoyé une nouvelle lettre à l'agente, lui transmettant une copie du jugement de divorce du demandeur.
[8] Le 11 mai 2000, l'agente a signé la lettre informant le demandeur que sa demande pour motifs d'ordre humanitaire était refusée. La lettre ne faisait pas mention des lettres et des pièces qui avaient été soumises à l'agente après l'entrevue du 16 novembre 1999.
Argumentation
[9] Le demandeur soulève deux questions :
1. L'agente a-t-elle omis de tenir compte d'éléments de preuve pertinents ou les a-t-elle erronément interprétés?
2. L'agente a-t-elle fait défaut d'observer les lignes directrices applicables aux demandes pour motifs d'ordre humanitaire?
[10] Le demandeur soutient que l'agente n'a pas tenu compte d'éléments de preuve pertinents, savoir les renseignements concernant son incapacité d'obtenir un passeport vietnamien et la dissolution de son mariage au Vietnam, qui lui ont été présentés après l'entrevue. Il affirme également que l'agente n'a pas appliqué les lignes directrices relatives aux motifs d'ordre humanitaire, en particulier celles qui se rapportent à l'établissement au Canada.
[11] Enfin, le demandeur fait valoir que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l'arrêt de la Cour suprême du Canada, Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
[12] La ministre conteste ces arguments et soutient quant à elle qu'il s'agit en l'espèce de déterminer si l'agente a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire dans l'examen de la preuve qui lui a été soumise. Elle affirme en outre qu'aucun élément de preuve n'établit que l'agente n'a pas tenu compte des lignes directrices pertinentes ou ne les a pas appliquées.
Analyse
[13] Ainsi que l'a affirmé le juge l'Heureux-Dubé dans l'arrêt Baker, précité (au paragraphe 62), la norme de preuve applicable est celle de la décision raisonnable :
Tous ces facteurs doivent être soupesés afin d'en arriver à la norme d'examen appropriée. Je conclus qu'on devrait faire preuve d'une retenue considérable envers les décisions d'agents d'immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l'analyse, de son rôle d'exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi. Toutefois, l'absence de clause privative, la possibilité expressément prévue d'un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, Section de première instance, et la Cour d'appel fédérale dans certaines circonstances, ainsi que la nature individuelle plutôt que polycentrique de la décision, tendent aussi à indiquer que la norme applicable ne devrait pas en être une d'aussi grande retenue que celle du caractère « manifestement déraisonnable » . Je conclus, après avoir évalué tous ces facteurs, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.
[14] La Cour estime que, compte tenu de la preuve présentée à l'agente au sujet de l'établissement du demandeur au Canada, notamment l'installation de membres de sa famille au Canada, les emplois rémunérateurs qu'il avait occupés, l'achat d'une maison et l'absence de relations familiales au Vietnam par suite de sa longue absence et de son divorce, cette dernière n'a pas rendu une décision raisonnable.
[15] La Cour accepte l'argument du demandeur selon lequel l'agente a accordé trop d'importance au fait non contesté qu'il a faussement déclaré, à son entrée au Canada en 1989, qu'il n'était pas marié. Selon la Cour, le raisonnement tenu par le juge Heald dans l'arrêt de la Section d'appel, Lau c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1984] 1 C.F. 434, à la p. 438, s'applique en l'espèce :
... l'arbitre a accordé une importance exagérée au fait qu'il y a eu violation de la Loi sur l'immigration de 1976. Si le Parlement avait voulu en faire le facteur dominant et déterminant, il ne lui aurait servi à rien de conférer à l'arbitre le pouvoir discrétionnaire du paragraphe 32(6). En conférant ainsi un pouvoir discrétionnaire, le Parlement voulait certainement que l'arbitre examine toutes les circonstances d'une affaire et le pouvoir discrétionnaire en question comporte implicitement le pouvoir d'émettre des avis d'interdiction de séjour lorsque toutes les circonstances le justifient même s'il y a eu violation de la Loi sur l'immigration de 1976. Par conséquent, je conclus que l'arbitre a mal interprété les limites du pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 32(6) de la Loi lui accorde et que cette mauvaise interprétation constitue une erreur de droit annulable par la Cour en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale.
[16] En l'espèce, le demandeur a fait une fausse déclaration à son entrée au Canada. Il demande maintenant l'exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 114(2) de la Loi.
[17] Selon la Cour, il appert du dossier que l'agente a donné trop de poids à cette fausse déclaration et que, par suite, elle n'a pas exercé correctement son pouvoir discrétionnaire en n'examinant pas toutes les circonstances pertinentes, dont la preuve de l'établissement du demandeur au Canada.
[18] Ce motif seul justifie d'accueillir la demande de contrôle judiciaire. Il n'est pas nécessaire que la Cour se prononce sur les autres arguments soumis par le demandeur.
ORDONNANCE
[19] La demande de contrôle judiciaire est accordée. L'affaire est renvoyée au Ministre pour qu'elle soit réexaminée par un autre agent. Aucune question n'a été soumise à la Cour pour certification.
« E. Heneghan »
J.C.F.C.
Toronto (Ontario)
Le 15 mars 2001
Traduction certifiée conforme
Ghislaine Poitras, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
NO DU GREFFE : IMM-2768-00
INTITULÉ DE LA CAUSE : TU VAN DUONG
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : Le mardi 13 mars 2001
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DU JUGE HENEGHAN EN DATE DU 15 MARS 2001
ONT COMPARU :
Mme Barbara Jackman pour le demandeur
Mme Marissa Bielski pour le défendeur
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jackman, Waldman & Associates pour le demandeur
281, avenue Eglinton Est
Toronto (Ontario)
M4P 1L3
Morris Rosenberg pour le défendeur
Sous-procureur général du Canada