Date : 20040811
Dossier : IMM-6701-03
Référence : 2004 CF 1115
Toronto (Ontario), le 11 août 2004
Présent : Monsieur le juge Blais
ENTRE :
SERDAR KAYAN
DIDEM YAGCI
partie demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
partie défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision rendue le 1er août 2003 par la Section de protection des réfugiés qui ne reconnaissait pas à M. Serdar Kayan ni à son épouse Mme Didem Yagci (demandeurs) la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 respectivement de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (Loi).
FAITS
[2] Les demandeurs sont tous deux citoyens de la Turquie. M. Kayan (demandeur) est d'ethnie kurde, alors que Mme Yagci (demanderesse) est d'ethnie turque. Les demandeurs allèguent que l'appartenance à l'ethnie kurde est motif de persécution en Turquie, de même que le fait pour une personne turque d'épouser une personne kurde. De plus, le demandeur n'a pas encore fait son service militaire, obligatoire pour tous les hommes turcs. Juste avant son départ, on lui a signifié qu'il devait se rapporter aux autorités pour commencer son service.
[3] Étant Kurde, le demandeur craint les mauvais traitements dans l'armée, et craint d'être dans une situation où il serait obliger de réprimer d'autres Kurdes, dans le cas où son service militaire l'amènerait à patrouiller la région de l'est. En outre, parce qu'il s'est soustrait à l'ordre de se rapporter aux autorités pour son service, il craint de graves représailles.
[4] Le demandeur a fait état de divers incidents où il avait été maltraité en raison de son identité kurde : il a été arrêté en 1993, à l'âge de dix-sept ans, et détenu par les autorités pendant cinq jours au cours desquels il a été battu et torturé. Le tribunal judiciaire devant lequel il a alors comparu a considéré que les aveux obtenus par la force n'étaient pas valables, et il a été acquitté. À l'université, il a été victime d'agression de la part d'étudiants turcs nationalistes; au cours de l'une de ces agressions, l'un de ses compagnons Kurdes a été tué.
[5] Les demandeurs ont également parlé du risque posé par la réaction de la famille de la demanderesse à son mariage avec un Kurde. Un des oncles l'a menacée parce qu'elle déshonorait la famille. Or ce même oncle a été condamné à l'âge de dix-sept ans à une peine de 15 ans pour avoir tué quelqu'un pour une question d'honneur.
ANALYSE
[6] En se fondant sur la preuve présentée, le tribunal a conclu que les demandeurs n'étaient pas à risque s'ils retournaient en Turquie. La Cour n'interviendra dans ce genre de décision factuelle que si elle est manifestement déraisonnable. Comme l'explique le juge Blanchard dans la décision Bakir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2004] A.C.F. no 57 :
¶ 12 L'appréciation du risque de persécution est une question de fait qui appelle une grande retenue judiciaire. Dans l'arrêt Pushpanathan c. M.C.I., [1998] 1 R.C.S. 982, la Cour suprême du Canada a statué que la Section du statut de réfugié est un tribunal administratif spécialisé dans l'évaluation du risque de persécution et que ses décisions en cette matière sont de nature factuelle. Il est généralement reconnu que la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait est la norme de la décision manifestement déraisonnable.
[7] Le tribunal a tenu compte de l'ensemble de la preuve. S'il s'est trompé sur des points mineurs, par exemple les vacances non accordées, cela ne suffit pas pour en arriver à la conclusion que la décision du tribunal était erronée en droit ou fondée sur une appréciation abusive des faits. (Martinez c. Canada, [1981] A.C.F. no 1132 (C.A.)) Les rapports présentés en preuve sur les conditions actuelles en Turquie permettent d'en arriver raisonnablement à la conclusion que le demandeur ne risque pas plus que toute autre personne qui n'a pas fait son service militaire au moment où on lui commandait de le faire.
[8] Un objecteur de conscience peut être celui qui s'oppose à l'accomplissement de son service militaire parce que celui-ci exigerait sa participation à une action militaire contraire à ses convictions politiques et condamnée par la communauté internationale. Dans l'arrêt Zolfagharkhani v. Canada (Minister of Employment and Immigration),[1993] 3 F.C. 540 (C.A.), le juge MacGuigan, au nom de la Cour d'appel fédérale, énonce les principes qui s'appliquent pour déterminer si une loi d'application générale peut être persécutoire à l'égard d'un revendicateur du statut de réfugié :
¶ 18 After this review of the law, I now venture to set forth some general propositions relating to the status of an ordinary law of general application in determining the question of persecution:
¶ 19 (1) The statutory definition of Convention refugee makes the intent (or any principal effect) of an ordinary law of general application, rather than the motivation of the claimant, relevant to the existence of persecution.
¶ 20 (2) But the neutrality of an ordinary law of general application, vis-a-vis the five grounds for refugee status, must be judged objectively by Canadian tribunals and courts when required.
¶ 21 (3) In such consideration, an ordinary law of general application, even in non-democratic societies, should, I believe, be given a presumption of validity and neutrality, and the onus should be on a claimant, as is generally the case in refugee cases, to show that the laws are either inherently or for some other reason persecutory.
¶ 22 (4) It will not be enough for the claimant to show that a particular regime is generally oppressive but rather that the law in question is persecutory in relation to a Convention ground.
[9] Dans cette affaire, le demandeur s'était opposé à continuer de servir dans l'armée iranienne parce qu'on lui avait dit, et il y avait lieu de le croire, que l'armée iranienne entendait déployer des armes chimiques contre les Kurdes. La Cour d'appel a donné raison au demandeur, qui bien qu'ambulancier, aurait en quelque sorte été complice s'il était resté dans les rangs alors qu'on envoyait des armes chimiques contre les Kurdes, un geste certainement condamné par la communauté internationale, comme en témoignent les nombreux traités à cet effet.
[10] Il s'agit donc d'établir que la loi d'application générale serait, dans son application au demandeur, équivalente à de la persécution, pour l'un des cinq motifs énumérés à la Convention.
[11] En l'espèce, le tribunal a cherché dans la preuve les indications à l'effet que le demandeur pourrait être obligé de prendre part à des actions contre des Kurdes. En fait, les rapports disent le contraire. L'armée évite plutôt d'envoyer des conscrits kurdes dans les villages kurdes, de peur qu'ils n'aident les villageois à résister à l'armée. De plus, les tensions entre Turcs et Kurdes ont beaucoup diminué depuis 1999. D'abord, il y a eu l'appel aux cessations de violence de la part du chef Ocalan; ensuite, la Turquie sait que le traitement des Kurdes est un point sensible et étroitement surveillé par l'Union européenne, qu'elle souhaite ardemment intégrer.
[12] Le demandeur n'a pas établi que les sanctions prévues seraient disproportionnées. Les sanctions prévues, et appliquées d'après la preuve au dossier sur les conditions du pays, ne sont pas disproportionnées. En outre, le demandeur n'a pas convaincu le tribunal qu'il serait particulièrement visé. Le demandeur soutient qu'il le serait, parce qu'il a déjà été arrêté. Toutefois, le document d'appel au service militaire indique qu'il n'a aucun dossier judiciaire. Il est peu probable, d'en conclure le tribunal, qu'il serait persécuté.
[13] Dans la décision Bakir, supra, le juge Blanchard de notre Cour a accueilli un contrôle judiciaire dans une situation assez semblable, soit un objecteur de conscience kurde, parce que le tribunal n'avait pas tenu compte de la preuve d'Amnistie Internationale sur le traitement des Kurdes déserteurs qui retournent en Turquie. Dans le cas qui nous occupe, le tribunal a effectivement tenu compte de cette preuve, mais l'a écartée car elle faisait référence à une période de tension particulière entre Turcs et Kurdes, et qu'une preuve solide et plus récente était à l'effet contraire, qu'un déserteur kurde n'avait pas plus à craindre que tout autre déserteur.
[14] Qu'il existe de la discrimination contre les Kurdes en Turquie est fort plausible, et le tribunal ne le nie pas. Toutefois, le tribunal estime que cette discrimination, dans le cas des demandeurs, n'atteint pas le seuil de la persécution.
[15] Le juge Beaudry précise dans la décision Szabados v. MCI, [2004] F.C.J. No. 903 :
8. The cumulative effect of the discrimination is clearly a question of facts, which means this Court will only interfere with the Board's decision if its decision is patently unreasonable.
9. The Applicant argues that the Board did not consider the cumulative effect of discrimination against him. He, however, failed to bolster this argument by references to the Board's decision or to specify what, in the facts, had a cumulative discriminatory effect. It should also be noted that the Board did not have to explicitly state that it dealt with the cumulative effect of the evidence. That is what McKeown J. stated in Lo v. Canada (Minister of Employment and Immigration), [1994] F.C.J. No. 905, paragraph 5 (T.D.) (QL):
In my view, although the Board does not state that it dealt with the cumulative effect of the evidence, it did so by implication. There is no doubt that this applicant has suffered discrimination and harassment in the PRC as a result of her "bad family background", as viewed by the authorities in the PRC. However, the documentary evidence with respect to the lack of objective prospective fear of persecution is very strong. In reviewing the evidence as a whole, the finding that the applicant did not have an objectively well founded fear of persecution is not patently unreasonable.
[16] Compte tenu du fait que le tribunal a tenu compte de toute la preuve qui lui était présentée, que son appréciation des faits ne peut être jugée erronée en droit ni abusive, je ne crois qu'il y ait lieu pour la Cour d'intervenir dans la décision du tribunal.
[17] Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que
- la demande de contrôle judiciaire soit rejetée;
- aucune question pour certification.
"Pierre Blais"
juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-6701-03
INTITULÉ : SERDAR KAYAN
DIDEM YAGCI
partie demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
partie défenderesse
LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal, Québec
DATE DE L'AUDIENCE : 05 Août 2004
ET ORDONNANCE: Monsieur le juge Blais
COMPARUTIONS:
Me Eveline Fiset POUR LE DEMANDEUR
Me Michèle Joubert POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Me Eveline Fiset
Montréal, Québec POUR LE DEMANDEUR
Morris Rosenberg
Sous-procureur général du Canada POUR LE DÉFENDEUR
COUR FÉDÉRALE
Date: 20040811
Dossier : IMM-6701-03
ENTRE:
SERDAR KAYAN
DIDEM YAGCI
partie demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
partie défenderesse
MOTIFSDE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE