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Date : 20031003

Dossier : T-598-03

Référence : 2003 CF 1147

Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2003

EN PRÉSENCE DE L'HONORABLE SIMON NOËL, JUGE

ENTRE :

                                                                          D.T.

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                      MOTIFS DE L'ORDONNANCE MODIFIÉS ET ORDONNANCE

[1]                Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d'une décision de la section d'appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles (la section d'appel), en date du 25 mars 2003, par laquelle celle-ci rejetait l'appel du demandeur et confirmait la décision de la Commission nationale des libérations conditionnelles (la Commission), datée du 3 décembre 2002, d'ordonner la détention du demandeur jusqu'à l'expiration de la peine purgée à l'époque, en application de l'alinéa 130(3)a) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi).


LES FAITS

[2]                Le demandeur est actuellement un détenu de l'établissement de Cowansville, au Québec, un pénitencier fédéral à sécurité moyenne. Il purge une peine d'emprisonnement de cinq ans et trois mois pour 13 infractions différentes commises à deux occasions à l'encontre de son ex-épouse, dont agression sexuelle avec une arme, séquestration et harcèlement criminel, sodomie, menaces, communiquées par lettre, de causer la mort ou des lésions. Afin d'avoir une meilleure compréhension de cette affaire, je crois qu'il est important de connaître la situation telle qu'elle existait lorsque les infractions ont été commises, et un examen du sommaire des événements donné par le juge du procès avant que soit prononcée la peine du demandeur serait sans doute utile :

[traduction] « Pour la peine qui va être prononcée aujourd'hui, je résumerai les témoignages aussi succinctement que possible. S'agissant de l'accusation du 19 octobre 1998, j'ai entendu M. Jean-Pierre Robert, de la Sûreté du Québec, qui a dit qu'il est arrivé sur la scène au cours des incidents du 19 octobre, c'est-à-dire la séquestration et la deuxième agression sexuelle.

À la suite d'un appel, il est arrivé vers 11 h 35. Il convient de noter que la période de séquestration a été d'environ cinq heures, ... c'était en réalité plus que cela. M. Robert est arrivé à 11 h 35, mais la séquestration avait commencé à environ 8 heures ce matin-là. Au cours d'une période d'environ huit heures;

M. Robert a été témoin des incidents à partir de 11 h 35; il a vu l'accusé avec un couteau. L'accusé saignait. Il a vu la victime accroupie dans le bain, une serviette autour du corps.

Il a vu l'accusé pointer le couteau sur la gorge de la victime. Quand nous parlons d'un couteau durant tous les incidents du 17 octobre, il faut comprendre que nous faisons référence à un couteau Exact-O...

Comme je l'ai dit au procès, j'ai conclu en faveur de la victime, hors de tout doute raisonnable, et j'ai accepté sa version des faits pour les incidents du 17 septembre 1998. Elle nous dit que, ce soir-là, le 17 septembre, elle dormait avec son fils B.

L'accusé est arrivé tard et l'a tapée au visage, en disant :

Allez, réveille-toi.

Il voulait lui parler d'une sortie au centre commercial Champlain où elle s'était rendue auparavant avec un collègue de travail.

L'accusé l'a tirée hors du lit; elle est tombée sur le sol. Par la suite, il l'a emmenée au salon. Puis il a dit :


« On va jouer une game, et on va prendre chacun un couteau » . (We are going to play a game and each of us will take a knife)

L'accusé a allongé la victime sur le sol en lui couvrant la bouche et le nez de sa main. Elle a fini par retourner à la chambre à coucher des enfants; ensuite, elle est retournée à sa chambre.

L'accusé est retourné à la chambre et lui a ordonné de se lever. Il l'a traînée sur le sol jusqu'au salon. Selon le témoignage de M.N., il l'a forcée à se déshabiller pour qu'elle ne puisse pas s'échapper. Il a menacé de l'enterrer. Elle avait peur; il la serrait au cou.

Finalement, il a commencé d'embrasser la victime, comme elle l'a dit - il l'a caressée et lui a dit qu'il voulait avoir des rapports sexuels avec elle; c'est en raison des actions qui ont suivi, et dans ce contexte, que j'ai qualifié l'événement d'agression sexuelle.

Après avoir caressé la victime sans son consentement, l'accusé a dit :

Je vais rentrer de toute façon.

La victime nous dit qu'elle était épuisée, c'était le milieu de la nuit; comme elle dit, elle était dégoûtée et a dit :

Allons-y.

et l'accusé l'a pénétrée. Elle avait des contusions ici et là, sur tout le corps; au cou, sur la poitrine, aux poignets, aux mains et derrière les oreilles.

Il convient de noter, et le témoignage de la victime l'attestera abondamment, que, à un certain moment, pour sortir la victime de son lit, l'accusé a placé ses deux pouces derrière chacune des oreilles de la victime, en exerçant une pression suffisante pour que cela cause à la victime une sérieuse douleur.

La victime nous dit qu'elle n'a jamais consenti à des relations sexuelles ce soir-là, et la Cour n'a pas trouvé difficile de la croire étant donné le contexte d'agression sexuelle. L'accusé était détenu suite à ces accusations... les accusations du 17 septembre, et il a obtenu une libération sous condition avec interdiction formelle de communiquer avec la victime.

Et de ne pas se présenter chez elle. Le 19 octobre 1998, à 8 heures du matin, l'accusé a décidé d'aller voir la victime chez elle et a pénétré dans les lieux par effraction. Il voulait de nouveau lui parler, un peu comme pour le premier incident du 17 septembre.

La victime nous a dit que, à l'arrivée de l'accusé, elle avait remarqué qu'il y avait quelque chose de lourd dans ses poches, qui s'est révélé être le couteau Exact-O. Vu la présence illégale de l'accusé sur les lieux, la victime a voulu téléphoner, mais l'accusé l'en a empêchée en la tenant par le cou.

Leur fils J., alors âgé de huit ans, a dit à son père :

Lâche-la.

L'accusé a décidé d'emmener la victime dans la salle de bain. Il lui a enlevé son peignoir et, pour utiliser l'expression de la victime, il l'a penchée contre le comptoir. Il a sorti son Exact-O et l'a tenu près des yeux de la victime.


L'accusé a demandé à la victime de le tuer et il a commencé à se faire des incisions aux poignets. Il lui a donné une tape en la traitant de chienne ("cold bitch"), et il lui a dit qu'il voulait coucher avec elle avant de mourir, ce qu'elle ne voulait pas, et elle le lui a dit. Après quoi, l'accusé a coupé légèrement les seins de la victime.

Tenant le couteau près du cou de la victime, l'accusé lui a demandé de se mettre à quatre pattes et de se positionner comme une levrette. L'accusé a pénétré la victime dans le vagin, sans son consentement, puis l'a sodomisée, là encore sans son consentement.

Elle pleurait et l'accusé a dit :

Finalement, la chienne est en train de pleurer.

Ce sont là, plus ou moins, les circonstances entourant l'agression. Il convient de noter que, durant tout le temps qu'elle a été séquestrée, même après l'arrivée de la police, la victime était gardée nue et parfois avait une serviette autour du corps.

Elle ne pouvait uriner que dans un petit pot et non aux toilettes, et elle était exposée aux regards de la police durant toute cette période, c'est-à-dire principalement de 11 h 35 à 16 h 30. Selon les pièces produites, il y avait du sang partout dans la salle de bain.

Et la victime devait se promener pieds nus dans cette mare de sang qui se trouvait dans la baignoire ainsi que sur le plancher de la salle de bain et sur les murs. Un climat de violence extrême a donc régné tout au long de l'incident.

M.N. a également témoigné durant le prononcé de la peine et elle a dit au tribunal que, à la suite de ces incidents, elle avait connu des problèmes qui allaient au-delà de ses affections physiques... il convient de noter que, selon un rapport médical, il y avait en fait une déchirure rectale, qui était récente et, bien qu'elle ne fût pas des plus sérieuses, c'était néanmoins une déchirure rectale qui résultait des rapports anaux auxquels l'accusé avait contraint la victime à se soumettre.

Il faut noter aussi que la victime a dit que, durant le deuxième incident, l'accusé avait dit à l'un des enfants :

Si tu composes le 9-1-1, tu n'as plus de mère.

Il semblerait, et certains des officiers de police l'ont signalé également, que l'accusé voulait voir la victime souffrir parce que lui-même avait souffert. Il importe de noter que tout cela s'est déroulé, depuis le début jusqu'au 17 septembre 1998, dans le contexte d'une séparation » .

[3]                Le demandeur a commencé de purger sa peine le 22 septembre 1999. La date de libération d'office du demandeur en application de l'article 127 de la Loi était donc le 23 mars 2003, et la date d'expiration de son mandat est le 21 décembre 2004.


[4]                En septembre 2002, le Service correctionnel du Canada (le SCC) a procédé à l'examen du cas du demandeur avant la date de sa libération d'office, ainsi que le prévoit le paragraphe 129(1) de la Loi. Dans une évaluation de décision datée du 20 septembre 2002 (page 154, dossier du défendeur, volume 1), le SCC concluait, en application du sous-alinéa 129(2)a)(I) de la Loi, que le demandeur purgeait une peine qui comprenait une peine infligée pour une infraction énumérée à l'annexe I de la Loi, que la perpétration de l'infraction avait causé la mort ou un dommage grave à une autre personne et qu'il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur commettrait, avant l'expiration légale de sa peine, une telle infraction.

[5]                Ces conclusions étaient notamment fondées sur le fait que le demandeur « nie une partie des infractions dont il a été reconnu coupable, que ses facteurs de criminalité n'ont été que partiellement réglés et qu'il persiste à refuser de subir les évaluations professionnelles requises » . Le SCC a donc renvoyé le cas du demandeur à la Commission pour un examen de sa détention en application de l'article 130 de la Loi, examen qui s'est déroulé en novembre 2002.

[6]                À la fin de l'examen de la détention du demandeur, la Commission a exprimé l'avis, en application de l'alinéa 130(3)a) de la Loi, que, s'il était libéré, le demandeur serait susceptible de commettre, avant l'expiration légale de sa peine, une infraction causant la mort ou un dommage grave à une autre personne. La Commission a donc ordonné que le demandeur ne soit pas mis en liberté avant l'expiration légale de sa peine.

[7]                Le demandeur a fait appel de la décision de la Commission à la section d'appel de la Commission, qui ultérieurement a rejeté l'appel du demandeur et a confirmé la décision de la Commission le 25 mars 2003.


POINTS LITIGIEUX

[8]                Comme l'a proposé le défendeur, je résumerai dans les trois questions suivantes les 13 questions soulevées par le demandeur :

1.         La Commission a-t-elle commis une erreur en procédant à un examen de la détention du demandeur?

2.         La Commission a-t-elle été partiale et avait-elle préjugé l'issue de l'examen de la détention, commettant ainsi un manquement à son obligation d'agir équitablement?

3.         La décision de la section d'appel de la Commission renfermait-elle une erreur de droit ou une erreur de fait manifestement déraisonnable?

NORME DE CONTRÔLE

[9]                Ma collègue, madame la juge Tremblay-Lamer, a défini dans l'affaire Costiuc c. Canada (P.G.), [1999] A.C.F. n ° 241, les normes applicables de contrôle en exposant les moyens sur lesquels la Cour est fondée à réformer une décision de la section d'appel de la Commission. Elle s'est exprimée ainsi :

« Le rôle de la section d'appel est de s'assurer que la CNLC s'est conformée à la Loi et à ses politiques, qu'elle a respecté les règles de justice fondamentale et que ses décisions sont basées sur des renseignements pertinents et fiables. Ce n'est que dans la mesure où ses conclusions sont manifestement déraisonnables que l'intervention de cette Cour est justifiée. »


[10]            Dans l'arrêt Cartier c. Canada (P.G.) (2002), 300 N.R. 362, la Cour d'appel fédérale a jugé que la norme de contrôle que la section d'appel de la Commission doit appliquer pour savoir si la Commission a commis des erreurs de droit est la norme de la décision raisonnable :

La Commission a droit à l'erreur, si cette erreur est raisonnable. La section d'appel n'intervient que si l'erreur, de droit ou de fait, est déraisonnable. Je serais porté à croire qu'une erreur de droit de la Commission relativement à son degré de « conviction » quant à l'évaluation du risque d'une mise en liberté - une erreur qui est alléguée en l'espèce - serait une erreur déraisonnable par définition car elle touche la fonction même de la Commission.

Si la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité lorsque la section d'appel infirme la décision de la Commission, il me paraît improbable que le législateur ait voulu que la norme soit différente lorsque la section d'appel la confirme. Je crois que le législateur, encore que maladroitement, n'a fait que s'assurer à l'alinéa 147(5)a) que la section d'appel soit en tout temps guidée par la norme de raisonnabilité.

La situation inusitée dans laquelle se trouve la section d'appel rend nécessaire une certaine prudence dans l'application des règles habituelles du droit administratif. Le juge est théoriquement saisi d'une demande de contrôle judiciaire relative à la décision de la section d'appel, mais lorsque celle-ci confirme la décision de la Commission, il est en réalité appelé à s'assurer, ultimement, de la légalité de cette dernière.

ANALYSE

[11]            S'agissant du premier point, le demandeur dit que la Commission a négligé, contrevenant ainsi à sa ligne de conduite, de dire si son cas avait été renvoyé par le SCC d'une manière conforme à l'article 129 de la Loi. Subsidiairement, le demandeur dit que la décision de la Commission de procéder à l'examen de sa détention était déraisonnable parce qu'elle reposait sur la conclusion du SCC selon laquelle le demandeur avait été reconnu coupable d'une infraction causant un dommage grave, une conclusion qui selon le demandeur est déraisonnable. Selon l'avocate du demandeur, les faits révèlent que le dommage était modéré.

[12]            Au vu de ces arguments, je partage l'avis du défendeur. Dans sa décision, la section d'appel de la Commission mentionne clairement, à la page 3, que, selon la présidente d'audience de la Commission, la Commission estimait que le dossier du demandeur répondait aux critères du renvoi de son cas pour examen de sa détention :

[traduction] M. T., au début de l'audience, la présidente d'audience a indiqué que la Commission avait examiné votre dossier et « estimé que vous répondiez aux critères d'un renvoi de votre cas pour examen de votre détention » . Elle n'a jamais dit que vous répondiez aux critères d'une détention [contrairement à l'argument du demandeur sur la partialité de la Commission].

[13]            Par ailleurs, selon la section d'appel de la Commission, à la page 2 de sa décision, la Commission avait trouvé que le demandeur répondait aux critères d'un renvoi du simple fait qu'elle avait fixé la date de l'examen de la détention du demandeur :

[traduction] M. T., la section d'appel dit que la Commission a effectivement décidé à titre préliminaire que votre cas avait été régulièrement renvoyé pour examen de votre détention. Il appert de l'information versée dans le dossier que le Service correctionnel du Canada était d'avis que les critères d'un renvoi avaient été remplis. La Commission a le pouvoir discrétionnaire de dire si la conclusion de l'instance de renvoi est raisonnable et, en acceptant le renvoi, c'est ce qu'elle a fait ici.

M. T., il y avait, de l'avis de la section d'appel, une information suffisante dans le dossier pour autoriser la Commission à conclure que le renvoi de votre cas par le SCC était conforme à l'article 129 de la Loi. La section d'appel ne voit aucune raison de modifier la décision préliminaire de la Commission pour qui le renvoi de votre cas s'est fait dans les formes requises.

[14]            Voici le texte de l'article 129 :

« 129.(1) Le commissaire fait étudier par le Service, préalablement à la date prévue pour la libération d'office, le cas de tout délinquant dont la peine d'emprisonnement d'au moins deux ans comprend une peine infligée pour une infraction visée à l'annexe I ou II ou mentionnée à l'une ou l'autre de celles-ci et qui est punissable en vertu de l'article 130 de la Loi sur la Défense nationale.

(2) Au plus tard six mois avant la date prévue pour la libération d'office, le Service défère le cas à la Commission - et lui transmet tous les renseignements en sa possession et qui, à son avis, sont pertinents - s'il estime que :

a) dans le cas où l'infraction commise relève de l'annexe I :

(I) soit elle a causé la mort ou des dommages graves à une autre personne et il existe des motifs raisonnables de croire que le délinquant commettra, avant l'expiration légale de sa peine, une telle infraction, ... [non souligné dans l'original]


[15]            À mon avis, eu égard à l'information non équivoque versée dans le dossier, information selon laquelle la victime a subi un dommage grave au sens du texte législatif, la décision de la Commission et de la section d'appel de reconnaître la légitimité du renvoi est tout à fait raisonnable. S'agissant de la définition de « dommages graves » , je penche pour les conclusions du défendeur, aux paragraphes 27 à 37 de son exposé des faits et du droit, conclusions que j'ai résumées et intégrées aux présents motifs.

[16]            L'article 99 de la Loi définit un « dommage grave » comme un « dommage corporel ou moral grave » . Pour faciliter la tâche de dire s'il y a ou non dommage grave, le commissaire du SCC a émis l'Instruction permanente 700-04 (IP 700-04), qui permet de dire s'il y a eu dommage corporel (paragraphe 49) et/ou dommage moral (paragraphes 57 et 60). Cependant, cette IP n'est pas limitative, et d'autres critères peuvent aussi être employés pour tirer une conclusion. S'agissant du dommage corporel, le juge qui a prononcé la peine a clairement dit que la victime avait des contusions sur tout le corps, une légère coupure aux seins et une déchirure rectale.

[17]            S'agissant du dommage moral subi par une victime, le paragraphe 57 de l'IP 700-04 dit que la déclaration de la victime peut être utilisée comme source pour tirer une conclusion. L'IP dit aussi qu' « un dommage moral grave peut dans certains cas être déduit de l'infraction et des caractéristiques de la victime » . La multiplicité et la nature très violente des infractions (à savoir agression sexuelle par le conjoint, avec pénétration vaginale et anale, séquestration pendant une période de huit heures, menaces de mort... infractions qui toutes se sont produites devant les jeunes enfants de la victime et devant les officiers de police) ne sauraient donc être ignorées et constituent une base solide qui permet raisonnablement de conclure à l'existence d'un dommage grave.


[18]            Par ailleurs, le paragraphe 60 de l'IP 700-04 dit qu'une victime peut avoir subi un dommage grave même si les autres facteurs énumérés sont absents ou presque. Comme le juge du procès l'a fait observer, les enfants ont dans cette affaire été traumatisés eux aussi. Il s'est aussi permis d'ajouter que, dans les agressions de ce genre, il peut y avoir traumatisme intrinsèque même s'il ne se développe pas outre mesure, et que les 19 incidents d'octobre en particulier, en raison de la très longue période de séquestration, seraient particulièrement traumatisants. La victime elle-même s'est exprimée ainsi :

[traduction] « Les enfants et moi avons été gravement traumatisés. Il n'arrive pas tous les jours à des enfants d'être sortis de leur maison par des policiers armés, ni à leur mère d'être tenue en otage pendant plus de huit heures dans une salle de bain avec du sang partout. J'ai été détenue pendant plus de six heures, j'étais nue, devant les policiers, avec un couteau de construction à la gorge. Et je pourrais en dire davantage.

[...]

Après l'incident, j'ai travaillé très fort pour que les trois enfants conservent leur stabilité et ne soient pas déséquilibrés. J'ai dû m'absenter du travail souvent, pour les emmener à une thérapie, pour voir le psychologue de l'école et les professeurs, et ainsi de suite » .

(Dossier du défendeur, pages 102 et 103)


[19]            Des arguments puissants ont été avancés par les deux parties dans cette affaire, en particulier pour la définition de « dommage grave » . Cependant, dans cette affaire, le traitement physique et psychologique que le demandeur a infligé à son ex-épouse entre manifestement dans le champ de ce qui constitue un dommage grave. L'agression sexuelle, la sodomie et les violences commises par le demandeur éliminent tout doute dans mon esprit pour ce qui est de l'existence d'un dommage grave dans la présente affaire. En disant cela, je songe non seulement à l'agression physique, mais également aux conséquences psychologiques de tels actes. On ne saurait évaluer un dommage grave en fonction seulement de la preuve matérielle de brutalités, telles que cicatrices, fractures ou contusions; il faut l'évaluer en tenant compte non seulement de l'agression sexuelle, mais de la situation générale de la victime, y compris les conséquences qui ont suivi. La description que donne le juge du procès des événements qui ont eu lieu ne laisse planer aucun doute. La preuve permet tout à fait ici de conclure à l'existence d'un dommage grave, un dommage qui à mon sens ne peut en aucune façon être atténué ou minimisé.

[20]            S'agissant du deuxième point, celui de savoir si la Commission a été partiale et avait préjugé l'issue de l'examen de la détention, manquant de ce fait à son obligation d'agir équitablement, le demandeur dit que la Commission avait une idée préconçue du dossier, ce que la section d'appel de la Commission n'aurait pas décelé. Le demandeur signale trois exemples au soutien de son affirmation : d'abord, la Commission avait informé le demandeur que, selon elle, il remplissait les critères de la détention et qu'il devait convaincre les membres du contraire; deuxièmement, la Commission avait été, à tort, influencée par la présence de la victime, et tout particulièrement lorsqu'elle avait entendu le murmure désapprobateur émis par elle au cours des arguments exposés par l'assistant du demandeur; et troisièmement, la Commission ne l'avait pas cru lorsque s'était posé la simple question de savoir s'il pouvait ou non suivre en anglais le programme de gestion de la colère, jusqu'à ce que son agent de liberté conditionnelle intervînt pour confirmer qu'il disait la vérité.


[21]            S'agissant du premier exemple, je dois revenir à la déclaration précédemment citée au paragraphe 12 ci-dessus, où la section d'appel de la Commission fait une distinction entre d'une part la déclaration de la présidente d'audience de la Commission, qui avait estimé que le dossier du demandeur « remplissait les critères d'un renvoi de son cas pour examen de sa détention » , et, d'autre part, l'argument avancé par le demandeur, pour qui la présidente d'audience avait dit qu'il répondait aux critères de la détention » et aurait par conséquent préjugé, avant l'examen, la question de la détention. J'estime qu'ici la Commission n'a pas été partiale parce qu'elle a simplement dit que le renvoi en tant que tel était justifié et parce qu'elle n'a pas jugé d'avance que le demandeur remplissait les critères de la détention.

[22]            S'agissant de l'argument du demandeur concernant la présence de la victime durant l'examen, la section d'appel de la Commission a estimé que rien ne donnait à entendre que la Commission avait été de ce fait irrégulièrement influencée. La présidente d'audience n'a nullement entendu le murmure émis par la victime et l'autre membre a admis avoir entendu le murmure. Quoi qu'il en soit, la Commission avait prié la victime de se tenir tranquille après l'incident. Je suis d'avis que la Commission n'a manifesté aucune prévention et que la section d'appel a examiné comme il le fallait cet aspect en disant que cet incident n'avait pas influencé la Commission.

[23]            S'agissant du troisième exemple, je reconnais avec le défendeur qu'il s'agit là d'une question de crédibilité, que la Commission devait évaluer. Cependant, il n'importe pas de savoir si au départ la Commission croyait ou non le demandeur, puisqu'elle a obtenu la confirmation de l'agent de liberté conditionnelle que le demandeur ne pouvait pas suivre en anglais le programme de gestion de la colère. Par conséquent, la décision n'a pas été indûment influencée par une question de crédibilité.

[24]            Gardant à l'esprit que, selon la jurisprudence actuelle, un argument où est alléguée la partialité doit être soulevé à la première occasion (voir l'affaire Hudon c. Le Procureur général du Canada [2001] CFPI 1113, paragraphe 23), j'arrive à la conclusion, sur le deuxième point, qu'il n'y a pas eu manquement à l'équité procédurale, ni preuve d'aucune partialité dans aucune des trois situations évoquées par le demandeur.

[25]            Le troisième et dernier point que la Cour doit examiner est celui de savoir si la décision de la Commission ou celle de la section d'appel contient une erreur de droit ou une erreur factuelle manifestement déraisonnable. Je ne vais pas revoir tous les arguments du demandeur car dans la plupart des cas il s'agissait d'apprécier les faits. L'appréciation des faits intéresse directement le mandat et la compétence de la Commission. La Commission et la section d'appel ont exprimé l'avis que, s'il était mis en liberté, le demandeur serait susceptible de commettre, avant l'expiration légale de sa peine, une infraction causant un dommage grave. Après lecture de la décision de la Commission et de celle de la section d'appel, et vu également ma propre appréciation des renseignements contenus dans le dossier du demandeur, et des arguments du défendeur en réponse aux conclusions du demandeur (paragraphes 57 à 93 de l'exposé des faits et du droit du défendeur), je suis d'avis que les arguments du demandeur ont été pleinement étudiés et que la conclusion de la Commission était raisonnable. La Commission n'a pas commis d'erreur de fait et elle a appliqué les bonnes règles et, puisque la conclusion de la Commission était raisonnable, la section d'appel n'a pas commis, en confirmant la décision de la Commission, une erreur déraisonnable dans l'appréciation des faits, ni une erreur de droit.

[26]            On ne saurait ignorer les nombreux rapports préparés par divers agents chargés du cas, qui tous expriment le sentiment que le demandeur demeure une menace à la sécurité des gens de son entourage immédiat. L'avocate du demandeur a fait valoir que la Commission avait eu tort de ne pas prendre en compte, entre autres choses, le fait que le demandeur avait été marié à la victime durant 15 ans sans recourir à la violence, le fait que depuis son incarcération il s'était amélioré et le fait que ses instructeurs s'étaient exprimés favorablement sur sa conduite. Cependant, il demeure que le demandeur n'a pas voulu subir d'évaluation psychologique à moins qu'elle ne se déroule en privé et que lui seul n'ait connaissance des résultats.

[27]            Le raisonnement à la base de cette demande de confidentialité était que son cas avait été très médiatisé et qu'il voulait que cela cesse. Ce n'est pas acceptable. Par le comportement qu'il a montré lorsqu'il a commis ces infractions, le demandeur n'a laissé d'autre choix aux membres de la Commission que de s'en remettre au rapport de mai 1999 du neuropsychologue Stephane Dubé, dans lequel celui-ci concluait que le demandeur avait « un important bagage clinique... le sadisme... révèle une personnalité psychopathique qui suscite des inquiétudes... il pourrait avoir une forte propension à l'agression » . Si le demandeur s'est effectivement amélioré et s'il voulait que la Commission tienne compte de cette amélioration lorsqu'elle a rendu sa décision, il aurait fallu que cette amélioration soit confirmée par un rapport de psychologue. Le demandeur ne l'a pas voulu, ne laissant donc d'autre choix à la Commission ou à la Cour que de s'en rapporter comme de raison au rapport psychologique de mai 1999.

[28]            Je retiens aussi qu'au moment de l'examen de la Commission, le demandeur avait terminé un programme de développement personnel et en avait entrepris un autre. J'observe que, dans un rapport du 2 novembre 1999, un criminologue avait évalué les besoins du demandeur pour une amélioration personnelle et avait indiqué quatre programmes à son intention. Après avoir été incarcéré pendant plus de trois ans, il n'avait en novembre 2002 achevé qu'un seul des quatre programmes. Le demandeur a expliqué qu'il lui était impossible de suivre certains des programmes parce qu'ils n'étaient pas offerts en anglais. Cela a sans doute été le cas durant sa dernière année d'incarcération, mais d'autres programmes étaient certainement accessibles entre la recommandation initiale faite en novembre 1999 et l'achèvement du programme susmentionné en novembre 2002. Manifestement, si l'on ne nie plus que l'on a des problèmes et si l'on veut véritablement améliorer sa situation en suivant un programme adapté à ses besoins, j'imagine que l'on saisira la première occasion possible de le faire. Le demandeur ne l'a pas fait, et la Commission en a, avec raison, pris bonne note.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée, et les dépens sont accordés au défendeur.

                                                                                     « Simon Noël »                        

           

            Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-598-03

INTITULÉ :                                          D.T. c. Le Procureur général du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :                    Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                  le 22 septembre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :     Monsieur le juge Simon Noël

DATE DES MOTIFS :                         le 3 octobre 2003

COMPARUTIONS :

Me Diane MagasPOUR LE DEMANDEUR

Me Dominique GuimondPOUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MAGAS LAW OFFICEPOUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)

MORRIS ROSENBERGPOUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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