Dossier : IMM-5054-01
Référence neutre : 2002 CFPI 1213
Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2002
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL
ENTRE :
JASBIR SINGH SIDHU
ANGREZ KAUR SANDHU
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 82.1(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, qui vise la décision par laquelle la Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a refusé, en date du 4 octobre 2001, de reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention aux demandeurs.
LES FAITS
[2] Les demandeurs, qui sont frère et soeur, sont des citoyens de l'Inde. Ils prétendent craindre avec raison d'être persécutés du fait des opinions politiques qui leur sont attribuées par la police et de leur appartenance à un groupe social, leur famille.
[3] Les demandeurs appartiennent à une famille sikh et ont habité dans l'État du Panjab. En 1990, leur père et leur oncle sont devenus membres du Shromani Akali Dal, un mouvement politique ayant pour objectif de créer un État indépendant pour les sikhs. Les demandeurs prétendent que leur père et leur oncle ont été arrêtés et torturés à plusieurs reprises et que leur maison a été fouillée de nombreuses fois en 1991 et en 1996.
[4] Les demandeurs prétendent aussi qu'ils ont des problèmes à cause de l'amitié de M. Harminder Sandhu avec M. Ajit Pal Singh. M. Sandhu est le mari de la demanderesse.
[5] Les demandeurs ont été arrêtés à deux reprises, soit le 10 décembre 1998 et le 10 octobre 1999. Ils ont alors été interrogés au sujet de l'endroit où se trouvait M. Sandhu et ont été torturés.
[6] En novembre 1999, pendant que les demandeurs étaient à Bombay chez leur tante, leur père a été arrêté par la police.
[7] En août 2000, alors que le demandeur était absent, la police est entrée de force chez sa tante et a arrêté son épouse et sa soeur, Mme Sandhu. Cette dernière a de nouveau été arrêtée le 25 septembre 2000. Après l'incident survenu en août, les demandeurs ont pris des dispositions pour quitter l'Inde. Le demandeur est arrivé au Canada le 20 septembre 2000 et a revendiqué le statut de réfugié deux jours plus tard. Quant à la demanderesse, elle est arrivée au Canada le 5 décembre 2000.
DÉCISION DE LA SSR
[8] La SSR a considéré que le récit des demandeurs n'était ni plausible ni crédible pour les raisons qui suivent.
[9] Les demandeurs prétendaient qu'ils étaient en danger parce que la police s'en était prise à M. Harminder Sandhu. Or, cet homme était un simple fermier qui n'avait aucun lien que ce soit avec la politique et qui, de toutes façons, avait quitté l'Inde en 1998.
[10] Les rapports sur la situation existant dans le pays indique que l'armée n'était pas présente au Panjab à l'époque où les demandeurs auraient eu des démêlés avec les autorités.
[11] Ces rapports laissent croire qu'il est invraisemblable que la police se soit intéressée aux demandeurs puisque ces derniers n'ont jamais été actifs sur le plan politique, n'ont jamais participé à des activités un tant soit peu politiques et n'ont pas eu de démêlés avec elle à l'époque où le militantisme battait son plein.
[12] La SSR a indiqué qu'il était difficile de croire que la police s'en serait prise aux demandeurs plutôt qu'à leur père, lequel était l'une des principales sources des problèmes.
QUESTION EN LITIGE
[13] La question sur laquelle la Cour doit statuer est la suivante :
1. La SSR a-t-elle fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait, en particulier les rapports médicaux, les affidavits contenus dans le dossier et certains documents produits en preuve?
PRÉTENTIONS ET ANALYSE
[14] Je suis d'avis que la SSR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité parce qu'elle n'a pas ajouté foi au récit des demandeurs dans l'ensemble et qu'elle a fondé sa conclusion principalement sur le fait que les demandeurs prétendaient avoir été victimes de la violence de la police à une époque où, selon tous les experts et des documents produits en preuve, il n'existait quasiment aucun problème au Panjab. La SSR pouvait en arriver à une telle conclusion. Elle a cependant commis d'importantes erreurs de fait.
[15] La norme de contrôle qui s'applique aux questions de fait tranchées par la SSR consiste à déterminer si celle-ci a pris sa décision de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait. C'est ce que M. le juge Pelletier a déclaré dans la décision Matharu c. Canada (M.C.I.), [2002] A.C.F. no 13 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 29 :
On peut faire une distinction entre une décision prise « de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont [le tribunal] dispose » qui est simplement déraisonnable ou qui est manifestement déraisonnable, sans qu'il y ait de différence entre les deux. Contrairement aux questions de compétence à l'égard desquelles c'est le juge qui décide de la norme de contrôle applicable, la loi établit une norme de contrôle pour ce qui est des erreurs de fait. Il peut être utile de comparer cette norme à celle de la décision raisonnable simpliciter ou de la décision manifestement déraisonnable, mais cela ne change pas la norme. Il peut arriver qu'une conclusion de fait qui est tirée de façon abusive ou arbitraire soit « manifestement erronée » , ce qui s'approcherait de la norme de la décision raisonnable simpliciter (voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam, [1997] 1 R.C.S. 748, au par. 60). En fin de compte cependant, il faut se demander si la conclusion en cause est « tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont [le tribunal] dispose » .
[16] Selon les demandeurs, la SSR a conclu que le récit de leur persécution n'était pas plausible parce qu'elle a compris à tort que leur père, qui s'intéressait activement à la politique, vivait en Inde sans être l'objet de persécution, alors qu'il était décédé. L'exposé circonstancié contenu dans les formulaires de renseignements personnels (FRP) des demandeurs indiquait que leur père était décédé peu de temps avant leur départ de l'Inde. Le dossier contenait d'ailleurs son certificat de décès, confirmant qu'il était décédé le 15 août 2000. Il a été question de ce certificat lors de l'audience devant la SSR. Ainsi, celle-ci a tiré une conclusion nettement erronée compte tenu des éléments de preuve dont elle disposait. Il s'agit certainement d'une erreur de fait.
[17] La SSR trouvait difficile de croire que le père n'avait pas été persécuté, alors qu'il était une source importante de la persécution alléguée par les demandeurs. Cette perception est déraisonnable puisque les demandeurs n'ont jamais dit que leur père n'avait pas été persécuté et aucune preuve ne le démontrait. En fait, les demandeurs ont indiqué dans leur exposé circonstancié et leur témoignage que leur père avait été victime de persécution en raison de ses liens avec le Shromani Akali Dal, dirigé par Simranjit Singh Mann.
[18] Cette erreur de fait a amené la SSR à conclure que, si le père des demandeurs, qui était la principale source de persécution, habitait en Inde sans être l'objet de persécution, il devait en être de même des demandeurs. Comme j'ai considéré que la SSR a commis une erreur au regard de la persécution subie par le père, cette conclusion n'est pas fondée. Si la SSR avait plutôt mentionné qu'elle ne croyait pas que le père avait été persécuté, sa conclusion relative à l'invraisemblance aurait pu être valable. Ayant reconnu l'erreur, l'avocat du défendeur demande à la Cour de supprimer le paragraphe renfermant l'erreur et de confirmer le reste de la décision. Je ne pense pas que cela soit possible étant donné que les erreurs de fait ont contribué à amener la SSR à tirer une conclusion défavorable relativement à la crédibilité. En outre, c'est à partir de ce paragraphe que la SSR explique le raisonnement qu'elle a suivi pour arriver à ses conclusions. Il me semble que le contenu du paragraphe est important et qu'il a effectivement eu une incidence sur le raisonnement de la Commission. Cette erreur capitale entache la décision.
[19] Les demandeurs soutiennent également que la SSR n'a pas tenu compte des rapports médicaux, des affidavits d'amis de la famille et de certains documents produits en preuve.
[20] Le seul endroit où la SSR a fait allusion aux rapports médicaux, c'est dans le deuxième paragraphe de sa décision, où elle a dit : [traduction] « La preuve produite à l'audience par les revendicateurs, leur conseil et l'agent chargé de la revendication (ACR) était formée du témoignage du revendicateur, de rapports médicaux, de certains documents personnels et de documents sur la situation socio-politique existant en Inde. »
[21] Dans la décision Gosal c. Canada (M.C.I.), [1998] A.C.F. no 346, Mme le juge Reed a statué, au paragraphe 14, que l'obligation, pour le tribunal, de faire état de rapports médicaux déposés en preuve dans ses motifs dépendra de la qualité de ces éléments de preuve et de la mesure dans laquelle ils sont essentiels à la revendication. Elle a ajouté :
Lorsque ces rapports ne sont rien d'autre qu'une récitation du récit du requérant, que la Commission ne croit pas, et une conclusion reposant sur des symptômes, dont le requérant a dit au psychiatre qu'il les connaissait, alors on ne saurait reprocher aux tribunaux d'avoir traité ces rapports avec un certain degré de scepticisme. Lorsqu'ils reposent sur un examen indépendant et objectif fait par un psychiatre, ils méritent alors plus de considération.
[22] M. le juge Rothstein a indiqué, dans la décision Javaid c. Canada (M.C.I.) (1993), 157 F.T.R. 233 :
En règle générale, la Cour n'exige pas d'un tribunal qu'il examine le moindre élément de preuve qui lui est soumis ou le moindre argument qui est invoqué dans la mesure où sa décision est cohérente et logique, et repose sur la preuve dont il a été saisi. En outre, l'appréciation de la preuve relève entièrement de la compétence du tribunal.
Toutefois, un tribunal ne se met pas à l'abri d'un contrôle judiciaire simplement en affirmant qu'il a examiné la preuve. Les circonstances doivent être prises en considération. Si la preuve est précise et importante pour la cause d'un demandeur, et est digne de foi et convaincante à première vue, il me semble qu'un tribunal est tenu d'expliquer, même très brièvement, pourquoi cette preuve ne le convainc pas. En l'espèce, je ne suis pas convaincu que le tribunal a tenu compte de l'évaluation psychologique pour parvenir à sa conclusion.
[23] Les avis médicaux du docteur Colavincenzo font état des cicatrices des demandeurs qui auraient été causées par des actes de torture. Ces avis médicaux, considérés à la lumière des exposés circonstanciés contenus dans les FRP des demandeurs, où sont décrits les événements traumatisants qu'ils ont vécus, ne peuvent donner à un lecteur objectif qu'une indication de l'existence d'une preuve prima facie.
[24] En l'espèce, la SSR n'a même pas dit si elle avait tenu compte de ces éléments de preuve médicale. Elle a seulement indiqué que ceux-ci faisaient partie de la preuve présentée par les demandeurs à l'audience. Me fondant sur les décisions citées ci-dessus, j'estime que cela n'est pas suffisant. La SSR n'a même pas écarté la preuve médicale en raison de sa conclusion d'invraisemblance. Elle aurait dû à tout le moins expliquer si cette preuve a eu une incidence sur sa décision et, le cas échéant, de quelle manière.
[25] Le défendeur soutient que, de toutes façons, on ne connaît pas les compétences du médecin et un parti pris évident ressort de la lettre. Je ne suis pas en mesure d'évaluer la preuve contenue dans le dossier. Cette tâche incombait à la SSR, et la prétention de l'avocat ne peut remplacer ce que la SSR aurait dû écrire. La SSR aurait certainement rejeté expressément la preuve si elle avait pensé que les compétences du médecin étaient contestées et que ses rapports révélaient un parti pris. Or, elle ne l'a pas fait. Reprenant les mots du juge Rothstein cités ci-dessus, il me semble que, comme la preuve était digne de foi et convaincante à première vue, la SSR était tenue d'expliquer, même brièvement, pourquoi cette preuve ne la convainquait pas.
[26] Pour ce qui est des affidavits d'amis de la famille, il est vrai que la SSR n'en a pas parlé, sauf dans le deuxième paragraphe dont il a été question ci-dessus et où il est indiqué que des documents personnels ont été produits à l'audience. Le défendeur prétend que les affidavits n'ont pas une grande valeur probante et qu'ils sont intéressés. La Cour d'appel fédérale a déjà statué à cet égard, dans l'arrêt Ozdemir c. Canada (M.C.I.) (2001), 282 N.R. 394, aux paragraphes 9 et 10 :
Quant au second point, qui était fondé sur l'insuffisance des motifs, si l'agente de révision était tenue par le devoir d'équité de motiver sa décision, elle a exposé des motifs suffisants pour s'acquitter de ce devoir. Un décideur n'est pas tenu d'expliquer, pour chaque preuve produite, les raisons pour lesquelles il n'a pas accepté telle ou telle d'entre elles. Il faut considérer l'importance relative de cette preuve par rapport aux autres éléments sur lesquels est fondée la décision : voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35.
Lorsqu'une preuve en particulier n'est pas expressément examinée dans les motifs d'une décision, la juridiction de contrôle n'en déduira pas nécessairement qu'elle a dû échapper au décideur, si la preuve en question confère peu de valeur probante aux faits qu'elle était censée établir, ou si elle se rapporte à des faits qui sont d'une importance mineure pour la décision ultime, étant donné les autres éléments qui soutiennent la décision.
[27] Je serais normalement de cet avis mais, en l'espèce, la preuve contenue dans ces affidavits corroborent le témoignage des demandeurs concernant le profil de leur père et la persécution dont il aurait été victime. Par conséquent, la preuve se rapporte à des faits qui étaient importants pour la décision finale. Si la SSR avait tenu compte de cette preuve, elle lui aurait accordé le poids qu'elle jugeait approprié dans les circonstances.
[28] En ce qui concerne la preuve documentaire, la SSR n'a pas l'obligation de mentionner tous les documents qui n'étaient pas sa conclusion. Il est reconnu en droit qu'elle doit seulement faire référence à certains éléments de preuve, et non pas à tous. En fait, la SSR a parlé, dans sa décision, de nombreux éléments de preuve qui n'allaient pas dans le sens de sa conclusion.
[29] Je crois qu'il y a suffisamment d'erreurs de droit touchant des éléments essentiels de la revendication pour considérer que la décision de la SSR est manifestement déraisonnable compte tenu de la preuve dont celle-ci disposait. Vu tout ce qui précède, je suis d'avis d'annuler la décision de la SSR et de renvoyer l'affaire à un tribunal différent pour qu'elle fasse l'objet d'une nouvelle décision.
[30] Les avocats des parties ont été invités à soumettre des questions à des fins de certification. Ils ont décidé de ne pas le faire.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE QUE
la demande de contrôle judiciaire visant la décision de la SSR soit accueillie;
la décision de la SSR soit annulée;
l'affaire soit renvoyée à un tribunal différent pour qu'elle fasse l'objet d'une nouvelle décision. Aucune question n'est certifiée.
« Simon Noël »
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5054-01
INTITULÉ : JASBIR SINGH SIDHU et ANGREZ KAUR SANDHU et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 19 novembre 2002
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : Monsieur le juge Simon Noël
DATE DES MOTIFS : Le 22 novembre 2002
COMPARUTIONS :
Lani Gozlan POUR LES DEMANDEURS
Stephen Jarvis POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Max Berger & Associates POUR LES DEMANDEURS
Toronto (Ontario)
Ministère de la Justice POUR LE DÉFENDEUR
Bureau régional de l'Ontario
Toronto (Ontario)