Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 24 juin 2021
En présence de madame la juge McDonald
demanderesse
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et
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PREMIÈRE NATION DE CALDWELL ET
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CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION DE CALDWELL
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défendeurs
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[1]
La demanderesse, Mary Frances Duckworth, conteste la décision du 15 septembre 2020 du conseil de bande de la Première Nation de Caldwell (la PNC) de la destituer de sa fonction de chef élue. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, puisque la décision de la PNC de destituer la chef a été rendue d’une manière qui n’était pas équitable sur le plan de la procédure.
Le contexte
[2]
La PNC est une Première nation située à Leamington, en Ontario, qui compte environ 360 membres. La PNC est dirigée par un chef et quatre conseillers qui sont élus sous le régime du Code électoral coutumier de la PNC (le Code). La PNC a également adopté une politique de gouvernance.
[3]
Mme Duckworth a été élue deux fois chef de la PNC. En janvier 2018, elle a été élue chef lors d’une élection générale. En novembre 2018, le Conseil l’a destituée pour [traduction] « méfait »
. Elle a été réélue comme chef le 16 février 2019.
[4]
En juin 2019, le conseil de la PNC a demandé qu’une enquête pour atteinte à la vie privée (l’enquête) soit menée par une enquêteuse indépendante, Sheryl Johnson. L’enquête a été demandée à la suite d’une plainte déposée par un employé de la PNC contre Mme Duckworth et d’autres personnes en relation avec des faits survenus en 2018. Le résumé du rapport d’enquête du 7 mai 2020 (le rapport d’enquête) a été déposé dans le dossier de la Cour. Le rapport d’enquête indique que Mme Duckworth a choisi de ne pas participer à l’enquête.
[5]
Le 7 février 2020, Mme Duckworth a pris un congé de maladie.
[7]
Au cours de l’été 2020, Mme Duckworth et le Conseil ont entamé des discussions sous toutes réserves. Le 14 août 2020, le conseiller juridique de Mme Duckworth a soumis une proposition sous toutes réserves au conseiller juridique de la PNC.
[10]
Le 15 septembre 2020, le Conseil a informé Mme Duckworth par écrit de la décision de la destituer de sa fonction de chef. C’est à l’encontre de cette décision que Mme Duckworth sollicite un contrôle judiciaire.
La décision faisant l’objet du contrôle
[11]
La décision relative à la destitution datée du 15 septembre 2020 se compose d’une lettre d’accompagnement, avec des pièces jointes, sur papier à en-tête de la PNC, signée par quatre membres du Conseil de la PNC. La lettre d’accompagnement fait référence à une lettre de Mme Duckworth datée du 14 août 2020 et déclare : [traduction] « Nous rejetons entièrement cette lettre »
.
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La lettre de la PNC mentionne ce qui suit : [traduction] « Nous ne sommes pas disposés à envisager de payer la somme de 470 461,51 $, ou tout autre montant, pour que vous démissionniez et ne sollicitiez pas une réélection […] la menace de poursuivre la Nation est en violation directe de notre politique de gouvernance et vous place en conflit d’intérêts direct pour occuper le poste de chef […
] Pour cela, et pour d’autres raisons exposées ci-dessous, le Conseil a décidé que vous étiez par la présente destituée de la fonction de chef élue, avec effet immédiat. »
Compte tenu de toutes les violations et de tous les manquements relativement aux politiques susmentionnées, de la demande d’une forte somme d’argent et des menaces de poursuites à l’encontre la Nation, le Conseil de la Première Nation de Caldwell n’a eu d’autre choix que d’exécuter ses obligations ainsi que son devoir et de destituer Mary Duckworth de sa fonction de chef de la Première Nation de Caldwell, avec effet immédiat.
Les codes et la politique de la PNC
[15]
Les dispositions applicables du Code électoral de la PNC sont libellées ainsi :
[traduction]
12.3 Le Conseil peut déterminer que le ou les postes de chef et/ou de conseiller sont vacants si :
a) le chef ou le conseiller ne s’acquitte pas de ses obligations fiduciaires envers les membres (p. ex. méfait);
b) le chef ou le conseiller est absent de 4 (quatre) réunions consécutives régulières prévues du Conseil, sans l’autorisation de ce dernier, et cette autorisation ne peut être refusée sans raison valable.
[16]
La disposition applicable de la Politique de gouvernance de la PNC est la suivante :
[traduction]
13. Procédure en cas de violation de la Politique de gouvernance
1. S’il s’avère qu’un conseiller enfreint la présente politique de gouvernance dans l’exercice de ses fonctions, le Conseil a le droit d’établir et d’appliquer ses propres règles et de réprimander cette personne. Dans de telles circonstances, les lignes directrices suivantes doivent être suivies :
a) le conseiller contrevenant peut être réprimandé par le Conseil par l’envoi d’une lettre au conseiller décrivant les circonstances et les mesures correctives qu’il doit prendre;
b) une violation continue peut entraîner la présentation d’une motion de réprimande devant le Conseil. Cette motion peut entraîner un retrait volontaire du Conseil par le conseiller ou, par vote majoritaire du Conseil, des mesures punitives peuvent être prises par le Conseil, y compris, mais sans s’y limiter, les mesures suivantes :
i. la publication de la motion et de la lettre de réprimande;
Les questions en litige
[17]
Compte tenu des observations des parties, je formulerai en ces termes les questions en litige :
b) Si la décision relative à la destitution était équitable du point de vue de la procédure, était-elle raisonnable?
La norme de contrôle
Analyse
a)
La destitution de Mme Duckworth en tant que chef a-t-elle été faite de manière équitable sur le plan procédural?
[21]
Mme Duckworth fait valoir qu’elle n’a pas été informée au préalable de sa destitution et qu’elle n’a pas eu la possibilité de présenter des observations au Conseil sur les allégations portées contre elle avant que le Conseil ne rende la décision relative à la destitution. La PNC reconnaît que Mme Duckworth n’a pas été informée de la réunion du 9 septembre2020, au cours de laquelle le Conseil a rendu la décision de la destituer de sa fonction de chef.
[…] Dans le cas d’un contexte décisionnel administratif qui donne lieu à une obligation d’équité procédurale, les exigences procédurales applicables sont déterminées eu égard à l’ensemble des circonstances : Baker, par. 21. Dans l’arrêt Baker, la Cour a dressé une liste non exhaustive de facteurs qui servent à définir le contenu de l’obligation d’équité procédurale dans un cas donné, notamment la nécessité de fournir des motifs écrits. Parmi ces facteurs, mentionnons (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif; (3) l’importance de la décision pour l’individu ou les individus visés; (4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et (5) les choix de procédure faits par le décideur administratif lui-même […] [Renvois omis.]
Fait important, l’avis et la possibilité de présenter des observations ont été qualifiés d’exigences les plus fondamentales de l’obligation d’équité (Orr c Première Nation de Fort McKay, 2011 CF 37, au par. 12 (Orr); Gadwa, aux par. 49 à 53). De plus, la Cour d’appel fédérale a affirmé que, « [p]eu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre » (Canadien Pacifique, au par. 56).
[25]
Le Code électoral de la PNC donne au conseil le pouvoir, en vertu de l’article 12.3 (précité), de destituer un chef pour manquement à ses obligations fiduciaires. Les parties reconnaissent que l’expression [traduction] « obligations fiduciaires »
n’est définie nulle part dans le Code électoral. Selon la PNC, cela confère au Conseil un large pouvoir discrétionnaire dans l’examen des comportements qui équivalent à un manquement aux obligations fiduciaires et qui justifient la destitution du chef. Le Code électoral ne définit pas non plus le mot [traduction] « méfait »
. La PNC laisse entendre que le sens du dictionnaire pour le terme [traduction] « méfait »
, à savoir [traduction] « acte répréhensible ou inconduite »
, serait applicable.
[27]
La PNC fait valoir que Mme Duckworth avait pleinement connaissance et était donc informée des problèmes liés à sa conduite, et qu’elle avait la possibilité de répondre aux préoccupations soulevées par le Conseil. En outre, le CFN fait valoir qu’en raison de l’enquête, Mme Duckworth était au courant des problèmes qui ont conduit à sa destitution. La PNC qualifie le refus de Mme Duckworth de participer à l’enquête comme une omission de sa part de saisir les occasions de répondre aux préoccupations du Conseil.
[30]
Le 11 juin 2020, le conseiller juridique de Mme Duckworth a envoyé une lettre au conseiller juridique de la PNC, dans laquelle il contestait le rapport d’enquête et déclarait : [traduction] « Toute tentative du Conseil d’imposer des mesures punitives à l’encontre de la chef Duckworth sur la base de ce rapport sera ardemment contestée.
À cet égard, la chef Duckworth envisage un certain nombre de recours, y compris, mais sans s’y limiter, une injonction. »
[32]
Il ressort clairement du dossier que les parties ont une relation conflictuelle. Cependant, les seules questions en litige dans le cadre du présent contrôle judiciaire est la décision du Conseil de la PNC de destituer Mme Duckworth ainsi que celle de savoir si le Conseil a appliqué, à l’égard de Mme Duckworth, une procédure équitable.
[33]
Contrairement à ce que soutient le conseiller juridique de la PNC, la décision relative à la destitution ne s’appuie pas ouvertement sur les conclusions du rapport d’enquête. Le seul document mentionné dans la décision relative à la destitution est la proposition de règlement [traduction] « sous toutes réserves »
de Mme Duckworth, datée du 14 août 2020. De même, les pages qui accompagnent la décision relative à la destitution énumèrent un grand nombre de violations et de manquements relativement aux politiques qui sont attribués à Mme Duckworth, mais il n’y a aucune référence directe au rapport d’enquête. Il y a deux références à une [traduction] « enquête »
en relation avec les articles 11.13 et 12.1 du Code de conduite. En revanche, il y a dix références à l’offre de règlement [traduction] « sous toutes réserves »
de Mme Duckworth.
[34]
Il ressort clairement du libellé de la décision relative à la destitution que l’offre de règlement [traduction] « sous toutes réserves »
a fortement influencé la décision du conseil de la PNC. Le fait, par la PNC, d’invoquer l’offre de règlement [traduction] « sous toutes réserves »
est troublant. Comme l’a noté la Cour d’appel fédérale dans Paul c Société Radio-Canada, 2001 CAF 93 au para 28, « [e]n bref, ce que les parties disent contre leur intérêt durant des négociations est dit sous toutes réserves, en ce sens que leurs déclarations ne peuvent être utilisées par la suite contre elles
»
.
[35]
Au cours des observations orales, l’avocat de la PNC a affirmé que les motifs de destitution de Mme Duckworth étaient son comportement et les conclusions du rapport d’enquête. Cependant, la lettre relative à la décision de destitution est rédigée de manière à répudier fermement l’offre [traduction] « sous toutes réserves »
, et utilise cette offre comme un motif pour justifier sa destitution de la fonction de chef. Cela a été confirmé par Mme Perkins, la chef par intérim de la PNC, qui a déclaré lors de son interrogatoire que le Conseil avait interprété la lettre sous toutes réserves de Mme Duckworth comme de la [traduction] « corruption »
et une [traduction] « extorsion »
.
[36]
En l’espèce, on ne peut pas dire que les discussions de règlement, aussi litigieuses soient-elles, équivalent à de la corruption ou à une extorsion. Cela dit, il est indéniable que la PNC s’est néanmoins appuyée sur l’offre sous toutes réserves comme motif pour destituer Mme Duckworth de sa fonction de chef.
[37]
L’invocation par la PNC de l’offre [traduction] « sous toutes réserves »
pour justifier, en tout ou en partie, la destitution de Mme Duckworth de sa fonction de chef est d’autant plus troublante que la PNC a agi avec l’aide d’un conseiller juridique. Le procès-verbal de la réunion du 9 septembre 2020, au cours de laquelle le Conseil a rendu la décision relative à la destitution de Mme Duckworth, indique que le conseiller juridique du Conseil était présent.
[38]
Bien que la PNC affirme avoir invoqué le Code électoral pour justifier la destitution de Mme Duckworth, la décision relative à la destitution fait référence à des manquements à la Politique de gouvernance. Le libellé de la Politique de gouvernance ne fait référence qu’aux conseillers, mais, si l’on admet qu’elle s’applique également au chef, la Politique de gouvernance ne mentionne que les réprimandes et la destitution des comités. Cela ne renvoie pas à la destitution de sa fonction. Par conséquent, la Politique de gouvernance même ne fournit pas de motifs de destitution d’un chef.
[39]
Dans l’ensemble, et en dépit de l’histoire mouvementée entre les parties, je ne suis pas convaincue que Mme Duckworth a reçu un préavis suffisant de sa destitution de la fonction de chef. Il fallait respecter les droits fondamentaux de Mme Duckworth en matière d’équité procédurale. Comme il a été mentionné dans la décision McKenzie c Première Nation crie Mikisew, 2020 CF 1184 au para 94 :
[…] ils ne les ont pas avisés de leur intention de discuter de leur suspension, de façon à leur donner la possibilité de connaître les faits qui leur étaient reprochés et de présenter des observations en réponse aux allégations. Il s’agit là des exigences les plus élémentaires de l’équité procédurale. On ne peut pas les écarter pour la simple raison qu’un décideur administratif estime que sa position est la bonne. […]
[40]
La décision de destituer un chef élu par la communauté est une décision grave. L’équité procédurale élémentaire exigeait que la PNC donne à Mme Duckworth un préavis et la possibilité de présenter des observations dans le cadre de la décision de la destituer de sa fonction de chef.
[42]
Les facteurs de Baker exigeaient, au minimum, que le Conseil de la PNC donne à Mme Duckworth la possibilité d’être entendue avant que le Conseil ne rende sa décision de la destituer en tant que chef. Au paragraphe 25 de l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada souligne que, plus la décision est importante et plus ses répercussions sont grandes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses (voir aussi Ledoux c Première Nation de Gambler, 2019 CF 1465 au para 25). Le fait que Mme Duckworth était la chef dûment élue augmentait le degré d’équité auquel elle avait droit.
b). Si la décision relative à la destitution était équitable du point de vue de la procédure, était-elle raisonnable?
c). Quelle est la réparation appropriée?
[46]
Mme Duckworth a droit aux dépens. Elle a demandé des dépens majorés en raison de la conduite de la PNC. Cependant, comme il est indiqué ci-dessus, la propre conduite de Mme Duckworth a contribué aux circonstances survenues. Par conséquent, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, j’adjugerai à Mme Duckworth, à titre de dépens, la somme de 3 000 $, tout compris.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1224-20
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 15 septembre 2020 du Conseil de la PNC est annulée, et l’affaire est renvoyée au Conseil pour nouvelle décision, suivant une procédure appropriée respectant les droits de Mme Duckworth en matière d’équité procédurale.
2. Il est adjugé à Mme Duckworth, à titre de dépens, la somme de 3 000 $, tout compris.
Traduction certifiée conforme
Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur
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MARY FRANCES DUCKWORTH c. PREMIÈRE NATION DE CALDWELL ET AL
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ET DES MOTIFS :
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POUR LES DÉFENDEURS
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POUR LA DEMANDERESSE
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POUR LES DÉFENDEURS
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