Dossiers : T-2006-19
T-2087-19
T-2088-19
Référence : 2021 CF 610
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 15 juin 2021
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE :
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ALEXANDRU-IOAN BURLACU
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Les trois demandes de contrôle judiciaire en l’espèce ont été réunies par ordonnance. Dans chacune, le demandeur conteste une décision finale de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], laquelle est l’employeur de M. Burlacu.
[2]
Les faits pertinents relatifs aux trois demandes sont les suivants.
Dossier du tribunal T-2006-19
[3]
La demande vise la décision au sujet du grief 2019-3941-129585 [le grief 585] déposé le 5 juin 2019. Dans ce grief, M. Burlacu invoque les motifs qui suivent :
[traduction]
[L’] employeur n’incarne pas, à mon égard, les valeurs énoncées relativement au « respect de la démocratie » et au « respect envers les personnes », ni les comportements attendus correspondants – qu’exige le Code de valeurs et d’éthique du secteur public, et dont le respect est l’une des conditions d’emploi –, comme en témoigne la manière injuste dont il a donné suite aux griefs 2018-3941-126855, 2018-3941-126992, 2018-3941-127321, 2018-3941-128097, 2018-3941-128112, 2018-3941-128507, 2018-3941-128548, 2019-3941-128642, notamment parce qu’il n’a pas fourni une réponse de dernier palier à ces griefs au plus tard le 29 mai 2019.
La mesure corrective demandée consistait à lui fournir les réponses de dernier palier et à lui rembourser le montant correspondant aux six heures de congé annuel qu’il avait consacrées à la rédaction des observations relatives aux griefs.
[4]
Dans une décision datée du 2 décembre 2019, l’ASFC a [traduction] « accueilli en partie »
le grief puisque les réponses de dernier palier n’ont pas été données dans les délais prescrits, mais a mentionné qu’aucune autre mesure corrective ne sera appliquée puisque les réponses ont été fournies depuis. Voici comment elle s’est exprimée plus précisément :
[traduction]
S’agissant de l’article 18.17 de la Convention collective des Services frontaliers (FB), je constate que vous n’avez pas reçu la réponse de dernier palier à vos griefs dans les délais prévus. Néanmoins, je note que l’employeur vous a fourni ces réponses les [quatre dates distinctes après le dépôt du grief 585].
Par conséquent, puisque vous avez reçu une réponse de dernier palier pour les huit (8) griefs, le présent grief est devenu sans objet. En ce qui concerne votre demande de remboursement du montant correspondant aux congés annuels, je conclus qu’aucune disposition de la convention collective FB ne prévoit l’octroi aux employés d’un congé payé pour préparer la présentation d’un grief; l’utilisation des congés annuels était donc appropriée et le montant correspondant ne sera pas remboursé.
Dossier du tribunal T-2087-19
[5]
La demande vise la décision au sujet du grief 2019-3941-129587 [le grief 587] déposé le 10 juin 2019. Dans ce grief, M. Burlacu invoque les motifs qui suivent :
[traduction]
[L’] employeur n’incarne pas, à mon égard, les valeurs énoncées relativement au « respect de la démocratie » et au « respect envers les personnes », ni les comportements attendus correspondants – qu’exige le Code de valeurs et d’éthique du secteur public, et dont le respect est l’une des conditions d’emploi –, parce qu’il ne m’a pas fourni une réponse de dernier palier au sujet du grief 2019-3941-129113 au plus tard le 6 juin 2019.
En outre, l’employeur n’a pas respecté l’article 124 du Code canadien du travail, qu’il a lui-même invoqué, parce qu’il n’a pas saisi l’urgence de régler le grief 2019-3941-129113. Par conséquent, l’employeur n’a pas, malgré ma demande en ce sens, cherché à trouver une solution informelle aux questions sous-jacentes au grief, et, à titre subsidiaire, il n’a pas fourni de réponse de dernier palier au sujet du grief 2019-3941-129113 au plus tard le 6 juin 2019 : il ne s’est donc pas conformé aux exigences de l’article 124 du Code canadien du travail et il m’a laissé dans ma situation actuelle.
[6]
Dans une décision datée du 20 décembre 2019, l’employeur lui répond et rejette son grief :
[traduction]
Je constate que vous n’avez pas reçu de réponse de dernier palier à votre grief dans les délais prescrits, mais que la réponse vous a été fournie depuis. Par conséquent, ce grief est jugé sans objet.
Nonobstant ce qui précède, je conclus également que la direction s’est conformée à l’article 124 du Code canadien du travail.
Par conséquent, votre grief est rejeté au motif qu’il est maintenant sans objet et la mesure corrective que vous demandez ne sera pas appliquée.
Dossier du tribunal T-2088-19
[7]
La demande vise la décision au sujet du grief 2018-3941-129113 [le grief 113] déposé le 28 mars 2019. Dans ce grief, le demandeur soutient que l’employeur a adopté et imposé une interprétation inéquitable de l’article 124 du Code canadien du travail [le Code]. Il demande que le grief soit accueilli, que l’employeur cesse d’imposer son interprétation inéquitable de l’article 124, qu’il soit rétabli dans sa situation antérieure et que toutes les réparations jugées juste lui soient accordées. Le grief 113 est ainsi libellé :
[traduction]
Par la présente, je dépose un grief, conformément au paragraphe 208(1) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, concernant l’interprétation et l’application à mon égard, de l’article 124 du Code canadien du travail.
Je reproche en outre à l’employeur de ne pas incarner, à mon égard, les valeurs énoncées relativement au « respect de la démocratie » et au « respect envers les personnes » ainsi que les comportements attendus correspondants – qu’exige le Code de valeurs et d’éthique du secteur public, et dont le respect est l’une des conditions d’emploi –, parce qu’il a adopté et imposé une interprétation inéquitable de l’article 124.
[8]
Dans une décision datée du 20 décembre 2019, l’employeur lui répond et rejette son grief :
[traduction]
Je conclus que l’employeur s’est conformé à l’article 124 du Code et qu’il l’a appliqué de façon appropriée lorsqu’il vous a séparé des personnes nommées comme intimées dans votre plainte pour violence au travail et lorsqu’il a modifié votre rapport hiérarchique au travail. La direction a le pouvoir délégué de gérer sa main-d’œuvre, ce qui comprend, entre autres, l’attribution de tâches et l’établissement de structures hiérarchiques. Je souligne qu’une tierce partie indépendante a confirmé que les mesures prises par la direction étaient appropriées dans les circonstances.
Par conséquent, le grief est rejeté et la mesure corrective que vous demandez ne sera pas appliquée.
[9]
Le demandeur affirme que ces décisions sont déraisonnables. En outre, il soutient qu’avant de rendre ses décisions, l’employeur aurait dû l’inviter à présenter des observations sur la question de l’absence d’objet, et il affirme que ce défaut constitue un manquement aux principes d’équité procédurale.
[10]
Le défendeur affirme que les demandes soulèvent des questions qui sont admissibles soit à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral, soit à un processus de règlement des plaintes prévu au Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2. Par conséquent, il fait valoir que les demandes sont prématurées parce que le demandeur n’a pas épuisé toutes les voies de recours administratifs à sa disposition, et qu’en conséquence, les demandes devraient être rejetées. Le défendeur soutient en outre que les décisions sont raisonnables et que la procédure suivie est équitable.
[11]
À titre préliminaire, le défendeur soutient que l’affidavit du demandeur [traduction] « contient des arguments, et contrevient ainsi aux Règles des Cours fédérales »
et demande à la Cour de radier les paragraphes 8, 9, 12, 20 et 28, les alinéas 10b), d) et e), ainsi que les pièces y afférentes. Pour sa part, M. Burlacu, dans ses observations orales, reconnaît que le paragraphe 9 de son affidavit exprime une opinion qu’il a déjà exposée dans ses observations écrites, et il convient que ce paragraphe devrait être radié. Il est d’avis que les autres paragraphes contestés relatent des faits et non des hypothèses. Il relève et conteste plusieurs paragraphes de l’affidavit du défendeur – à savoir les paragraphes 7, 8 et 9 –, au motif qu’ils ne sont pas fondés sur des faits.
[12]
Je conviens avec les deux parties que certains paragraphes de l’affidavit sont inappropriés et n’expriment pas des faits comme l’exige le paragraphe 81(1) des Règles; toutefois, après les avoir examinés et avoir pris en considération les observations des parties quant au fond, j’estime que leur radiation n’a aucune incidence en l’espèce, car aucun d’entre eux n’est pertinent pour le fond des demandes et je ne leur accorde aucun poids. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur cette question préliminaire.
[13]
Le défendeur fait également valoir que les demandes devraient être rejetées parce qu’elles sont prématurées. Il soutient que les questions soulevées dans les trois demandes sont admissibles soit à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral [la Commission], soit à un mécanisme prévu par le Code canadien du travail.
[14]
Le défendeur soutient que ces questions sont admissibles à l’arbitrage devant la Commission parce que [traduction] « l’interprétation et l’application de la convention collective constituent l’objet véritable des griefs »
et font en sorte que les griefs relèvent de l’alinéa 209(1)a) de Loi sur les relations de travail dans la fonction publique fédérale, LC 2003, c 22, art 2, lequel [traduction] « délimite la compétence de la Commission pour entendre les griefs portant sur ces questions, à la condition que l’agent négociateur de l’employé accepte de le représenter ».
Selon le défendeur, d’autres aspects des décisions examinées – ceux qui concernent les menaces de mesures disciplinaires que l’employeur aurait faites au demandeur pour avoir cherché à faire valoir les droits que lui confère le Code canadien du travail, ainsi que le non-respect des dispositions du Code reproché à l’employeur pour avoir rendu ses décisions hors délai – relèvent des mécanismes de plainte et d’application de la loi prévus aux articles 133 et 127.1 du Code canadien du travail.
[15]
Je ne puis souscrire à cet argument. À mon avis, le défendeur a interprété les griefs à sa façon, sans examiner exactement la nature du grief du demandeur énoncée dans les formulaires de griefs.
[16]
Comme il l’a fermement fait valoir à l’audience, aucun de ces griefs n’est fondé sur la convention collective ou sur le non-respect d’une de ses dispositions. Le formulaire de grief lui-même, à la section 1A, contient une case intitulée « Convention collective (s’il y a lieu) »
et, dans chaque cas, cette case a été laissée vide par le demandeur. Pour chaque grief, le demandeur soutient que la conduite reprochée à l’employeur déroge à une condition d’emploi, à savoir les principes énoncés dans le Code de valeurs et d’éthique du secteur public [le Code de valeurs et d’éthique].
[17]
Il soutient, et je souscris à cet argument, que le Code de valeurs et d’éthique est une condition d’emploi compte tenu de sa formulation :
La reconnaissance de ces valeurs et des comportements attendus est une condition d’emploi de tous les fonctionnaires du secteur public fédéral, quel que soit leur niveau ou leur poste. Tout manquement à ces valeurs ou aux comportements attendus peut entraîner des mesures disciplinaires pouvant aller jusqu’au congédiement.
[18]
Il fait en outre valoir, et je suis d’accord avec lui, qu’aux termes de l’alinéa 208(1)a) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, il a le droit de présenter un grief contre les violations qui auraient été commises à l’égard de cette politique :
208(1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé :
a) par l’interprétation ou l’application à son égard
(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi, […] [Non souligné dans l’original.]
[19]
Je ne suis pas convaincu que le demandeur a directement soulevé une question en matière de santé et de sécurité au travail qui aurait pu être soumise à l’arbitrage conformément au Code canadien du travail. Son objection semble plutôt être fondée sur le fait que, au moment où il a fait savoir à l’employeur qu’il contestait sa réaffectation, l’employeur s’est d’abord justifié en invoquant le paragraphe 129(5) du Code – lequel permet à un employeur d’exiger qu’un employé demeure en un lieu sûr s’il se prévaut du droit prévu au paragraphe 129(1.3) –, puis, lorsqu’il a mentionné qu’il n’avait exercé aucun droit prévu au paragraphe 129(1.3), l’employeur a invoqué l’article 124 et le paragraphe 128.1(3). Le demandeur a fait valoir que seul l’article 124 pouvait s’appliquer : « L’employeur veille à la protection de ses employés en matière de santé et de sécurité au travail. »
Le demandeur a toutefois fait valoir dans son grief que l’employeur ne pouvait, après avoir jugé que le poste du demandeur ne présentait aucun danger pour lui, s’appuyer sur cette disposition pour le démettre de ses fonctions.
[20]
À la lumière de ces faits, je ne suis pas disposé à conclure que les demandes sont prématurées, car l’existence d’autres moyens de répondre expressément aux préoccupations du demandeur est incertaine. De plus, aucun moyen n’a été proposé dans les réponses au grief.
[21]
Monsieur Burlacu soutient qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale parce que l’employeur a répondu aux griefs antérieurs, puis il a ensuite affirmé que les griefs au sujet de la prise de décision tardive étaient sans objet, sans donner au demandeur l’occasion d’y répondre. J’estime qu’il ne s’agit pas d’un manquement à l’équité procédurale. Les circonstances changent et l’employeur est tenu d’examiner les faits tels qu’ils se présentent au moment de la réponse.
[22]
La question qui se pose est donc celle de savoir si les décisions faisant l’objet du contrôle sont raisonnables. Je conclus qu’elles ne le sont pas.
[23]
Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême a expliqué au paragraphe 127 ce qui fait qu’une décision raisonnable est à la fois justifiée et transparente :
Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties. [Non souligné dans l’original.]
[24]
Le décideur n’est pas tenu de répondre à tous les arguments, mais ses motifs doivent au moins démontrer au demandeur qu’il l’a écouté.
[25]
Dans son arrêt Jog v Bank of Montreal, 2020 FCA 218, la Cour d’appel fédérale a affirmé que lorsqu’un décideur ne traite pas de tous les éléments de preuve pertinents qui lui ont été présentés, sa décision [traduction] « n’est pas motivée de manière transparente, intelligible et justifiée comme le requiert l’arrêt Vavilov (paragraphe 15) et est donc déraisonnable »
. Ce même énoncé s’applique aussi lorsque le décideur n’a pas touché à l’essentiel des questions en litige qui lui sont soumises.
[26]
En l’espèce, le décideur n’a pas examiné les véritables questions en litige. Dans chacun des griefs, le demandeur renvoie au Code de valeurs et d’éthique et soutient que les actions de l’employeur y contreviennent. Pourtant, comme le fait remarquer le demandeur, il n’y a pas une seule référence à ce document dans les décisions. Je ne puis conclure que l’employeur a pris en compte les questions soulevées par M. Burlacu.
[27]
Monsieur Burlacu a observé à raison que l’employeur n’était pas tenu de se rallier à son opinion selon laquelle les actions qu’il lui reprochait contrevenaient au Code de valeurs et d’éthique, mais que s’il était en désaccord, il était tenu d’en expliquer les raisons.
[28]
Monsieur Burlacu a droit à ses dépens, lesquels sont fixés à 1 500 $ pour les trois présentes demandes.
[29]
Une copie des présents motifs est versée dans chacun des dossiers de la Cour.
JUGEMENT DANS LES DOSSIERS T-2006-19 / T-2087-19 / T-2088-19
LA COUR STATUE comme suit : les demandes sont accueillies, les décisions faisant l’objet du contrôle sont annulées et les griefs doivent être examinés par un autre décideur qui doit donner une nouvelle réponse finale à chacun d’eux. Les dépens, fixés à 1 500 $, sont adjugés au demandeur.
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIERS :
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T-2006-19 / t-2087-19 / t-2088-19
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INTITULÉ :
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ALEXANDRU-IOAN BURLACU c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VIdÉoconfÉrence
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 25 MAI 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE ZINN
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 15 JUIN 2021
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COMPARUTIONS :
Alexandru-Ioan Burlacu
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POUR LE DEMANDEUR
(POUR SON PROPRE COMPTE)
|
Véronique Newman
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
- S/O -
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POUR LE DEMANDEUR
(POUR SON PROPRE COMPTE)
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Procureur général du Canada
Ministère de la Justice du Canada
Ottawa (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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