Date : 20210705
Dossier : T‑1821‑19
Référence : 2021 CF 708
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2021
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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KHALID ABDULLE
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demandeur
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et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Le demandeur, Khalid Abdulle, est un ancien combattant qui a servi dans la force régulière des Forces armées canadiennes pendant un peu plus de 11 ans, à titre d’officier des transmissions, soit du 14 décembre 2005 au 12 janvier 2017. L’examen médical qu’il a subi au moment de s’enrôler n’a décelé aucun problème de dos.
[2]
M. Abdulle s’est blessé trois fois au dos durant son service. La première blessure est survenue en 2007, quand il a déplacé une cantine qui se trouvait sous son lit. Il a subi une deuxième blessure en 2009 pendant une série de demi‑redressements assis inversés. Dans les deux cas, il s’agissait de lésions des « tissus mous »
. Une radiographie prise environ un mois après sa blessure de 2009 a révélé toutefois une discopathie dégénérative. Le demandeur s’est blessé une troisième fois en 2015 en transportant son équipement militaire à l’entreposage après l’avoir nettoyé. À la suite d’une imagerie par résonnance magnétique réalisée en janvier 2018, à peu près un an après sa libération des forces armées, M. Abdulle a reçu un diagnostic de discopathie.
[3]
M. Abdulle a demandé une pension d’invalidité auprès d’Anciens combattants Canada en raison de la discopathie lombaire dégénérative qui a fait son apparition après son enrôlement en 2005, mais cette demande a été rejetée du fait que l’invalidité n’était pas considérée avoir été « causée […] par une blessure ou maladie liée au service »
dont il est question à l’article 45 de la Loi sur le bien‑être des vétérans, LC 2005, c 21 [la LBEV]. Après plusieurs révisions, appels et réexamens successifs, M. Abdulle a finalement obtenu les quatre cinquièmes de son droit à la pension d’invalidité (ou indemnité pour douleur et souffrance); le cinquième du droit à pension a été retenu, parce qu’il manquait des renseignements sur la cause de la discopathie dégénérative révélée par la radiographie de 2009.
[4]
Lors du deuxième réexamen, le comité de réexamen [le comité] du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) [le Tribunal] a refusé de rouvrir la décision rendue après le réexamen initial qui avait accordé à M. Abdulle les quatre cinquièmes de son droit à pension. Lors du réexamen initial, le comité avait accepté le fait que M. Abdulle avait aggravé son problème de dos en nettoyant son équipement militaire en 2015 et que cette blessure était liée au service.
[5]
Dans sa demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, M. Abdulle sollicite une ordonnance qui annulerait ou infirmerait la décision rendue lors du deuxième réexamen et obligerait le comité à lui accorder une pleine pension d’invalidité ou, subsidiairement, renverrait l’affaire à un comité différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision. M. Abdulle prétend (i) que le comité a fait preuve d’iniquité quand il a refusé de lui accorder sa pleine pension d’invalidité, parce que c’est le même comité qui a effectué à la fois le réexamen initial et le deuxième réexamen visé par le contrôle judiciaire et (ii) que la décision rendue après le deuxième réexamen est déraisonnable.
[6]
Au regard de l’article 32 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 [la Loi sur le TAC], je ne suis pas convaincue que le comité a manqué d’équité, comme le prétend le demandeur. Cependant, je suis d’accord avec ce dernier sur le fait que la décision est déraisonnable dans les circonstances. À mon avis, le comité a commis une erreur dans son application des articles 38 et 39 de la Loi sur le TAC ainsi que des alinéas 50f) et 51b) du Règlement sur le bien‑être des vétérans, DORS/2006‑50 [le RBEV]. Pour les motifs exposés plus en détail ci‑dessous, j’accueillerai donc la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision rendue après le deuxième réexamen sera annulée, et l’affaire renvoyée à un comité de réexamen différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.
II.
Les dispositions applicables
[7]
Voir l’annexe A ci‑dessous, où sont reproduites les dispositions législatives applicables.
III.
La norme de contrôle
[8]
Les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont considérés comme étant assujettis à un « exercice de révision […] [
TRADUCTION] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée »
: Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54. L’obligation d’équité procédurale est variable, souple et tributaire du contexte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 77. En somme, la cour de révision se concentre sur la question de savoir si le processus était équitable et juste.
[9]
Sinon, il est présumé que la norme de la décision raisonnable est la norme applicable : Vavilov, au para 10. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques applicables dans les circonstances : Vavilov, au para 85. Les cours ne doivent intervenir qu’en cas de nécessité. Pour éviter une intervention judiciaire, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.
IV.
Analyse
A. Le même comité de réexamen
[10]
Je ne souscris pas à l’assertion du demandeur suivant laquelle ni le législateur ni la Loi sur le TAC n’ont pas pour but d’empêcher les demandeurs de solliciter un nouvel examen de leur demande par un décideur différent. Autrement dit, les mêmes trois membres du Tribunal ne devraient pas être autorisés à réviser un appel et à réexaminer leurs propres décisions. À mon avis, toutefois, le comité a agi en conformité avec sa loi habilitante et, par conséquent, est parvenu à sa décision de manière équitable. En outre, je conclus que « la question en litige aurait pu être soulevée devant le tribunal administratif mais qu’elle ne l’a pas été »
; dans les circonstances, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de ne pas trancher la question : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61 aux para 22-23.
[11]
À l’appui de son assertion, le demandeur invoque le paragraphe 27(2) de la Loi sur le TAC, où il est énoncé qu’un membre d’un comité de révision ne peut siéger à un comité d’appel. Les dispositions de la Loi sur le TAC en matière de révision et d’appel précisent que les comités de révision, d’une part, et les comités d’appel, d’autre part, sont habituellement constitués différemment et exercent des fonctions différentes. En outre, selon le paragraphe 32(1) de la Loi sur le TAC, le comité d’appel (du Tribunal) peut, de son propre chef ou sur demande, réexaminer une décision qu’il a rendue et soit la confirmer, soit l’annuler ou la modifier s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées. Je souligne que les dispositions en matière de révision envisagent aussi que le comité de révision puisse, de son propre chef, réexaminer une décision qu’il a rendue et soit la confirmer, soit l’annuler ou la modifier s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées : Loi sur le TAC, art 23(1).
[12]
La loi habilitante accorde donc au comité de révision et au comité d’appel le pouvoir de réexaminer leurs propres décisions. À mon avis, le sens ordinaire et grammatical des mots utilisés dans l’anglais («
a decision made by it »
) reflète l’intention expresse du législateur de permettre que le comité responsable du nouvel examen, que ce soit aux fins de révision ou d’appel, puisse être constitué des mêmes personnes ayant rendu la décision qui doit être réexaminée : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21, y compris tout nouvel examen antérieur.
B. La décision rendue lors du deuxième réexamen
(1)
L’article 38 de la Loi sur le TAC — Avis d’expert médical
[13]
Le comité avait le pouvoir, en vertu de l’article 38 de la Loi sur le TAC, de requérir un avis d’expert plus détaillé à propos des résultats de la radiographie de 2009, ce qu’il estimait pouvoir lui être utile dans les circonstances. En l’absence d’un tel avis médical, je conclus que la conclusion du comité suivant laquelle les résultats de la radiographie de 2009 ne peuvent être liés à la blessure subie en 2009 est déraisonnable, pour les motifs exposés ci‑dessous, en ce qu’elle n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables : Vavilov, au para 85.
[14]
Les comités qui se sont prononcés en appel et après le réexamen initial ont conclu que la radiographie de 2009 montrant un début de discopathie dégénérative ne pouvait être liée à la blessure de 2009, survenue un mois avant la radiographie, étant donné la courte période qui s’était écoulée entre la blessure et la radiographie. Contrairement au comité d’appel, le comité responsable du réexamen initial a conclu que la blessure de 2015 était liée au service, mais qu’elle avait aggravé (de façon permanente) la discopathie présente en 2009. En outre, la décision rendue après le réexamen initial a mentionné la lettre datée du 10 septembre 2018 du médecin de M. Abdulle, le Dr Dhami, et a conclu que cette lettre décrivait les résultats de l’imagerie par résonnance magnétique de 2018, mais ne donnait aucun détail quant à la façon dont la discopathie pouvait être expliquée, compte tenu des lésions antérieures des tissus mous. Sur ce point, le comité a conclu [traduction] « [qu’u]n avis d’expert médical aurait été utile pour mieux comprendre le diagnostic posé en 2009 ».
[15]
Le comité chargé du réexamen initial a expliqué que, selon la ligne directrice applicable aux discopathies d’Anciens combattants Canada [ACC], une blessure précise doit découler d’un dommage de longue date causé aux disques vertébraux. Sinon, les disques ont tendance à s’user chez tous les adultes au fil des années, indépendamment des facteurs professionnels, à moins d’une blessure grave liée au travail. En outre, pour que la discopathie se soit aggravée ou accélérée en raison d’une blessure, celle‑ci doit avoir été aiguë et, comme on pourrait s’y attendre, avoir suscité une plainte consignée pour des raisons médicales au moment où elle est survenue ou peu longtemps après. Si cinq années s’écoulent sans qu’une plainte soit faite, il peut être inféré que la blessure n’a pas causé de dommage permanent.
[16]
De plus, selon les Lignes directrices sur l’admissibilité au droit à pension ‑ Arthrose d’ACC [les Lignes directrices] le « traumatisme spécifique »
englobe toute lésion à une articulation, y compris les fractures intra‑articulaires, les chirurgies et les plaies pénétrantes (blessures par balle ou par shrapnel).
[17]
Bien que la blessure subie par M. Abdulle en 2015 ait été considérée comme étant visée par la définition de « traumatisme »
dans les deux décisions sur réexamen, les lésions de 2007 et de 2009 concernaient des tissus mous et n’étaient pas importantes, selon son témoignage. La décision sur le réexamen initial a confirmé celle du comité d’appel, soit que la radiographie de 2009 ne concordait pas avec les lésions des tissus mous déclarées en 2007 et 2009. La décision rendue par suite du deuxième réexamen a déclaré de manière catégorique que [traduction] « les blessures de 2007 et 2009 avaient touché les tissus mous, elles s’[étaient] résorbées et n’[étaient] pas considérées comme un traumatisme »
. Le défendeur fait valoir que cette conclusion est raisonnable, parce que les Lignes directrices excluent précisément les lésions des tissus mous de la définition d’un « traumatisme spécifique »
.
[18]
Je conviens que les Lignes directrices excluent certains types de lésions des tissus mous (comme les bursites et les tendinites, qui entraînent des signes et des symptômes aigus qui peuvent persister durant plusieurs semaines et ne causent pas une instabilité de l’articulation), mais aucune des décisions sur réexamen ne mentionne cette exclusion. Il n’appartient pas à la Cour, cependant, de combler les lacunes des motifs du décideur : Vavilov, au para 96.
[19]
Le comité a plutôt conclu encore une fois, dans la décision sur le deuxième réexamen, que [traduction] « ces résultats [de la radiographie] de 2009, qui montrent les premiers signes de dégénérescence, ne peuvent être liés à la lésion de 2009, en raison du court délai qui s’est écoulé entre cette lésion et les résultats »
. Cette conclusion ne semble pas s’appuyer sur un avis d’expert médical indépendant, que le Tribunal est autorisé à requérir en vertu de l’article 38 de la Loi sur le TAC.
[20]
Le comité mentionne plutôt deux critères conjonctifs à satisfaire, selon les Lignes directrices, pour qu’on puisse considérer que « les traumatismes articulaires répétitifs associés à l’emploi provoquent l’arthrose chez une personne dont la colonne lombaire est normale »
. Le premier critère est que « [l]es problèmes doivent se manifester au moins deux heures par jour, au moins 51 % des jours travaillés sur une période d’au moins dix ans »
[souligné dans l’original]. Le deuxième critère est que « [l]es signes et symptômes d’arthrose doivent être présents dans la portion touchée de la colonne lombaire pendant cet intervalle de temps ou dans les 25 années suivant la cessation de l’activité »
.
[21]
L’examen médical subi par M. Abdulle lors de son enrôlement n’avait révélé aucun problème de dos. En outre, au moment de sa blessure en 2009 et de la radiographie subséquente, M. Abdulle était officier des transmissions depuis un peu moins de quatre ans. Le comité a conclu que cette période n’était pas assez longue pour satisfaire aux critères ci‑dessus concernant l’applicabilité des [traduction] « rigueurs du service militaire »
. Il n’a pas expliqué, cependant, s’il s’agissait du fondement de sa conclusion portant que les résultats de la radiographie prise en 2009 ne pouvaient être liés à la lésion de 2009 à cause du court laps de temps, soit un mois, qui s’était écoulé entre la lésion et les résultats. De plus, le comité ne semble pas s’être demandé si on pouvait conclure ou non que M. Abdulle présentait une « colonne lombaire normale »
, puisque la radiographie a révélé les débuts d’une discopathie dégénérative dans les quatre ans après l’enrôlement de M. Abdulle. À mon sens, cela soulève la question de savoir si la lésion des tissus mous subie en 2009, qui était la deuxième blessure semblable de M. Abdulle en deux ans, était visée par l’exclusion ou si elle pouvait constituer un traumatisme spécifique. Le comité ne s’est pas penché sur cet aspect non plus, ce que je juge déraisonnable.
[22]
En outre, le comité a aussi mentionné la lettre du 10 septembre 2018 du Dr Dhami. Il a déclaré, dans la décision sur le deuxième réexamen, que le Dr Dhami n’avait pas donné d’autres détails décrivant comment la discopathie de M. Abdulle pouvait s’expliquer compte tenu des lésions antérieures de ses tissus mous. Pourtant, la lettre du médecin fait état de ce qui suit : [traduction] « Les activités comme la course et le port du sac à dos ainsi que les blessures documentées par M. Abdulle en août 2009 et en avril 2015 auraient pu aggraver ses symptômes courants de dorsalgie et y contribuer, ce qui conduirait aux conclusions actuelles quant à l’imagerie par résonnance magnétique »
. Aucune des décisions sur réexamen ne donne à entendre que le conseil ou l’avis médical du Dr Dhami n’était pas crédible. En fait, la décision rendue en appel déclare ce qui suit : [traduction] « Le comité d’appel n’affirme pas que le Dr Dhami n’est pas un médecin ou un professionnel crédible […] »
[23]
Cela dit, le comité d’appel a jugé que la lettre du 10 septembre 2018 du Dr Dhami ne suffisait pas à établir un lien de causalité (entre le service militaire et l’affection alléguée), bien que le comité chargé du réexamen initial ait été prêt à conclure que le service militaire constituait un facteur aggravant. Le comité d’appel a en outre déclaré que, si le Dr Dhami avait pris en considération tous les facteurs possibles, comme le métier exercé par M. Abdulle, son entraînement physique réel, son étiologie, les lésions touchant ses tissus mous qui sont disparues avec des traitements, ses blessures antérieures et ses antécédents médicaux, le comité d’appel se serait attendu à ce que le médecin exprime son opinion sur ces facteurs, de même que sur la littérature médicale relative à la discopathie dégénérative et à l’ostéo‑arthrite. Le comité saisi du réexamen initial n’a pas répété cette description de ce qu’il aurait voulu retrouver dans un avis d’expert médical. Je suis prête à en inférer que c’est ce que le comité voulait dire quand il a déclaré qu’un avis médical détaillé aurait été utile, étant donné que les comités qui ont effectué le réexamen initial et instruit l’appel (de même que le comité) étaient constitués des mêmes personnes en l’occurrence.
[24]
La Cour a toutefois établi dans sa jurisprudence que le fait que l’article 38 de la Loi sur le TAC permette au Tribunal de requérir l’avis d’un expert médical est une indication que le Tribunal n’a pas d’expertise particulière dans le domaine de la médecine : Rivard c Canada (Procureur général), 2001 CFPI 704 [Rivard] au para 40. À mon avis, il en va de même pour ce qui est de savoir si un avis d’expert médical reflète nécessairement les éléments sur lesquels le médecin a pu ou non se fonder pour formuler son avis.
[25]
À l’instar du demandeur, je conclus aussi que, compte tenu du conseil ou de l’avis médical du Dr Dhami qui n’a pas été contredit et qui semble crédible, c’est‑à‑dire qu’en l’absence de toute preuve contraire obtenue par le Tribunal au titre de l’article 38 de la Loi sur le TAC, il était déraisonnable pour le comité de tirer sa propre conclusion médicale et d’affirmer que la blessure et les résultats de la radiographie de 2009 n’étaient pas liés en raison du fait que la période d’un mois qui s’était écoulée entre les deux était trop courte : Rivard, au para 42. Je ne suis pas convaincue que les Lignes directrices, en elles‑mêmes et dans la situation de M. Abdulle, contredisent l’avis médical du Dr Dhami. Je conclus qu’il était loisible au comité d’invoquer l’article 38 pour obtenir l’avis même qui, selon ce qu’il déclare dans la décision sur le réexamen initial, lui aurait été utile dans les circonstances et qui aurait porté sur ce que la décision d’appel a décrit comme étant tous les facteurs possibles : je paraphrase Rivard, au para 42.
[26]
Je conviens avec le défendeur, toutefois, qu’il n’y a aucun fondement à la proposition de M. Abdulle, subsidiairement ou pas, selon laquelle le comité s’est fondé sur des éléments de preuve médicale qui ne lui avaient pas été communiquées pour tirer sa conclusion sur l’absence de lien entre la lésion et les résultats de la radiographie de 2009. Cela dit, un futur comité de réexamen saisi de l’affaire devrait communiquer à M. Abdulle toute information ou tout rapport médical extrinsèque qu’il obtient et sur lequel il a l’intention de s’appuyer, puis lui donner la possibilité de présenter des observations à ce sujet, de manière à ce que M. Abdulle soit informé de la preuve qu’il doit réfuter et à éviter ainsi tout risque de manquement à l’équité procédurale.
(2)
L’article 39 de la Loi sur le TAC — Règles régissant la preuve
[27]
Le comité a pris acte des exigences en matière de preuve énoncées à l’article 39 de la Loi sur le TAC, mais je conclus qu’il ne les a pas appliquées, ce qui rend déraisonnable la décision rendue sur le deuxième réexamen.
[28]
L’article 39 de la Loi sur le TAC oblige le Tribunal à tirer des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible au demandeur ou à l’appelant; il doit aussi accepter tout élément de preuve vraisemblable et non contredit que lui présente celui‑ci; il tranche en faveur du demandeur ou de l’appelant toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande. Cette disposition doit être interprétée à la lumière du principe fondamental qui est décrit à l’article 3, lequel prescrit que les dispositions de la Loi sur le TAC doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.
[29]
Le Tribunal était donc tenu de prendre en considération l’intégralité des circonstances dans lesquelles se trouvait M. abdulle et d’interpréter la preuve de façon large et généreuse, afin de déterminer si son état présentait un lien de causalité suffisant avec son service militaire pour établir son droit à la pension d’invalidité (ou à une indemnité pour douleur et souffrance); à cet égard, un lien autre que direct et immédiat suffirait : Ouellet c Canada (Procureur général), 2016 CF 608 [Ouellet] au para 56.
[30]
Le comité saisi du réexamen initial a constaté, pour ce qui est de l’imagerie par résonnance magnétique de 2018 et de la lettre du 10 septembre 2018 du Dr Dhami, que la blessure subie en 2015 était liée au service et avait aggravé la discopathie présente en 2009. Il a jugé, toutefois, que l’avis du Dr Dhami ne suffisait pas à établir un lien de causalité, malgré le fait que le médecin affirmait que des activités liées au service militaire, comme la course et le port du sac à dos, de même que les blessures de 2009 et 2015, avaient pu contribuer aux douleurs dorsales de M. Abdulle et aux résultats de l’imagerie par résonnance magnétique. Ce comité a également jugé qu’une période insuffisante (un mois) s’était écoulée entre la lésion de 2009 et la radiographie de la même année pour que la lésion en question puisse être liée au début de discopathie du demandeur.
[31]
À mon avis, les articles 38 et 39 ainsi que la jurisprudence, lus ensemble, exigent que la preuve médicale déposée par M. Abdulle soit rejetée uniquement en présence d’une preuve contradictoire au dossier; à moins que le comité ait été convaincu que la preuve n’était pas vraisemblable, ce qui n’était pas le cas en l’espèce, il ne pouvait pas rejeter l’avis du Dr Dhami sans disposer d’une preuve contradictoire : je paraphrase Rivard, au para 43. En outre, la lettre du médecin aurait pu être plus décisive quant aux facteurs ayant causé ou aggravé les blessures, mais toute incertitude à ce sujet aurait dû être tranchée en faveur de M. Abdulle, vu l’absence de preuve contraire en l’espèce. De plus, le comité ne possède pas l’expertise médicale lui permettant de déterminer si la période qui s’est écoulée entre la blessure de 2009 et la radiographie de cette même année était suffisamment longue, ou de rejeter les lésions de 2007 et de 2009 comme n’étant pas liées au début de la discopathie décelée en 2009.
(3)
L’alinéa 50f) et l’article 51 du RBEV — Présomption du bon état de santé à l’enrôlement
[32]
Étant donné l’absence de preuve médicale en l’espèce établissant hors de tout doute raisonnable que M. Abdulle présentait des problèmes de dos avant son enrôlement, je considère que la conclusion tirée par le comité sur la présence d’une maladie ou d’une blessure lors de l’enrôlement est injustifiée et, par conséquent, déraisonnable.
[33]
Afin d’établir le droit à la pension d’invalidité ou à une indemnité pour douleur et souffrance au titre de l’article 45 de la LBEV, il est présumé qu’une blessure est liée au service ou que l’aggravation d’une blessure non liée au service est due au service, en l’absence de preuve contraire, si le vétéran a démontré que la blessure ou son aggravation était survenue par suite d’usages ou de pratiques militaires établis, que l’omission d’accomplir l’acte eût entraîné ou non des mesures disciplinaires : RBEV, art 50f). Dans la présente affaire, le comité saisi du réexamen initial était convaincu que l’entretien de l’équipement militaire faisait partie d’un usage ou d’une pratique militaires, et c’est pourquoi il a accordé l’indemnité d’invalidité (ou pour douleur et souffrance).
[34]
De plus, l’alinéa 51b) du RBEV dispose que, si l’invalidité n’était pas évidente au moment où l’ancien combattant est devenu militaire et n’a pas été consignée lors d’un examen médical avant l’enrôlement, l’état de santé de l’ancien combattant est présumé avoir été celui qui a été constaté lors de l’examen médical, sauf s’il est établi par une preuve médicale « hors de tout doute raisonnable »
que l’invalidité existait avant l’enrôlement.
[35]
À la simple lecture des alinéas 50f) et 51b) du RBEV, je juge que le comité a conclu de façon raisonnable que [traduction] « la présomption de bonne condition physique suppose qu’il n’y avait aucune invalidité ou affection entraînant l’incapacité au moment de l’enrôlement, sauf si elle a été consignée ou était évidente au moment de l’examen médical »
. À mon avis, toutefois, le comité s’est lancé dans des conjectures sans fondement quand il a déclaré [traduction] « [qu’]une maladie ou une blessure aurait pu être présente au moment de l’enrôlement, mais ne pas avoir entraîné de symptômes ni d’invalidité »
. Il n’y avait tout simplement aucune preuve médicale établissant « hors de tout doute raisonnable »
que la discopathie de M. Abdulle existait avant son enrôlement. Au contraire, l’examen médical qu’il a subi pour s’enrôler n’avait détecté aucun problème de dos.
[36]
En outre, M. Abdulle a présenté des éléments de preuve relativement à deux blessures subséquentes au dos liées à son service qu’il avaient subies en 2007 et en 2009, donnant lieu aux résultats de la radiographie de 2009 qui a révélé des signes avant‑coureurs de discopathie. Comme je l’ai mentionné plus haut, je ne suis pas convaincue que ces éléments de preuve puissent être exclus au titre des Lignes directrices.
V.
Conclusion
[37]
Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision que le comité a rendue sur le deuxième réexamen, portant le numéro 100003952184 et la date du 13 octobre 2019, sera annulée. L’affaire sera renvoyée à un comité différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision en prenant en compte les présents motifs. Le demandeur aura droit aux dépens. Si les parties ne peuvent s’entendre sur le montant des dépens, elles auront la possibilité de présenter des observations à ce sujet selon les modalités ci‑dessous.
JUGEMENT dans le dossier T‑1821‑19
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La deuxième décision rendue par le comité de réexamen du Tribunal des anciens combattants (révision et appel), portant le numéro 100003952184 et la date du 13 octobre 2019, est annulée.
L’affaire est renvoyée à un comité différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision en tenant compte des présents motifs.
Le demandeur a droit aux dépens. Si les parties ne peuvent s’entendre sur le montant des dépens dans un délai de 20 jours suivant la date du présent jugement, le demandeur disposera de 30 jours après la date du présent jugement pour signifier et déposer des observations écrites sur les dépens qui totaliseront au plus cinq pages, et le défendeur disposera de 40 jours après la date du présent jugement pour signifier et déposer des observations en réponse quant aux dépens qui totaliseront également au plus cinq pages. La Cour se prononcera séparément sur les dépens adjugés au demandeur après avoir reçu ces observations, le cas échéant.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
C. Laroche
Annexe A : les dispositions applicables
Loi sur le bien‑être des vétérans, LC 2005, c 21
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Règlement sur le bien‑être des vétérans, DORS/2006‑50
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Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1821‑19
|
INTITULÉ :
|
KHALID ABDULLE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 15 OCTOBRE 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
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LE 5 JUILLET 2021
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COMPARUTIONS :
Christine Kucey
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POUR LE DEMANDEUR
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Aman Owais
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POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Christine Kucey
Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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