Dossier : IMM‑1725‑20
Référence : 2021 CF 417
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 10 mai 2021
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE :
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JUNJIE WENG
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 14 février 2020 [la décision]. Dans la décision, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.
[2]
Comme je l’explique ci‑après, la demande est accueillie, au motif que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que l’avis d’arrestation présenté par le demandeur à l’appui de sa demande était frauduleux.
II.
Contexte
[3]
Le demandeur est citoyen de la Chine. Il a demandé l’asile au Canada au motif qu’il craint que le Bureau de la sécurité publique [BSP] de la Chine le poursuive en raison de sa foi chrétienne.
[4]
La sœur du demandeur est atteinte d’encéphalomyopathie mitochondriale. Le demandeur allègue que, peu après le diagnostic de sa sœur, un ami a remarqué qu’il avait du mal à composer avec la maladie de celle‑ci et l’a invité à se joindre à une maison‑église chrétienne. Il a assisté à son premier service en juillet 2016 et, en septembre 2016, il a dit à sa mère qu’il allait à cette église. Sa mère souhaitait qu’il cesse d’y aller, car elle craignait que les autorités chinoises l’arrêtent. Il a continué d’y aller, et elle l’a donc aidé à obtenir un visa d’étudiant pour le Canada, où il pourrait pratiquer le christianisme librement.
[5]
Le demandeur a quitté la Chine en janvier 2017. Il a été baptisé dans une église canadienne en avril 2017. Le demandeur allègue qu’il a par la suite appris de sa mère que, le 20 novembre 2017, le BSP avait fouillé son domicile en Chine. Il allègue que des représentants du BSP ont dit à sa mère qu’ils avaient arrêté son ami et deux autres membres de la maison‑église la nuit précédente pendant que ceux‑ci distribuaient des feuillets chrétiens. En décembre 2017, le demandeur a déposé sa demande d’asile au Canada.
III.
La décision de la SPR
[6]
La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur dans une décision datée du 20 décembre 2018.
[7]
La SPR a fait état de plusieurs doutes concernant la crédibilité du demandeur. Elle n’a pas cru l’explication qu’il a donnée quant à la raison pour laquelle il a attendu plus de 10 mois pour demander l’asile au Canada. La SPR a également conclu que, comme les autorités chinoises surveillent le courrier, le fait que le demandeur ait reçu des documents destinés à appuyer sa demande, postés par sa mère en Chine à son adresse au Canada à son propre nom, a miné la crédibilité de son allégation selon laquelle il était recherché par le BSP.
[8]
La SPR a également tiré une conclusion défavorable concernant la crédibilité du demandeur du fait qu’il n’a fourni que certaines pages de son passeport dans sa demande. Elle n’a pas cru l’explication qu’il a donnée à savoir qu’il avait perdu son passeport et qu’il avait déclaré sa perte à la police, en partie parce qu’il ne pouvait pas fournir de documents prouvant la déclaration de sa perte à la police. La SPR a estimé que ces conclusions défavorables concernant la crédibilité amoindrissaient considérablement le poids à accorder aux documents que le demandeur avait fournis à la SPR, comme un avis d’arrestation de son ami et une liste d’articles que la BSP aurait confisqués à son domicile.
[9]
La SPR a ensuite examiné la foi du demandeur et s’il avait présenté une demande d’asile sur place. La SPR a tiré une conclusion défavorable concernant la crédibilité du demandeur, parce que son témoignage sur les églises sanctionnées par l’État en Chine était incompatible avec la preuve documentaire objective. La SPR a pris note du fait que le demandeur avait témoigné de sa foi et parlé de la Bible, mais elle a jugé que sa capacité à articuler les concepts du christianisme était insuffisante pour établir qu’il était un pratiquant authentique.
[10]
La SPR a également examiné plusieurs documents fournis par le demandeur concernant la pratique de sa foi pendant son séjour au Canada, y compris une lettre de son révérend, mais elle a accordé peu de poids à ces documents. Tenant compte de ses conclusions défavorables concernant la crédibilité, la SPR a conclu que le demandeur ne pratiquait pas le christianisme en Chine et que sa pratique de la foi au Canada n’était pas authentique. Elle a également conclu qu’il n’y avait aucune preuve que le gouvernement de la Chine était au courant de sa pratique de la foi chrétienne au Canada et que, s’il retournait en Chine, il ne pratiquerait pas. S’il le faisait, étant donné que le demandeur avait peu de connaissances des églises reconnues par le gouvernement de la Chine, la SPR a conclu qu’il pourrait fréquenter une église officiellement reconnue.
IV.
La décision de la SAR
[11]
Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, contestant les conclusions de la SPR concernant sa crédibilité. Il a fait valoir que la SPR avait commis une erreur en concluant qu’il n’était pas un chrétien authentique, qu’il pourrait pratiquer le christianisme en toute sécurité en Chine et qu’il n’avait pas de crainte subjective en raison du temps qu’il avait mis à présenter sa demande d’asile. Il a invoqué des erreurs dans l’évaluation par la SPR des éléments de preuve de sa foi chrétienne, ainsi que dans son évaluation de l’avis d’arrestation de son ami. Le demandeur a également soutenu que la SPR avait commis une erreur en n’examinant pas sa demande sur place.
[12]
La SAR a rejeté ces motifs d’appel. Elle a convenu avec le demandeur que la SPR n’avait pas examiné convenablement l’avis d’arrestation de son ami. Toutefois, la SAR a procédé à une analyse indépendante du document et a conclu qu’il était frauduleux, en raison de divergences entre le document et des exemples d’avis d’arrestation obtenus dans la documentation sur les conditions du pays en cause. La SAR a souscrit à l’avis de la SPR selon lequel le fait que le demandeur ait reçu des documents à l’appui de sa demande par la poste à son nom minait la crédibilité de son affirmation selon laquelle il était recherché par le BSP. La SAR a également estimé que l’explication du demandeur sur la façon dont il a perdu son passeport et sur la raison pour laquelle il n’avait pas de document prouvant sa déclaration de la perte à la police était vague et peu convaincante. Par conséquent, la SAR a jugé que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que le demandeur n’est pas recherché par le BSP.
[13]
La SAR a ensuite examiné si le demandeur est un chrétien authentique. La SAR a convenu avec la SPR que le demandeur n’est pas un chrétien authentique. La SAR a constaté que le demandeur avait une connaissance générale du christianisme, mais que lorsqu’on lui demandait ce que sa foi signifiait pour lui, ses réponses étaient évasives ou générales et ne démontraient pas une foi authentique. De plus, la SAR a examiné les réponses du demandeur aux questions sur les raisons pour lesquelles il ne peut pas pratiquer dans une église chrétienne approuvée en Chine. Elle a constaté que le témoignage du demandeur suggérait qu’il n’avait pas pris en considération ce qu’il trouvait de particulièrement convaincant dans la foi protestante par rapport à d’autres dénominations chrétiennes, ce qui, selon la SAR, n’appuyait pas ses assertions sur l’importance de sa foi.
[14]
La SAR a conclu que la preuve documentaire concernant la foi du demandeur, comme la lettre du révérend, montrait au mieux que le demandeur allait à l’église, ce qui n’est pas une démonstration éloquente de sa foi. À la lumière de ses conclusions défavorables concernant la crédibilité, la SAR a jugé que la SPR avait eu raison de conclure que le demandeur était simplement allé à l’église pour étayer sa demande, et non en raison d’une foi chrétienne authentique.
[15]
La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que le demandeur n’est pas un chrétien authentique. Compte tenu de cette conclusion et de la conclusion selon laquelle il n’est pas une personne d’intérêt pour les autorités chinoises, la SAR a jugé qu’il ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution s’il devait être renvoyé en Chine.
V.
Les questions en litige et la norme de contrôle applicable
[16]
Le demandeur soumet à l’examen de la Cour les questions suivantes :
La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la crédibilité du demandeur?
La SAR a‑t‑elle commis une erreur en tirant des conclusions déraisonnables concernant la crédibilité de la preuve documentaire du demandeur?
La SAR a‑t‑elle commis une erreur en n’évaluant pas convenablement la demande d’asile sur place du demandeur?
[17]
Ces questions commandent toutes l’application de la norme de la décision raisonnable.
VI.
Analyse
[18]
Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur l’analyse par la SAR de l’avis d’arrestation soumis par le demandeur à l’appui de sa demande. La traduction anglaise du document versé au dossier est intitulée « Notice of Arrest to the Family or Work Unit of the Arrested »
(avis d’arrestation destiné à la famille ou à l’unité de travail de la personne arrêtée). Le document est censé avoir été remis à la famille de l’ami du demandeur qui aurait été arrêté par le BSP le 19 novembre 2017. Le document informe la famille de son arrestation, du motif de celle‑ci et du lieu de détention.
[19]
Comme la Cour l’a mentionné dans les présents motifs, la SPR a conclu que l’avis d’arrestation avait peu de valeur, compte tenu d’autres conclusions défavorables concernant la crédibilité et du fait que les documents frauduleux sont facilement accessibles en Chine. La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en ne procédant pas à une évaluation convenable du document. La SAR a donc entrepris de corriger l’erreur en effectuant sa propre analyse indépendante.
[20]
L’évaluation principale par la SAR de l’avis d’arrestation a consisté en une comparaison avec des exemples d’avis d’arrestation contenus dans une réponse à une demande d’information [RDI] se trouvant dans la documentation sur les conditions du pays en cause. La SAR a pris note de l’énoncé dans la RDI indiquant que le format des avis de détention et d’arrestation est essentiellement le même dans toute la Chine et que les éléments constants dans les avis délivrés par les différents postes de police sont l’adresse, le sceau officiel du BSP, l’heure d’arrestation et le type de crime. D’après le contexte, la SAR a comparé l’avis d’arrestation aux exemples contenus dans la RDI et a conclu qu’il ne correspondait à aucun de ces exemples.
[21]
La SAR a relevé trois exemples de divergences entre l’avis d’arrestation soumis par le demandeur et la preuve documentaire :
Un nombre différent de caractères dans la deuxième ligne du document;
Le format du document;
Le fait que l’heure d’arrestation ne figure pas dans l’avis soumis par le demandeur.
[22]
À l’appui de sa position selon laquelle l’analyse de la SAR est déraisonnable, le demandeur souligne le fait que, contrairement à cette analyse et à l’énoncé contenu dans la RDI, certains des exemples d’avis d’arrestation dans la RDI ne comportaient pas de référence à l’heure d’arrestation. En effet, il semble que ces quatre échantillons soient ceux sur lesquels la SAR s’est appuyée précisément, car il s’agit d’avis destinés à la famille d’une personne arrêtée.
[23]
Je suis d’accord avec l’argument du demandeur selon lequel l’incohérence entre l’analyse de la SAR et la preuve documentaire sur laquelle elle se fonde soulève des doutes quant à l’intelligibilité, et donc quant au caractère raisonnable de la décision. Bien sûr, cet élément de l’analyse de la SAR n’est pas le seul fondement sur lequel la SAR a conclu que l’avis d’arrestation était un document frauduleux. La SAR s’est également fondée sur le format de l’avis et le nombre de caractères d’une de ses lignes. Cependant, l’incohérence entre les exemples dans la RDI et l’énoncé dans celle‑ci selon lequel les avis d’arrestation indiquent systématiquement l’heure d’arrestation soulève également des doutes éventuels quant à la fiabilité des renseignements contenus dans la RDI en général.
[24]
Si la SAR avait été informée de l’incohérence dans le contenu de la RDI concernant l’heure d’arrestation, elle aurait peut‑être eu moins confiance dans la fiabilité de la RDI. Par conséquent, à mon avis, le problème que le demandeur a soulevé mine le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle l’avis d’arrestation était frauduleux.
[25]
La SAR a également relevé d’autres motifs pour justifier son évaluation défavorable de la crédibilité du demandeur. Cependant, comme le reconnaît le défendeur, la conclusion relative au caractère frauduleux de l’avis d’arrestation était l’un des éléments clés dans l’évaluation de la présente demande. La décision précise que la gravité de la présentation d’un document frauduleux qui est au cœur de l’affirmation du demandeur selon laquelle il est recherché par le BSP entache le reste de la preuve qu’il a présentée.
[26]
Par conséquent, l’erreur relevée dans l’analyse de l’avis d’arrestation par la SAR constitue une erreur susceptible de contrôle qui exige que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, que la décision soit annulée et que l’appel de la décision de la SPR interjeté par le demandeur soit renvoyé à un tribunal différent de la SAR pour nouvel examen. De plus, étant donné l’effet de l’erreur susceptible de contrôle sur le reste de l’analyse effectuée par la SAR, il est inutile, et évidemment peu pertinent, que la Cour examine les autres arguments soulevés par le demandeur en ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision.
[27]
Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question n’est énoncée.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑1725‑20
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvel examen.
« Richard F. Southcott »
Juge
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑1725‑20
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INTITULÉ :
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JUNJIE WENG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 26 AVRIL 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE SOUTHCOTT
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DATE DES MOTIFS :
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LE 10 MAI 2021
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COMPARUTIONS :
Alia Rosenstock
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POUR LE DEMANDEUR
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Christopher Ezrin
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lewis & Associates
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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