Date : 20210519
Dossier : T-73-20
Référence : 2021 CF 467
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 19 mai 2021
En présence de monsieur le juge Phelan
ENTRE :
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RICHARD CORY STANCHFIELD
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE L’EMPLOI, DU DÉVELOPPEMENT DE LA MAIN-D’ŒUVRE ET DE L’INCLUSION DES PERSONNES HANDICAPÉES, POUR SA MAJESTÉ LA REINE DU CANADA,
-ET-
LA COMMISSION DE L’ASSURANCE-EMPLOI DU CANADA,
-ET-
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
-ET-
PIERRE LALIBERTÉ, COMMISSAIRE REPRÉSENTANT LES TRAVAILLEURS ET LES TRAVAILLEUSES, COMMISSION DE L’ASSURANCE-EMPLOI DU CANADA
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
La présente décision porte sur le refus du ministre défendeur de supprimer du registre d’assurance sociale [le registre] le numéro d’assurance sociale [le NAS] du demandeur et d’autres renseignements connexes le concernant. Le demandeur revendique le droit de faire radier son NAS ou d’en révoquer l’enregistrement et demande une ordonnance de mandamus obligeant les défendeurs à révoquer son enregistrement auprès de la Commission.
[2]
La principale disposition invoquée est le paragraphe 28.1(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 [la LMEDS] :
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La position du demandeur repose principalement sur la prétention selon laquelle l’expression « exerçant un emploi »
renvoie à la situation actuelle d’une personne, qui est alors employée. Étant donné que le demandeur n’est pas employé et qu’il n’a pas non plus l’intention d’être employé, il soutient qu’il ne répond pas au critère, qu’il n’a plus à être enregistré auprès de la Commission et qu’il n’a donc plus besoin d’avoir un NAS. Par conséquent, il prétend avoir le droit de faire révoquer l’enregistrement de son NAS et des renseignements connexes le concernant.
II.
Le contexte factuel
A.
Remarques préliminaires
[4]
M. Stanchfield agit pour son propre compte. Il a de l’expérience dans certains domaines du contentieux, et il est capable de présenter des arguments pertinents et de citer des dispositions législatives et la jurisprudence de façon claire et persuasive. Il n’en est pas à sa première comparution devant notre Cour : il a contesté sans succès au moins deux décisions du ministre du Revenu national.
[5]
En 1986, à l’âge de 15 ans, il a présenté une demande de NAS au moment d’entrer dans le marché du travail. Toutefois, il n’a pas exercé un emploi assurable ou été travailleur indépendant depuis le 31 décembre 2009.
[6]
En mai 2016, le demandeur a entrepris des démarches pour faire radier son NAS (il a parlé [traduction] « [d’]affranchissement »). Le 2 juin 2016, le bureau responsable du registre, en réponse à la demande de radiation du demandeur, a avisé celui-ci qu’un NAS est permanent et qu’il [traduction] « ne peut être dissocié de la personne à qui il a été attribué »
.
[7]
Par la suite, à partir de février 2017, les communications (courriels et appels téléphoniques) se sont accrues entre le demandeur et les fonctionnaires du Ministère et le ton est devenu de plus en plus ferme. Tous ces échanges s’inscrivent dans le cadre de la demande de radiation du demandeur et de la réponse négative du Ministère.
[8]
Ces échanges n’ajoutent rien aux questions en litige. Le demandeur se plaint que les fonctionnaires ont été désobligeants à son égard, mais rien ne laisse croire qu’il a été traité inéquitablement ou que sa demande de radiation n’a pas été prise au sérieux.
[9]
Le demandeur a laissé entendre que, d’une certaine façon, le régime de NAS heurte ses croyances religieuses, mais la question n’a pas été soulevée de manière importante et le demandeur n’a allégué aucune violation de la Charte.
B.
Le NAS et son utilisation
[10]
Le NAS est un numéro de neuf chiffres servant à identifier les citoyens canadiens, les résidents permanents ou les résidents temporaires au Canada qui gagnent de l’argent en travaillant, qui paient des impôts, qui cotisent à un régime de pension ou qui se prévalent de divers services gouvernementaux.
[11]
Le registre est une base de données stockant tous les NAS attribués depuis 1964 ainsi que le nom, la date de naissance (et de décès), le lieu de naissance et le nom des parents de la personne à qui chaque NAS a été attribué. L’information y est mise à jour au besoin.
[12]
Différents ministères et organismes gouvernementaux utilisent le NAS pour administrer leurs programmes et offrir des prestations. L’information sert à identifier les gens, et leurs renseignements ne peuvent être consultés qu’à des fins prévues par la loi.
[13]
Les défendeurs ont relevé quelques-uns des programmes et des prestations qui nécessitent un NAS :
Régime de pensions du Canada
Sécurité de la vieillesse
Assurance-emploi
Allocation canadienne pour enfants
Aide aux étudiants;
Taxe sur les produits et services et taxe de vente harmonisée
Prestations d’aide sociale
Prestations et programmes pour les anciens combattants
Indemnités pour accidents du travail
Subvention canadienne pour l’épargne-études et régime enregistré d’épargne-études
[14]
Les détenteurs d’un NAS n’ont aucune obligation légale de se prévaloir des programmes et des prestations gouvernementaux, mais, à l’inverse, les personnes qui n’ont pas de NAS sont exclues de ces programmes et de ces prestations.
[15]
La principale question en litige dans le présent contrôle judiciaire est la suivante : la LMEDS permet-elle la révocation de l’enregistrement du NAS d’une personne et, si oui, la Cour doit-elle ordonner aux défendeurs de révoquer l’enregistrement du NAS du demandeur et de supprimer ses renseignements personnels du registre?
III.
Analyse
A.
La norme de contrôle
[16]
Le demandeur fait valoir que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, alors que les défendeurs soutiennent que c’est celle de la décision raisonnable. Il s’agit en l’espèce d’un cas où la question revêt peu d’importance, car une seule conclusion raisonnable s’offre à la Cour.
[17]
Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], ayant conclu que la norme de contrôle applicable aux questions d’interprétation de la loi est présumée être celle de la décision raisonnable (para 115), la Cour s’est penchée sur le cas où il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable :
[124] Enfin, même si la cour qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne doit pas procéder à une analyse de novo ni déterminer l’interprétation « correcte » d’une disposition contestée, il devient parfois évident, lors du contrôle de la décision, que l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvrent la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celle‑ci […]
[18]
Dans la décision Nova Tube Inc./Nova Steel Inc. c Conares Metal Supply Ltd., 2019 CAF 52, la Cour d’appel fédérale a appliqué la norme de la décision raisonnable à une interprétation législative même après avoir conclu qu’il n’y avait qu’une seule interprétation raisonnable de la disposition.
[19]
La présente affaire soulève une importante question d’application générale, mais celle-ci ne s’inscrit pas dans l’une des catégories de questions d’une « importance capitale »
qui commandent l’application de la norme de la décision correcte, suivant l’arrêt Vavilov. Ces catégories sont la portée du privilège parlementaire, la portée de l’obligation de neutralité religieuse de l’État ou les questions devant être tranchées de manière uniforme et cohérente étant donné leurs répercussions sur l’administration de la justice.
[20]
La question de droit a bel et bien une incidence sur une grande partie de la population canadienne et constitue un conflit d’intérêt public, mais cela n’est pas suffisant pour justifier l’application de la norme de la décision correcte suivant l’arrêt Vavilov.
[21]
Fait important, à mon avis, les défendeurs enrichissent de leur expérience et de leur objectivité l’examen de la question. Comme il a été mentionné précédemment, le NAS est utilisé dans le cadre de divers régimes législatifs, donc dans un contexte beaucoup plus large que celui de sa création et de sa radiation. Il ne s’agit pas d’une situation où un organisme gouvernemental ou un ministère cherche à préserver son domaine de compétence. Le point de vue des défendeurs fournit un contexte important et constitue un argument en faveur de la norme de la décision raisonnable menant à une seule interprétation raisonnable.
B.
Le régime législatif
[22]
Aux fins de la présente affaire, la principale disposition de la LMEDS est le paragraphe 28.1(1) :
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Les paragraphes 2 et 3 exigent la tenue d’un registre et l’attribution d’un NAS :
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[24]
L’article 28.2 décrit le contenu du registre :
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Les paragraphes 28.2(8), (9) et (10) prévoient l’attribution d’un nouveau NAS seulement si le numéro initial a déjà été attribué, s’il crée de l’embarras ou des difficultés ou si d’autres circonstances exceptionnelles le justifient. Il est important de noter qu’un NAS peut seulement être annulé – et non radié – dans les circonstances très limitées nécessitant l’attribution d’un nouveau NAS, notamment en cas de fraude.
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C.
Interprétation
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La LMEDS confère au ministre de vastes attributions (art 5) et prévoit les exigences opérationnelles et les attributions de la Commission (art 24, 28.1, 28.2).
[27]
Aux termes de l’article 28.1, toute personne exerçant un emploi doit être enregistrée auprès de la Commission. La disposition ne prévoit aucune obligation de continuer à exercer un emploi.
[28]
Le régime législatif est également muet sur la question de la radiation d’un NAS même lorsque le numéro a été annulé. Lorsqu’un nouveau NAS est attribué, l’ancien NAS est simplement annulé; il n’est pas supprimé ou radié.
[29]
Fait important, la loi ne confère pas, même implicitement, le pouvoir d’autoriser la radiation d’un NAS. Si le législateur avait voulu autoriser la radiation ou la révocation de l’enregistrement d’un NAS, il l’aurait fait expressément comme il l’a fait pour l’obligation d’enregistrement ou l’exigence d’annulation d’un numéro.
[30]
L’interprétation du demandeur est fondée sur un renvoi purement grammatical à l’expression « exerçant un emploi »
au paragraphe 28.1(1), qui indique selon lui qu’un critère de continuité s’applique pour l’enregistrement. Le demandeur est d’avis qu’il s’agit d’une interprétation fondée sur le « sens ordinaire »
. En toute déférence, ce n’est pas le cas.
[31]
Cette interprétation ne tient pas compte du renvoi au moment où l’enregistrement est effectué, c’est-à-dire au moment où une personne commence à « exercer un emploi »
. L’interprétation du demandeur devient déraisonnable si on tient compte du régime, du contexte et de l’objet de la loi. Elle fait abstraction des éventuelles conséquences de l’enregistrement, de la révocation de l’enregistrement et du réenregistrement d’un NAS à mesure que la situation d’emploi d’une personne évolue.
[32]
La Cour prend en compte l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, et les principes d’interprétation modernes énoncés dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27.
[33]
L’interprétation du demandeur n’est pas compatible avec un régime où l’obligation d’enregistrement est créée par voie législative, mais où il n’existe pas de disposition législative correspondante permettant la révocation de l’enregistrement ou la radiation. Elle n’est pas non plus compatible avec le contexte de la loi qui prévoit uniquement l’annulation – et non la radiation – en cas de fraude ou d’attribution erronée.
[34]
L’interprétation des défendeurs est davantage compatible avec l’objectif qui consiste à maintenir un seul numéro gouvernemental par personne et à assurer l’uniformité et la simplicité de l’administration du régime, compte tenu des diverses lois fédérales applicables, qui touchent entre autres la fiscalité et les prestations. Ce contexte plus général appuie l’interprétation selon laquelle une fois qu’un NAS a été attribué, il n’est jamais radié et personne n’a le droit d’en demander la radiation.
[35]
Cette interprétation est également compatible avec l’objectif qui consiste à permettre aux particuliers de se prévaloir d’un large éventail de programmes et de prestations, et facilite la perception de l’argent pour les financer.
[36]
L’argument du demandeur selon lequel il entretient une relation volontaire et [traduction] « affranchie »
avec les défendeurs n’est pas fondé. La relation, obligatoire, est prévue par la loi. Le consentement ne joue aucun rôle dans l’obligation d’enregistrement.
[37]
Par conséquent, j’ai conclu que les défendeurs n’avaient pas le pouvoir de radier le NAS du demandeur et que le demandeur n’avait pas le droit de le faire radier. Les observations relatives au mandamus et à toute mesure de réparation similaire ne sont pas pertinentes.
IV.
Conclusion
[38]
La demande de contrôle judiciaire sera rejetée avec dépens de 3 500 $.
JUGEMENT dans le dossier T-73-20
LA COUR ORDONNE le rejet de la présente demande de contrôle judiciaire, avec dépens de 3 500 $.
« Michael L. Phelan »
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Blain McIntosh
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-73-20
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INTITULÉ :
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RICHARD CORY STANCHFIELD c LE MINISTRE DE L’EMPLOI, DU DÉVELOPPEMENT DE LA MAIN-D’ŒUVRE ET DE L’INCLUSION DES PERSONNES HANDICAPÉES, POUR SA MAJESTÉ LA REINE DU CANADA, ET LA COMMISSION DE L’ASSURANCE-EMPLOI DU CANADA, ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ET PIERRE LALIBERTÉ, COMMISSAIRE REPRÉSENTANT LES TRAVAILLEURS ET LES TRAVAILLEUSES, COMMISSION DE L’ASSURANCE-EMPLOI DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 21 AVRIL 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE PHELAN
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DATE DES MOTIFS :
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LE 19 MAI 2021
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COMPARUTIONS :
Richard Stanchfield
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POUR SON PROPRE COMPTE
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Adrienne Copithorne
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie-Britannique)
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POUR LES DÉFENDEURS
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