Date : 20210702
Dossier : IMM‑620‑20
Référence : 2021 CF 703
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 2 juillet 2021
En présence de monsieur le juge Manson
ENTRE :
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SMART AGHADUEKI
AUGUSTA OMON AGHADUEKI
OSAWUESE BERNICE AGHADUEKI
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision défavorable rendue le 27 décembre 2019 à la suite d’un examen des risques avant renvoi [la décision] par un agent d’immigration principal [l’agent], en application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi ].
II.
Contexte
[2]
Le demandeur principal, Smart Aghadueki, son épouse et sa fille [les demandeurs] sont citoyens du Nigéria. Ils ont présenté en 2019 une demande d’examen des risques avant renvoi.
[3]
Les demandeurs ont demandé la protection du Canada pour plusieurs motifs, notamment : (1) la crainte d’être persécutés en raison de leur religion – christianisme; (2) la crise des bergers foulanis– les demandeurs seraient directement touchés par la violence des militants foulanis; (3) l’insécurité généralisée au Nigéria, y compris les meurtres et les enlèvements; (4) les éclosions de fièvre jaune et d’autres maladies; (5) la crainte des demandeurs d’être torturés, détenus et soumis à des traitements inhumains ou dégradants au motif que les autorités nigérianes prendraient connaissance de l’échec de leurs demandes d’asile; (6) la violence fondée sur le sexe au Nigéria.
[4]
Dans une décision datée du 27 décembre 2019, l’agent a rejeté les demandes d’examen des risques avant renvoi. Les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant cette décision et renvoyant l’affaire à un autre agent d’immigration pour nouvel examen.
III.
Décision contestée
[5]
L’agent a conclu que les demandeurs ne répondaient pas aux exigences des articles 96 et 97 de la Loi. Les risques allégués liés à la religion, aux militants foulanis et à la violence fondée sur le sexe ne sont pas nouveaux, selon ce qui est prévu à l’alinéa 113a) de la Loi. En outre, les demandeurs n’ont pas réussi à expliquer raisonnablement pourquoi ces risques n’avaient pas été soulevés lors de l’audience tenue par la Section de la protection des réfugiés.
[6]
Quant aux préoccupations des demandeurs relativement à leur retour au Nigéria comme réfugiés déboutés, l’agent a passé en revue les éléments de preuve concernés et a conclu que les articles n’étaient pas pertinents ou ne faisaient pas état des risques comme le prétendaient les demandeurs. De plus, ils n’ont pas démontré qu’ils seraient touchés personnellement, dans l’avenir, par l’instabilité généralisée du pays et par le risque de fièvre jaune.
IV.
Questions en litige
[7]
Les questions en litige sont les suivantes :
L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant de tenir une audience ou en omettant de fournir des motifs pour justifier cette décision?
La décision était‑elle déraisonnable :
en raison de l’évaluation faite par l’agent de la nouvelle preuve?
compte tenu de l’omission de considérer les éléments de preuve?
V.
Norme de contrôle
[8]
Les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent de se passer d’audience est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Cependant, ils admettent l’existence d’une jurisprudence contradictoire où notre Cour a aussi appliqué la norme de la décision raisonnable aux fins de savoir si une audience était requise dans le cadre d’un examen des risques avant renvoi (Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132 au para 10 [Zmari]). Ceci s’explique par le fait que l’évaluation permettant de déterminer s’il est nécessaire de tenir une audience relève de l’application de l’alinéa 113b) de la Loi et de l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], ce qui soulève une question mixte de droit et de fait (Zmari, précité, au para 12).
[9]
Cela dit, notre Cour a conclu dans la décision Zmari que le fait de savoir si une audience est requise est effectivement une question d’équité procédurale, ce qui commande l’application de la norme de la décision correcte (Zmari, au para 13, citant l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79).
[10]
Je constate que les précédents invoqués par les demandeurs, y compris les arrêts de la Cour suprême du Canada, sont antérieurs à l’arrêt Vavilov (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Dans tous les cas, je conclus que l’issue de l’affaire reste la même, et ce, peu importe la norme de contrôle appliquée.
[11]
La question de savoir si la décision était déraisonnable est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, précité, au para 17; Demesa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 135 aux para 9‑10).
VI.
Analyse
A.
L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant de tenir une audience ou en omettant de fournir des motifs pour justifier cette décision?
[12]
Les demandeurs affirment que l’agent a tiré une conclusion déguisée sur la crédibilité et a de ce fait porté atteinte à leur droit à l’équité procédurale en concluant qu’une audience n’était pas requise et en omettant de fournir des motifs pour justifier cette décision.
[13]
Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas satisfait aux exigences de l’article 167 du Règlement. Il n’y avait pas de doute quant à la crédibilité. En outre, l’agent a considéré que les demandeurs n’avaient pas démontré la présence de nouveaux risques. Il était patent que les facteurs prescrits n’avaient pas été remplis. Par conséquent, rien ne justifiait la tenue d’une audience.
[14]
L’article 167 du Règlement est ainsi rédigé :
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[15]
Les demandeurs ne se voient pas accorder une audience de plein droit. La décision de l’agent relève de son pouvoir discrétionnaire, eu égard aux facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement et à l’alinéa 113b) de la Loi, dont voici le libellé :
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[16]
Les facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement sont conjonctifs, « c’est‑à‑dire que la tenue d’une audience est généralement requise si des éléments de preuve importants pour la prise de la décision soulèvent des doutes quant à leur crédibilité et que ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande soit accueillie »
(Strachn c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 984 au para 34). Lorsque tous les facteurs prévus aux trois alinéas de l’article 167 du Règlement sont remplis, une audience peut être requise, sous le régime de l’alinéa 113b) de la Loi (Cromhout c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1174 aux para 36‑37).
[17]
Les demandeurs ont expressément sollicité la tenue d’une audience au paragraphe 45 de leurs observations sur l’examen des risques avant renvoi. Cependant, je considère que la crédibilité n’était pas en litige, que ce soit en termes explicites ou de façon déguisée, et le facteur prévu à l’alinéa 167a) n’était pas satisfait.
[18]
L’agent a manifestement évalué l’ensemble des six motifs soulevés par les demandeurs. En ce qui concerne les risques allégués fondés sur la religion, les militants foulanis et la violence fondée sur le sexe, l’agent a estimé qu’il ne s’agissait pas de nouveaux risques, comme l’exige l’alinéa 113a) de la Loi. En ce qui a trait aux préoccupations alléguées par les demandeurs concernant les risques associés à leur statut de réfugiés déboutés au Nigéria, l’agent a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve pour satisfaire aux exigences des articles 96 et 97 de la Loi. De plus, les demandeurs avaient omis de démontrer qu’ils seraient personnellement touchés dans l’avenir par l’instabilité généralisée du Nigéria et par le risque de fièvre jaune. L’agent n’a pas remis en question la crédibilité des demandeurs, en termes explicites. Une telle conclusion ne ressort pas non plus à la suite de l’examen du fondement de sa décision
[19]
Les motifs de l’agent montrent que les facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement ne sont pas satisfaits, ce qui fait en sorte d’annihiler toute possibilité de la tenue d’une audience selon l’alinéa 113b) de la Loi. L’agent n’était pas tenu de fournir ses motifs en réponse à la demande explicite des demandeurs puisque la crédibilité n’était pas en cause dans sa décision. Ces circonstances se distinguent de celles des précédents sur lesquels s’appuient les demandeurs (Montesinos Hidalgo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1334 aux para 20‑21; Zemo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 800 au para 18).
B.
La décision était‑elle déraisonnable?
[20]
Les demandeurs prétendent que l’agent a omis d’apprécier à leur juste valeur les nouveaux risques soulevés, lesquels n’avaient pas été exposés devant la Section de la protection des réfugiés. Les demandeurs allèguent aussi que l’agent a omis de prendre en compte des éléments de preuve lorsqu’il a évalué les risques qu’ils encourent. Ils affirment qu’en tant que fermiers chrétiens, ils sont personnellement exposés à une attaque des militants foulanis et qu’ils ne jouissent ni de la protection de l’État ni d’une possibilité de refuge intérieur.
[21]
L’agent d’examen des risques avant renvoi doit faire preuve de retenue à l’égard de la décision de la Section de la protection des réfugiés. Un examen des risques avant renvoi doit être « un examen de risques, qui est fondé sur des faits ou des éléments de preuve nouveaux »
. (Tran c Canada (Sécurité publique et de la protection civile), 2010 CF 175 au para 12; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 au para 12 [Raza]). La compétence de cet agent est balisée comme suit par l’alinéa 113a) de la Loi et par l’exigence d’une nouvelle preuve :
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[22]
La Cour d’appel fédérale a précisé les questions qu’un agent d’examen des risques avant renvoi peut aborder à propos de la nouvelle preuve offerte, et ce, en vertu de l’alinéa 113a) de la Loi. Lorsqu’il s’agit de la « nouveauté »
de la nouvelle preuve en question, la Cour d’appel fédérale s’est exprimée ainsi (Raza, précité, au para 13) :
3. Nouveauté: Les preuves sont‑elle nouvelles, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes :
i. à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?
ii. à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?
iii. à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?
Dans la négative, il n’est pas nécessaire de la considérer.
[23]
Les éléments de preuve peuvent être écartés au motif qu’ils ne satisfont pas au critère de la « nouveauté »
(Raza, au para 15). Les demandeurs n’ont pas su fournir une explication raisonnable pour justifier l’omission de déposer certains éléments de preuve déjà existants lors de l’audience tenue devant la Section de la protection des réfugiés. L’agent a conclu comme suit :
[traduction]
[…] Les demandeurs n’ont pas présenté de motifs adéquats pour expliquer pourquoi ces risques n’ont pas été soulevés durant les audiences devant la SPR. L’information à l’égard de ceux‑ci était clairement disponible. J’ai analysé les rapports de Human Rights Watch World de 2017 à 2019 et il ne semble pas y avoir de changement appréciable qui pourrait justifier leur prise en compte comme nouveaux risques. Ces risques existaient avant l’audience de la SPR où ils n’ont pas été soulevés et les demandeurs n’ont pas su expliquer raisonnablement pourquoi. Les rapports objectifs sur les conditions dans le pays montrent que ces risques demeurent substantiellement les mêmes. Par conséquent, je considère qu’il n’existe pas de nouveaux risques.
[24]
Je n’ai rien pu voir dans la preuve ou dans les observations qui contredit ces conclusions. L’analyse sélective de la preuve documentaire faite par les demandeurs n’est pas appuyée par une lecture contextuelle de celle‑ci. Je signale aussi la thèse du défendeur qui dit qu’un examen des risques avant renvoi n’est pas le moyen approprié pour scinder la preuve. Bien que ses propos concernent le paragraphe 110(4) de la Loi, la Cour d’appel fédérale a statué ce qui suit, après avoir souligné les similarités entre le paragraphe 110(4) et l’alinéa 113a) de la Loi (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 au para 50) :
[50] Tel que l’a noté la Cour suprême dans l’arrêt Palmer, il existe un principe judiciaire bien établi suivant lequel la preuve et les questions en litige doivent être exhaustivement introduites et traitées à l’étape du procès en matière criminelle ou de la première instance en matière civile. Au fur et à mesure qu’une affaire progresse, les questions en litige doivent normalement être davantage circonscrites; or, l’introduction d’une preuve nouvelle aura plutôt pour effet d’élargir l’étendue du débat. C’est ce que soulignait avec beaucoup d’à‑propos la SAR, au paragraphe 20 de ses motifs :
Le fait que des éléments de preuve corroborent des faits, contredisent des conclusions de la SPR ou qu’ils précisent la preuve dont celle‑ci était saisie ne fait pas d’eux une « preuve nouvelle » au sens du paragraphe 110(4) de la Loi. Si tel était le cas, les demandeurs d’asile pourraient diviser leur preuve et présenter devant la SAR à l’étape de l’appel des éléments qui auraient pu l’être dès le départ devant la SPR. Or, à mon avis, c’est précisément ce que le paragraphe 110(4) de la Loi vise à empêcher.
[25]
Pour des motifs similaires, je considère qu’il n’a pas été démontré que l’agent a fait fi d’éléments de preuve pertinents.
VII.
Conclusion
[26]
Pour les motifs qui précèdent, la demande est rejetée.
[27]
Aucune question n’est à certifier.
VIII.
Annexe A – Dispositions pertinentes
[28]
Les articles 96 et 97 de la Loi sont ainsi rédigés :
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[29]
De plus, les alinéas 113a) et 113b) prévoient ce qui suit :
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[30]
L’article 167 du Règlement est rédigé en ces termes :
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JUGEMENT dans le dossier IMM‑620‑20
LA COUR STATUE que :
La présente demande est rejetée;
Aucune question n’est à certifier.
« Michael D. Manson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Semra Denise Omer
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑620‑20
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INTITULÉ :
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SMART AGHADUEKI, AUGUSTA OMON AGHADUEKI, ET OSAWUESE BERNICE AGHADUEKI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 28 JUIN 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE MANSON
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DATE DES MOTIFS :
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LE 2 JUILLET 2021
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COMPARUTIONS :
Ajijola Olayiwola‑Fagbemi
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POUR LES DEMANDEURS
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Nur Muhammed‑Ally
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ajijola Olayiwola‑Fagbemi
Avocate
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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