Dossier : T‑88‑21
Référence : 2021 CF 543
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 3 juin 2021
En présence de monsieur le juge Fothergill
RECOURS COLLECTIF — ENVISAGÉ
ENTRE :
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MARTHA KAHNAPACE et MME UNETELLE
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demanderesses
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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I.
Survol
[1]
Le défendeur, le procureur général du Canada [le PGC], a présenté une requête à être examinée sur dossier suivant l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], en vue d’obtenir conformément à l’article 8 une ordonnance prorogeant le délai pour la signification et le dépôt de sa défense. Le PGC propose de déposer sa défense seulement après que la Cour aura rendu sa décision finale sur la requête en autorisation des demanderesses.
[2]
Pour les motifs exposés ci‑après, la requête sera accueillie.
II.
Le contexte
[3]
La déclaration des demanderesses concernant le présent recours collectif envisagé a été déposée le 11 janvier 2021. Selon la déclaration, les groupes envisagés sont les suivants : les détenues autochtones, les détenues, les détenus autochtones et tous les détenus des établissements correctionnels fédéraux à sécurité moyenne ou maximale dont la cote de sécurité a été déterminée au moyen de l’Échelle de classement par niveau de sécurité [l’ECNS]. L’ECNS est un instrument normalisé comportant 12 éléments, qui est utilisé pour attribuer une note ou un pointage aux détenus incarcérés dans les établissements du Service correctionnel du Canada [le SCC] en fonction du risque qu’ils présentent pour le public et en établissement.
[4]
Martha Kahnapace, l’une des représentantes demanderesses proposées, est une Autochtone autrefois détenue dans un établissement fédéral, qui a été mise en liberté en 2013. L’autre représentante demanderesse proposée, à être nommée en plus de Mme Kahnapace ou à sa place, est désignée sous le nom de « Mme Unetelle »
, et on la décrit comme étant une [traduction] « détenue incarcérée, autrefois et actuellement, dans un établissement correctionnel fédéral, et qui a été surclassée en raison de l’ECNS »
.
[5]
Selon la déclaration, le SCC utilise l’ECNS pour déterminer le placement des détenus dans des établissements à sécurité minimale, moyenne ou maximale, en sachant qu’il désavantage les détenus autochtones et les détenues. En outre, selon la déclaration, l’ECNS surclasse les détenus autochtones et les détenues en leur attribuant des cotes de sécurité plus élevées, et l’utilisation de cette échelle par le SCC contrevient à sa loi habilitante et porte atteinte aux droits que les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte], garantissent aux membres des groupes envisagés.
[6]
Les demanderesses sollicitent des réparations, notamment une injonction, des dommages‑intérêts généraux, des dommages‑intérêts spéciaux, des dommages‑intérêts exemplaires et punitifs, un jugement déclaratoire, ainsi que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte.
III.
Les thèses des parties
A.
Le PGC
[7]
Le PGC affirme que la prorogation du délai pour le dépôt de sa défense jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue sur la requête en autorisation favoriserait la réalisation de l’objectif des Règles, à savoir « apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible »
(article 3).
[8]
Il soutient que sa défense n’aiderait pas la Cour à trancher la question de l’autorisation. L’objectif de l’audience relative à l’autorisation consiste à juger si une action doit être autorisée comme recours collectif, et non à examiner les demandes au fond.
[9]
En outre, il affirme que la prorogation du délai pour le dépôt de la défense ne causera aucun préjudice aux demanderesses. Aucune contestation quant à la compétence de la Cour sur les causes de l’action ou l’objet du litige n’est anticipée.
[10]
Le PGC soutient que la défense n’a aucune incidence sur le premier critère applicable à l’autorisation, soit la question de savoir si la déclaration révèle des causes d’action valables, lequel critère est jugé à la lumière de la déclaration uniquement (citant Always Travel Inc. c Air Canada, 2003 CFPI 212 au para 6). Les autres critères relatifs à l’autorisation sont fondés sur la preuve, laquelle n’est pas fournie dans la défense (citant Nation Crie Poundmaker c Canada, 2017 CF 447 [Poundmaker] au para 34).
[11]
Le PGC soutient que, si le recours collectif envisagé est autorisé, une défense simplifiée, répondant pleinement aux causes d’action et aux points communs, pourra être rédigée et déposée sans retard excessif.
B.
Martha Kahnapace et Mme Unetelle
[12]
Les demanderesses affirment que la défense est essentielle pour trancher la requête en autorisation. Sans la défense, la Cour ne peut savoir si le PGC invoquera l’article premier de la Charte pour démontrer que les atteintes alléguées des articles 7 et 15 sont justifiées. De plus, la Cour ne peut savoir si le PGC entend faire valoir qu’une réparation ne peut être accordée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, ou qu’il existe des facteurs faisant contrepoids en raison desquels une telle réparation ne serait pas convenable et juste.
[13]
Elles soutiennent qu’elles seront lésées si le PGC est autorisé à retarder le dépôt de sa défense jusqu’après l’autorisation. Si aucune défense n’est déposée, la Cour ne peut pas apprécier les points communs de fait et de droit découlant de l’article premier et du paragraphe 24(1) de la Charte en mettant en balance les points communs et les points individuels. Cette difficulté peut faire pencher injustement la balance en défaveur des demanderesses.
IV.
Analyse
[14]
Rien n’est prévu dans les Règles quant à la possibilité de déposer une défense après le prononcé de la décision sur la requête en autorisation d’un recours collectif envisagé. Selon l’article 204, le défendeur conteste l’action en signifiant et en déposant sa défense dans les 30 jours après avoir reçu signification de la déclaration, si cette signification a été faite au Canada. Selon l’article 8, la Cour peut, sur requête, proroger ou abréger tout délai prévu par les présentes règles ou fixé par ordonnance.
[15]
Dans la décision Poundmaker, la juge Cecily Strickland a fourni le cadre utile suivant qui permet de statuer sur les requêtes en prorogation du délai pour le dépôt d’une défense jusqu’à ce que soit tranchée la requête en autorisation (au para 30, citations omises) :
i) la question de savoir si un défendeur doit présenter une défense avant l’audience [relative à l’]autorisation est [une question qui intéresse purement l’exercice du pouvoir discrétionnaire] judiciaire;
ii) la question de savoir si ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé dépend des faits de l’affaire et doit être [examinée] de manière souple et libérale, en [cherchant à concilier] efficacité et équité;
iii) bien que la prorogation du [délai applicable au] dépôt semble être une pratique ou [un usage courant], elle n’est pas [accordée de façon] automatique et ne [va pas de soi] […] et le fardeau de la preuve incombe à la partie requérante;
iv) sur ce point, la requête doit être fondée sur des motifs [valables] qui doivent généralement [être étayés par des éléments de preuve], même si la Cour peut recourir au contenu de la déclaration lorsque les circonstances l’y autorisent;
v) voici quelques facteurs à prendre en compte dans l’examen d’une requête de ce genre :
a. la question de savoir si [la] défense servira à la Cour à ce stade de la procédure. En d’autres termes, [la] défense est‑[elle] essentiel[le] pour trancher les questions [qui doivent être examinées dans le cadre] de la requête en autorisation ou est‑[elle] susceptible d’être utile à la Cour;
b. la question de savoir si [la réparation demandée permettra d’]apporter une solution au litige qui [soit] juste et la plus expéditive et économique possible;
c. la pertinence des facteurs contextuels que sont la nature des actes de procédure et les droits revendiqués;
d. la complexité de l’affaire;
e. le temps et le travail nécessaires à la préparation [de la] défense;
f. la possibilité que [la] défense [doive] être entièrement reformulé[e] en fonction de l’issue de l’audience [relative à l’]autorisation;
g. l’existence d’un préjudice évident à l’égard du demandeur.
[16]
La plupart des facteurs relevés dans la décision Poundmaker militent en faveur d’une décision faisant droit à la requête du PGC en prorogation du délai pour la signification et le dépôt de sa défense jusqu’à ce qu’il soit statué sur la requête en autorisation. La question de savoir si la déclaration révèle une cause d’action valable doit être tranchée en fonction de la déclaration elle‑même. Les autres critères applicables à l’autorisation seront évalués en fonction de la preuve et des arguments, et non des actes de procédure.
[17]
Il n’est pas rare que la thèse exposée par les demandeurs évolue au fur et à mesure des étapes qui mènent l’action à l’autorisation en tant que recours collectif, et même au moment de la requête en autorisation ou après celle‑ci (Dugal c Manulife Financial Corp, 2011 ONSC 6761 au para 13). La défense déposée avant la requête en autorisation des demanderesses pourrait donc devoir être substantiellement modifiée après la décision finale sur la requête en autorisation.
[18]
Le PGC souligne que Mme Kahnapace n’est membre d’aucun des quatre groupes envisagés décrits dans la déclaration. Si Mme Unetelle est nommée représentante demanderesse, en plus de Mme Kahnapace ou à sa place, des faits importants propres à sa situation devront être invoqués. Le PGC sera dans ce cas tenu de modifier sa défense pour répondre aux nouvelles allégations.
[19]
Dans l’éventualité où le recours collectif envisagé ne serait pas autorisé, et où les demandes seraient plutôt instruites en tant qu’actions individuelles, les défenses qui auront été produites avant l’autorisation auront inutilement répondu aux allégations visant l’ensemble des groupes. La préparation de la défense avant l’autorisation exigera du PGC qu’il consacre des ressources substantielles, qu’il le fasse en double ou même inutilement si les demandes présentées par les demandeurs sont substantiellement reformulées après l’autorisation, ou si le recours n’est pas autorisé du tout.
[20]
Selon le PGC, la question de fait qui consiste à déterminer si l’ECNS surclasse certaines catégories de détenus peut avoir des conséquences d’une grande ampleur pour l’administration des établissements correctionnels. La préparation de la défense exigera de vastes consultations et la synthèse d’un large éventail de données empiriques et statistiques concernant la validité de l’ECNS et ses effets sur les populations carcérales de tout le Canada. Les questions juridiques liées à la loi habilitante du SCC, et la question de savoir si l’utilisation de l’ECNS porte atteinte aux articles 7 et 15 de la Charte sont, pour reprendre les termes du PGC, [traduction] « loin d’être des questions d’une complexité ordinaire »
.
[21]
La principale objection des demanderesses à la requête du PGC en vue de proroger le délai pour le dépôt de sa défense concerne les moyens de défense possibles fondés sur l’article premier et sur le paragraphe 24(1) de la Charte. Selon elles, advenant que le recours collectif envisagé soit autorisé en l’absence d’une défense, et que le PGC dépose ensuite une défense dans laquelle il invoque des moyens fondés sur l’article premier et le paragraphe 24(1), une autre requête devra être présentée pour l’autorisation des points communs de fait et de droit découlant de ces moyens. Je ne suis pas de cet avis.
[22]
Dans la décision Poundmaker, la juge Strickland a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel un moyen de prescription, si le défendeur entend l’invoquer, doit être allégué afin de pouvoir devenir un point commun. À son avis, l’examen des points communs repose sur la preuve, laquelle n’est pas fournie dans la défense (Poundmaker aux para 13 et 34).
[23]
De même, dans les décisions Tippett c Canada, 2019 CF 869, et Liang c Canada, 2020 CF 1073, la Cour a autorisé des recours collectifs dans lesquels les demandeurs sollicitaient des dommages‑intérêts en vertu de la Charte sans exiger le dépôt de la défense. Parmi les points communs autorisés dans les deux recours, il y avait celui de savoir si les atteintes alléguées à la Charte pouvaient se justifier au regard de l’article premier et, dans la négative, si l’octroi de dommages‑intérêts en vertu du paragraphe 24(1) constituait une réparation convenable et juste.
[24]
Par conséquent, j’estime qu’à la présente étape des procédures, la prorogation du délai pour la signification et le dépôt de la défense jusqu’à ce que soit rendue la décision finale sur la requête en autorisation ne causera aucun préjudice aux demanderesses, et contribuera à rendre une décision dans le cadre du présent recours collectif envisagé qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. Tout comme celle dans la décision Poundmaker, la présente conclusion pourra être modifiée sur autorisation de la Cour si, au fur et à mesure de l’évolution de l’affaire, l’utilité d’exiger le dépôt de la défense est rendue évidente.
V.
Conclusion
[25]
Il sera fait droit à la requête du PGC en vue d’obtenir une ordonnance, conformément à l’article 8 des Règles, prorogeant le délai pour la signification et le dépôt de sa défense jusqu’à ce que soit rendue la décision finale sur la requête en autorisation des demanderesses. Conformément au paragraphe 334.39(1) des Règles, aucuns dépens ne seront accordés.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. Le délai pour la signification et le dépôt de la défense du défendeur dans le présent recours collectif envisagé est, sauf ordonnance contraire de la Cour, prorogé jusqu’à 30 jours après le prononcé de la décision finale sur la requête en autorisation, si cette requête est accueillie.
2. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Simon Fothergill »
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑88‑21
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INTITULÉ :
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MARTHA KAHNAPACE et MME UNTELLE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LE DOSSIER DE REQUÊTE DES DEMANDERESSES EST DATÉ DU 28 AVRIL 2021.
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ordONNANCE ET MOTIFS :
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LE JUGE fothergill
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DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :
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LE 3 JUIN 2021
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OBSERVATIONS ÉCRITES :
Alison Brown
Julio Paoletti
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POUR LES DEMANDERESSES
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Jason Gratl
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUR LES DEMANDERESSES
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Gratl & Company
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUR LE DÉFENDEUR
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