Dossier : IMM‑6282‑19
Référence : 2021 CF 524
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 2 juin 2021
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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JAGTAR SINGH SARAN
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, Jagtar Singh Saran, est citoyen de l’Inde. Au début de 2019, il a épousé Sukhjit Saran Kaur, également citoyenne de l’Inde, qui travaille au Canada grâce à un permis de travail postdiplôme. M. Saran a présenté une demande de permis d’emploi ouvert pour époux au titre du programme de mobilité internationale. Il s’agissait de sa deuxième demande de permis de travail. Il a également présenté trois demandes de visa de résident temporaire, qui ont toutes été refusées.
[2]
Sa demande la plus récente a été refusée après que le couple eut passé une entrevue avec une agente des visas au Haut‑commissariat du Canada à New Delhi, en Inde. L’agente a remis en cause l’authenticité de leur mariage et a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada pendant cinq ans pour fausses déclarations, conformément aux alinéas 40(1)a) et 40(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agente du 1er octobre 2019.
[3]
Bien que le demandeur attaque la raisonnabilité et le manque d’équité procédurale de la décision de l’agente, je considère que la question déterminante en l’espèce concerne plutôt un manquement à l’équité procédurale en raison d’une crainte raisonnable de partialité, eu égard aux affidavits présentés à l’appui par le demandeur et son épouse qui sont détaillés plus bas. Les parties s’entendent sur la norme de contrôle applicable. Les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte ou sont soumis à un « exercice de révision […] [
TRADUCTION
] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte” même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée »
: Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54. La cour de révision doit surtout se demander si le processus était équitable, puisque l’obligation d’équité procédurale est variable, souple et tributaire du contexte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 77.
[4]
Au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur et son épouse ont chacun déposé un affidavit à propos de ce qui était survenu à l’audience tenue par l’agente. Vu les principes applicables énoncés dans l’arrêt Access Copyright, je juge que cette preuve est admissible puisqu’elle est pertinente quant à la question de l’équité procédurale soulevée en l’espèce. Toute preuve qui n’a pas été présentée au décideur est généralement inadmissible lors d’un contrôle judiciaire : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright] au para 19; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 au para 17. Or, lorsque les éléments de preuve permettent de l’éclairer sur les circonstances générales du contrôle judiciaire, lorsqu’ils sont pertinents au regard d’une question d’équité procédurale ou de justice naturelle, ou lorsqu’ils font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur, la Cour peut faire une exception et accepter la preuve en question : Access Copyright, précité, au para 20.
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Outre le fait qu’il allègue que les notes de l’entrevue ne reproduisent pas adéquatement ses réponses, M. Saran affirme que : (i) l’agente a chassé l’interprète qui l’accompagnait avant que l’entrevue ne commence; (ii) elle a mené l’entrevue en hindi et non en pendjabi comme il a été déclaré dans les notes du Système mondial de gestion des cas [le SMGC], lesquelles sont intégrées aux motifs de la décision; (iii) l’agente lui a coupé la parole avant qu’il ne puisse terminer certaines de ses réponses; (iv) elle lui a intimé de parler lentement pour ensuite lui reprocher de prendre trop de temps pour répondre; (v) elle a été grossière, leur a dit qu’elle ne voulait plus les écouter, a décidé qu’elle n’avait plus de temps pour eux, leur a dit d’aller se faire voir, a invité quelqu’un à entrer dans la pièce alors qu’ils s’y trouvaient encore et a menacé le demandeur d’interdiction de territoire pendant cinq ans s’ils ne se retiraient pas.
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L’épouse du demandeur attaque elle aussi l’exactitude des notes qui traitent de ses réponses. Elle allègue que : (i) l’agente lui a demandé de parler plus lentement, pour ensuite lui reprocher de s’attarder volontairement à répondre lorsqu’elle a obtempéré; (ii) lorsqu’elle et son mari sont retournés ensemble dans la salle de l’entrevue (ils ont été interrogés séparément), l’agente lui a dit de ne pas parler même si elle avait été convoquée à l’entrevue; (iii) l’agente a été très grossière, leur a dit d’aller se faire voir et a menacé le demandeur d’interdiction de territoire pendant cinq ans s’ils ne quittaient pas la pièce.
[7]
Je conviens avec le demandeur qu’il est improbable qu’un agent admette, dans les notes du SMGC, une conduite semblable à celle décrite par le demandeur et son épouse dans leurs affidavits. Le défendeur soutient que les notes du SMGC qui ont été consignées au moment de l’entrevue ont prépondérance sur des affidavits ultérieurs : Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1139 au para 13. Selon moi, cette préférence dépend des circonstances. Par exemple, je remarque que, dans l’affaire Sidhu, les deux parties ont déposé une nouvelle preuve, soit deux affidavits sur lesquels les deux déposants ont été contre‑interrogés. En outre, le juge Gleeson était prêt à examiner la nouvelle preuve du demandeur relative à son argument selon lequel le processus était inéquitable sur le plan de la procédure : Sidhu, au para 15.
[8]
Lors de l’audience, le défendeur a également cherché à s’appuyer sur la décision de notre Cour dans l’affaire Cabral où le juge Zinn a établi qu’« [i]l n’était pas nécessaire, comme les demandeurs le soutiennent, que chacun des agents qui a rendu l’une des différentes décisions dépose un affidavit »
: Cabral c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1040 [Cabral] au para 10. Cependant, dans le même paragraphe, le juge Zinn a aussi conclu que « la preuve issue des notes du SMGC peu[t] être contredit[e] par une preuve directe présentée par les demandeurs »
.
[9]
Le défendeur plaide que les notes du SMGC devraient avoir prépondérance parce qu’elles ont été consignées au moment des entrevues, tandis que les affidavits du demandeur et de son épouse ont été rédigés environ cinq mois après les entrevues. Cependant, j’estime que si les entrevues ont été menées de la façon décrite dans les affidavits, le demandeur et sa femme auraient cette expérience bien en mémoire. De plus, le défendeur a admis que si les entrevues se sont déroulées de la manière décrite, alors la conduite de l’agente des visas était scandaleuse et constituait un comportement inconvenant. Ce qui me trouble dans l’effort que fait le défendeur pour jeter le doute sur le récit factuel du demandeur et de son épouse est que celui‑ci ne les a pas contre‑interrogés sur leurs affidavits et qu’il n’a pas non plus déposé d’affidavit souscrit par l’agente des visas. La nouvelle preuve du demandeur n’est donc pas contredite.
[10]
Dans les circonstances de l’espèce, je conclus donc que le demandeur a démontré une crainte raisonnable de partialité. Selon la juge Strickland, le critère relatif à la crainte raisonnable de partialité consiste à se demander « à quelle conclusion arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? Cette personne penserait‑elle probablement que le décideur, de manière consciente ou inconsciente, ne rendrait pas une décision juste? (Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25 »
: Sandhu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 889 [Sandhu] au para 61. Il existe une présomption réfutable selon laquelle les membres de tribunaux agiront de manière équitable et impartiale. Un simple soupçon de partialité ne suffit pas; la personne qui allègue la partialité doit établir une probabilité réelle de partialité et le seuil à franchir pour conclure à une partialité réelle ou apparente est élevé.
[11]
À mon avis, la nouvelle preuve du demandeur suffit à franchir ce seuil élevé. Les témoignages directs et non contredits que donnent par affidavit le demandeur et son épouse démontrent à tout le moins l’existence d’une partialité apparente de la part de l’agente des visas, qui justifie l’intervention de la Cour. J’accueille donc la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision de l’agente des visas est annulée. L’affaire sera renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il tienne une nouvelle entrevue et statue à nouveau sur le dossier.
[12]
Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale aux fins de certification et je conviens que les circonstances de la présente affaire n’en soulèvent aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑6282‑19
LA COUR STATUE que :
La décision de l’agente des visas du 1er octobre 2019 est annulée.
L’affaire sera renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il tienne une nouvelle entrevue et statue à nouveau sur le dossier.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Semra Denise Omer
Annexe A : Dispositions pertinentes
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑6282‑19
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INTITULÉ :
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JAGTAR SINGH SARAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 17 MAI 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 2 JUIN 2021
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COMPARUTIONS :
Felix Chakirov
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POUR LE DEMANDEUR
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Neeta Logsetty
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Robert Blanshay
Blanshay Law
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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