Date : 20210323
Dossier : IMM‑3609‑19
Référence : 2021 CF 251
[traduction française]
Ottawa (Ontario), le 23 mars 2021
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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KOKOU MAWLOLO KOKOU MAWULOLO EZOU
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, monsieur Ezou, sollicite l’annulation de la décision rendue par un agent de migration (l’agent) qui a rejeté sa demande de résidence permanente à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières. Il soutient que la décision est déraisonnable pour un certain nombre de raisons.
[2]
C’est aussi mon avis. La décision de l’agent ne remplit pas le critère de la décision raisonnable lorsqu’est appliqué le cadre énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[3]
Le demandeur est un citoyen du Togo qui appartient au groupe ethnique ewe. Il a fui le Togo en 1993 parce que sa famille et lui avaient été pris pour cible par le parti au pouvoir de ce pays. Il s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention par le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et par le gouvernement du Ghana.
[4]
L’archidiocèse de Toronto a déposé, en décembre 2016, une demande en vue de parrainer le demandeur pour qu’il obtienne la résidence permanente au Canada. Le demandeur a été convoqué en entrevue dans le cadre de cette demande le 15 mars 2019, et la demande de réinstallation a été rejetée par une lettre de décision en date du 28 mars 2019.
[5]
La lettre de décision commence en ces termes :
[traduction]
J’ai procédé à l’appréciation de votre demande de visa de résident permanent au Canada en tant que membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières. J’ai conclu que vous ne répondez pas aux critères exigés pour immigrer au Canada.
[6]
Après la citation des dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, qui s’appliquent, la lettre se poursuit en ces termes :
[traduction]
Après avoir apprécié minutieusement tous les facteurs se rapportant à votre demande, je ne suis pas convaincu que vous appartenez à l’une ou l’autre des catégories mentionnées précédemment étant donné que. Par conséquent, vous ne satisfaites pas aux conditions de cette disposition.
[7]
La lettre se termine de la façon suivante : [traduction] « Après avoir examiné votre demande, je ne suis pas convaincu que vous répondez aux exigences de la Loi et du Règlement pour les motifs expliqués précédemment. Par conséquent, je rejette votre demande »
.
[8]
Lorsque le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision, les notes que l’agent avait versées dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC) ont été communiquées, conformément à la pratique établie. Les notes montrent que l’agent s’est fondé sur un certain nombre de facteurs pour rendre sa décision de rejeter la demande, notamment : (i) le fait que le demandeur a déclaré qu’il [traduction] « ne se souvenait comment il avait été persécuté au Togo »
; (ii) son affirmation selon laquelle son père avait été persécuté pour son appartenance à un parti politique associé à des incidents qui s’étaient produits bien des années auparavant; (iii) le parti politique est toujours actif au Togo et a déjà été au pouvoir dans ce pays.
[9]
L’agent s’est aussi fondé sur de l’information relative à des initiatives d’intégration locale instaurées par le HCR et le gouvernement du Ghana, et a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à des risques selon ces initiatives d’intégration et d’autres informations non précisées qu’il détenait en ce qui concerne la situation au Togo. L’agent a rejeté la demande.
[10]
Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision en soutenant que : (i) l’agent a commis une erreur de droit fondamentale en ce qui concerne le critère relatif à la protection des réfugiés; (ii) la décision de l’agent n’est pas transparente et intelligible parce qu’elle incite le lecteur à s’interroger sur le raisonnement de l’agent à l’égard de questions fondamentales; (iii) la décision de l’agent repose sur une interprétation sélective des éléments de preuve; (iv) la décision de l’agent est fondée sur des considérations qui ne sont pas pertinentes.
[11]
Je n’ai pas à analyser chacune de ces préoccupations parce que je conclus que la question déterminante en l’espèce est le caractère inapproprié de la lettre de décision qui a été transmise au demandeur.
[12]
La norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Selon le cadre d’analyse qui a été défini dans l’arrêt Vavilov, « les motifs écrits fournis par le décideur administratif servent à communiquer la justification de sa décision. Toute méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse avant tout aux motifs de la décision »
(Vavilov, au para 84).
[13]
En règle générale, une décision raisonnable est une décision « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). Selon cette approche, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision »
(mis en évidence dans l’original, Vavilov au para 86).
[14]
Le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov exige que la cour de révision prenne en compte un certain nombre de facteurs, dont le contexte décisionnel et le contexte administratif. Les motifs écrits ne doivent pas être jugés « au regard d’une norme de perfection »
(Vavilov, au para 91), et l’historique de l’instance, de même que les éléments de preuve et les observations formulées par les parties, doivent être pris en compte dans l’appréciation du caractère raisonnable de la décision.
[15]
Ce cadre de contrôle judiciaire est enraciné dans le principe fondamental voulant que le contrôle judiciaire vise à maintenir la primauté du droit tout en respectant le choix fait par le gouvernement démocratiquement élu que certaines décisions reviennent aux décideurs administratifs. De plus, il met l’accent sur « la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel »
(Vavilov, au para 2). L’un des aspects clés de cette affirmation est énoncé dans l’extrait qui suit de la décision de la majorité dans l’arrêt Vavilov :
[95] Cela dit, les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet. Il serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie.
[96] Lorsque, même s’ils sont interprétés en tenant dûment compte du contexte institutionnel et du dossier, les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative. Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines, par. 26‑28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. Cela reviendrait également à adopter une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui serait axée uniquement sur le résultat de la décision, à l’exclusion de la justification de cette décision. Dans la mesure où des arrêts comme Newfoundland Nurses et Alberta Teachers ont été compris comme appuyant une telle conception, cette compréhension est erronée.
[16]
Après avoir appliqué ce cadre, je conclus que la décision est déraisonnable.
[17]
Dans maintes décisions antérieures, la Cour a conclu que les notes de l’agent figurant dans le SGMC font partie de la décision visée par le contrôle, de sorte qu’une lettre type ou très succincte adressée à un demandeur devrait être analysée à la lumière de ce qui est mentionné dans la lettre et dans les notes consignées par l’agent dans le SMGC (Rabbani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 257 au para 35 [Rabbani]).
[18]
Dans bien des cas, les demandeurs ont soutenu que des erreurs dans la lettre ou des contradictions entre le contenu de la lettre et les notes dans le SMGC étaient suffisantes pour annuler une décision. Dans certains cas, la Cour en a convenu (voir, p. ex., les décisions Mohitian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1393; Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 636). Toutefois, dans d’autres affaires, la Cour a rejeté de telles affirmations parce que les contradictions relevées étaient des erreurs de transcription sans importance et que le demandeur connaissait les préoccupations de l’agent. Même si de telles erreurs pouvaient dénoter « un manque d’attention ou une façon de procéder expéditive »
, cela ne portait pas en soi un coup fatal à la décision puisque le dossier montrait que le demandeur était au courant des véritables préoccupations de l’agent (Rabbani, au para 39, citant Ekpenyong c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1245 au para 24 [Ekpenyong]).
[19]
En l’espèce, comme il est mentionné précédemment, le passage clé de la décision de l’agent est ainsi libellé [traduction] : « Après avoir apprécié minutieusement tous les facteurs se rapportant à votre demande, je ne suis pas convaincu que vous appartenez à l’une ou l’autre des catégories mentionnées précédemment étant donné que. Par conséquent, vous ne satisfaites pas aux conditions de cette disposition »
(non souligné dans l’original). Il s’agit manifestement d’une erreur – l’agent a en quelque sorte omis d’inclure la justification ou l’explication pour le rejet de la demande.
[20]
En raison de cette erreur malencontreuse, la lettre de décision contient une lacune fondamentale. « Il est bien connu qu’il n’est pas nécessaire que la lettre qui renferme la décision fasse état de tous les motifs de la décision »
et « [p]our cette raison, les notes versées au [SMGC] font partie intégrante des motifs »
(Ziaei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1169). Cela ne signifie toutefois pas que les notes consignées dans le SMGC constituent l’intégralité des motifs d’une décision faisant l’objet d’un contrôle.
[21]
Peu importe si les agents des visas utilisent un gabarit pour rendre leurs décisions (voir la décision Ekpenyong) ou un document comportant des cases à cocher prévoyant un éventail de motifs possibles, dont certaines ont été « cochées »
(voir la décision Wardak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 582), la lettre de décision doit, à tout le moins, expliquer « en termes généraux les motifs de la décision »
(Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1298 au para 18 [Wang]).
[22]
Faute d’une explication dans la lettre type qu’a utilisée l’agent pour communiquer au demandeur les fondements du refus, il ne revient pas à la Cour d’examiner le dossier pour avancer des hypothèses quant aux éléments des notes consignées dans le SMGC que l’agent aurait eu l’intention d’inclure dans la décision pour expliquer et justifier le résultat. Il est absolument impossible de deviner.
[23]
La Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov a cité, en l’approuvant, une décision du juge Donald Rennie dans l’arrêt Komolafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431 au para 11, dans laquelle celui‑ci statue que les motifs seront confirmés dans un contrôle selon la norme de la décision raisonnable lorsqu’ils permettent à la cour de révision « de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées »
(voir Vavilov, au para 97).
[24]
J’estime qu’il n’est pas possible de relier les points en l’espèce parce que la lettre de décision qui a été envoyée au demandeur ne comportait aucune explication quant aux motifs de la décision; la lettre n’énonçait qu’une conclusion.
[25]
Rien dans ces motifs ne devrait être interprété comme s’écartant de la doctrine acceptée depuis longtemps selon laquelle les notes consignées dans le SMGC peuvent faire partie de la décision. Je n’ai trouvé en l’espèce que le principe selon lequel les notes versées dans le SMGC ne peuvent pas constituer l’intégralité de la justification de la décision. Toute autre conclusion contreviendrait à l’instruction expresse contenue dans l’arrêt Vavilov. Prenons un exemple extrême : une lettre de décision qui ne faisait que mentionner « La demande est rejetée »
ne pourrait pas être considérée comme étant raisonnable même si les notes consignées dans le SMGC traduisaient une analyse détaillée et approfondie, parce que, dans ce cas, les notes ne font tout simplement pas partie de la décision – elles expriment l’intégralité du raisonnement. C’est analogue à ce qui s’est produit en l’espèce.
[26]
Le fait que les notes versées dans le SMGC ne sont pas automatiquement communiquées au demandeur avec la lettre de décision constitue un facteur clé dans ma décision. Ainsi, le demandeur n’a reçu d’explication pour le rejet de sa demande que lorsqu’il a lancé la présente procédure judiciaire. Il a seulement appris que sa demande avait été rejetée parce que l’agent n’était pas convaincu qu’il répondait aux critères énoncés dans la loi [traduction] « pour les motifs expliqués précédemment »
. Comme il a été mentionné plus tôt, le problème à cet égard est qu’il n’y avait pas de motifs et pas d’explication.
[27]
Conclure qu’une telle décision est raisonnable irait à l’encontre d’un cadre qui est axé sur « la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel »
et qui souligne qu’une décision doit être « justifié[e], intelligible et transparent[e] non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet »
(Vavilov, aux para 2 et 95).
[28]
En l’espèce, le demandeur a été informé que sa demande avait été rejetée. Il n’a toutefois reçu aucune raison quant au refus figurant dans la lettre de décision, au‑delà de la description générique qu’il ne répondait pas aux critères énoncés dans la loi. Cela n’est pas conforme à la norme de justification définie dans l’arrêt Vavilov.
[29]
Il vaut la peine de répéter que cela ne remet pas en question les décisions qui ont confirmé l’utilisation par le défendeur de formulaires types renfermant une série de descriptions générales des motifs de rejet que peut cocher un agent (voir les décisions Wang; Kheradpazhooh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1097). En l’espèce, la lettre de décision n’informait pas le demandeur du motif du rejet de façon significative et, par conséquent, le renseignait encore moins que la lettre type contenant des « cases à cocher »
dont il avait été question dans ces affaires.
[30]
Pour ces motifs, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. L’affaire est renvoyée à un autre agent de migration pour qu’il rende une nouvelle décision.
[31]
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑3609‑19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre agent de migration pour qu’il rende une nouvelle décision.
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
« William F. Pentney »
Juge
Traduction certifiée conforme
Line Niquet
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOssier :
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IMM‑3609‑19
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INTITULÉ :
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KOKOU MAWLOLO KOKOU MAWULOLO EZOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE à partir d’OTTAWA (ONTARIO) et de TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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le 18 août 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
le juge PENTNEY
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DATE DES MOTIFS :
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le 23 mars 2021
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COMPARUTIONS :
Samuel Plett
Mitchell Perlmutter
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pour lE demandeUR
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Kareena Wilding
|
pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Plett Law Professional Corporation
Avocat
Toronto (Ontario)
Desloges Law Group Professional Corporation
Avocats
Toronto (Ontario)
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pour lE demandeUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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pour le défendeur
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