Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2006
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON
ENTRE :
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE DU CANADA
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Skander Tourki est monté à bord du vol d'Air Canada Montréal-Paris, emportant avec lui une serviette contenant plusieurs liasses de billets. La serviette contenait 56 200 $US, 10 015 EUR, 80 MAD, 10 DEM et 11 830 $CAN. Ces billets représentaient, au taux de change du 5 juillet 2003, l'équivalent de 102 642,33 $CAN. La société privée qui était responsable du point de contrôle de sûreté avait avisé les douanes que M. Tourki avait dit que sa serviette contenait 25 000 $ en espèces
provenant de la vente d'une automobile. Douanes Canada a donné instructions à la police de Montréal de faire descendre M. Tourki de l'avion. Les valises qu'il avait enregistrées ont également été retirées. Il a été fouillé et l'argent que contenait sa serviette a été compté. Aucune autre somme d'argent n'a été trouvée. L'agente des douanes responsable a décidé que M. Tourki avait contrevenu à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes et, soupçonnant qu'il s'agissait de produits de la criminalité, elle a saisi, à titre de confiscation, la totalité des espèces. Tant la décision selon laquelle il n'avait pas déclaré cette somme, contrairement à la Loi, que la décision de confisquer les espèces ont été confirmées pour le compte du ministre défendeur.
[2] M. Tourki veut recouvrer son argent. Le ministre soutient que la Cour ne peut, en l'espèce, que déterminer si M. Tourki a, oui ou non, omis de déclarer l'argent comme il était tenu de le faire. Si la Cour conclut qu'il a déclaré la somme d'argent, celle-ci lui sera restituée. Toutefois, si la Cour conclut qu'il a omis de déclarer la somme, la Cour ne peut, ce jour, dans la présente action, examiner la décision du ministre de confirmer la confiscation de l'argent. Le ministre ne prétend pas que sa décision de confisquer échappe à l'examen judiciaire. Il soutient que sa décision pourrait, par la suite, faire l'objet d'un contrôle judiciaire, processus qui est bien différent d'un procès.
[3] Pour sa part, M. Tourki conteste cette interprétation de la Loi. Les deux décisions du ministre doivent être traitées dans le cadre de la présente action. Dans la mesure où il existe une jurisprudence contraire, et il en existe une, la décision est erronée et n'est pas d'application obligatoire. En outre, les dispositions pertinentes de la Loi sont inconstitutionnelles puisqu'elles contreviennent à la Charte canadienne des droits et libertés.
[4] Il y a donc lieu, pour mieux comprendre la portée et la nature de la présente action, d'examiner la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes.
LOI SUR LE RECYCLAGE DES PRODUITS DE LA CRIMINALITÉ
[5] La Loi visant à faciliter la répression du recyclage financier des produits de la criminalité et du financement des activités terroristes, constituant le Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada et modifiant et abrogeant certaines lois en conséquence a été sanctionnée le 29 juin 2000. Le titre abrégé de la Loi est Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. Par souci d'économie et aussi parce que l'argent a été confisqué au motif qu'il pouvait s'agir de produits de la criminalité, la Loi sera appelée, dans la présente décision, Loi sur le recyclage des produits de la criminalité. Le ministre reconnaît que la présente affaire n'a rien à voir avec le financement des activités terroristes.
[6] La Loi comprend six parties :
1. Tenue de documents et déclaration des opérations douteuses
2. Déclaration des espèces et effets
3. Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada (Canafe)
4. Règlements
5. Infractions et peines
6. Disposition transitoire
[7] Canafe a été créé afin de diminuer le nombre de renseignements manquants dans les traces écrites des transactions suspectes. Des organismes, notamment les banques, sont donc tenus de signaler certaines transactions. La partie 5 de la Loi décrit les circonstances dans lesquelles une personne ou une entité pourrait être déclarée coupable d'une infraction, par procédure sommaire ou par mise en accusation, mais aucune accusation n'a été portée contre M. Tourki.
[8] Il a enfreint les articles 12 à 30 de la partie 2 : « Déclaration des effets et espèces » , annexée aux présentes.
[9] M. Tourki était libre d'exporter ou d'importer autant d'espèces qu'il voulait. Toutefois, conformément au paragraphe 12(1) et aux règlements pris en vertu de la Loi, il était tenu de déclarer à l'agent des douanes, par écrit, l'importation ou l'exportation d'espèces ou d'effets d'une valeur égale ou supérieure à 10 000 $. Ces déclarations sont transmises au Canafe et les renseignements sont consignés aux dossiers du Centre.
[10] L'article 15 permet à un agent de fouiller toute personne sur le point de sortir du Canada s'il la « soupçonne, pour des motifs raisonnables » de dissimuler sur elle ou près d'elle des espèces ou des effets d'une valeur égale ou supérieure à 10 000 $ qu'elle n'a pas déclarés. Dans le cas de M. Tourki, les soupçons des agents étaient non seulement raisonnables mais également fondés.
[11] Aux termes du paragraphe 18(1), l'agent peut, s'il a des a des motifs raisonnables de croire qu'il y a eu contravention au paragraphe 12(1), saisir à titre de confiscation les espèces. C'est ce qui a été fait. Puis, aux termes du paragraphe 18(2), la somme confisquée doit être restituée au propriétaire sur réception du paiement de la pénalité réglementaire, laquelle pénalité, selon les circonstances établies par le règlement, sera de 250 $ à 5 000 $, quelle que soit la somme non déclarée.
[12] Toutefois, l'agent ne doit pas restituer l'argent s'il « soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu'il s'agit de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel [...] » . Le paragraphe 462.3(1) se trouve à la partie XX.2 du Code intitulée « Produits de la criminalité » . Pour l'essentiel, on entend par « produits de la criminalité » un bien, bénéfice ou avantage qui est obtenu ou qui provient, au Canada ou à l'extérieur du Canada, directement ou indirectement, soit de la perpétration au Canada d'une infraction punissable par mise en accusation, soit d'un acte ou d'une omission qui, au Canada, aurait constitué une infraction de ce genre.
[13] Les décisions prises par l'agente des douanes, à savoir que M. Tourki avait omis de déclarer les espèces et qu'il fallait confisquer ces sommes, ne sont pas susceptibles de révision par la Cour, puisque l'article 24 de la Loi prévoit un autre recours. En vertu de l'article 25, M. Tourki pouvait demander au ministre de décider s'il y avait eu contravention au paragraphe 12(1). C'est ce qu'il a fait.
[14] Le ministre prend une décision à cet égard en conformité avec l'article 27. S'il décide qu'il n'y a pas eu contravention au paragraphe 12(1), le ministre restitue l'argent en conformité avec l'article 28. Toutefois, si, comme en l'espèce, il décide qu'il y a eu contravention au paragraphe 12(1), il peut, en conformité avec l'article 29, soit décider de restituer l'argent sur réception de la pénalité ou sans pénalité, soit décider de restituer tout ou partie de la pénalité, soit confirmer la confiscation des espèces au profit de Sa Majesté du chef du Canada. Le ministre a décidé de confirmer la confiscation des espèces.
[15] Nous en venons maintenant au coeur du débat concernant la portée de la présente action. Aux termes de l'article 30, « [l]a personne qui a présenté une demande en vertu de l'article 25 peut [...] en appeler [de la décision] par voie d'action devant la Cour fédérale [...] » . Toutefois, l'article 25 lu avec le paragraphe 12(1) et l'article 27 ne soulève que la question de savoir si M. Tourki a déclaré ou non les espèces. Les conséquences d'une infraction semblent faire l'objet d'une décision complètement distincte en vertu du paragraphe 29.
[16] Ainsi, le ministre prétend que sa décision de confirmer la confiscation déborde le cadre de la présente action. Il reconnaît que l'article 24 n'écarte pas le pouvoir de la Cour et qu'une décision en vertu de l'article 29 peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire en conformité avec les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Il existe d'importantes distinctions entre une action et un contrôle judiciaire par voie de demande. Une action telle qu'envisagée par l'article 30 de la Loi est un procès de novo. La Cour n'est tenue à aucune déférence à l'égard des soupçons de l'agente des douanes ni à l'égard de la décision du ministre. La décision de la Cour est fondée sur la preuve produite au procès. Cette preuve n'est peut-être pas celle dont le ministre disposait. Il peut y avoir une nouvelle preuve et certains documents dont disposait le ministre ne se retrouveront pas nécessairement devant la Cour.
[17] Par contre, un contrôle judiciaire s'effectue habituellement en tenant compte des documents dont disposait la personne qui a pris la décision visée par le contrôle et la Cour doit faire preuve d'une certaine déférence, en conformité avec la méthode pragmatique et fonctionnelle telle que résumée dans une certaine jurisprudence, notamment Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 et Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247.
[18] Conformément aux prétentions respectives des parties, M. Tourki voulait présenter non seulement une preuve relative aux circonstances qui permettraient à la Cour de décider s'il avait réellement omis de déclarer les espèces, mais aussi une preuve concernant la provenance et l'utilisation finale de ces mêmes espèces. Le ministre s'y est opposé en soutenant que la preuve ne devait porter que sur la question de savoir si M. Tourki avait ou non fait une déclaration. Puisqu'il n'y a qu'une seule décision récente sur cette question et aucun véritable procès en vertu des articles de la Loi qui soit pertinent en l'espèce, j'ai permis à M. Tourki de présenter toutes ses preuves, sous réserve de l'opposition générale formulée par le ministre. Par conséquent, le ministre, sous réserve de cette opposition, a également présenté une preuve étayant des soupçons à l'égard de la provenance des espèces de manière à justifier sa conclusion selon laquelle il s'agissait de produits de la criminalité.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[19] La présente affaire soulève quatre questions :
A. M. Tourki a-t-il omis de déclarer aux douanes l'exportation d'une somme supérieure à 10 000 $?
B. La Cour a-t-elle compétence, en l'espèce, pour se prononcer sur la décision du ministre de confirmer la « confiscation » de l'argent?
C. Les dispositions de la Loi pertinentes en l'espèce sont-elles ultra vires parce que contraires à la Charte?
D. Si la décision de confirmer la confiscation déborde du cadre de la présente action, la Cour doit-elle néanmoins donner son opinion sur la question de savoir si la preuve soulevait un doute raisonnable quant au fait de soupçonner que les espèces étaient des produits de la criminalité?
A. M. Tourki a-t-il omis de déclarer aux douanes l'exportation d'une somme supérieure à 10 000 $?
[20] Il n'y a aucun doute que M. Tourki savait qu'il transportait plus de 10 000 $ en espèces. Il l'a dit d'emblée au deux agents des douanes qui l'ont interrogé, Marie-Josée Simard et son assistant, J. C. Premont. M. Premont a déclaré, à l'audience, qu'avant que M. Tourki ne quitte l'aéroport tôt le matin du 6 juillet 2003, il avait rempli le formulaire nécessaire et avait demandé à M. Tourki de le signer. Il n'a pas expliqué pourquoi le formulaire avait été signé sauf pour dire que le formulaire complété, ainsi que les reçus pour saisie, avaient été envoyés à Ottawa.
[21] M. Tourki prétend que si la loi est aussi sévère que le défendeur le prétend, alors il faut l'appliquer à la lettre. Puisqu'il a rempli une déclaration et qu'il l'a remise à un agent des douanes avant de quitter le Canada, il a respecté les exigences de l'article 12.
[22] Quelle que soit la raison pour laquelle M. Premont a demandé à M. Tourki de signer un formulaire de déclaration (peut-être pensait-il qu'il s'agissait d'une reconnaissance de l'exactitude du montant des espèces établi dans le reçu), il ne s'agit certainement pas d'une déclaration au sens de l'article 12 de la Loi. Il était bien trop tard pour que M. Tourki fasse une déclaration puisqu'il était installé dans un avion, au sol, dans un aéroport. Aux termes de l'article 15, un agent peut fouiller une personne « à tout moment avant son départ » . Il est donc dit clairement que le lieu où doit être faite la déclaration et le point de départ sont différents. Je n'hésite aucunement à conclure que le formulaire signé par M. Tourki ne constituait pas une déclaration pouvant satisfaire à l'obligation que lui imposait l'article 12.
[23] M. Tourki soulève un autre argument, à savoir une application à facettes multiples du principe de préclusion. M. Tourki prétend qu'il ne savait pas que la Loi l'obligeait à déclarer les espèces. Il admet, à juste titre, que l'ignorance de la loi n'excuse personne, mais il soutient qu'il faut tenir compte de cette ignorance dans le contexte du fait que le ministre n'a pas suffisamment publicisé la Loi, que les agents des douanes ne sont pas facilement accessibles et que les agents de sécurité ne lui ont pas signalé son obligation alors même qu'ils informaient Douanes Canada qu'il transportait une importante somme d'argent. En réponse à la question théorique, il a dit, bien entendu, qu'il aurait déclaré cette somme s'il avait été mis au courant de son obligation.
[24] Je rejette ce dernier point. Pendant son entrevue avec les agents Simard et Premont, ainsi qu'au procès, M. Tourki a reconnu que quand il était revenu au Canada après un voyage précédent, en 2003, il transportait plus de 10 000 $ et qu'il n'avait pas fait de déclaration. Il a même produit en preuve l'un des formulaires remis aux passagers qui reviennent au Canada et qu'ils doivent remplir avant de les présenter à Douanes Canada. Le formulaire dit clairement qu'il est obligatoire de déclarer les espèces excédentaires.
[25] La partie 2 de la Loi avait été édictée par sa publication dans la Gazette du Canada en janvier 2003. Il s'agit de la seule publicité exigée par la loi. Les agents des douanes ont également déclaré au tribunal qu'il y avait eu une campagne de publicité dans les médias et que des dépliants étaient disponibles à l'aéroport. Plus particulièrement, il y avait un grand panneau à l'entrée de la zone de sécurité. M. Tourki affirme ne pas avoir vu ce panneau. Compte tenu du témoignage des agents Simard et Premont, je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le panneau s'y trouvait le 5 juillet 2003, même si les agents ne l'ont vu qu'avant et qu'après. Quoi qu'il en soit, la loi n'oblige pas du tout l'installation du panneau.
[26] Quant au rôle de l'agence privée de sécurité, elle était obligée, en vertu de la Loi sur l'aéronautique, de rechercher les biens qu'il est interdit d'apporter dans un avion. Elle n'avait aucune obligation à l'égard de Douanes Canada et aucune obligation à l'égard de M. Tourki. Même si M. Tourki peut se plaindre que la société n'aurait pas dû aviser les douanes sans l'aviser lui-même de son obligation, ce qui à mon avis est un peu exagéré, la Cour n'est pas saisie de cette question. Ce renseignement a certainement permis aux agents des douanes de soupçonner pour des motifs raisonnables que M. Tourki s'apprêtait à quitter le pays sans faire la déclaration nécessaire.
[27] II incombe au voyageur de faire une déclaration. La Loi prévoit un système d'autodéclaration. Le voyageur doit rechercher et trouver le bureau de douane. M. Tourki affirme qu'il n'y avait pas de bureau de douane une fois passée la zone de sécurité de l'aéroport. Cela n'est que partiellement vrai. Il aurait pu quitter la zone de sécurité au niveau des départs pour se rendre au bureau de douane au niveau des arrivées, et revenir ensuite à la zone de sécurité. Il est vrai que ce serait plus facile, pour les utilisateurs, s'il y avait un kiosque de douane dans la zone des départs, mais la loi ne l'exige pas.
[28] M. Tourki ne peut non plus s'appuyer sur le fait que les passagers qui arrivent en avion reçoivent une carte de débarquement qui mentionne l'obligation de déclarer les espèces excédentaires alors que les passagers qui quittent le pays ne reçoivent pas de carte. Il n'a présenté aucune preuve établissant que les mêmes mesures s'appliquent aux passagers qui quittent le Canada ou qui reviennent des États-Unis par automobile.
[29] Je conclus que M. Tourki n'a pas déclaré qu'il s'apprêtait à exporter une somme égale ou supérieure à 10 000 $, en espèces, comme l'exige le paragraphe 12(1) de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes.
B. La Cour a-t-elle compétence, en l'espèce, pour se prononcer sur la décision du ministre de confirmer la « confiscation » de l'argent?
[30] Tel que susmentionné dans les présents motifs, le ministre prétend qu'en vertu du paragraphe 30(1) de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité, la Cour n'a compétence que pour décider si M. Tourki a fait la déclaration obligatoire. Parce qu'il en a été ainsi décidé, la décision du ministre de confirmer la confiscation peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire, mais cette question déborde du cadre de la présente action. C'est l'argument qu'il a soulevé dans sa défense et qui a depuis été renforcé par la décision de la juge Layden-Stevenson dans Dokaj c. Canada (Ministre du Revenu national-MRN) 2005 CF 1437, [2005] A.C.F. no 1783 (QL).
[31] Pour sa part, maître Choquette fait valoir, pour le compte de M. Tourki, qu'il est tellement illogique de séparer la contravention de ses conséquences que telle n'était certainement pas l'intention du législateur. Il s'ensuit, selon lui, que la décision Dokaj, précitée, est erronée et que, puisqu'il ne s'agit pas d'une décision d'une Cour supérieure, que je ne suis pas lié par celle-ci. Lorsque le ministre affirme qu'il y a eu violation du paragraphe 12(1), il doit décider ce qu'il y a lieu de faire, c'est-à-dire conserver ou restituer l'argent ou la pénalité, en tout ou en partie. Aux termes de l'article 30, M. Tourki a 90 jours pour faire appel par voie d'action de la décision, alors qu'aux termes de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, une demande de contrôle judiciaire doit être présentée dans les 30 jours de la décision. Quelle serait l'utilité de demander le contrôle judiciaire d'une décision relative à une pénalité, alors qu'au moment opportun le fondement même de la pénalité, soit la violation de l'article 12 de la Loi, peut être écarté?
[32] L'argument n'est pas dénué de valeur, au contraire. Par exemple, le juge Gonthier a dit au nom de la Cour suprême du Canada dans Nouvelle-Écosse(Workers' Compensation Board) c. Martin,[2003] 2 R.C.S. 504, au paragraphe 29 : « [...] les Canadiens doivent pouvoir faire valoir les droits et libertés que leur garantit la Constitution devant le tribunal le plus accessible, sans devoir engager des procédures judiciaires parallèles » . Plus récemment, dans Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, la Cour suprême, traitant de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, a conclu que les termes de ladite Loi ainsi que le contexte du différend n'écartaient pas explicitement la compétence de la Cour fédérale. Néanmoins, la Cour suprême a décidé que la Cour ne devait pas, pour des raisons de retenue, s'immiscer dans ce type d'affaire.
[33] Peu importe qu'il soit logique et préférable que toutes les conséquences juridiques découlant d'un même incident soient décidées au même lieu et au même moment, le législateur peut faire ce qu'il veut dans ses domaines de compétence législative, sous réserve de la Charte.
[34] La Loi envisage diverses actions judiciaires, quelques-unes devant la Cour fédérale, d'autres devant le juge en chef ou les juges désignés par lui, certaines devant la Cour d'appel fédérale et d'autres encore devant des tribunaux administrés par les provinces. Rien n'a été fait pour limiter les instances à un tribunal en particulier. Force m'est de conclure que l'article 30 dit exactement ce qu'il veut dire. La présente action ne vise donc que la question de savoir si M. Tourki a oui ou non omis de faire sa déclaration aux douanes comme l'exige l'article 12.
[35] Il ne m'est pas nécessaire d'examiner les circonstances dans lesquelles un juge n'est pas tenu d'appliquer la décision d'un autre juge de la même Cour. La juge Layden-Stevenson a effectué une analyse complète de la Loi, elle en a examiné l'objet, s'est penchée sur les principes d'interprétation judiciaire et a mis en parallèle la source et l'inspiration des dispositions de la Loi en matière de confiscation et qui se trouvent également dans la Loi sur les douanes. Elle s'est inspirée d'une abondante jurisprudence, y compris la décision du juge MacKay dans ACL Canada Inc. c. Canada (1993), 68 F.T.R. 180, (1993), 107 D.L.R. (4th) 736, [1993] A.C.F. no 1048 (QL). Voir les paragraphes 42 et 43 de ses motifs.
[36] Je n'ai rien à ajouter sauf pour dire que j'appuie son analyse sans réserve.
C. Les dispositions de la Loi pertinentes en l'espèce sont-elles ultra vires parce que contraires à la Charte?
[37] La prémisse clé, c'est que le Parlement est souverain. Comme il est dit dans la dixième édition de Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, aux pages 39 et 40 [traduction] « le principe de la souveraineté du Parlement veut tout simplement dire que le Parlement, ainsi défini, a, en vertu de la constitution anglaise, le droit de faire ou d'abroger quelque loi que ce soit; de plus, le droit anglais ne permet à aucun individu ou organisme de déroger aux lois du Parlement ou de les annuler » .
[38] Au Canada, la prémisse est assujettie à deux restrictions fondamentales. La première, c'est que le Canada est un État fédéral dont les pouvoirs législatifs sont répartis entre le Parlement du Canada et les législatures des provinces. La deuxième, c'est que toute loi adoptée par l'organe législatif compétent doit respecter la Charte canadienne des droits et libertés. Il appartient aux tribunaux de décider si une loi est ultra vires dans un cas comme dans l'autre.
[39] M. Tourki ne prétend pas que la Loi soit inconstitutionnelle parce qu'elle a été adoptée par le Parlement plutôt que par une législature provinciale, mais il est néanmoins utile de situer, sur le plan constitutionnel, les dispositions de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité qui portent sur la confiscation, lesquelles dispositions il conteste.
[40] Il y a lieu de faire remarquer qu'en adoptant la Loi, le Parlement a été beaucoup plus indulgent que les Parlements antérieurs ou que le Parlement du Royaume-Uni. Par le passé, si une Loi sur les douanes ou une Loi sur les taxes d'accise était violée, il y avait confiscation pure et simple. La confiscation, tout comme la saisie d'un bien maritime dans une action en matière d'amirauté ou de la détermination du statut d'une personne, est une action réelle. Il n'est pas nécessaire qu'il y ait eu faute, complicité ou mens rea de la part du propriétaire du bien confisqué. La confiscation est un moyen de dissuader l'importation de biens interdits ou de biens dont les droits n'ont pas été payés qui est employé depuis des siècles. Par exemple, selon la Loi sur les douanes dont était saisie la Cour dans Croft c. Dunphy, [1933] A.C. 156 (CJCP), [1933] 1 D.L.R. 225, si des marchandises imposables ou des marchandises dont l'importation au Canada était interdite se trouvaient à bord d'un navire « rôdant dans les eaux territoriales du Canada [...] le navire [devait] être saisi et confisqué, avec tous ses apparaux, agrès, équipements, approvisionnements et sa cargaison » .
[41] Ce qui distingue une action réelle, c'est que le propriétaire du bien n'est pas nécessairement blâmable à titre personnel. Il n'est pas nécessaire non plus qu'il ne se soit pas acquitté d'une obligation que lui impose la loi. L'action originale réelle contre un navire entraînait un privilège maritime, lequel privilège pouvait exister sans qu'il y ait eu faute de la part de l'armateur. Un navire peut être responsable d'une collision même si son propriétaire ne l'est pas. À l'époque, le navire avait peut-être été affrété coque nue, sa possession étant entre les mains d'un tiers. On retrouve toujours ce type de privilège maritime aux articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales.
[42] Comme l'a dit lord Watson dans Henrich Björn (1886), 11 App. Cas. 270, aux pages 276 et 277 :
[traduction]
« Il s'agit d'une action réelle, c'est-à-dire, si j'ai bien compris, une procédure contre un navire ou un autre bien meuble par laquelle le demandeur tente d'obtenir que le bien lui soit adjugé en toute propriété ou qu'il en ait la possession, ou que le bien soit vendu, sous l'autorité de la Cour, et que les produits de la vente, ou une partie desdits produits, lui soient adjugés pour éteindre ses créances pécuniaires. »
[43] La confiscation, tout comme l'action réelle, est une procédure par laquelle un bien lié à la commission d'une infraction, notamment un bien non déclaré, ou le transporteur du bien, sont dévolus à Sa Majesté par application de la loi sans qu'il soit nécessaire d'obtenir un jugement. L'article 23 de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité prévoit que les espèces ou effets saisis sont confisqués à compter de la contravention et que la confiscation produit dès lors son plein effet et n'est assujettie à aucune autre formalité.
[44] Que l'on qualifie la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité de loi pénale, de loi commerciale, de loi sur les douanes ou sur les espèces, ce sont toutes des catégories de sujets énumérés à l'article 91 de la Constitution qui relèvent du Parlement du Canada et qui sont des lois qui tombent sous la rubrique générale de « la paix, l'ordre et le bon gouvernement » .
[45] Comme l'a dit le juge Newcombe dans Dunphy c. Croft, [1931] R.C.S. 531, à la page 540 :
[traduction]
« Quand donc un sujet britannique qui réside et se trouve au Canada décide de faire échec aux lois sur les douanes en trouvant des moyens d'en éviter l'application, de frauder le fisc et d'introduire illégalement au pays un bien interdit qui a été jugé menaçant pour la vie nationale ou susceptible de causer une catastrophe et lorsque le Parlement du Canada, qui a les pouvoirs que j'ai mentionnés, trouve un moyen d'y remédier dans les lois dont l'appelant se plaint, ces lois ne sont-elles pas des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada? »
[46] Dans cette affaire qui se limitait à déterminer l'application extraterritoriale de la Loi sur les douanes du Canada, le juge Newcombe était dissident. Le Conseil privé a confirmé les motifs du juge (Croft c. Dunphy, précité). Lord MacMillan a passé en revue l'historique des Hovering Acts (lois de louvoiement) et il a affirmé que : [traduction] « les mesures prises contre le "louvoiement" ont sans doute été adoptées par le Parlement du Royaume-Uni qui les a jugées nécessaires pour rendre plus efficaces les lois contre la contrebande » .
[47] La contrebande de stupéfiants et les activités terroristes sont un fléau, tant sur le plan national que sur le plan international. L'objet visé par la confiscation est tout aussi valable aujourd'hui qu'il l'était autrefois.
[48] Traitons maintenant de la Charte. M. Tourki prétend que l'article 12 de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité qui l'obligeait à faire une déclaration, ainsi que les dispositions d'application de la partie 2 de la Loi, soit les articles 15, 16, 18, 19 et 22 à 29, sont inconstitutionnels en ce qu'ils violent les articles 7 et 8, ainsi que l'alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés et que l'article premier ne s'applique pas puisque aucune limite raisonnable sur ces droits ne peut être démontrée.
[49] Voici les dispositions pertinentes de la Charte :
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
...
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1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.
(...) |
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
...
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7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.
(...) |
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
...
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8. Everyone has the right to be secure against unreasonable search or seizure.
(...) |
11. Tout inculpé a le droit : d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable; |
11. Any person charged with an offence has the right (...) d) to be presumed innocent until proven guilty according to law in a fair and public hearing by an independent and impartial tribunal; |
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[50] M. Tourki invoque les arrêts R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 et R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606. Oakes a entraîné l'abrogation de la partie de la Loi sur les stupéfiants qui prévoyait que la possession d'un stupéfiant était présumée une possession aux fins d'en faire le trafic. La Cour a affirmé que le fléau qu'était le trafic de stupéfiants ne justifiait pas la restriction des droits de M. Oakes en conformité avec l'article premier. Les dispositions contestées étaient plus qu'une « atteinte minimale » à sa liberté.
[51] Dans l'arrêt Nova Scotia Pharmaceutical, précité, les juges ont affirmé qu'on pouvait soulever l'imprécision d'une disposition législative en se fondant sur l'article 7 de la Charte. Un principe de justice fondamentale exige que les lois ne soient pas trop imprécises. Une loi sera jugée inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire.
[52] M. Tourki regroupe l'obligation de déclarer et les mesures visant à assurer le respect de l'obligation pour faire valoir que la loi présume qu'il est coupable d'une infraction et qu'elle est trop imprécise puisque son application est fondée sur de simples soupçons. Je ne saurais être d'accord.
[53] Seules les personnes accusées d'avoir perpétré une infraction peuvent invoquer la présomption d'innocence, laquelle existait bien avant la Charte. L'article 11 n'a aucune application puisque aucune accusation n'a été portée contre M. Tourki. Même si la partie 5 de la Loi est intitulée « Infractions et peines » , la procédure de confiscation dont la Cour est saisie n'est mentionnée qu'à la partie 2.
[54] Tel que susmentionné, une procédure de confiscation vise un objet et non une personne. La Cour suprême du Canada s'est penchée sur l'application de la Charte dans une action réelle dans l'arrêt Martineau c. Canada (Ministre du Revenu national-MNR), [2004] 3 R.C.S. 737. Cette affaire concernait une confiscation « compensatoire » , à savoir une procédure dirigée contre une chose substituée. La Cour a déclaré que les dispositions pertinentes de la Loi sur les douanes, très semblables à celle de la Loi en cause, n'étaient pas de nature pénale. Cette loi, tout comme la Loi en cause, comporte des mécanismes tant civils que pénaux pour assurer le respect du régime d'autodéclaration.
[55] Les dispositions en matière de fouille et de confiscation de la Loi ne sont pas déraisonnables. Non seulement elles existent depuis des siècles, comme en fait foi Croft c. Dunphy, précité, mais elles font partie des mécanismes de contrôle de nos frontières et sont nécessaires afin de protéger la souveraineté du Canada. Comme l'a dit le professeur Hogg dans Constitutional Law of Canada, 4e édition, au paragraphe 45.4, la notion de fouille, perquisition ou saisie abusives qui s'appliquait jadis à la propriété s'applique aujourd'hui à la vie privée. Dans R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, l'appelante avait été obligée de subir une fouille à nu aux douanes. La Cour suprême du Canada a dit que les atteintes raisonnables en matière de vie privée sont moindres aux douanes que dans d'autres situations. Les États souverains ont le droit de contrôler à la fois les personnes et les effets qui entrent dans leur territoire. Par conséquent, les voyageurs qui cherchent à traverser des frontières internationales s'attendent parfaitement à faire l'objet d'un processus d'examen. L'examen des bagages et des personnes est un aspect accepté du processus de fouille lorsqu'il existe des motifs de soupçonner qu'une personne a fait une fausse déclaration ou transporte avec elle des effets prohibés.
[56] Enfin, quant à « l'imprécision » de la Loi, celle-ci est tout à fait claire. Si le voyageur ne fait pas de déclaration, l'agent des douanes peut confisquer ce qui aurait dû être déclaré. C'est aussi simple que cela.
[57] Pour conclure sur ce point, la Loi est constitutionnelle et ne viole pas la Charte.
D. Si la décision de confirmer la confiscation déborde du cadre de la présente action, la Cour doit-elle néanmoins donner son opinion sur la question de savoir si la preuve soulevait un doute raisonnable quant au fait de soupçonner que les espèces étaient des produits de la criminalité?
[58] Puisque j'ai dit que la décision du ministre de confirmer la confiscation déborde du cadre de la présente action, il s'ensuit que je dois maintenir l'opposition soulevée par le ministre relativement à une grande partie de la preuve déposée pour le compte de M. Tourki, pour des motifs de pertinence. Aucune des preuves d'Abdel Kader Hassouna et de Cherikan Tourki, les frères du demandeur, ne sont pertinentes puisqu'elles visent la provenance de l'argent et l'utilisation finale prévue. En outre, les pièces relatives au domaine familial en Tunisie ne sont pas non plus pertinentes.
[59] Cela dit, s'il advenait que j'aie tort et que la décision du ministre de confirmer la confiscation fasse également l'objet du présent appel, je suis d'avis, compte tenu de la preuve produite au procès, qu'il n'y a aucun motif raisonnable de soupçonner que la somme de 102 642,33 $ était, en tout ou en partie, des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel. En formulant cette opinion, je n'ai examiné ni le fardeau de la preuve, ni la valeur probante que doit avoir une telle preuve pour qu'on puisse dire que les soupçons sont fondés sur des motifs raisonnables.
[60] L'argent provenait de quatre sources. Abdel Kader Hassouna avait fourni quelque 52 000 $US, et Cherikan Tourki, 12 000 $CAN. Le reste de la somme provenait du demandeur et de sa mère qui vit en Tunisie. Ces quatre personnes, ainsi que d'autres membres de leur famille, possèdent, en Tunisie, un immeuble en propriété indivise. Il était question de racheter la part des autres membres de la famille. La transcription du registre foncier indique que certaines mesures avaient déjà été prises avant juillet 2003 pour restreindre le nombre de propriétaires.
[61] Abdel Kader Hassouna exploite un garage à Montréal. Les transactions se font principalement en argent comptant. Plusieurs de ses clients, surtout des chauffeurs de taxi haïtiens, payent souvent en billets américains. La somme de 52 000 $US représente des économies de trois ans. Il n'est pas interdit de faire des affaires en dollars américains. Le défendeur n'a même pas suggéré la possibilité que l'argent n'ait pas été déclaré aux fins de l'impôt.
[62] Cherikan Tourki exploite un bar. La somme de 12 000 $CAN représentait ses économies. En 1999, il a plaidé coupable à une accusation de possession et de trafic de stupéfiants et une amende lui a été imposée. Il prétend n'avoir plaidé coupable que parce que les stupéfiants se trouvaient dans son établissement. Il ne s'agit pas d'une personne tout à fait sincère puisqu'il a menti dans au moins un des deux affidavits déposés devant la Cour. Néanmoins, la Cour n'est saisie d'aucune preuve permettant de dire que les 12 000 $CAN en espèces étaient des produits de la criminalité.
[63] Skander Tourki, tout comme ses deux frères, est un citoyen canadien. Il a immigré au pays en 1982. Il ne s'agit pas d'un citoyen idéal. Il a très peu travaillé et il profite frauduleusement du bien-être social. C'est également un vantard qui use de parcimonie lorsqu'il s'agit de dire la vérité. Il est bénéficiaire du bien-être social tout en prétendant être riche. Cependant, ce n'est pas sa réputation qui fait l'objet d'un procès, c'est l'argent qu'il avait en sa possession.
[64] Une certaine partie de son argent provenait d'une entreprise de change non officielle qu'il exploitait avec sa mère. L'entreprise fonctionnait comme suit. Plusieurs étudiants tunisiens de familles très aisées étudient à Montréal. Les restrictions monétaires qu'impose le gouvernement tunisien sont telles que les parents ne peuvent faire parvenir suffisamment d'argent à leurs enfants pour qu'ils mènent le train de vie auquel ils ont été habitués. Si, par exemple, un étudiant avait besoin de 10 000 $, ses parents remettaient à la mère de M. Tourki l'équivalent local de 10 500 $. M. Tourki remettait alors 9 500 $CAN à l'étudiant ou encore une partie de cette somme, le reste servant à l'achat de vêtements par carte de crédit.
[65] M. Tourki a mentionné un profit de l'ordre de 10 à 15 p. 100. Toutefois, aucune preuve n'a été produite sur la question de savoir s'il s'agissait du taux officiel ou du taux sur le marché noir. S'il est possible d'avoir des motifs raisonnables relativement à certains faits, il est par contre impossible d'avoir des motifs raisonnables au sujet de l'état du droit. La définition d'un crime est une question de droit. La Cour suprême a récemment examiné la question des « motifs raisonnables de penser » qu'un crime contre l'humanité avait été commis. Voir Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2005 CSC 40, [2005] S.C.J. no 39 (QL), particulièrement aux paragraphes 114 à 117. Compte tenu de la preuve dont je suis saisi, il n'est pas nécessaire de comparer des « motifs raisonnables de penser » et des « motifs raisonnables de soupçonner » . Dans les deux cas, les « motifs raisonnables » doivent avoir un quelconque fondement objectif.
[66] La Cour a entendu trois témoins concernant les événements du 5 juillet 2003, Skander Tourki ainsi que les agents des douanes Simard et Premont. Dans la mesure où leurs témoignages sont contradictoires, la Cour préfère le témoignage des agents Simard et Premont qui ont également préparé des rapports contemporains, lesquels rapports ont été déposés. En outre, les notes relatives à une entrevue que M. Tourki a eue avec d'autres agents des douanes quelques jours plus tard ont été déposées par consentement, ainsi que son interrogatoire préalable. Les détails diffèrent quelque peu mais ce n'est peut-être dû qu'au fait que divers interlocuteurs ont posé différentes questions à différents moments. L'explication essentielle donnée par M. Tourki concernant la provenance de l'argent ainsi que son utilisation finale prévue était relativement cohérente.
[67] En Tunisie, il était préférable d'avoir de l'argent comptant, et surtout des dollars américains. Le taux de change était meilleur et M. Tourki a été assez franc pour dire qu'il espérait récolter quelques milliers de dollars sur le marché noir. Il a déclaré que même si l'État tunisien impose d'importantes restrictions sur les espèces qu'il est permis d'exporter ou d'importer, il n'avait personnellement jamais eu de difficulté à ce chapitre. Peut-être était-il trop pudique pour expliquer exactement pourquoi il lui était facile de passer de l'argent comptant devant les agents des douanes de ce pays. Mais les lois fiscales de la Tunisie ne nous concernent pas.
[68] Les agents des douanes Simard et Premont ont dit que M. Tourki avait d'emblée modifié son récit concernant la somme d'argent qu'il transportait. Toutefois, ils ont reconnu que l'argent était à peine dissimulé. Le Règlement ne prévoit qu'une amende de 5 000 $ lorsque l'argent est caché dans une malle à double fond!
[69] Il semblait nerveux. J'imagine que la plupart des gens qu'on sort de force d'un avion sont nerveux. Il a dû se demander comment il allait expliquer la situation à son grand frère à qui appartenait la somme 52 000 $US qui a été saisie.
[70] L'agente des douanes Simard était d'avis qu'il s'agissait de produits de la criminalité parce qu'elle s'est dite qu'il était illégal de prêter de l'argent avec intérêt. Elle avait tort en droit. Les agents des douanes n'ont reçu aucune formation spéciale par la GRC sur ce qu'il faut rechercher en décidant s'il y a des motifs raisonnables de soupçonner qu'il s'agit de produits de la criminalité.
[71] Il a été proposé que la somme confisquée était un produit de la criminalité parce que M. Tourki percevait des intérêts à un taux criminel, c'est-à-dire qui dépasse 60 p. 100 par année, contrairement à l'article 347 du Code criminel. Pour qu'il y ait un prêt usuraire, il faut qu'il y ait un prêt, c'est-à-dire un capital prêté. L'intérêt, au sens de la disposition, comprend l'ensemble des frais et dépenses, y compris les droits et commissions. Toutefois, aucune analyse n'a été présentée à la Cour, notamment l'attestation du taux annuel effectif faite par un Fellow de l'Institut canadien des actuaires, conformément au paragraphe 347(4). Aucun motif raisonnable n'a été proposé pour permettre de penser qu'une partie de l'argent constituait les produits d'un prêt usuraire.
[72] Le ministre a fait témoigner Richard Reynolds de la GRC à titre d'expert en blanchiment d'argent et en financement des activités terroristes. Toutefois, son témoignage ne visait pas la somme de 102 642,33 $ en l'espèce. Au contraire, il a été appelé à témoigner sur une question relative à la Charte. Si j'avais conclu que la loi violait à première vue les articles 7, 8 ou 11, il aurait été nécessaire d'examiner la question de savoir si la loi était néanmoins une limite raisonnable dont la justification pouvait se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Puisque j'ai conclu que les articles 7, 8 et 11 n'avaient pas été violés, il n'était pas nécessaire de procéder à l'analyse fondée sur l'article premier.
CONCLUSION ET DÉPENS
[73] La présente action est circonscrite par les termes de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes à un appel par voie de procès de novo de la décision du ministre selon laquelle le demandeur avait violé le paragraphe 12(1) de la Loi. Je conclus que le demandeur, Skander Tourki, a omis de déclarer aux douanes qu'il exportait une somme d'argent égale ou supérieure à 10 000 $, contrairement aux exigences du paragraphe 12(1) de la Loi et des règlements pris en vertu de celle-ci.
[74] Les dispositions de la Loi visées par l'avis d'une question constitutionnelle relèvent du pouvoir législatif du Parlement et ne violent pas la Charte canadienne des droits et libertés.
[75] Le ministre a droit aux dépens.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE PAR LES PRÉSENTES que : l'action soit rejetée avec dépens.
« Sean Harrington »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-903-04
INTITULÉ : SKANDER TOURKI
c.
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATES DE L'AUDIENCE : 12-13 DÉCEMBRE 2005
MOTIFS DE JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE HARRINGTON
DATE DES MOTIFS : LE 19 JANVIER 2006
COMPARUTIONS :
Jérôme Choquette, c.r. Jean-Stéphane Kourie |
POUR LE DEMANDEUR |
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Marc Ribiero Jacques Mimar Frederic Paquin |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Choquette, Beaupré, Rhéaume Montréal (Québec) |
POUR LE DEMANDEUR |
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John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR |