Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2006
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON
ENTRE :
demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Menbere Hailu est une Éthiopienne dont la demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), qui n’a pas cru les éléments principaux de son témoignage. La demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de cette décision est accueillie, au motif que plusieurs des conclusions de la Commission en matière de crédibilité étaient manifestement déraisonnables.
[2] La Commission est arrivée aux conclusions suivantes en ce qui a trait à la crédibilité de Mme Hailu :
1. Elle n’était pas un membre actif du Parti révolutionnaire du peuple éthiopien (l’EPRP) comme elle le prétendait parce qu’elle niait que le parti approuvait le recours à la violence. La Commission a considéré la preuve documentaire portant sur le recours du parti à la violence (il n’a pas renoncé à la violence) et, se fondant sur cette preuve, elle a estimé que « soit […] la demandeure d’asile est ignorante des activités du EPRP, soit […] elle choisit de ne pas reconnaître la raison pour laquelle l’EPRP n’est pas autorisé à être un parti officiel ».
2. La Commission n’a accordé aucun poids à une lettre du bureau de l’EPRP, à Washington D.C., confirmant son adhésion à l’EPRP, parce que la lettre ne faisait aucune mention du traitement particulier de Mme Hailu en Éthiopie, et Mme Hailu aurait admis qu’il s’agissait d’une lettre type qui est remise à quiconque sollicitait une lettre du parti.
3. Le témoignage de Mme Hailu selon lequel elle avait été violée en Éthiopie a été rejeté parce qu’elle n’avait pas dit aux représentants de l’EPRP en Éthiopie qu’elle avait été violée, et parce qu’elle n’avait pas révélé ce fait dans sa demande d’asile aux États‑Unis ou à l’agent d’immigration qui l’avait interrogée au point d’entrée au Canada.
4. Mme Hailu a produit un témoignage contradictoire à propos de son arrestation et de sa détention. Au cours de son témoignage, elle a dit qu’elle avait été détenue durant six mois, mais, dans son Formulaire de renseignements personnels, elle écrivait qu’elle avait été détenue du 12 février au 10 juillet (c’est‑à‑dire près de cinq mois).
5. Il était improbable que, après sa libération, Mme Hailu fût autorisée à subir ses examens scolaires plus tard que les autres élèves, et il était invraisemblable qu’elle eût obtenu les excellentes notes qu’elle avait obtenues. La Commission a estimé qu’elle n’avait donc pas été détenue comme elle l’avait indiqué.
6. La Commission n’a accordé aucun poids à un rapport psychologique parce qu’elle n’a pas cru que « les symptômes de la demandeure d’asile soient causés par les raisons prétendues ».
7. La revendication sur place de Mme Hailu a été rejetée parce, s’agissant des photographies d’elle prises lors de manifestations au Canada et aux États‑Unis, elle les avait prises « spécialement pour embellir sa demande d’asile en voulant la fonder sur des faits connus ».
[3] À mon humble avis, et pour les motifs qui suivent, il était manifestement déraisonnable de la part de la Commission, pour les motifs exposés par elle, de n’accorder aucun poids à la lettre de l’EPRP, de rejeter le témoignage de Mme Hailu concernant le viol subi par elle, et de rejeter la revendication sur place de Mme Hailu.
[4] S’agissant de la lettre de l’EPRP, la Commission n’a pas mis en doute l’authenticité de la lettre produite qui certifiait que Mme Hailu était un membre actif du parti et qui exprimait l’avis que Mme Hailu serait exposée à un danger imminent si elle devait retourner en Éthiopie. La Commission était tenue d’évaluer la véracité de l’information fournie par l’EPRP, et elle ne l’a pas fait quand elle a rejeté l’information produite au seul motif qu’une information complémentaire aurait pu être fournie. Par ailleurs, un examen de la transcription montre que, contrairement à ce qu’a écrit la Commission, Mme Hailu n’avait pas dit que la lettre de l’EPRP était une lettre type accessible à quiconque. Elle avait plutôt témoigné que la lettre lui avait été remise parce qu’elle était membre. En conséquence, la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en n’accordant aucun poids à la lettre de l’EPRP, pour les motifs exposés par elle.
[5] S’agissant du rejet par la Commission du témoignage de Mme Hailu selon lequel elle avait été violée, Mme Hailu a témoigné que le viol est un sujet tabou en Éthiopie et que, lorsqu’une femme est violée dans ce pays, elle est considérée comme un rebut de la société. La Commission semble avoir accepté ce témoignage. La Commission a également admis que Mme Hailu souffrait des conditions exposées dans le rapport du psychologue (encore qu’elle n’ait pas admis la cause de tels symptômes). Le psychologue avait diagnostiqué chez Mme Hailu un état de stress post‑traumatique et un grave trouble dépressif. Au vu de la preuve des normes culturelles ayant cours en Éthiopie, et au vu de la preuve attestant l’état de santé de Mme Hailu, il était manifestement déraisonnable pour la Commission de conclure que Mme Hailu n’avait pas été violée au motif que, si elle l’avait été, elle l’aurait dit aux représentants de l’EPRP et aurait révélé le viol à l’agent canadien d’immigration au point d’entrée. La conclusion de la Commission ne prend pas suffisamment en compte (contrairement à ce qu’indiquent les Directives no 4 données par le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et intitulées : « Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe ») le fait que les femmes provenant de sociétés où la préservation de la « dignité de l’épouse » constitue la norme culturelle peuvent être réticentes à parler de la violence sexuelle dont elles ont été victimes, et elle ne prend pas en compte suffisamment non plus l’état de santé de Mme Hailu.
[6] Quant au rejet de la revendication sur place, la Commission a accepté l’avis d’un expert qui a dit que les fonctionnaires éthiopiens se tiennent au fait des manifestations qui ont lieu aux États‑Unis et au Canada en opposition au régime actuel, que ces fonctionnaires assistent à toutes les manifestations et assemblées publiques et que les manifestations sont filmées. La Commission a aussi admis que Mme Hailu avait participé à telles manifestations. Au vu de cette preuve, il était manifestement déraisonnable pour la Commission de rejeter la revendication sur place du seul fait que les photographies attestant sa participation aux manifestations avaient été prises dans le dessein d’embellir sa revendication. Ayant accepté la preuve d’expert qu’elle avait devant elle, la Commission devait donner une meilleure raison pour laquelle, ayant participé aux manifestations, Mme Hailu ne serait pas exposée à un risque de persécution si elle était renvoyée en Éthiopie.
[7] Ces erreurs susceptibles de contrôle vont au cœur de la conclusion de la Commission selon laquelle Mme Hailu n’était pas crédible et, à mon avis, il serait imprudent de s’en remettre aux conclusions restantes appuyant la décision, et cela parce qu’il est impossible de dire si la Commission serait arrivée à la même décision si elle n’avait pas commis les importantes erreurs susmentionnées.
[8] Mon opinion selon laquelle il est imprudent de laisser telle quelle la décision de la Commission est renforcée par le nombre d’erreurs constatées dans la décision, erreurs qui, sous leur meilleur jour, attestent un singulier manque d’attention pour le détail. Ce sont les erreurs suivantes : le fait de citer erronément la lettre de l’EPRP selon laquelle Mme Hailu avait été membre depuis 1988 alors que la lettre n’en disait rien; le fait de s’être référée à un rapport médical inexistant (la preuve ne renfermait qu’un rapport psychologique, et les motifs de la Commission parlent à la fois d’un rapport médical et d’un rapport psychologique); les références erronées à la preuve se trouvant dans les notes de bas de page qui accompagnaient les motifs de la décision; et le fait pour la Commission de s’être référée à Mme Hailu tantôt au pluriel, tantôt au masculin.
[9] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Il ne m’est donc pas nécessaire d’examiner l’argument avancé au nom de Mme Hailu (uniquement dans son exposé complémentaire des arguments) fondé sur les Directives no 7.
[10] Les avocats ont reconnu que, si la demande était jugée sur ce fondement, alors aucune question de portée générale ne se poserait. Je souscris à cette évaluation. Aucune question ne sera certifiée.
JUGEMENT
[11] LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en date du 23 septembre 2005 est annulée.
2. L’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la Section de la protection des réfugiés, pour nouvelle décision.
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Boulanger, LL.M.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑6122‑05
INTITULÉ : MENBERE HAILU
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 13 JUIN 2006
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : LE 21 JUILLET 2006
COMPARUTIONS :
Paul Vandervennen POUR LA DEMANDERESSE
Leanne Briscoe POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Paul Vandervennen POUR LA DEMANDERESSE
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous‑procureur général du Canada