Date : 20210507
Dossier : IMM‑1676‑20
Référence : 2021 CF 411
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 7 mai 2021
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
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ABDIFATAH SHIRE UGAAS
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Le demandeur, M. Abdifatah Shire Ugaas, déclare qu’il est un citoyen somalien craignant Al‑Chabaab en Somalie. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait rejeté sa demande d’asile, concluant qu’il n’avait pas établi de façon crédible son identité. Le 13 février 2020, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la SPR.
[2]
M. Ugaas sollicite maintenant le contrôle judiciaire, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de la décision de la SAR. Il soutient que la SAR a commis une erreur dans son appréciation de la preuve, y compris les éléments de preuve concernant son identité. Par ailleurs, le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte du risque auquel il pourrait être exposé à son retour en Somalie.
[3]
Pour les motifs exposés plus en détail ci‑dessous, je ne suis pas en mesure de conclure que la SAR a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour. Les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité et ses conclusions concernant l’identité étaient raisonnables. Après avoir raisonnablement conclu que M. Ugaas n’avait pas établi son identité, la SAR n’était pas tenue d’aborder la question du risque éventuel.
II.
Le contexte
[4]
M. Ugaas affirme qu’il est né en Somalie et que sa famille exploitait une entreprise agricole fournissant des denrées alimentaires à un hôtelier de Mogadiscio. Al‑Chabaab aurait menacé la famille du demandeur de conséquences si elle ne cessait pas de fournir l’hôtelier. M. Ugaas déclare qu’en mai 2017, des membres d’Al‑Chabaab avaient confronté la famille à Mogadiscio lors d’une rencontre avec l’hôtelier. Son père, ses deux frères et l’hôtelier avaient été tués par Al‑Chabaab. M. Ugaas s’était échappé.
[5]
En utilisant des fonds qu’il allègue avoir été obtenus grâce à la vente de la maison de sa famille, M. Ugaas et sa mère avaient fui au Kenya. La mère de M. Ugaas est toujours au Kenya. M. Ugaas était entré au Canada avec l’aide d’un passeur de clandestins en juillet 2017 et avait présenté une demande d’asile le 2 août 2017.
III.
La décision faisant l’objet du contrôle
[6]
Lorsqu’elle avait rejeté la demande d’asile de M. Ugaas, la SPR avait formulé un ensemble de conclusions défavorables quant à la crédibilité et accordé peu de poids aux autres éléments de preuve.
[7]
Plus précisément, la SPR avait jugé que les éléments de preuve de M. Ugaas concernant son appartenance à un clan étaient incohérents et que son explication pour ne pas avoir déclaré expressément les renseignements demandés dans les documents liés à sa demande d’asile était illogique. De même, la SPR avait conclu que M. Ugaas n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve documentaire pour établir son identité, qu’il n’avait pas pris de mesures raisonnables pour obtenir des éléments de preuve étayant sa prétention d’être un citoyen somalien et qu’il avait fourni un témoignage changeant qui n’était pas digne de foi. De plus, la SPR avait jugé que M. Ugaas avait déraisonnablement expliqué pourquoi il n’avait pas fourni, dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA], des renseignements concernant les restrictions religieuses qu’imposait Al‑Chabaab aux soufis pratiquants. La SPR avait également conclu que le témoignage de M. Ugaas sur les raisons pour lesquelles il craignait Al‑Chabaab ne concordait pas avec l’exposé circonstancié du formulaire FDA.
[8]
Lors de l’examen d’une lettre photocopiée de la mère de M. Ugaas, la SPR avait relevé les éléments suivants : (1) il y avait des incohérences entre la date de réception déclarée et la date sur la lettre même; (2) la lettre originale n’avait pas été présentée; (3) le courriel auquel la lettre aurait été jointe n’avait pas été fourni. La SPR avait accordé peu de poids à la lettre et rejeté l’explication selon laquelle l’incohérence entre les dates n’avait été rien de plus qu’une erreur typographique. La SPR avait également écarté le témoignage de la cousine canadienne de M. Ugaas, jugeant que celle‑ci n’avait qu’une connaissance générale des problèmes auxquels avait fait face la famille du demandeur en Somalie, et que cette connaissance avait été fondée exclusivement sur ce que M. Ugaas lui avait dit après leur rencontre au Canada. Enfin, la SPR avait accordé peu de poids à une lettre d’une organisation communautaire de réinstallation après avoir constaté la nature générale de son contenu.
[9]
Lorsqu’elle a rejeté l’appel, la SAR a aussi conclu que la preuve incohérente concernant le statut du clan, les renseignements manquants dans les documents liés à la demande d’asile de M. Ugaas et les éléments de preuve relatifs à l’absence de documents d’identification, y compris le manque d’efforts pour obtenir des éléments de preuve ayant trait à l’identité, avaient miné la crédibilité de M. Ugaas. La SAR a conclu que la SPR avait, à juste titre, accordé peu de poids à la lettre de la mère, au témoignage de la cousine et à la lettre de l’organisation communautaire de réinstallation.
[10]
La SAR a ensuite jugé, sur le fondement d’une appréciation collective de tous les éléments de preuve, que M. Ugaas n’avait pas établi son identité personnelle et nationale selon la prépondérance des probabilités et qu’elle n’avait donc pas à examiner le reste des allégations.
[11]
La SAR a rejeté l’appel, a confirmé la décision de la SPR et a conclu que M. Ugaas n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre de l’alinéa 111(1)a) de la LIPR.
IV.
La question préliminaire : le mauvais défendeur
[12]
Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté est désigné comme défendeur dans la demande d’autorisation de contrôle judiciaire. Le bon défendeur est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (LIPR, art 4(1); Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, art 5(2)). Par conséquent, l’intitulé sera modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.
V.
Les questions en litige et la norme de contrôle
[13]
La demande soulève deux questions :
La SAR a‑t‑elle raisonnablement apprécié la crédibilité du demandeur?
La SAR a‑t‑elle déraisonnablement omis d’effectuer une analyse du risque éventuel du demandeur au titre de l’article 97?
[14]
Les conclusions de la SAR sont présumées être susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Aucune des circonstances justifiant une dérogation à cette présomption ne se présente en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 33, 53 [Vavilov]).
[15]
La décision de la SAR sera examinée selon la norme de la décision raisonnable (Keqaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 563 aux para 13‑15). Une décision sera raisonnable si elle est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles »
(Vavilov, au para 85).
VI.
Analyse
A.
Les conclusions de la SAR concernant la crédibilité et l’identité sont raisonnables
[16]
M. Ugaas s’appuie sur la décision Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773 [Elmi], dans laquelle la Cour fédérale a mis en garde contre le fait d’exiger des demandeurs d’asile somaliens qu’ils fournissent les documents d’identité habituels (aux para 22‑23). Dans ce contexte, il fait valoir qu’il était déraisonnable pour la SAR d’accorder peu de poids à la lettre de sa mère, au témoignage de sa cousine et à la lettre de l’organisation de services communautaires.
[17]
M. Ugaas conteste également les autres conclusions de la SAR quant à la crédibilité. Il soutient que la SAR a commis une erreur en tenant compte de la preuve relative à l’appartenance à un clan. Il a clairement expliqué pourquoi il avait déclaré dans son témoignage qu’il faisait partie à la fois d’un clan majeur et d’un clan mineur, et pourquoi la SAR avait mal interprété la preuve documentaire et [traduction] « aurait dû accorder le bénéfice du doute au demandeur »
. M. Ugaas a expliqué l’omission de renseignements dans les documents relatifs à sa demande d’asile par le fait qu’on ne lui avait pas demandé ces renseignements et que des documents de voyage frauduleux avaient peu d’incidence sur la crédibilité. Il soutient également que, dans les circonstances, il était déraisonnable de mettre en doute sa crédibilité en raison de son manque d’efforts pour obtenir des documents permettant d’établir son identité. Son oncle, qui avait vendu la maison familiale du demandeur pour lui, était mort et les femmes de sa famille en Somalie ne seraient pas en mesure d’obtenir des documents, compte tenu de leur statut dans la société somalienne.
[18]
Je ne conteste pas les observations de M. Ugaas selon lesquelles la SAR doit offrir aux demandeurs originaires de pays ayant une administration civile instable d’autres moyens d’établir leur identité (Elmi, au para 23).
[19]
Dans la présente affaire, la SAR accepte expressément les difficultés à obtenir des documents relatifs à l’identité nationale en Somalie et note que l’absence de documents d’identité corroborants n’était pas sa principale préoccupation. Les préoccupations de la SAR portaient plutôt sur l’explication de M. Ugaas concernant l’absence de documents dans les circonstances où il a déclaré la vente d’une propriété en Somalie. La SAR a jugé que M. Ugaas était « constamment évasif »
lorsqu’il avait été questionné sur ses efforts pour obtenir des documents, et elle a cité un exemple tiré de la transcription de l’audience devant la SPR à l’appui de cette conclusion. La SAR souligne que ce n’est pas l’absence de documents, mais plutôt l’« absence d’efforts raisonnables en vue de se procurer »
des documents corroborants qui était préoccupant. Ces conclusions n’étaient pas déraisonnables.
[20]
De même, la SAR a pris en compte les éléments de preuve présentés par M. Ugaas pour établir son identité, soit les deux lettres et le témoignage de sa cousine. La SAR a examiné les éléments de preuve, a noté ses préoccupations concernant chacun d’eux et a conclu que peu de poids devait être accordé à ceux‑ci.
[21]
Dans les cas où les documents d’identité nationale ne sont pas disponibles, il est possible de s’appuyer sur d’autres éléments de preuve. Toutefois, ces éléments de preuve doivent raisonnablement appuyer une conclusion selon laquelle l’identité a été établie (Elmi, au para 23). Bien que M. Ugaas soit naturellement en désaccord avec la SAR, les conclusions tirées n’étaient pas déraisonnables. Comme l’a fait remarquer la juge Mary Gleason dans la décision Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 :
[48] La question de l’identité est au cœur même de l’expertise de la SPR, et s’il y a un endroit où la Cour doit se garder de mettre en doute les conclusions de la Commission c’est bien ici. Je suis d’avis que, pour autant qu’il y ait des éléments de preuve pour appuyer les conclusions de la Commission quant à l’identité, que la SPR en donne les raisons (qui ne sont pas manifestement spécieuses) et qu’il n’y a pas d’incohérence patente entre la décision de la Commission et la force probante de la preuve au dossier, la conclusion de la SPR quant à l’identité appelle un degré élevé de retenue et sera considérée comme une décision raisonnable. Autrement dit, si ces facteurs s’appliquent, il est impossible de dire que la conclusion a été rendue de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve. [Non souligné dans l’original.]
[22]
En l’espèce, M. Ugaas s’est appuyé sur trois sources de preuve pour établir son identité. La première était une lettre de la mère de M. Ugaas déclarant qu’il était né en Somalie et que son père ainsi que ses frères étaient morts. La lettre de la mère était une copie de la lettre originale. M. Ugaas n’a pas produit l’original ni le courriel par lequel la lettre aurait été transmise. En l’absence de documents originaux, la SAR a noté qu’elle n’était pas en mesure d’apprécier leur authenticité. Le raisonnement de la SAR concorde avec la preuve, et la conclusion à laquelle elle est parvenue en découle logiquement.
[23]
En ce qui concerne le témoignage de la cousine de M. Ugaas, la SAR a une fois de plus fait part de ses préoccupations concernant la preuve et des raisons pour lesquelles elle ne lui a pas accordé de poids — le fait que la cousine ne connaissait pas la situation difficile qu’avait vécue la famille de M. Ugaas au moment où elle avait rencontré ce dernier en 2006. La SAR a de nouveau exposé en détail son raisonnement, et il lui était loisible d’arriver à la conclusion qu’elle a tirée.
[24]
Enfin, la SAR a pris en compte la lettre de l’organisation communautaire et a noté que les renseignements fournis n’établissaient ni l’identité ni la nationalité du demandeur. La SAR accepte la connaissance de la langue somalienne que possède M. Ugaas ainsi que sa familiarité avec certains aspects de la géographie somalienne, mais, en l’absence de détails plus précis, il n’était pas déraisonnable pour la SAR d’accorder peu de poids à cette lettre.
[25]
M. Ugaas conteste également une série de conclusions défavorables additionnelles quant à la crédibilité qui ont été tirées par la SAR, en raison d’incohérences perçues entre la preuve présentée par M. Ugaas et son exposé circonstancié. Je n’ai pas examiné de façon détaillée ces conclusions, car je suis d’avis que la conclusion de la SAR selon laquelle M. Ugaas n’a pas réussi à établir son identité selon la prépondérance des probabilités est raisonnable et déterminante pour la demande.
B.
La SAR n’était pas tenue de prendre en considération le risque éventuel
[26]
M. Ugaas soutient que le cartable national de documentation démontre qu’Al‑Chabaab, qui continue de mener ses activités à Mogadiscio, le prendrait pour cible à son retour, parce qu’il a passé beaucoup de temps dans un pays occidental, que son statut en tant que membre d’un clan minoritaire ne lui assure aucune protection contre Al‑Chabaab et qu’il risque de devoir déménager dans un camp de personnes déplacées à l’intérieur du pays, car il n’a aucun soutien familial à Mogadiscio.
[27]
Une conclusion générale défavorable quant à la crédibilité est souvent un motif suffisant pour se dispenser d’une analyse aux termes de l’article 96 ou 97 (Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 77 aux para 28‑29; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381 au para 3. Ikeme c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 21 aux para 41‑42). Exceptionnellement, une conclusion défavorable sur la crédibilité qui est concluante quant à une demande du statut de réfugié au titre de l’article 96 de la LIPR ne permet pas de dispenser d’une analyse relative à l’article 97 lorsque les faits qui constituent le fondement de la crainte de persécution du demandeur ne sont pas en cause (Odetoyinbo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 501 au para 7).
[28]
En l’espèce, M. Ugaas n’a pas établi son identité. Cela suffit pour dispenser d’une analyse fondée sur l’article 97 (Elmi, au para 4; Najam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de Immigration), 2004 CF 425 au para 16). Un demandeur ne peut établir l’existence d’un risque personnel sans avoir d’abord établi son identité (Dag c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 375 au para 18).
VII.
Conclusion
[29]
La demande sera rejetée. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑1676‑20
LA COUR STATUE :
La demande est rejetée.
L’intitulé est modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.
Aucune question n’est certifiée.
« Patrick Gleeson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑1676‑20
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INTITULÉ :
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ABDIFATAH SHIRE UGAAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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tenue par vidéoconférence sur zoom à Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 19 avril 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GLEESON
|
DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
|
Le 7 mai 2021
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COMPARUTIONS :
Tina Hlimi
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Pour le demandeur
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Michael Butterfield
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Law Office of Tina Hlimi
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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