Dossier : IMM-5398-19
Référence : 2021 CF 319
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 13 avril 2021
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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NGUYEN HUONG SEN LE
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La demanderesse, Nguyen Huong Sen Le, est une citoyenne du Vietnam qui s’est inscrite au Collège Humber pour étudier en commerce et en comptabilité à partir de septembre 2018. Elle détenait un permis d’études valide et un permis de travail, qui expiraient à la fin de juillet 2020. Mme Le devait être titulaire d’un permis de travail pour suivre un stage dans le cadre de ses études au Collège Humber. De plus, le permis de travail indiquait que le stage devait faire partie intégrante des études.
[2]
En août 2019, Wasaya Airways LP, établie à Thunder Bay, en Ontario, a fait une offre d’emploi à Mme Le pour combler un poste temporaire en comptabilité pendant trois mois. Tout juste avant d’accepter l’offre, Mme Le a eu un échange par courriel avec le conseiller pédagogique du Collège Humber pour lui demander si elle pouvait faire une pause d’études afin d’essayer l’emploi et si cela aurait une incidence sur son permis de travail. En ce qui concerne la deuxième question, le conseiller pédagogique a suggéré à Mme Le de communiquer avec des représentants du Centre international, car [traduction] « ils sont experts en matière de permis de travail »
.
[3]
Au cours du même mois, à son retour au Canada après un court voyage aux États-Unis, Mme Le a été interrogée par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] avec l’aide d’un interprète vietnamien. L’agent a établi un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Voir l’annexe A pour les dispositions législatives pertinentes. L’agent a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Le était interdite de territoire. Il a fourni les motifs sous-tendant sa conclusion, mais n’a pas formulé de recommandation quant à la prise d’une mesure d’exclusion.
[4]
Le même jour, la déléguée du ministre a réinterrogé Mme Le, de nouveau avec l’aide d’un interprète, et a conclu que celle-ci était entrée au Canada sans avoir demandé et obtenu un visa de travail et un permis de travail approprié. La déléguée du ministre a estimé que le Collège Humber avait offert à Mme Le un stage coopératif à Mississauga, comme l’a expliqué Mme Le durant l’entrevue, mais que le poste à Wasaya Airways, à Thunder Bay, ne faisait pas partie du programme d’études du Collège Humber. Mme Le a donc été déclarée interdite de territoire pour manquement à la LIPR aux termes de l’article 41, et une mesure d’exclusion a été prise. Mme Le sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la déléguée du ministre a pris la mesure d’exclusion.
[5]
Je ne suis pas d’accord avec Mme Le pour dire qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale ou que la décision du ministre est déraisonnable. Pour les motifs plus détaillés qui suivent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Mon analyse comprend une question préliminaire concernant l’admissibilité de l’affidavit que Mme Le a présenté dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire.
II.
Normes de contrôle
[6]
Il n’y a pas de désaccord en l’espèce quant aux normes de contrôle applicables. Les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont considérés comme étant assujettis à un « exercice de révision […] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée »
: Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54. L’obligation d’équité procédurale en droit administratif « est “éminemment variable”, intrinsèquement souple et tributaire du contexte »
; elle doit être déterminée eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris aux facteurs énoncés dans l’arrêt Baker : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 77. En somme, la cour de révision doit se concentrer sur la question de savoir si le processus a été juste et équitable.
[7]
Pour le reste, la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Vavilov, au para 10. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et doit être justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques applicables dans les circonstances : Vavilov, au para 85. Les cours de justice interviennent uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire. Pour éviter de faire l’objet d’une intervention judiciaire, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. La Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve qui a été présentée au décideur; toutefois, une décision peut être déraisonnable si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte »
: Vavilov, aux para 125-126. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.
III.
Analyse
A.
(i) Question préliminaire – L’affidavit de la demanderesse est admissible en partie seulement
[8]
À mon avis, l’affidavit de Mme Le est admissible en partie seulement. Les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur administratif et qui ont trait au fond de l’affaire ne sont généralement pas admissibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Association des universités et collèges] au para 19; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 au para 17. La Cour peut faire une exception, cependant, et admettre des éléments de preuve sur lesquels une partie compte se fonder qui i) permettent à la Cour de comprendre des informations contextuelles générales, ii) sont pertinents au regard d’une question d’équité procédurale ou de justice naturelle, ou iii) font ressortir une absence totale de preuve soumise au décideur : Association des universités et collèges, au para 20.
[9]
Compte tenu des principes susmentionnés, je juge le paragraphe 2 de l’affidavit de Mme Le admissible, car il explique le contexte de la deuxième entrevue avec la déléguée du ministre. Il est donc pertinent pour ce qui est de l’allégation de manquement à l’équité procédurale. La pièce A de l’affidavit de Mme Le, décrite au paragraphe 8 comme un échantillon des éléments de preuve présentés à l’ASFC, comprend une copie de l’échange de courriels avec le conseiller pédagogique du Collège Humber qui est plus claire que celle contenue dans le dossier certifié du tribunal. Je juge également ce document admissible.
[10]
Cependant, la pièce A comprend également un échange de courriels avec un représentant de Wasaya Airways. Bien que le dossier certifié du tribunal contienne une copie de l’offre d’emploi de cette entreprise, et l’acceptation de l’offre signée et retournée par Mme Le, il ne contient pas l’échange de courriels qui se trouve aux pages 21 à 29 du dossier de demande. Je juge donc ce dernier inadmissible. Je juge aussi inadmissibles les renseignements contenus aux paragraphes 3 à 7 de l’affidavit. Les renseignements ne m’aident aucunement à mieux comprendre les informations contextuelles générales ou auraient pu être fournis à la déléguée du ministre lors de la deuxième entrevue, mais ne l’ont pas été; ils constituent donc une tentative inacceptable d’étoffer la preuve ou de la motiver davantage après le fait : Edw. Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 au para 145.
B.
ii) Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale
[11]
Je ne suis pas convaincue qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale dans les circonstances de l’espèce. L’obligation d’équité envers un étranger dans la situation de Mme Le se situe à l’extrémité inférieure du continuum : Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319 [Sharma] au para 29; Marcusa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1092 [Marcusa] aux para 21-22. Mme Le est entrée au Canada munie d’un permis d’études, et elle a été autorisée à rester au Canada pour un certain temps (moins de deux ans) et à certaines conditions. Elle ne pouvait avoir d’attentes (sur le fondement des permis d’études et de travail qui lui ont été délivrés) quant au fait qu’elle serait autorisée à demeurer au Canada, et elle a violé une condition importante de son droit d’entrée (c’est-à-dire que le stage fasse partie intégrante de ses études) : Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Cha, 2006 CAF 126 [Cha] au para 47. Compte tenu des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, il a été établi que les mesures suivantes satisfont aux exigences de l’obligation d’agir équitablement (Cha, au para 52) :
remettre à l’intéressé copie du rapport de l’agent d’immigration;
informer l’intéressé des allégations figurant dans ce rapport, de ce qu’il lui faudra démontrer et de la nature et des conséquences possibles de la décision devant être rendue;
faire passer une entrevue à l’intéressé, face à face, par vidéoconférence ou par téléphone;
donner à l’intéressé l’occasion de présenter des éléments de preuve pertinents et d’exprimer son point de vue.
[12]
Mme Le a bénéficié de toutes les mesures susmentionnées en l’espèce. De plus, il ne s’agit pas d’une affaire concernant « un résident permanent [qui] a un degré quelque peu supérieur de droits de participation par rapport à un étranger parce que le fait de s’être établi davantage au Canada entraîne des conséquences plus sérieuses en cas de renvoi »
: Sharma, au para 29. Contrairement à ce qu’affirme Mme Le au paragraphe 2 de son affidavit et dans ses arguments écrits, j’estime que le dossier démontre que la demanderesse a eu amplement l’occasion de présenter des observations et des éléments de preuve. De plus, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer les allégations portant que la déléguée du ministre semblait pressée, que Mme Le n’a pas eu assez de temps pour fournir une réponse claire et que la déléguée du ministre avait déjà décidé de prendre la mesure d’exclusion.
[13]
Lors de la première entrevue, Mme Le a été informée du fait qu’un rapport concernant son admissibilité serait établi à des fins d’examen par un agent principal, et elle a indiqué qu’elle comprenait. En outre, près de quatre heures se sont écoulées entre la fin de la première entrevue avec l’agent d’immigration de l’ASFC, qui a établi le rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR, et la deuxième entrevue avec la déléguée du ministre, qui a duré deux heures et demie. Mme Le a reçu le rapport de deux pages établi en vertu de l’article 44, qui lui a été expliqué, tout comme l’avis de l’agent selon lequel elle était interdite de territoire et n’était pas autorisée à entrer au Canada, et elle a eu l’occasion de présenter [traduction] « de nouveaux éléments de preuve contredisant la conclusion de l’agent »
. De plus, elle a reçu l’aide d’un interprète vietnamien lors des deux entrevues, et l’exactitude de l’interprétation n’est pas en cause.
[14]
À mon avis, les notes prises par la déléguée du ministre, à la suite de l’entrevue avec Mme Le, démontrent que la déléguée a examiné attentivement les réponses de Mme Le aux questions posées durant les deux entrevues et la situation personnelle de celle-ci avant de prendre la mesure d’exclusion. J’estime que ces notes démontrent également que la déléguée du ministre a tenu compte de la réponse de Mme Le à la question de savoir si elle avait [traduction] « de nouveaux éléments de preuve contredisant la conclusion de l’agent »
, contrairement à ce qu’a affirmé Mme Le dans ses arguments. Par exemple, c’est la réponse de Mme Le qui faisait mention du stage de 84 heures à Mississauga offert par le Collège.
C.
(iii) La décision de la déléguée du ministre n’est pas déraisonnable
[15]
Contrairement à ce qu’affirme Mme Le, je ne suis pas persuadée que la décision de la déléguée du ministre est déraisonnable. Si je comprends bien son argument, la décision est déraisonnable parce qu’elle est fondée sur la conclusion erronée de l’ASFC selon laquelle Mme Le avait l’intention de travailler au Canada sans le permis de travail approprié. Mme Le souligne la correspondance par courriel avec le conseiller pédagogique du Collège Humber et soutient que l’ASFC a mal compris ou mal interprété cet élément de preuve.
[16]
À mon avis, l’argument équivaut à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, ce contre quoi l’arrêt Vavilov met en garde. Toutefois, il peut y avoir un certain degré d’examen de la preuve lors de l’appréciation du caractère raisonnable de la décision d’un décideur administratif : Vavilov, au para 94. Cela étant fait, je ne suis pas d’avis que la décision de la déléguée du ministre est déraisonnable dans les circonstances de l’espèce. Mme Le a demandé plusieurs fois au conseiller pédagogique si elle pouvait faire une pause officielle au trimestre d’automne en 2019 (afin de suivre un stage loin de Toronto), et a continué de le faire même après que le conseiller lui a suggéré de consulter le Centre international pour s’informer de l’incidence potentielle du stage sur son permis de travail.
[17]
Bien que Mme Le ait ajouté à l’un de ses courriels au conseiller pédagogique un post-scriptum selon lequel elle consulterait [traduction] « un conseiller en immigration concernant le permis »
, dans le courriel suivant de Mme Le au conseiller pédagogique, elle lui a encore demandé si elle pouvait faire une pause officielle, et il lui a de nouveau suggéré de parler avec un représentant du Centre international à ce sujet. Cet échange a eu lieu seulement quelques jours avant que Mme Le signe l’offre d’emploi de Wasaya Airways. Lors de l’entrevue avec la déléguée du ministre, Mme Le a indiqué qu’elle avait demandé au coordonnateur de l’établissement d’enseignement si elle pouvait ou non faire une pause d’études et que la personne avec qui elle avait communiqué était un agent général qui n’avait pas été en mesure de répondre à sa question.
[18]
Dans ses notes, la déléguée du ministre reconnaît que Mme Le a communiqué avec le conseiller pédagogique concernant la pause d’études pour le trimestre d’automne. Compte tenu du courriel susmentionné et des échanges durant l’entrevue, je juge que la conclusion de la déléguée du ministre n’est pas déraisonnable quant au fait que Mme Le n’a pas consulté d’autres personnes que le conseiller pédagogique, comme un avocat, un consultant en immigration ou un représentant du Centre international ou d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. Une conclusion n’est pas déraisonnable simplement parce que des déductions différentes de celles du décideur peuvent être faites de façon raisonnable à partir de la preuve; lorsque la preuve est examinée dans son ensemble, je suis convaincue qu’elle est somme toute suffisante pour que la décision de la déléguée du ministre ne puisse être considérée comme déraisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanaratnam, 2005 CAF 122 au para 34.
IV.
Conclusion
[19]
Pour les motifs qui précèdent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.
[20]
Aucune des parties n’a soulevé de question grave de portée générale à certifier, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5398-19
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée; aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Julie Blain McIntosh
Annexe A : Dispositions législatives pertinentes
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
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Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5398-19
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INTITULÉ :
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NGUYEN HUONG SEN LE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 28 SEPTEMBRE 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 13 AVRIL 2021
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COMPARUTIONS :
Dongni Sun
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POUR LA DEMANDERESSE
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Neeta Logsetty
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POUR LE DÉFENDEUR
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Dongni Sun
AKM Law
Toronto (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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