Dossier : T‑783‑20
Référence : 2021 CF 378
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 29 avril 2021
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE :
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PAUL ABOU NASSAR
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
APERÇU
[1] Le 28 octobre 2019, au moment de prendre un vol en partance du Canada à l’aéroport international Trudeau, le demandeur n’a pas déclaré avoir en sa possession 10 000 $ et plus en espèces, ce qu’il devait faire en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, LC 2000, c 17 (la LRPCFAT). Lorsque cette omission a été révélée à la suite de questions posées par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), le demandeur a accepté d’acquitter sur‑le‑champ une pénalité de 250 $, comme le prévoit le Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets, DORS/2002‑412. Le reste de la somme en question lui a été restitué et il a pu poursuivre son voyage.
[2] Un mois plus tard, le demandeur apprenait que, en raison de cette mesure d’exécution de la loi, son adhésion au programme des voyageurs dignes de confiance NEXUS avait été annulée. Il a demandé la révision de cette mesure.
[3] Dans une décision datée du 27 mai 2020, un conseiller principal en matière de programmes de la Direction des recours de l’ASFC a conclu, dans l’exercice des pouvoirs qui lui ont été délégués par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre), que le demandeur avait contrevenu à la LRPCFAT. Le conseiller principal en matière de programmes a aussi confirmé l’annulation de l’adhésion au programme NEXUS. Il a néanmoins jugé qu’une certaine atténuation s’imposait et il a réduit la période d’inadmissibilité du demandeur au programme NEXUS de six à deux ans à compter de la date de cette mesure d’exécution.
[4] Le demandeur sollicite aujourd’hui, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7, le contrôle judiciaire de la décision maintenant l’annulation de son adhésion. Il soutient que la décision devrait être annulée, parce qu’elle contrevient aux exigences en matière d’équité procédurale et qu’elle est déraisonnable.
[5] Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, bien que je ne sois pas d’avis qu’il y ait eu manquement aux exigences en matière d’équité procédurale, je juge la décision déraisonnable. La demande doit donc être accueillie, la décision annulée et l’affaire renvoyée à un autre décideur pour réexamen.
II.
LE CONTEXTE
A.
L’article 12 de la LRPCFAT et la réglementation connexe
[6] Les dispositions législatives et réglementaires qui s’appliquent sont reproduites dans l’annexe jointe aux présents motifs.
[7] En substance, l’article 12 de la LRPCFAT oblige les gens qui entrent au Canada ou qui en sortent à déclarer les espèces ou les effets en leur possession effective ou dans leurs bagages lorsque ces espèces ou effets sont d’une valeur égale ou supérieure au montant réglementaire. Le paragraphe 2(1) du Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets fixe ce montant à 10 000 $. Les dispositions réglementaires précisent la façon dont la déclaration doit se faire à l’arrivée ou au départ, ainsi que les pénalités applicables en cas de défaut de produire la déclaration requise.
B.
Les incidents du 28 octobre 2019
[8] Le demandeur se trouvait dans la zone des départs de l’aéroport international Trudeau dans l’attente d’un vol à destination de Vienne lorsqu’il a été abordé par un agent de l’ASFC. L’agent affecté à l’équipe de déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces de l’ASFC lui a alors demandé combien d’espèces il avait en sa possession. Selon l’agent, le demandeur aurait répondu 6 000 $ en dollars américains. L’agent a prié le demandeur de l’accompagner en un lieu où ces espèces pourraient être comptées. Le demandeur a accepté. Une fois sur place, il a retiré une quantité de dollars américains de sa poche. Une fois comptées, les espèces en sa possession s’élevaient à 7 736 dollars américains. Au taux de change du jour, la somme équivalait à 10 100,12 dollars canadiens.
[9] L’agent a demandé au demandeur s’il avait d’autres espèces sur lui, et ce dernier a répondu non. L’agent a alors demandé à regarder dans son bagage de cabine. L’agent et le demandeur ne s’entendent pas sur la question de savoir qui a effectivement regardé dans ce sac, mais nul ne conteste qu’une enveloppe renfermant 1 450 € se trouvait dans une pochette intérieure à glissière. Au taux de change du jour, la somme équivalait à 2 100,61 dollars canadiens. Le demandeur avait également 85 dollars canadiens en sa possession. Au total, les espèces en sa possession s’élevaient à 12 285,73 $.
[10] Étant en possession d’espèces de cette valeur totale, le demandeur était tenu de déclarer les fonds à l’ASFC de la manière prescrite. Comme il ne l’avait pas fait, l’agent a saisi l’argent en vertu du paragraphe 18(1) de la LRPCFAT. Toutefois, comme le prévoit le paragraphe 18(2) de cette loi, après que le demandeur eut accepté de payer la pénalité applicable de 250 $, l’agent a restitué le reste de la somme au demandeur, n’ayant pas de motifs de soupçonner qu’il s’agissait là de produits de la criminalité ou d’une somme destinée au financement d’activités terroristes. Il a également informé le demandeur de son droit de produire une déclaration d’opposition à la mesure d’exécution auprès de la Direction des recours de l’ASFC, en vertu de l’article 25 de la LRPCFAT.
[11] À l’époque, le demandeur était membre du programme des voyageurs dignes de confiance NEXUS. L’agent a alors confisqué sa carte NEXUS.
C.
Le programme NEXUS des voyageurs dignes de confiance
[12] NEXUS est un programme canado‑américain qui vise les voyageurs préautorisés et à faible risque qui entrent au Canada ou aux États‑Unis aux postes désignés de la frontière aérienne, terrestre ou maritime. L’adhésion permet notamment d’entrer rapidement et facilement au Canada ou aux États‑Unis en passant par les bornes automatisées à libre‑service dans les aéroports et par les voies réservées aux postes frontaliers de la frontière terrestre.
[13] Le volet canadien du programme est régi par le Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane, DORS/2003‑323. Ce règlement a été pris en vertu de l’article 11.1 de la Loi sur les douanes, LRC 1985, c 1 (2e suppl.), qui habilite le ministre à « accorder à quiconque une autorisation lui permettant de se présenter selon un mode substitutif »
. L’adhésion au programme NEXUS est un des moyens d’obtenir cette autorisation. Le Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane énonce les exigences auxquelles une personne doit satisfaire pour adhérer à NEXUS. Dans le cas qui nous occupe, la seule exigence d’importance est que l’adhérent jouisse « d’une bonne réputation »
. Voir le Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane, alinéa 6.1a), qui incorpore, entre autres, les exigences énoncées à l’alinéa 5(1)b) du même règlement.
[14] Suivant le paragraphe 11.1(2) de la Loi sur les douanes, « [l]e ministre peut, sous réserve des règlements, modifier, suspendre, renouveler, annuler ou rétablir une autorisation »
. Le paragraphe 22(1) du Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane prévoit que le ministre peut suspendre ou annuler une autorisation si, par exemple, la personne autorisée « ne remplit plus les conditions pour l’obtention de l’autorisation »
.
D.
L’annulation de l’adhésion du demandeur à NEXUS
[15] Le 22 novembre 2019, l’ASFC envoyait au demandeur une lettre type l’informant que son adhésion à NEXUS avait été annulée. Le document indiquait comme motif d’annulation que le demandeur ne satisfaisait plus aux [traduction] « critères d’admissibilité »
de ce programme, parce qu’il avait [traduction] « contrevenu à la législation relative aux programmes des douanes et/ou de l’immigration »
. Il était fait expressément mention de la mesure d’exécution du 28 octobre 2019. Bien que le document ne l’énonce pas en toutes lettres, il ne fait aucun doute que l’exigence à laquelle le demandeur ne satisfaisait plus était celle de la bonne réputation.
[16] La lettre indiquait également que le demandeur pouvait présenter une demande de révision de cette mesure d’exécution à la Direction des recours de l’ASFC. Le droit de solliciter une révision est prévu à l’article 23 du Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane.
E.
La demande de révision du demandeur
[17] Le 5 décembre 2019, le demandeur a présenté, sur un portail en ligne, une demande de révision à la Direction des recours. Il a fourni les renseignements suivants à l’appui de sa demande de rétablissement de son adhésion à NEXUS :
Il est un homme d’affaires bien établi à Montréal dont les entreprises emploient plus de 1 500 personnes.
Il se déplace fréquemment pour des réunions d’affaires, des conférences et des expositions.
Le 28 octobre 2019, il était en route vers la Chine pour les affaires.
Il n’avait pas déclaré les fonds en sa possession le 28 octobre 2019, parce qu’il croyait avoir sur lui moins de 9 000 $ en dollars canadiens, [traduction]
« qui est la limite légale pour ne pas devoir faire de déclaration »
.En plus des fonds que le demandeur savait avoir en sa possession, il y avait dans son bagage de cabine une enveloppe contenant des euros et des dollars américains pour une somme équivalant à 3 000 $ canadiens. C’était l’argent d’un précédent voyage que le demandeur avait oublié de retirer de son bagage à son retour chez lui. Il ne s’était pas rendu compte qu’il l’avait toujours dans son bagage le 28 octobre 2019. Le demandeur a fait la déclaration suivante : [traduction]
« J’atteste qu’il s’agissait d’une erreur de bonne foi et d’un oubli de ma part et que je n’avais pas l’intention de cacher de l’information. »
[18] Dans une lettre datée du 18 décembre 2019, une agente principale des appels de la Direction des recours a accusé réception de la demande de révision. Le document indiquait que l’ASFC considérait le document présenté par le demandeur comme étant à la fois une demande de décision fondée sur l’article 25 de la LRPCFAT relativement à la possible contravention au paragraphe 12(1) de cette loi, et une demande de révision en vertu de l’article 23 du Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane relativement à la décision d’annuler l’adhésion à NEXUS. Des numéros de dossier distincts ont été attribués aux deux affaires.
[19] La lettre résumait le récit de l’agent ayant effectué la saisie au sujet des événements du 28 octobre 2019, ainsi que les observations du demandeur. Elle expliquait que la loi canadienne exigeait de ce dernier qu’il déclare les espèces en sa possession d’une valeur égale ou supérieure à 10 000 $. Tout manquement l’exposait [traduction] « à une saisie, à des pénalités et/ou à des poursuites »
. La lettre expliquait ensuite ceci : [traduction] « [L]orsque vous voyagez à l’étranger, il est de votre responsabilité de connaître les exigences de l’ASFC en matière de déclaration et de vous y conformer. »
[20] La lettre ajoutait que la pénalité de 250 $ imposée par l’agent ayant effectué la saisie était la plus faible possible pour un manquement au paragraphe 12(1) de la LRPCFAT. Elle précisait que la décision de procéder de la sorte [traduction] « était fondée sur le fait que, bien que les espèces n’aient pas été déclarées, vous n’aviez pas tenté de dissimuler la somme trouvée dans votre bagage à main et sac messager. De plus, l’agent [qui avait saisi les fonds] ne soupçonnait pas que les espèces étaient un produit de la criminalité ou qu’elles étaient liées à des activités terroristes et/ou de blanchiment d’argent »
.
[21] La lettre expliquait aussi pourquoi l’adhésion du demandeur au programme NEXUS avait été annulée :
[traduction]
Pour ce qui est de la décision d’annuler votre adhésion au programme NEXUS, l’alinéa 22(1)a) du Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane énonce que le ministre peut annuler une autorisation si la personne ne remplit plus les conditions d’autorisation. Un des critères d’admissibilité énoncés à l’alinéa 5(1)b) de ce même règlement est que le demandeur doit jouir d’une bonne réputation. Selon la définition du terme « bonne réputation » aux fins des programmes des voyageurs dignes de confiance de l’ASFC, les demandeurs font l’objet d’une évaluation quant au risque qu’ils peuvent présenter pour l’intégrité des programmes. Divers facteurs entrent en ligne de compte, comme la commission d’une infraction grave aux lois du Canada et des États‑Unis et, en particulier, aux lois appliquées par l’ASFC, laquelle mine l’assurance que peut avoir l’Agence que le demandeur se conformera à toutes les exigences de programme. Ainsi, un manquement à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes et à ses règlements d’application justifierait l’annulation de l’adhésion à NEXUS.
Selon les politiques actuelles, l’adhérent à NEXUS qui a une mesure d’exécution à son dossier (une saisie) est inadmissible au programme NEXUS pendant six ans à compter de la date de cette mesure d’application de la loi.
[22] La lettre exposait ensuite les pénalités et autres conséquences d’une contravention au Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets, dont l’inadmissibilité au programme NEXUS pendant six ans à compter de la date de la mesure d’exécution. Après avoir décrit comment les gens en possession d’espèces dépassant le montant réglementaire ont l’obligation de les déclarer à l’ASFC avant de quitter le Canada, l’agent a ajouté ce qui suit : [traduction] « Il faut aussi noter que la jurisprudence n’exige pas de preuve d’intention, puisqu’il s’agit d’un système de déclaration volontaire et qu’un régime de responsabilité stricte s’applique au défaut de déclarer »
.
[23] Dans une lettre datée du 2 janvier 2020, la Direction des recours a fourni au demandeur copie du rapport circonstancié de l’agent ayant effectué la saisie sur les incidents du 28 octobre 2019. Le document expliquait au demandeur que le rapport lui était fourni parce qu’il [traduction] « pouvait [l’]aider à répondre plus adéquatement aux allégations faites par l’organisme d’application de la loi »
. Le demandeur disposait de 30 jours pour produire toute information ou documentation supplémentaire qu’il jugeait utile pour les besoins de la décision sur son appel.
[24] Le 17 janvier 2020, le demandeur a présenté d’autres observations en appui à son appel, au moyen du portail en ligne. Il n’est pas clair, d’après le dossier, s’il avait reçu ou non à ce stade la lettre du 18 décembre 2019. Le document lui avait été expédié par courrier recommandé, mais avait été retourné à la Direction des recours, portant la mention [traduction] « non réclamé »
. Il avait été réexpédié au demandeur par la poste ordinaire avec une lettre d’envoi datée du 15 janvier 2020.
[25] Dans ses observations supplémentaires, le demandeur a repris les points résumés au paragraphe 17 ci‑dessus, en ajoutant ce qui suit :
Les espèces dans l’enveloppe trouvée dans son bagage de cabine s’élevaient à [traduction]
« un peu plus »
de 2 000 $ en dollars canadiens. (Cette remarque concorde avec celle de l’agent sur la valeur en euros dans l’enveloppe.)Les autres espèces que le demandeur avait sur lui avaient été retirées de son compte personnel à la Banque HSBC.
Ce n’est qu’après les incidents du 28 octobre 2019 que le demandeur s’est rendu compte qu’il serait [traduction]
« toujours signalé dans le système de l’ASFC et qu’il devrait faire l’objet d’une inspection »
lors de chacun de ses déplacements. Il a déclaré ce qui suit : [traduction]« Je suis un grand voyageur et je me déplace souvent avec ma femme et mes cinq enfants. Dans mes deux derniers déplacements, j’ai dû subir une inspection complète, pendant que ma famille, notamment mes enfants d’un et de deux ans, m’attendait, ce qui nous a grandement incommodés. »
[26] Dans une lettre datée du 31 janvier 2020 (et reçue par la Direction des recours le 4 février 2020), le demandeur a produit d’autres observations supplémentaires aux fins de son appel. Il a aussi produit de la documentation à l’appui portant sur la valeur en dollars américains des espèces qu’il avait en sa possession. À la différence de ses observations antérieures, qu’il avait présentées au moyen du portail en ligne, il a envoyé ces observations supplémentaires et les pièces jointes par la poste. À ce stade, il avait évidemment reçu la lettre du 18 décembre 2019 de la Direction des recours, parce qu’il fait mention de la lettre d’accompagnement du 15 janvier 2020 (et de la lettre du 2 janvier 2020) dans sa correspondance.
[27] Le demandeur a dit avoir envoyé ses observations par écrit en partie pour [traduction] « éclaircir »
son entretien avec l’agent de l’ASFC le 28 octobre 2019. Il a énoncé ce qui suit :
[traduction]
Comme je l’ai mentionné dans ma demande de révision, je croyais sincèrement transporter moins de 10 000 $ en dollars canadiens. J’avais dit à l’agent avoir l’équivalent de 9 000 $ en dollars canadiens, et ce n’est qu’en regardant dans mon bagage de cabine que je me suis rendu compte qu’il y avait là une enveloppe oubliée d’un voyage précédent en Europe et qui contenait quelques euros. J’avais oublié de la retirer avant de me rendre à l’aéroport.
[28] Dans une lettre datée du 12 février 2020, l’agente principale des appels a accusé réception de la lettre du demandeur (avec les pièces jointes). En réponse aux renseignements fournis par le demandeur sur la valeur (en dollars canadiens) des espèces trouvées en sa possession le 28 octobre 2019, elle a maintenu que la valeur totale en la possession du demandeur était de 12 285,73 $. Au sujet de l’affirmation réitérée par le demandeur selon laquelle il avait simplement oublié la valeur en espèces du contenu de son bagage de cabine, elle a déclaré ce qui suit :
[traduction]
Dans l’avis des circonstances de la saisie qui vous a été envoyé par courrier recommandé le 18 décembre 2019 et renvoyé par la poste ordinaire le 15 janvier 2020, il a déjà été expliqué que, dans le cas d’espèces non déclarées et saisies au niveau 1 pour lesquelles les conditions de mainlevée sont fixées à 250 $, la décision de procéder à ce niveau, qui est le plus bas, était fondée sur le fait que, bien que les espèces n’aient pas été déclarées, vous n’aviez pas tenté de dissimuler la somme trouvée dans votre bagage à main et sac messager. De plus, l’agent ne soupçonnait pas que les espèces étaient un produit de la criminalité ou qu’elles étaient liées à des activités terroristes et/ou de blanchiment d’argent ». Il incombe aux voyageurs de connaître la quantité d’espèces en leur possession.
[29] L’agente principale des appels a conclu sa lettre en garantissant au demandeur que ses observations et les éléments de preuve versés au dossier seraient examinés attentivement lors de la prise de décision. Dès que cette décision sera rendue, le demandeur serait avisé par courrier recommandé.
[30] Dans une lettre datée du 17 février 2020, le demandeur a présenté d’autres observations à l’appui de sa demande de révision. Il a réitéré qu’il était un homme d’affaires et il a donné des renseignements aux sujets de certaines de ses activités commerciales.
[31] À la fin de mars 2020, la Direction des recours, à l’instar de presque tous les autres milieux de travail au Canada, a été obligée de modifier ses pratiques à cause de la pandémie de COVID‑19. Entre autres changements, elle s’est mise à envoyer la correspondance aux gens dont les appels étaient en instance par courriel plutôt que par courrier recommandé. C’est ainsi que, le 30 mars 2020, un message a été laissé sur la boîte vocale du demandeur pour lui demander de fournir son adresse courriel.
[32] Une note au dossier indique que le demandeur a rappelé le lendemain (31 mars 2020) et parlé à quelqu’un de la Direction des recours. (Le dossier ne fait pas état de l’auteur de cette note ou des autres notes que nous allons mentionner. Compte tenu du dossier dans son ensemble, il est toutefois raisonnable d’en déduire que ces notes ont été rédigées par l’agente principale des appels qui correspondait avec le demandeur, et je vais donc me fonder sur cette inférence dans le cadre de mon analyse.) Le demandeur a transmis son adresse électronique à l’agente principale des appels. Il lui a aussi dit vouloir [traduction] « expliquer les incidents comme ils s’étaient produits »
. La note indique que l’agente a expliqué [traduction] « le processus »
au demandeur. Celui‑ci a dit qu’il comprenait et qu’il attendrait d’autres instructions par courrier électronique. Il n’y a aucune autre indication au dossier au sujet de cet échange.
[33] Le 14 mai puis le 21 mai 2020, l’agente principale des appels a envoyé par courriel au demandeur des formulaires par lesquels il pouvait signifier son consentement à correspondre par courriel avec la Direction des recours. (Il a fallu expédier un second courriel, parce qu’un des numéros de dossier ne figurait pas sur le document de consentement du premier courriel.)
[34] Le 20 mai 2020, le demandeur a laissé un message à l’agente principale des appels, lui disant qu’il n’avait encore reçu aucun courriel de sa part.
[35] Le 21 mai 2020, l’agente principale des appels rappelait le demandeur et lui laissait un message pour lui suggérer de vérifier son dossier de courriels indésirables, car elle lui avait déjà envoyé deux courriels. (Il s’agit des courriels mentionnés précédemment au paragraphe 33.)
[36] On peut penser que le demandeur a trouvé les courriels de l’agente principale des appels puisque, le 25 mai 2020, il renvoyait par courriel son consentement dûment signé à correspondre par courrier électronique avec la Direction des recours.
[37] La décision de rejeter les appels du demandeur figure dans une lettre du 27 mai 2020 de Martin Bélanger, conseiller principal en matière de programmes de la Direction des recours. Cette lettre a été envoyée au demandeur par courriel. Les motifs de la décision sont exposés ci‑dessous.
[38] D’après une autre note au dossier, le 28 mai 2020, le demandeur a parlé à l’agente principale des appels avec qui il traitait. Il a dit avoir voulu présenter plus de documentation, ce qu’il pensait avoir la possibilité de faire après réception de la demande d’adresse électronique et son consentement à communiquer par courriel. Bien que la note ne le mentionne pas expressément, il semblerait que le demandeur venait juste de recevoir la décision par laquelle ses appels étaient rejetés lorsqu’il a pris contact avec l’agente.
[39] Le demandeur a dit que la documentation supplémentaire qu’il désirait présenter démontrerait la [traduction] « légitimité »
des fonds en sa possession le 28 octobre 2019. L’agente lui a dit que personne n’ignorait que les espèces étaient légitimes. Le demandeur a ajouté ne pas avoir été conscient de toutes les espèces qu’il avait sur lui ce jour‑là. Il a précisé qu’il se déplaçait fréquemment et n’aime pas qu’on lui demande de s’arrêter, surtout lorsqu’il se trouve avec sa jeune famille. (Il faisait sans doute référence au fait d’avoir subi des inspections secondaires.) Il a dit à l’agente qu’il s’adresserait à la Cour fédérale, car il voulait que son nom soit retiré du système de l’ASFC. En fin de compte, l’agente a consigné son opinion selon laquelle, [traduction] « même s’il [le demandeur] avait présenté plus de documentation pour montrer la légitimité [des espèces], cela n’aurait rien changé »
. On ne sait pas si elle a fait part de ce dernier point au demandeur à l’occasion de cet entretien.
III.
LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
[40] Dans la lettre du 27 mai 2020, le conseiller principal en matière de programmes de la Direction des recours a informé le demandeur du résultat des deux révisions ministérielles et lui a donné les motifs des décisions prises.
A.
La contravention à la LRPCFAT
[41] Le conseiller principal en matière de programmes a conclu, au titre de l’article 27 de la LRPCFAT, qu’il y avait eu contravention à l’article 12 de cette loi. Il a également conclu que la somme de 250 $ versée pour la restitution des fonds serait confisquée.
[42] Le conseiller principal en matière de programmes a d’abord résumé les circonstances de l’incident du 28 octobre 2019, comme elles avaient été consignées dans la preuve documentaire au dossier. Il a également récapitulé les observations et la documentation d’appui fournies par le demandeur.
[43] Le conseiller principal en matière de programmes explique ce qui a motivé sa décision en énonçant les principaux points, lesquels peuvent être résumés ainsi :
Le 28 octobre 2019, le demandeur avait en sa possession des espèces d’une valeur égale ou supérieure au montant réglementaire de 10 000 $.
Le demandeur a expliqué jouir d’une excellente réputation et avoir simplement oublié ces espèces dans son bagage de cabine. Toutefois, faire une déclaration erronée constitue une contravention à la LRPCFAT, même s’il s’agit d’une erreur commise hors de toute intention d’induire en erreur ou de tromper l’ASFC. L’absence d’intention de passer outre aux obligations de déclaration n’est pas un facteur qui joue au moment de décider s’il y a eu ou non contravention aux obligations en matière de déclaration.
Le demandeur n’a pas déclaré les espèces en sa possession, ce qui constituait une contravention à la loi applicable.
La pénalité prescrite de 250 $ était appropriée. Le conseiller principal en matière de programmes a fait remarquer que rien n’indiquait que les fonds avaient été cachés, que c’était là [traduction]
« une première occurrence de non‑conformité »
de la part du demandeur et qu’il n’y avait pas lieu de soupçonner qu’il s’agissait là d’un produit de la criminalité. Par ailleurs, il n’était pas prêt à abaisser la sanction, son but étant [traduction]« d’encourager la conformité dans les futurs déplacements transfrontaliers »
. Il a ajouté : [traduction]« Les exigences de la Loi sont importantes, car elles contribuent aux efforts canadiens de détection et de dissuasion des mouvements illicites d’espèces et d’effets. »
[44] Le conseiller principal en matière de programmes conclut cette partie de la décision en expliquant comment le demandeur peut contester les décisions prises.
B.
L’annulation de l’adhésion du demandeur à NEXUS
[45] Le conseiller principal en matière de programmes a également confirmé l’annulation de l’adhésion du demandeur au programme NEXUS. Toutefois, vu les circonstances de l’affaire, il a décidé [traduction] « d’offrir un allègement »
. Ainsi, le demandeur pourrait demander à être réadmis au programme NEXUS à compter du 28 octobre 2021.
[46] Après avoir décrit le programme NEXUS en termes généraux, le conseiller principal en matière de programmes passe à l’alinéa 22(1)a) du Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane, où il est prévu que l’adhésion à un programme comme NEXUS peut être annulée si quelqu’un ne satisfait plus aux exigences d’admissibilité. Un des critères d’admissibilité à ce programme est l’obligation de jouir d’une bonne réputation. Le conseiller explique ainsi ce que cela signifie :
Selon la définition du terme « bonne réputation » aux fins des programmes des voyageurs dignes de confiance de l’ASFC, les demandeurs font l’objet d’une évaluation quant au risque qu’ils peuvent présenter pour l’intégrité des programmes. Divers facteurs entrent en ligne de compte, comme la commission d’une infraction aux lois du Canada et des États‑Unis et, en particulier, aux lois appliquées par l’ASFC, laquelle mine l’assurance que peut avoir l’Agence que le demandeur se conformera à toutes les exigences de programme.
[47] Le conseiller principal en matière de programmes fait ensuite simplement observer qu’il a été conclu que le demandeur a contrevenu à l’article 12 de la LRPCFAT, et il ajoute : [traduction] « Les événements ont été examinés en détail précédemment. »
Cela clôt son analyse des événements du 28 octobre 2019 ou du lien avec la question de la réputation du demandeur.
[48] Le conseiller principal en matière de programmes passe ensuite aux conséquences à tirer de cette conclusion. Il dit avoir décidé, conformément au paragraphe 11.1(2) de la Loi sur les douanes, de maintenir l’annulation de l’adhésion du demandeur à NEXUS. Il dit avoir toutefois décidé [traduction] « d’offrir une atténuation »
à celui‑ci. Il explique ainsi ces décisions :
[traduction]
Bien que l’on s’attende à ce que, en tant qu’adhérent à NEXUS, vous connaissiez les exigences de déclaration, les conséquences possibles des manquements à la LRPCFAT et les modalités du programme NEXUS, étant donné que vous avez un historique de conformité aux lois frontalières, que vous avez admis avoir commis une erreur, que les espèces n’ont pas été dissimulées et que l’adhésion à NEXUS faciliterait les déplacements dans votre domaine de travail, j’ai aussi opté pour une période d’inadmissibilité de deux ans à NEXUS après la saisie en vertu de la LRPCFAT. Cette période d’inadmissibilité sera là pour décourager suffisamment tout autre manquement en ce sens dans l’avenir, ainsi que pour la sauvegarde de l’intégrité du programme et de l’intention du législateur.
À noter que tout futur cas de non‑conformité pourrait mener à l’annulation de votre adhésion pour une période allant jusqu’à six ans.
[49] Je m’arrête ici pour faire remarquer que le conseiller principal en matière de programmes a accordé un allègement plus important que ce qui était recommandé dans le résumé du cas et dans l’ébauche de motifs de décision qui lui avaient été soumis. Le ou les auteurs de ces documents avaient recommandé que le demandeur ne puisse demander à être réadmis au programme NEXUS avant le 28 avril 2024. Cette recommandation était fonction du moment où, avec le temps et sans autre contravention du demandeur, le nombre total de points de ce dernier dans le Système intégré d’exécution des douanes (SIED) serait réduit à un certain niveau. (Le dossier caviardé de la présente demande reste muet quant au niveau qui était prévu, et sur ce qui se passerait autrement alors.) Il sera question plus loin du résumé du cas et de l’ébauche de motifs de décision.
[50] Le conseiller principal en matière de programmes a conclu cette partie de la décision en expliquant comment le demandeur pourrait contester les décisions prises.
IV.
LA NORME DE CONTRÔLE
[51] Comme il a été mentionné, le demandeur conteste à la fois le processus et le fond de la décision prise par le conseiller principal en matière de programmes.
[52] En ce qui concerne le processus, les parties en l’espèce sont du même avis quant à la question de savoir comment la cour de révision devrait juger si les exigences en matière d’équité procédurale ont été respectées. La cour de révision doit procéder à sa propre analyse du processus suivi par le décideur et établir s’il était équitable compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris celles mentionnées dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21 à 28 : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Ltée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 et Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27 au para 31. En pratique, il s’agit de la même chose que d’appliquer la norme de contrôle de la décision correcte : voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 34 et 50; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 54; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43. Cela dit, invoquer une norme de contrôle n’est pas vraiment pertinent en l’espèce (voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada aux para 50 à 55). Il en est ainsi, parce que, « [c]e qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non »
(Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). Il incombe au demandeur de démontrer qu’elle n’a pas été respectée.
[53] Pour ce qui est du fond de la décision, les parties conviennent, tout comme moi, que la présente affaire doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Dans ses décisions antérieures à l’arrêt Vavilov, la Cour a invariablement appliqué la norme de la décision raisonnable aux décisions liées à l’annulation de l’adhésion au programme NEXUS : voir, par exemple, Sadana c Canada (Sécurité publique), 2013 CF 1005 au para 10, et Sodhi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 145 au para 15. Il est maintenant présumé que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique aux décisions administratives, à certaines exceptions près. « Les cours de révision ne devraient déroger à cette présomption que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige »
(Vavilov au para 10). Il n’y a pas lieu de déroger cette présomption en l’espèce.
[54] L’application aux décisions administratives de la norme de contrôle de la décision raisonnable « vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit »
(Vavilov au para 82).
[55] L’exigence qu’une décision administrative soit raisonnable procède du principe fondamental selon lequel « l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet »
(Vavilov au para 95). Ainsi, le décideur administratif a l’« obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée »
(Vavilov au para 96).
[56] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov au para 85). La cour de révision « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision »
(Vavilov au para 83). « La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Vavilov au para 99). Une décision présentant ces qualités a droit à la déférence de la cour de révision.
[57] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable. Il doit établir que celle‑ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov au para 100).
V.
ANALYSE
A.
Introduction – Clarification de la portée de la présente demande
[58] Comme il a été mentionné, la Direction des recours a procédé en tenant pour acquis que le demandeur sollicitait à la fois une décision sur la question de savoir s’il avait contrevenu à la LRPCFAT et un contrôle sur l’annulation de son adhésion au programme NEXUS. Le conseiller principal en matière de programmes a conclu que le demandeur avait contrevenu à la LRPCFAT. Il a également confirmé l’annulation de l’adhésion du demandeur au programme NEXUS. Le demandeur avait la possibilité de contester les deux décisions, mais la contestation devait dans ce cas emprunter deux voies différentes. D’une part, la conclusion selon laquelle il avait contrevenu à la LRPCFAT pouvait seulement être contestée par voie d’appel devant la Cour (voir l’article 30 de la LRPCFAT). D’autre part, la décision de maintenir l’annulation de l’adhésion au programme NEXUS pouvait être contestée par voie de demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. De plus, la contestation de la pénalité imposée pour contravention à la LRPCFAT devait se faire par voie de demande de contrôle judiciaire en vertu de ce même article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.
[59] Le demandeur a seulement demandé le contrôle judiciaire de la confirmation de l’annulation de son adhésion à NEXUS. Il n’a pas interjeté appel de la conclusion selon laquelle il avait contrevenu à la LRPCFAT, ni ne sollicitait le contrôle judiciaire de la pénalité imposée. Par conséquent, cette conclusion devait être présumée valide en droit et en fait. Elle apporte un contexte important à la décision de maintenir l’annulation de l’adhésion au programme NEXUS. Il en sera question plus loin.
[60] Le demandeur lui‑même n’a pas produit d’affidavit à l’appui de sa demande, mais il ressort d’emblée du contexte que nous venons de résumer que ses préoccupations ont à voir non seulement avec l’annulation de son adhésion au programme NEXUS, mais aussi avec la possibilité de subir une inspection secondaire chaque fois qu’il rentre au Canada. Un certain nombre de ses doléances dans sa demande portent sur le caractère inéquitable et déraisonnable de cet état de choses et du défaut du conseiller principal en matière de programmes d’en tenir compte dans sa décision. Ces préoccupations peuvent être réelles, mais ne doivent pas venir déformer les questions dont la Cour est dûment saisie.
[61] Le demandeur n’a contesté ni la conclusion de contravention à la LRPCFAT ni l’imposition de la pénalité de 250 $, mais il sollicite bel et bien un contrôle judiciaire [traduction] « quant aux peines supplémentaires imposées par le ministre en plus des pénalités prévues par le Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets »
. D’après lui, ces [traduction] « peines supplémentaires »
sont l’annulation de son adhésion au programme NEXUS et son signalement dans la base de données SIED, lesquels ont pour conséquence un cortège d’inspections secondaires. Sans convenir nécessairement avec le demandeur que l’annulation de l’adhésion au programme NEXUS est une [traduction] « peine »
pour manquement à la LRPCFAT, nul doute qu’elle découle d’une décision distincte de celle de la conclusion selon laquelle il a contrevenu à la LRPCFAT. C’est pourquoi la décision de maintenir l’annulation peut être contestée devant la Cour sans remise en question de la conclusion sur laquelle elle repose, soit celle de contravention à la LRPCFAT.
[62] Par ailleurs, il faut dire que le signalement du demandeur à des fins d’inspection secondaire est une conséquence automatique et indirecte de la mesure d’exécution prise le 28 octobre 2019 (voir Chen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CAF 170 aux para 42 à 45). Cette mesure a été confirmée par la conclusion selon laquelle le demandeur avait contrevenu à la LRPCFAT. Comme cette conclusion n’est pas contestée, rien ne permet à la Cour d’intervenir relativement au signalement qui découle de la mesure d’exécution initiale. En d’autres termes, faute d’un appel fondé sur l’article 30 de la LRPCFAT, la Cour n’est pas saisie de la question du renvoi possible du demandeur en inspection secondaire et les doléances du demandeur au sujet des inspections secondaires n’ont pas leur place ici.
B.
Y a‑t‑il eu manquement aux règles d’équité procédurale?
[63] Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a conclu que « les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que les éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur »
(au para 22). De plus, « [l]es valeurs qui sous‑tendent l’obligation d’équité procédurale relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision »
(au para 28).
[64] Le devoir d’équité procédurale en common law est « souple et variable »
(Baker au para 22). Plusieurs facteurs doivent entrer en ligne de compte au moment de décider des aspects à retenir dans le contexte particulier d’une affaire : (1) la nature de la décision recherchée; (2) la nature du régime dans le cadre duquel la décision a été rendue; (3) l’importance de la décision pour la ou les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision, et (5) les procédures que le décideur a lui‑même suivies ainsi que ses contraintes institutionnelles (Baker aux para 21 à 28).
[65] Il n’est pas contesté dans la présente affaire que, du fait des exigences d’équité procédurale, le demandeur avait le droit de connaître la preuve qu’il devait présenter aux fins du contrôle de l’annulation de son adhésion au programme NEXUS et de se voir accorder une possibilité raisonnable de présenter sa cause. En ce qui concerne la première exigence, rien n’indique que le demandeur ne connaissait pas la preuve qu’il devait présenter s’il contestait la décision d’annuler son adhésion au programme NEXUS. La correspondance de la Direction des recours antérieure à la décision que nous avons récapitulée décrit en détail le contexte juridique applicable à la décision, ainsi que la compréhension qu’avait l’ASFC des faits pertinents. Le demandeur prétend cependant ne pas avoir eu une possibilité raisonnable de faire valoir sa cause, à savoir pourquoi son adhésion à NEXUS n’aurait pas dû être annulée. Il en est ainsi, car il avait été amené à croire qu’il aurait l’occasion de présenter des observations supplémentaires et des documents à l’appui, mais l’appel a été tranché avant qu’il puisse le faire.
[66] La thèse du demandeur souffre de deux problèmes fondamentaux. Premièrement, il n’avait donné aucune indication dans sa demande au sujet des observations supplémentaires ou des documents à l’appui qu’il avait l’intention de présenter avant que la décision ne soit prise. Fait important, il n’avait pas produit d’affidavit décrivant ce qu’il avait l’intention de produire. Deuxièmement, dans la mesure où on peut glaner ce qu’il avait l’intention de dire dans la note versée au dossier sur son entretien avec l’agente principale des appels le 28 mai 2020, les questions qu’il entendait soulever sont sans importance et sans pertinence, ou avaient déjà été formulées dans ses observations antérieures. Tout autre renseignement qu’il aurait désiré présenter au sujet de la [traduction] « légitimité »
des fonds en sa possession le 28 octobre 2019 est sans importance, parce que cette question n’était pas en cause en ce qui concerne l’ASFC. Les doléances du demandeur au sujet de son renvoi en inspection secondaire sont sans pertinence quant au bien‑fondé de la décision d’annuler son adhésion au programme NEXUS. Enfin, rien n’indique dans les notes de cet entretien que le demandeur avait quelque chose de nouveau à fournir à l’appui de sa position selon laquelle son oubli des espèces dans son bagage de cabine constituait une erreur de bonne foi.
[67] En combinant ces deux failles de la position du demandeur, je prends acte que, dans un entretien antérieur le 31 mars 2020, celui‑ci avait dit à l’agente principale des appels vouloir [traduction] « expliquer les incidents comme ils s’étaient produits »
. C’était alors la troisième fois qu’il affirmait une telle chose : il l’avait fait dans sa demande initiale de révision de la décision le 5 décembre 2019, dans ses observations en suivi le 17 janvier 2020 et dans sa lettre datée du 31 janvier 2020. (Il avait présenté des observations le 17 février 2020, mais elles portaient sur d’autres questions.) Il est vrai que la décision a été prise avant qu’il ne puisse proposer quelque chose de plus pour expliquer [traduction] « les incidents comme ils s’étaient produits »
. Toutefois, il n’a pas établi qu’il avait quoi que ce soit à opposer sur le fond à l’annulation de son adhésion au programme NEXUS qu’il n’aurait pu communiquer à l’ASFC avant que la décision ne soit prise si ce n’est l’argument de l’erreur de bonne foi au sujet de la quantité d’espèces en sa possession le 28 octobre 2019. Bref, il n’a pas démontré avoir de nouveaux éléments à faire valoir à propos de la question à savoir pourquoi son adhésion au programme NEXUS n’aurait pas dû être annulée. Il n’a donc pas établi qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale lorsque la Direction des recours avait pris sa décision d’après le dossier dont elle disposait.
[68] Disons enfin que, dans ses observations écrites, le demandeur a soulevé un certain nombre d’objections relativement à la procédure suivie pour trancher la question de savoir s’il avait contrevenu à la LRPCFAT. Il n’en a rien repris dans ses arguments de vive voix. Quoi qu’il en soit et faute d’appel en vertu de l’article 30 de la LRPCFAT, cette contestation indirecte de la décision ne lui est pas permise et est sans pertinence pour les questions dont la Cour est saisie.
C.
La décision est‑elle déraisonnable?
[69] Le conseiller principal en matière de programmes a confirmé l’annulation de l’adhésion du demandeur au programme NEXUS, au motif que sa contravention à la LRPCFAT signifiait qu’il n’avait pas bonne réputation, laquelle constitue une exigence pour l’adhésion à ce programme. L’observation principale du demandeur à cet égard est que le décideur n’avait aucun motif raisonnable de maintenir l’annulation de l’adhésion, puisqu’il a admis que le demandeur avait commis une erreur de bonne foi en ne déclarant pas les espèces. Bien que la question soit plus nuancée que ce qu’allègue le demandeur, je conviens avec lui que la décision est déraisonnable. Il en est ainsi, car je suis d’avis que la conséquence tirée de la contravention commise par le demandeur, soit qu’il n’avait plus bonne réputation, manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.
[70] Le demandeur réclame non seulement que la décision soit annulée, mais aussi que l’affaire soit renvoyée à la Direction des recours en vue d’une confirmation de sa bonne réputation et du rétablissement de son adhésion au programme NEXUS. Comme nous le verrons, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit de la seule issue raisonnable. C’est pourquoi la réparation convenable consiste à renvoyer l’affaire à la Direction des recours pour qu’elle la réexamine (voir Vavilov aux para 139 à 142).
[71] Le Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane prévoit notamment que la personne admissible à un programme des voyageurs dignes de confiance comme NEXUS « jouit d’une bonne réputation »
. Ce terme n’est défini ni dans le règlement ni dans des lois connexes. Dans sa décision, le conseiller principal en matière de programmes explicite une certaine compréhension de ce que signifie dans ce contexte jouir d’une bonne réputation. Je répète par commodité :
[traduction]
Selon la définition du terme « bonne réputation » aux fins des programmes des voyageurs dignes de confiance de l’ASFC, les demandeurs font l’objet d’une évaluation quant au risque qu’ils peuvent présenter pour l’intégrité des programmes. Divers facteurs entrent en ligne de compte, comme la commission d’une infraction aux lois du Canada et des États‑Unis et, en particulier, aux lois appliquées par l’ASFC, laquelle mine l’assurance que peut avoir l’Agence que le demandeur se conformera à toutes les exigences de programme.
[72] D’après moi, cela signifie qu’en exigeant des personnes qui demandent à être admises à un programme des voyageurs dignes de confiance comme NEXUS qu’ils aient bonne réputation, le Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane vise à éliminer les gens qui risqueraient de nuire à l’intégrité du programme en abusant des privilèges qu’ils en reçoivent. En d’autres termes, il faut être digne de confiance pour accéder au privilège de l’adhésion à ce programme. Donc, pour admettre un demandeur au programme, l’ASFC (agissant au nom du ministre) doit avoir l’assurance que celui‑ci se conformera à toutes les exigences du programme et, faut‑il penser, aux lois régissant les voyageurs. C’est là une décision d’un caractère prospectif, bien que la conduite passée représente une importante considération. L’une des raisons pour laquelle l’ASFC n’aurait pas la confiance nécessaire envers un demandeur est que, par le passé, ce dernier aurait contrevenu à une loi du Canada ou des États‑Unis et, en particulier, à une loi que l’agence applique elle‑même. Il ne s’agit pas d’un critère d’élimination automatique. Comme l’explique le conseiller principal en matière de programmes, un jugement quant à la bonne réputation emporte une évaluation des nombreux facteurs susceptibles d’influer sur la confiance que peut avoir ou non l’ASFC envers une personne. Une contravention à une loi ne suffit pas en soi à démontrer que quelqu’un ne jouit pas d’une bonne réputation. Le manquement doit être tel qu’il [traduction] « mine l’assurance que peut avoir l’Agence que le demandeur se conformera à toutes les exigences de programme »
. Le conseiller principal en matière de programmes ne l’exprime pas de cette manière, mais je dirais que, fondamentalement, l’ASFC doit s’en remettre à son jugement, en tenant compte de toutes les circonstances de l’espèce.
[73] Le demandeur conteste certains aspects de la compréhension qu’a le conseiller principal de programmes de cette exigence de bonne réputation en général, mais il n’est pas nécessaire d’en traiter ici. À mon avis, si on accepte comme hypothèse que la compréhension générale qu’a le décideur du critère de la bonne réputation est raisonnable, le défaut fondamental de sa décision est qu’il considère la contravention du demandeur à la LRPCFAT comme une raison suffisante en soi pour conclure que ce dernier ne jouit pas d’une bonne réputation. Ce qui est primordial à part le fait que le demandeur ait contrevenu à la LRPCFAT, c’est qu’il n’y a aucune explication à savoir pourquoi cela a fait en sorte que le décideur s’est mis à douter que le demandeur se conforme aux exigences du programme NEXUS à l’avenir. Peut‑être que, si le demandeur avait sciemment omis de divulguer les fonds ou avait tenté de les dissimuler, ou que les espèces en question étaient liées au blanchiment d’argent ou au financement d’activités terroristes, aucune autre explication ne serait nécessaire pour ce manque de confiance. Mais ce n’est pas ce que le décideur a conclu. Comme l’exprime la partie de la décision portant sur la contravention à la LRPCFAT, le conseiller principal en matière de programmes n’a pas contesté que le demandeur avait commis une erreur de bonne foi, ni que les fonds étaient légitimes, ni qu’il s’agissait d’un incident isolé. Dans ces circonstances, il fallait une certaine explication quant aux raisons pour lesquelles une erreur commise de bonne foi a eu pour conséquence que le décideur s’est mis à douter que le demandeur se conforme aux exigences du programme à l’avenir.
[74] Le défendeur soutient que toute contravention à la LRPCFAT est une question grave qui justifie que l’ASFC fasse preuve de prudence, ce qui rendait inutile toute précision à ce sujet dans la décision du conseiller principal en matière de programmes.
[75] Je ne suis pas de cet avis.
[76] Nul doute que la LRPCFAT vise notamment à « mettre en œuvre des mesures visant à détecter et à décourager le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes et à faciliter les enquêtes et les poursuites relatives aux infractions de recyclage des produits de la criminalité et aux infractions de financement des activités terroristes »
et que ces objectifs sont de la plus haute importance publique : voir l’article 3 de la LRPCFAT, ainsi que Zeid c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 539 au para 55. En un sens donc, toute contravention aux exigences de cette loi (et de ses règlements d’application) est une question grave. Il reste que ces contraventions ne sont pas toutes de la même gravité, certaines se révélant plus graves que les autres. L’appréciation de la gravité d’une contravention donnée dépend de la nature des circonstances relevées par le conseiller principal en matière de programmes dans sa décision, notamment quant aux questions de savoir si la contravention était intentionnelle ou constituait une erreur de bonne foi, si elle était un incident isolé ou un comportement habituel et s’il y avait un lien perceptible entre les fonds en question et le blanchiment d’argent ou le financement d’activités terroristes. Ces facteurs jouent également dans l’évaluation du risque de non‑conformité à l’avenir.
[77] En l’espèce, le conseiller principal en matière de programmes a manifestement jugé, après avoir soupesé les facteurs mentionnés ci‑dessus, que la contravention commise par le demandeur se situait à l’extrémité inférieure de l’échelle de gravité. Cette évaluation s’accorde avec sa vision des circonstances de la contravention, comme il l’explique en détail dans la première partie de la décision. Son appréciation favorable des facteurs était vraisemblablement la raison pour laquelle il avait voulu [traduction] « offrir un allègement »
en décidant que le demandeur n’aurait à attendre que deux ans avant de demander sa réadmission au programme NEXUS. À la suite de cette décision, il incombait toutefois au décideur de dire pourquoi la contravention justifiait néanmoins l’annulation de l’adhésion du demandeur au programme NEXUS, au motif qu’elle démontrait qu’il n’avait pas bonne réputation. Plus précisément, il lui incombait de dire pourquoi une erreur isolée commise de bonne foi par le demandeur lui faisait douter que celui‑ci se conforme à l’avenir aux exigences du programme.
[78] La nécessité d’une telle explication en l’espèce est encore plus patente lorsque l’on tient compte du fait que le conseiller principal en matière de programmes a apporté un léger, mais important, changement au critère de détermination de la bonne réputation. Dans sa décision, il explique que, au moment d’établir si quelqu’un a bonne réputation, [traduction] « [d]ivers facteurs [d’évaluation] entrent en ligne de compte, comme la commission d’une infraction aux lois du Canada et des États‑Unis et, en particulier, aux lois appliquées par l’ASFC, laquelle mine l’assurance que peut avoir l’Agence que le demandeur se conformera à toutes les exigences de programme »
. En revanche et comme l’exprime l’agente principale des appels dans sa lettre du 18 décembre 2019 au demandeur, la détermination de la bonne réputation consiste en une évaluation de facteurs [traduction] « comme la commission d’une infraction grave aux lois du Canada et des États‑Unis et, en particulier, aux lois appliquées par l’ASFC, laquelle mine l’assurance que peut avoir l’Agence que le demandeur se conformera à toutes les exigences de programme »
[non souligné dans l’original]. Il s’agit d’un critère d’inadmissibilité plus étroit que celui qu’a appliqué le conseiller principal en matière de programmes. (Le même critère plus étroit est formulé dans le résumé du cas et l’ébauche de motifs de décision.) Il n’est pas nécessaire d’établir si le critère plus large appliqué par le conseiller principal en matière de programmes est raisonnable ou non. Pour notre propos, ce qui importe, c’est que l’étendue même de ce critère fait qu’il est encore plus important qu’une explication soit donnée quant aux raisons pour lesquelles une personne qui commet une contravention jugée non grave à la loi n’a plus bonne réputation.
[79] Le fait d’avoir commis une erreur de bonne foi était une préoccupation primordiale exprimée par le demandeur dans ses observations à la Direction des recours. Le conseiller principal en matière de programmes a pleinement traité de la question en exposant pourquoi les circonstances invoquées par le demandeur ne le dégageaient pas de la responsabilité de sa contravention à la LRPCFAT. Il reste que cette analyse n’accrédite en rien le caractère raisonnable de la décision de confirmer l’annulation de l’adhésion au programme NEXUS. Il en est ainsi, parce que les circonstances dans lesquelles la contravention a été commise (et notamment qu’il se soit agi d’une erreur de bonne foi) prennent un tout autre sens pour la question de la bonne réputation que pour la question de l’existence ou non d’une contravention. Les circonstances n’interviennent pas dans le second cas, mais jouent hautement comme facteur dans l’évaluation de la réputation du demandeur en général et de la confiance qu’il inspire. Le conseiller principal en matière de programmes a clairement exposé pourquoi ces mêmes circonstances ne dégageaient pas le demandeur de la responsabilité de sa contravention à la LRPCFAT, mais le lien qu’il établissait entre la contravention et la réputation du demandeur ne reposait sur aucun élément d’analyse. Ce rapprochement était tout à fait non étayé.
[80] Le défaut du conseiller principal en matière de programmes de s’attarder de façon significative à la question exhorte la Cour à se demander s’il a été effectivement attentif et sensible à l’affaire dont il était saisi (cf. Vavilov au para 128). Il pourrait bien y avoir une explication raisonnable à savoir pourquoi la conduite du demandeur a amené le décideur à douter que celui‑ci se conforme à l’avenir aux exigences du programme, mais il ne m’appartient pas de conjecturer sur ce qu’elle pourrait être. L’absence d’explication sur cette question primordiale fait que la décision manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.
[81] La chose ne s’arrête cependant pas nécessairement là. Comme la Cour suprême du Canada l’a souligné dans l’arrêt Vavilov, une décision administrative doit être interprétée par rapport au contexte juridique et factuel dans lequel était plongé le décideur. Elle doit l’être avec un certain égard envers le cadre institutionnel dans lequel elle a été rendue et l’historique de l’instance (Vavilov aux para 91 à 95). Cela peut aider la cour de révision « à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion »
, ce qui est un facteur clé dans le contrôle du caractère raisonnable d’une décision (cf. Vavilov aux para 84 à 85). Par conséquent, bien qu’il ne soit habituellement pas loisible à la cour de révision d’élaborer ses propres motifs pour appuyer la décision administrative et ainsi en corriger toute lacune (cf. Vavilov au para 96), la cour peut, dans certaines limites, examiner s’il y a des façons de combler une lacune dans les inférences tirées afin de démontrer que la décision n’est pas déraisonnable, même si, lorsqu’on l’examine individuellement, elle peut sembler l’être. Voir généralement Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2 aux para 22 à 28 et Vavilov aux para 96 à 98.
[82] En ce qui concerne le contexte juridique et factuel de la décision en cause, il semble exister deux façons de remédier à la lacune critique dans le raisonnement du conseiller principal en matière de programmes. La première consiste à examiner le résumé du cas et l’ébauche de motifs de décision soumis au décideur. L’autre consiste à dire que le décideur peut être présumé avoir l’expérience et l’expertise nécessaires pour réaliser les évaluations comme celle en cause. Comme je l’expliquerai, aucune de ces façons de procéder ne peut combler la lacune présente dans le raisonnement du décideur sans dépasser les limites inhérentes au contrôle judiciaire.
[83] Examinons d’abord le résumé du résumé de cas et de l’ébauche de motifs de décision. Après avoir expliqué l’exigence de bonne réputation en grande partie dans les termes qu’emploie le conseiller principal en matière de programmes dans sa décision (sauf pour la différence déjà relevée), le résumé du cas contient les paragraphes suivants :
[traduction]
Après examen des circonstances de la mesure d’exécution 3961‑19‑2647, il est confirmé que le demandeur a contrevenu à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes et à ses règlements d’application, dispositions qu’administre l’ASFC. Le demandeur est membre [du programme NEXUS] depuis 2009. S’il maintient que, à la demande faite par l’agent de montrer les 9 000 $, il a ouvert la pochette intérieure à glissière de son bagage à main pour alors se rendre compte qu’il y avait là une enveloppe de son dernier déplacement contenant un certain nombre d’euros et l’équivalent en dollars américains de 3 000 dollars canadiens qu’il avait oublié de retirer de son sac qu’il garde normalement à la maison dans un coffre‑fort. Il a attesté qu’il s’agissait d’une erreur de bonne foi et d’un oubli de sa part, qu’il n’avait pas l’intention de cacher de l’information et qu’il demandait à ce que sa carte NEXUS lui soit restituée.
Les circonstances de cette non‑conformité tendent à miner l’assurance que peut avoir l’ASFC que le demandeur se conformera à toutes les exigences de programme. Par souci d’intégrité du programme NEXUS et en raison de la nécessité d’entretenir la confiance dans ce programme au pays et à l’étranger, et comme la mesure d’exécution 3961‑19‑2647 demeure au dossier, je suis d’avis qu’il ne convient pas d’exercer un pouvoir discrétionnaire relativement à l’annulation de l’adhésion du demandeur à NEXUS.
Il est donc recommandé que la décision d’annulation de l’adhésion soit maintenue. Je recommande cependant de rétablir l’adhésion à NEXUS une fois que les points reviendront à [passage caviardé] dans le SIED à la date du 28 avril 2024, ce qui devrait être suffisamment dissuasif pour les déclarations futures.
[84] L’ébauche des motifs de décision (datée du 19 mai 2020) renferme une analyse semblable. Après avoir décrit les circonstances du 28 octobre 2019 ainsi que la saisie, et signalé que le demandeur maintenait que son défaut de déclarer des espèces était une erreur de bonne foi et un oubli, et qu’il n’avait jamais eu l’intention de cacher de l’information, le document contient le passage suivant :
[traduction]
On ne peut passer outre à la non‑déclaration des espèces dans la détermination de la bonne réputation. Les circonstances de cette non‑conformité tendent à miner l’assurance que peut avoir l’ASFC que vous vous conformerez à toutes les exigences de programme. Par souci d’intégrité du programme NEXUS et en raison de la nécessité d’entretenir la confiance dans ce programme au pays et à l’étranger, et comme la mesure d’exécution 3961‑19‑2647 demeure au dossier, l’annulation de votre adhésion à NEXUS est jugée appropriée. Toutefois, vous pouvez présenter une nouvelle demande à compter du 28 avril 2024, ce qui devrait être suffisamment dissuasif pour les déclarations futures.
[85] Bien que le raisonnement dans ces deux documents soit quelque peu plus explicite que celui du conseiller principal en matière de programmes dans sa décision, il n’aide toujours pas à démontrer que la décision est raisonnable, et ce, pour deux raisons. Premièrement, une partie de la justification de la confirmation de l’annulation de l’adhésion au programme NEXUS est que la confiance dans l’intégrité de ce programme serait minée si le demandeur demeurait membre pendant que la mesure d’exécution restait à son dossier. Toutefois, le conseiller principal en matière de programmes n’a pas tenu ce raisonnement dans sa décision, sans doute parce qu’il n’a rien à voir avec la réputation du demandeur. Deuxièmement, bien qu’un lien soit établi entre la non‑conformité et la question de la réputation du demandeur, le raisonnement dans les deux documents accuse la même lacune critique que la décision du conseiller principal en matière de programmes : il n’est pas dit pourquoi les circonstances de la non‑conformité tendent à miner l’assurance que peut avoir l’ASFC que le demandeur se conformerait à l’avenir à toutes les exigences du programme.
[86] Avant de passer à un autre point, je dois souligner qu’il ne faut pas présumer que, de façon générale, une ébauche de motifs de décision peut combler les lacunes des motifs qui ont effectivement été rendus par le décideur ou devrait être utilisée à cette fin. On peut penser qu’il ne conviendrait pas de tirer une conclusion quant au caractère raisonnable de cette décision en invoquant des motifs que le décideur n’a pas faits siens, surtout lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, le décideur apporte des modifications de fond à l’ébauche dans la décision finale. Cela dit, dans le cas qui nous occupe, même en adoptant l’approche libérale et en tenant l’ébauche de motifs pour une partie du contexte de la décision prise, cette dernière n’atteste pas du caractère raisonnable de la décision.
[87] Passons maintenant à la seconde considération relevée précédemment et présumons que le conseiller principal en matière de programmes et les autres agents de l’ASFC ayant participé au processus décisionnel ont l’expérience et l’expertise nécessaires en matière d’évaluation de la bonne réputation en fonction de la conformité (ou de la non‑conformité) passée de quelqu’un avec les lois appliquées par l’ASFC (voir Vavilov au para 93). Pourquoi alors cela ne pourrait‑il pas constituer le fondement manquant de la conclusion tirée par le conseiller principal en matière de programmes?
[88] Cette façon d’aborder la question pose deux problèmes : d’abord, cette expérience et cette expertise ne sont pas établies dans les motifs, comme l’exige l’arrêt Vavilov. Une explication du lien entre la conduite du demandeur et la question de la bonne réputation serait un moyen d’établir cette expérience et cette expertise, mais c’est précisément ce qui manque dans la décision.
[89] L’autre problème est que, même si cette expérience et cette expertise donnaient à penser que la conduite passée des voyageurs permet de prédire de façon fiable le comportement futur, la question fondamentale subsiste. Le comportement passé peut permettre de prédire de façon fiable le comportement futur, mais ce n’est pas toujours le cas. Les gens peuvent changer leur comportement et le feront en fonction de différents facteurs. Toutes les circonstances doivent être prises en compte au moment de juger du caractère révélateur du comportement passé pour le comportement futur.
[90] Dans la présente affaire, on pourrait s’attendre à ce que le demandeur soit bien plus prudent à l’avenir, compte tenu des conséquences de l’erreur qu’il a commise le 28 octobre 2019. Le conseiller principal en matière de programmes peut encore avoir des motifs raisonnables de ne pas avoir confiance qu’à l’avenir, le demandeur se conformera à toutes les exigences du programme, mais il devait lui expliquer ces motifs. Il devait dire pourquoi, indépendamment du fait qu’il soit raisonnable de prévoir que le demandeur se souciera bien plus de respecter la LRPCFAT et les autres lois concernant les voyageurs, il continuait néanmoins à ne pas avoir confiance qu’il agirait en ce sens. Il devait au moins fournir une certaine explication du lien qu’il établissait entre le comportement passé et le comportement futur du demandeur dans l’évaluation de sa réputation. Il existe peut‑être une explication qui constituerait un fondement raisonnable à la conclusion du conseiller principal en matière de programmes, mais ce dernier ne l’a pas donnée. Encore là, il n’appartient pas à la Cour de se livrer en conjectures sur ce qu’aurait pu être son explication.
[91] Pour résumer, il faut lire la décision du conseiller principal en matière de programmes en fonction du contexte juridique et institutionnel dans lequel elle a été prise et à la lumière du dossier. Même là, l’analyse à laquelle se livre l’agent contient une lacune fondamentale. Il n’a pas expliqué pourquoi la contravention du demandeur à la LRPCFAT signifiait qu’il n’avait plus bonne réputation au sens que donne l’ASFC à cette exigence. En raison de cette faille dans le raisonnement du décideur, sa décision de confirmer l’annulation de l’adhésion du demandeur au programme NEXUS manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.
VI.
CONCLUSION
[92] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de la décision confirmant l’annulation de l’adhésion du demandeur au programme des voyageurs dignes de confiance NEXUS est accueillie avec dépens. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour réexamen.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑783‑20
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens.
La décision du 27 mai 2020 confirmant l’annulation de l’adhésion du demandeur au programme NEXUS des voyageurs dignes de confiance est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour réexamen.
« John Norris »
Juge
Traduction certifiée conforme
M. Deslippes
AnnexE
Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, LC 2000, c 17 – articles 3, 12(1)(2)(3)(4), 18(1)(2), 25, 28, 29, 30(1)
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Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets, DORS/2002‑412 – articles 2, 18a)
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Loi sur les douanes, 1985, c 1 (2e suppl.) – articles 11.1(1)(2)(3), 11.2(1)(2)
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Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane, DORS/2003‑323 – articles 5, 6.1, 22, 23
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑783‑20
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INTITULÉ :
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PAUL ABOU NASSAR c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 18 JANVIER 2021 À OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR) ET À TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)
JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE NORRIS
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DATE DES MOTIFS :
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LE 29 AVRIL 2021
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COMPARUTIONS :
Cyndee Todgham Cherniak
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POUR LE DEMANDEUR
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Derek Edwards
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lexsage Professional Corporation
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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