Date : 19990317
Dossier : IMM-1884-98
Entre :
SVETLANA BAGDASSARIAN,
Demanderesse,
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,
Défenderesse.
MOTIFS D'ORDONNANCE
LE JUGE DENAULT
[1] La demande de contrôle judiciaire vise une décision rendue par la section du statut de réfugié de la Commission de l"emploi et de l"immigration statuant que la requérante n"est pas une réfugiée au sens de la Convention.
Faits
[2] La demanderesse a revendiqué le statut de réfugié au Canada, craignant la persécution en Arménie, son pays de résidence habituelle1, en raison des opinions politiques qui lui auraient été imputées. La preuve déposée auprès du tribunal démontre que son père, qui était gardien d"un stationnement, a été tué lorsqu"un char d"assaut a renversé la guérite dans laquelle il travaillait. Les circonstances de son décès ont été rapportées dans un article de journal qui a été mis en preuve. Son certificat de décès a aussi été déposé en preuve.
[3] Ne pouvant croire qu"il s"agissait d"un simple accident considérant les circonstances suspectes entourant la mort de son père (il aurait disparu la veille de son décès et le conducteur du char d"assaut nommé dans l"article se trouvait apparemment loin des lieux de l"accident au moment du décès), la demanderesse aurait demandé à la police d"enquêter, ce qui fut refusé. Elle se serait tournée alors vers le Ministère de la Défense pensant qu"elle pourrait y obtenir de l"aide en raison des liens que son père avait avec les forces armées. En effet, son père aurait transporté bénévolement pour le compte de l"armée des marchandises militaires dans la région du Nagorny Karabakh durant le conflit avec l"Azerbaïdjan en 1994.
[4] Lors de sa rencontre avec un officier du Ministère, elle lui aurait remis plusieurs documents, incluant les journaux de bord de son père dans lesquels il inscrivait l"information relative au transport des marchandises qu"il effectuait, ainsi que des factures et autres documents dont elle ignorait le contenu. L"officier aurait gardé les documents et lui aurait dit de partir. Trois jours plus tard, trois hommes l"ont arrêtée dans la rue et menacée de la tuer si elle ne quittait pas le pays.
[5] De tous ces événements, la demanderesse infère que son père aurait été assassiné par des militaires après avoir découvert quelque chose d"incriminant à leur sujet. Croyant qu"elle risquait de les compromettre, les militaires auraient menacé de la tuer. Elle quitta alors l'Arménie pour Moscou en 1995 après avoir obtenu une autorisation de travail d"un an. Elle y restera pendant deux ans avant de venir au Canada en juin 1997.
Décision du tribunal
[6] Dans une décision rendue oralement le jour même de l"audition, le tribunal rejeta la revendication, jugeant invraisemblables les deux principaux arguments invoqués par la demanderesse au soutien de sa demande de statut de réfugié. D'abord, le tribunal a jugé invraisemblable la thèse de la demanderesse, à l'effet que son père aurait été assassiné. On a jugé invraisemblable que son père aurait transporté bénévolement des marchandises militaires pour le compte de l"armée escorté par des militaires. Le tribunal nota aussi que le certificat de décès et l"article de journal ne prouvaient en rien les allégations d"assassinat de la demanderesse.
[7] Le tribunal n"a pas cru davantage que la demanderesse s"était rendue auprès du Ministère pour demander de l"aide. On a jugé invraisemblable qu"elle ait remis des documents au Ministère sans les avoir analysés et croyant qu"ils ne contenaient rien d"incriminant. Sur ce dernier point, le tribunal nota aussi l"incohérence et l"imprécision de son témoignage.
Analyse
[8] La demanderesse soutient que la décision devrait être cassée. Comme il été noté précédemment, le tribunal prononça oralement les motifs de sa décision après l"audition en précisant que des motifs écrits suivraient sous réserve de corrections grammaticales et stylistiques. Dans son mémoire, le procureur de la demanderesse a d'abord soulevé que cette façon de procéder n'était pas conforme aux exigences du paragraphe 69.1(11) de la Loi sur l'immigration2. À l'audition, le procureur a cependant abandonné cet argument.
[9] Le procureur de la demanderesse allègue aussi que le tribunal a agi avec partialité d'une part en se montrant agressif dans son interrogatoire en cherchant à trouver des inconsistances entre le témoignage et le PIF de la demanderesse, et d"autre part, en ne délibérant qu"une vingtaine de minutes avant de rendre sa décision, ce qui n'aurait pas permis une étude très approfondie de la preuve documentaire volumineuse déposée par l"agent de revendication et celle déposée le jour même par le procureur de la demanderesse, laissant ainsi planer un doute sur l"équité de la procédure.
[10] Le critère applicable à la crainte raisonnable de partialité est celui qui fut énoncé par le juge Grandpré dans Committee for Justice and Liberty c. L"Office national de l"énergie3 et repris par la suite dans nombreux arrêt de la Cour suprême:
... la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d"une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. ... "C > e critère consiste à se demander " à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe "le décideur > , consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste ? ".4 |
[11] Quant au premier point soulevé, il importe de souligner qu"en vertu du paragraphe 69(2) de la Loi, la section du statut a le pouvoir d"interroger une personne sous serment et de prendre toute autre mesure nécessaire à une instruction approfondie de l"affaire. Elle dispose évidemment d"une certaine marge de manoeuvre pour mener son enquête.
[12] À mon avis, cet argument soulevé par le procureur de la demanderesse est sans fondement. Il s'est attardé à un exemple de ce qu'il appella l' "attitude véhémente" des membres audienciers en question. Mais un examen attentif de la transcription ne révèle pourtant rien qui permet de croire ou laisse soupçonner une crainte raisonnable de partialité.
[13] Quant à la courte durée du délibéré et à la rapidité avec laquelle le tribunal a rendu sa décision, ces faits ne donnent pas lieu de croire à une crainte raisonnable de partialité. Comme le note le défendeur, la décision rendue ne nécessitait pas une analyse approfondie de la preuve documentaire en raison des lacunes du témoignage de la demanderesse.
[14] Finalement, la demanderesse plaide qu'une série d"erreurs de fait et de droit ont été commises par le tribunal. En particulier, elle allègue que le tribunal n"a pas tenu compte de l"ensemble de la preuve. Par exemple, le tribunal n"aurait pas considéré la preuve qui démontrait que son père était originaire du Nagorny Karabakh et qu"il était très actif dans le parti d"opposition, ARF, qui soutenait le mouvement indépendantiste dans cette région. Compte tenu de cette preuve, elle prétend qu'il n"est pas invraisemblable que son père se soit porté bénévole pour transporter de la marchandises pour appuyer une cause qui lui tenait à coeur. De plus, la pièce A-6 démontre que le gouvernement arménien a soutenu de façon non-officielle les forces indépendantistes arméniennes du Nagorny Karabakh pendant les hostilités, renforçant la conclusion qu"il est tout à fait plausible que son père y aurait transporté des marchandises.
[15] Tenant compte de ces faits, il aurait en effet pu être raisonnable de croire, comme l'affirme la demanderesse, que son père aurait bénévolement transporté de l'équipement militaire, escorté par l'armée, jusqu'à la frontière de l'Azerbaïdjan, mais le tribunal a jugé cette thèse invraisemblable. Or il n'appartient pas à cette Cour, dans une demande de contrôle judiciaire, de substituer son opinion à celle du tribunal. Dans un cas comme celui-ci, la Cour doit se demander s'il était déraisonnable de juger ce fait invraisemblable. En l'espèce, force est de constater qu'il n'était pas déraisonnable pour le tribunal de conclure qu'un bénévole puisse transporter de l'équipement militaire escorté par l'armée.
[16] La demanderesse prétend de plus que le tribunal a ignoré encore la preuve lorsqu"il a jugé l"assassinat de son père invraisemblable. Il n"aurait pas considéré les circonstances particulières entourant sa mort ainsi que son engagement dans un parti politique déclaré illégal. Encore une fois, rien ne laisse à croire que le tribunal a ignoré cette preuve. En effet, les documents déposés par la demanderesse - l"article de journal et le certificat de décès - corroborent plutôt la conclusion du tribunal selon laquelle son père aurait été victime d"un accident. Le tribunal n"a tout simplement pas tiré de cet événement les conclusions que la demanderesse aurait voulu.
[17] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Il n'y a pas, en l'espèce, matière à certifier une question sérieuse de portée générale.
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Juge
Ottawa, Ontario
le 17 mars 1999
__________________1 Il y a eu un débat sur la citoyenneté de la demanderesse devant le tribunal. Née en Azerbaïdjan en 1960, la demanderesse qui est de nationalité arménienne a émigré avec sa famille en Arménie en 1976. La région transcaucasienne étant alors sous contrôle de l"URSS, la requérante jouissait évidemment de la citoyenneté soviétique. Toutefois, suite au démantèlement de l"URSS et l"indépendance de l"Arménie, il n"est pas clair si elle possède la citoyenneté arménienne. En fait, la Loi sur la citoyenneté arménienne a été proclamée en 1995, après le départ de la demanderesse pour Moscou. Parce que la Loi ne mentionne pas sa date d"entrée en vigueur, le tribunal a accepté que la demanderesse n"avait pas la citoyenneté arménienne, mais que l"Arménie était son pays de résidence habituelle.
3 "1978 > 1 R.C.S. 369. Le critère a été repris par la Cour suprême à nombreuses reprises: voir par exemple, Valente c. La Reine, "1985 > 2 R.C.S. 673 ; R. c. Lippé, "1991 > 2 R.C.S. 114 ; Ruffo c. Conseil de la magistrature, "1995 > 4 R.C.S. 267 ; et R. c. S.(R.D.), "1997 > 3 R.C.S. 484.