Date : 20030402
Dossier : IMM-539-02
Référence neutre : 2003 CFPI 394
ENTRE :
LUIS ANGEL ROJAS
ANGEL LUIS ROJAS GRATEROL
NORA ISABEL GRATEROL DE ROJAS
LUIS ANGEL ROJAS GRATEROL
demandeurs
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire et l'annulation de la décision du 5 décembre 2001 de la section du statut de réfugié, qui avait estimé qu'aucun des demandeurs n'était un réfugié au sens de la Convention et aussi que le demandeur principal, Luis Angel Rojas, était exclu de la définition de « réfugié » par la section Fa) de l'article premier de la Convention, insérée dans l'annexe de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, et modifications (la Loi).
[2] L'article 2 de la Loi définit l'expression « réfugié au sens de la Convention » , qui exclut, selon l'annexe reproduisant la section F de l'article premier de la Convention, « les personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes » .
[3] Les demandeurs sont tous membres d'une famille, le demandeur principal, son épouse et leurs deux enfants mineurs. Le demandeur principal a revendiqué le statut de réfugié, affirmant qu'il craint de retourner dans son pays, le Venezuela, en raison de ses opinions politiques. Son épouse et ses enfants, s'appuyant sur sa revendication, ont demandé le statut de réfugié pour le même motif.
[4] Le demandeur principal a servi dans l'armée du Venezuela de 1985 à 1992. Par la suite, il a géré sa propre entreprise tout en enseignant à temps partiel dans une université. Il était un ingénieur diplômé titulaire d'un doctorat.
[5] Alors qu'il servait dans l'armée, il avait à l'origine été affecté à une unité patrouillant la frontière, et il avait reçu une formation spéciale auprès des Forces spéciales de l'armée américaine. En partie à cause de cette formation, il avait été chargé d'une petite unité spéciale appelée en 1989 à Caracas pour contenir des désordres dans la population civile. Au cours de l'audience initiale tenue devant la SSR, il a indiqué qu'il avait tiré sur un ou plusieurs civils armés et qu'il croyait les avoir tués. Cet aveu déclencha une intervention ultérieure du ministre devant les commissaires de la SSR. Lorsque l'audience reprit, après un ajournement, le demandeur a dit qu'il ne savait pas s'il avait tué un civil. Durant son témoignage, il a aussi reconnu qu'il savait que quelques pêcheurs, tués par l'armée, avaient été trouvés dans un charnier.
[6] Ces incidents survenus lors de la répression de manifestations civiles n'étaient pas mentionnés dans son FRP original. L'enquête sur le rôle de l'armée dans les opérations de 1989 destinées à mater l'insurrection fut semble-t-il longtemps différée au Venezuela, mais elle fut finalement prise en main par la Cour suprême du pays et par la Cour interaméricaine des droits de l'homme, et le gouvernement vénézuélien finit par reconnaître sa responsabilité au nom des forces militaires.
[7] Le demandeur principal affirme que, après les événements de 1989, il a été chargé, sous la gouverne de certains hauts fonctionnaires, de réorganiser les systèmes de communications de l'armée. Au cours de ce travail, il a été harcelé par d'autres officiers de l'armée et, bien qu'il eût signalé ce fait à sa hiérarchie, rien n'a été fait pour corriger la situation. Il a donc présenté sa démission de l'armée à la fin de 1991, démission qui, après quelque temps, fut acceptée en 1992. Par la suite, il a lancé sa propre entreprise et commencé d'enseigner à temps partiel.
[8] Il dit qu'au cours de son enseignement il critiquait le gouvernement de M. Chavez, aujourd'hui président du Venezuela, qui avait purgé une peine d'emprisonnement au début des années 90 pour son rôle dans la révolution avortée de 1989. Le demandeur n'affichait pas un rôle politique d'envergure ni ne claironnait son opinion négative du gouvernement, mais il n'hésitait pas à exposer des vues critiques à ses collègues et à ses étudiants ni à les afficher sur l'Internet. Il croit que c'est la raison pour laquelle il était en défaveur auprès du président Chavez et de son équipe. Il croyait aussi qu'il était connu pour avoir découvert des malversations dans l'armée à l'époque où il était chargé de réorganiser les communications de l'armée. Par ailleurs, à cause de ce travail, il croyait que le président Chavez et son gouvernement lui imputaient l'échec d'une tentative antérieure de renversement du gouvernement.
[9] Le demandeur a prétendu avoir été persécuté depuis 1999, environ sept ans après qu'il eut quitté l'armée. Cette année-là, il a commencé de recevoir des menaces par téléphone, qui d'après lui venaient d'un membre du gouvernement Chavez. Il dit aussi qu'il était surveillé et que sa voiture a été volée et vandalisée à deux reprises, et la deuxième sous la menace du revolver.
[10] Deux points sont soulevés par la demande de contrôle judiciaire. Le premier concerne la conclusion de la SSR selon laquelle le témoignage du demandeur n'était pas crédible et n'établissait pas une crainte véritable de persécution advenant le renvoi du demandeur au Venezuela. Comme les revendications de son épouse et de ses enfants dépendaient de la sienne, ils n'étaient pas eux non plus des réfugiés au sens de la Convention. D'après lui, la conclusion selon laquelle il n'a pas établi une crainte véritable de persécution est erronée.
[11] Le deuxième point concerne la décision des commissaires de lui refuser le statut de réfugié au sens de la Convention, par l'effet de la section Fa) de l'article premier de la Convention. Selon lui, cette décision est erronée. J'aborderai ces points successivement.
La question de la crédibilité
[12] La norme de contrôle que doit appliquer la Cour dans l'examen de la question de la crédibilité est celle qui consiste à se demander si la conclusion des commissaires est ou non manifestement déraisonnable : voir Rahaman c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2000] A.C.F. n ° 1800 (1re inst.) (QL). Les commissaires ont entendu les témoignages du demandeur, et leurs conclusions appellent une certaine retenue si elles sont autorisées par la preuve et si elles ne paraissent pas manifestement déraisonnables.
[13] Ici, les commissaires ont constaté plusieurs incohérences ou invraisemblances dans de nombreux aspects du témoignage du demandeur principal. En voici des exemples :
(i) le demandeur a quitté son propre pays à la faveur d'un passeport vénézuélien valide, alors qu'il avait affirmé qu'il figurait sur une liste officielle de personnes considérées comme des opposants au régime;
(ii) le demandeur n'a pas demandé l'asile ou le statut de réfugié aux États-Unis sur sa route vers le Canada, ce qui est incompatible avec son affirmation selon laquelle il craignait pour sa vie et celle de sa famille;
(iii) les contradictions inexpliquées de son témoignage concernant le fait qu'il avait tiré sur des civils en 1989, ce dont ne fait pas état son FRP initial, et le fait que cet acte avait, selon son témoignage initial, entraîné la mort de plusieurs civils, un témoignage qu'il avait plus tard modifié par affidavit et par un nouveau témoignage où il affirmait qu'il avait seulement blessé un civil au genou;
(iv) le témoignage du demandeur selon lequel il avait travaillé seul, chez lui, sans ordinateur, pendant plusieurs mois en 1989-1991 pour revoir le système de communications de l'armée;
(v) l'invraisemblance des mauvais traitements qu'il aurait subis aux mains d'officiers de l'armée pendant la période au cours de laquelle il révisait le système de communications, une période durant laquelle il dit qu'il a été promu et félicité pour son travail;
(vi) l'affirmation du demandeur principal selon laquelle lui seul fut considéré responsable de l'échec de la tentative de coup d'État de 1992 de M. Chavez, aujourd'hui président, et cela en raison de son travail sur le système de communications de l'armée, étant donné que ses supérieurs hiérarchiques d'alors étaient maintenant des hauts fonctionnaires au sein du gouvernement Chavez.
(vii) le peu de vraisemblance de la décision du gouvernement Chavez de ne rechercher le demandeur principal que quelque sept ans après le coup d'État avorté.
[14] La SSR expose dans sa décision les motifs qui l'ont conduite à dire que certains aspects du témoignage du demandeur étaient invraisemblables ou incohérents, surtout au regard d'éléments clés de sa présumée crainte de persécution. À mon avis, compte tenu de la preuve examinée par la SSR et des motifs exposés par elle dans l'appréciation de cette preuve, on est conduit à dire que la décision de la SSR n'était pas manifestement déraisonnable, c'est-à-dire que le demandeur principal n'a pas prouvé qu'il avait des motifs légitimes de craindre la persécution pour une raison énoncée dans la Convention, en l'occurrence son opposition au régime en place au Venezuela.
Exclusion selon la section Fa) de l'article premier de la Convention
[15] On fait valoir au nom du demandeur que la SSR a manqué à l'équité procédurale sous deux aspects. D'abord, on affirme que l'avis d'intervention du ministre n'indiquait pas la raison pour laquelle le demandeur ne pouvait être considéré comme un réfugié au sens de la Convention. Deuxièmement, le demandeur dit que la SSR a accepté des affirmations portant sur le rôle du demandeur dans la mort d'un certain Felipe Acosta, et cela au stade de sa procédure consacrée aux conclusions, après la clôture de la preuve, de telle sorte que le demandeur n'a pas eu l'occasion d'y réagir.
[16] Dans l'arrêt Arica c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] A.C.F. n ° 670 (C.A.) (QL), M. le juge Robertson écrivait, à propos de l'affirmation de l'appelant selon laquelle l'avis était inadéquat :
La question est vraiment de savoir si, lors de l'audience, l'appelant et son avocat ont pris connaissance du fait que l'alinéa a) de l'article 1F était en cause et ont agi en conséquence.
[17] En l'espèce, le ministre est intervenu après le premier jour d'audience, lorsque le demandeur a témoigné qu'il s'était employé avec l'armée à rétablir l'ordre au cours d'émeutes survenues à Caracas au début de 1989 et que, à cette occasion, il avait tué un civil. Ce rôle du demandeur, attesté par son propre témoignage, a constitué le fondement de l'intervention du ministre, et finalement la raison pour laquelle la SSR a jugé qu'il était exclu de la définition de « réfugié au sens de la Convention » .
[18] Quant au deuxième aspect ici soulevé à propos de l'équité procédurale, l'examen de la décision de la SSR montre que Felipe Acosta n'est mentionné qu'une seule fois, à savoir dans l'évaluation de la crédibilité du témoignage du demandeur, et que cette mention n'a nullement influé sur le raisonnement qui a conduit la SSR à dire qu'il était exclu de la définition.
[19] La décision de la SSR concernant l'application de la clause d'exclusion est clairement fondée sur le rôle du demandeur, au sein des forces vénézuéliennes, dans la répression des troubles civils survenus en 1989. Le demandeur a de son propre aveu exercé ce rôle et, en tant que spécialiste des services spéciaux en matière de formation des tireurs d'élite, il se considérait comme un actif au sein de l'armée à l'époque. Il a minimisé l'importance de sa connaissance du champ de cette activité, mais il ne pouvait ignorer ses conséquences tragiques. Les activités des forces de sécurité et les lenteurs des enquêtes les concernant ont finalement conduit l'État vénézuélien à reconnaître, devant la Cour interaméricaine des droits de l'homme, ainsi qu'en fait foi son jugement de 1999, une responsabilité internationale dans la répression brutale exercée par les forces armées à l'endroit des civils durant les émeutes survenues à Caracas. Ainsi que l'indique sans ambiguïté le jugement de la Cour interaméricaine, les normes internationales permettent de conclure à la perpétration de crimes contre l'humanité lorsque des opérations militaires entraînent des pertes de vies dans la population civile.
[20] Il ne fait aucun doute que le demandeur a participé aux infractions internationales commises par les forces armées de son pays en 1989. Selon son témoignage, il a participé personnellement, et sciemment, aux opérations des forces militaires dans la répression exercée à l'encontre des manifestants civils. À la suite du jugement de la Cour interaméricaine, ainsi que de l'aveu du gouvernement du Venezuela et des tribunaux de ce pays, il est admis aujourd'hui que ces opérations de l'armée vénézuélienne ont constitué des crimes contre l'humanité. Le demandeur ne s'est pas dissocié de l'armée à la suite de tels événements. Il a plutôt continué d'exercer ses fonctions et par la suite a prétendu jouer un rôle d'envergure dans la réforme du système de communications de l'armée. On ne sait pas très bien pourquoi il a résigné ses fonctions au sein de l'armée à la fin de 1991 et a quitté ses rangs en 1992, mais il est clair qu'il ne s'est pas dissocié de l'armée à la suite du rôle joué par elle dans la répression des troubles civils de 1989.
[21] La SSR a examiné la preuve relative à sa complicité dans la perpétration de crimes selon ce que prévoit la section Fa) de l'article premier de la Convention, et notamment la preuve concernant son appartenance à l'armée, son rôle dans la perpétration par elle d'infractions internationales, et le fait qu'il ne s'est pas désolidarisé de l'armée dès qu'il a été à même de le faire en toute sécurité. La SSR a estimé, au vu de la preuve, qu'il avait été complice d'activités préjudiciables commises par l'armée contre des civils. J'aurais pu ne pas arriver à la même conclusion que la SSR, mais la SSR avait manifestement devant elle des éléments de preuves qui l'autorisaient à décider ainsi. La décision qu'elle a rendue, c'est qu'il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal, en raison du rôle qu'il a joué dans les activités des forces armées destinées à contenir les émeutiers en 1989, était exclu de la définition de « réfugié au sens de la Convention » , par l'effet de la section Fa) de l'article premier de la Convention.
Conclusion
[22] Selon la SSR, le demandeur principal n'a pas prouvé que sa présumée crainte de retourner au Venezuela était justifiée par un motif prévu dans la Convention. Cette conclusion n'était pas manifestement déraisonnable, et elle ne justifie donc pas l'intervention de la Cour. Les revendications de son épouse et de ses enfants, qui dépendaient de sa propre revendication, ont donc elles aussi été rejetées.
[23] La conclusion de la SSR selon laquelle le demandeur principal était exclu de la définition de « réfugié au sens de la Convention » par l'effet de la section Fa) de l'article premier de la Convention n'était pas une conclusion déraisonnable au vu de la preuve dont elle disposait.
[24] Eu égard aux circonstances, la Cour rejette par ordonnance distincte cette demande de contrôle judiciaire.
[25] À la suite de l'audience, les parties ont présenté des conclusions séparées se rapportant à des questions graves de portée générale susceptibles d'être certifiées selon l'alinéa 74d) en vue d'un appel. Pour le demandeur, les questions suivantes, qui portent sur l'équité de la procédure suivie dans l'examen de la section Fa) de l'article premier, sont proposées :
i. Quelles sont les exigences minimales de la procédure relative aux réfugiés lorsque des points se rapportant à la section Fa) de l'article premier de la Convention sont soulevés, en ce qui concerne la nécessité d'informer le revendicateur de la position du ministre et des arguments retenus contre le revendicateur?
ii. À quel moment de l'audience cette divulgation doit-elle avoir lieu?
iii. Quelles sont les exigences minimales pour ce qui est de donner au revendicateur une possibilité de contester les arguments retenus contre lui?
[26] Le défendeur ne croit pas que les questions ci-dessus soient des questions graves de portée générale.
[27] Vu les circonstances de cette affaire, je ne crois pas qu'il y a eu manquement à l'équité pour cause de notification insuffisante des aspects litigieux découlant de la section Fa) de l'article premier de la Convention. Dans ces conditions, les questions proposées n'offriraient pas, si elles sont certifiées, un fondement justifiant un appel à l'encontre de la présente décision.
« W. Andrew MacKay »
Juge
Vancouver (C.-B.)
le 2 avril 2003
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-539-02
INTITULÉ : Luis Angel Rojas et autres c. M.C.I.
LIEU DE L'AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : le 25 novembre 2002
MOTIFS DE L'ORDONNANCE: MONSIEUR LE JUGE MacKAY
DATE DES MOTIFS : le 2 avril 2003
COMPARUTIONS :
Mme Silvia R. Maciunas POUR LE DEMANDEUR
Mme Patricia Johnston POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Mme Silvia R. Maciunas POUR LE DEMANDEUR
Ottawa (Ontario)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada