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Date : 20210304


Dossier : IMM-617-20

Référence : 2021 CF 204

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 mars 2021

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

JOY OMOSIGHO OVIAWE

OSAYAWEMWEN ALICIA OVIAWE

OSAGBEMWENORHUE VICTORY OVIAWE

OSARUMEN DIVINE OVIAWE

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. La SAR a conclu que les demanderesses n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Faits

[2] Les demanderesses, une mère (la demanderesse principale) et ses trois filles mineures, sont des citoyennes du Nigéria. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], la demanderesse principale affirme être bisexuelle et que le Nigéria ne tolère pas les minorités sexuelles comme elle. Elle affirme que les relations homosexuelles sont contraires à la loi et qu’une infraction à la loi est punissable d’une peine d’emprisonnement de 14 ans.

[3] La demanderesse principale affirme être victime de violence depuis sa jeunesse. Elle a découvert qu’elle était bisexuelle à l’âge de 11 ans et a vécu sa première relation avec une amie, qui a fini par déménager. En 2004, elle a entamé une relation secrète et, en décembre 2009, le frère de sa petite amie les a enregistrées ensemble à leur insu. Il a commencé à faire chanter la demanderesse principale pour qu’elle ait des rapports sexuels avec lui, à défaut de quoi, il dirait à tout le monde qu’elle est lesbienne.

[4] Il a forcé la demanderesse principale à avoir une relation sexuelle avec lui, et elle est tombée enceinte. Elle a commencé à vivre avec lui en mars 2010 et il lui a dit que, s’il découvrait qu’elle entretenait une relation avec une autre femme, il la tuerait. Au fil du temps, la demanderesse principale a eu trois filles, et il n’était pas content qu’elle donne naissance à des filles. Il a dit que ses filles deviendraient lesbiennes. La demanderesse principale affirme qu’il la menaçait et la battait constamment, et qu’elle est devenue dépressive. Elle affirme qu’il la trompait également et qu’il lui a lancé un verre, la blessant à la cuisse droite.

[5] La demanderesse principale est de nouveau tombée enceinte. Il s’est fâché et lui a demandé de se faire avorter parce qu’il ne voulait pas avoir une autre fille. Elle a refusé, et les actes de torture physique et psychologique envers elle se sont intensifiés.

[6] La demanderesse principale affirme qu’il a commencé à fréquenter une autre fille. Un jour, la nouvelle petite amie a essayé d’entrer chez elle. La demanderesse principale a tenté de l’arrêter, et elles ont fini par se battre. Il a pris le parti de sa nouvelle petite amie et a jeté la demanderesse principale par terre. Il lui a donné un coup de pied à la tête qui a fait jaillir du sang de son nez et de sa bouche. Elle a finalement fait une fausse couche.

[7] La demanderesse principale affirme que la mère de son petit ami est une femme influente, qui pratique des accouchements, des circoncisions sur les garçons et des excisions sur les filles. Le 28 décembre 2015, la mère [traduction] « a convoqué » la demanderesse principale et lui a dit que sa fille aînée serait excisée après son prochain anniversaire, selon leurs coutumes et traditions familiales. La demanderesse principale a dit qu’elle ne permettrait pas que sa fille soit excisée, mais le père de son petit ami a dit qu’il fallait que ce soit fait et qu’elle n’avait pas son mot à dire. Son petit ami a soutenu ses parents et a dit que l’excision faisait partie d’une coutume familiale de longue date et que toutes ses sœurs et nièces avaient été excisées.

[8] La demanderesse principale a affirmé qu’en janvier 2016, elle a fui la ville où ils habitaient pour aller dans une autre ville avec ses trois filles. Elle est restée chez une amie qui a organisé la fuite des demanderesses. En mai 2016, les demanderesses ont quitté le Nigéria et sont allées aux États‑Unis d’Amérique [les É.‑U.].

[9] La demanderesse principale a rencontré un avocat spécialisé en droit de l’immigration aux É.‑U. qui lui a demandé de verser des honoraires de 4 000 $. Comme les demanderesses n’avaient pas cet argent, elles n’ont pas demandé l’asile aux É.‑U.

[10] Un membre de son église a dit à la demanderesse principale que le Canada pourrait être une option. L’église a aidé les demanderesses en recueillant la somme de 380 $ US et a acheté des billets d’autobus pour les demanderesses, qui sont entrées au Canada en juin 2018.

[11] La SPR a rejeté les demandes d’asile des demanderesses en raison d’un manque de crédibilité.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[12] La SAR a conclu que la SPR avait commis des erreurs à certains égards, mais, dans l’ensemble, elle a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi le bien‑fondé de leurs demandes d’asile. La SAR a estimé que les demanderesses n’étaient pas crédibles parce que : i) le témoignage de la demanderesse principale concernant le départ de la famille du Nigéria était incohérent et changeant; ii) l’allégation selon laquelle sa mère a été menacée par son petit ami n’était pas mentionnée dans son formulaire FDA; iii) le témoignage de la partenaire de la demanderesse n’était pas crédible; iv) en grande partie en raison des conclusions défavorables quant à la crédibilité, peu de poids a été attribué aux documents justificatifs.

IV. Questions à trancher

[13] La seule question à trancher consiste à savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

V. Norme de contrôle

[14] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada], le juge Rowe a affirmé que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], a établi un cadre révisé pour établir la norme de contrôle à appliquer aux décisions administratives. L’analyse a comme point de départ la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique. Cette présomption peut être réfutée dans certaines circonstances, mais aucune n’est présente en l’espèce. Par conséquent, la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

[15] Dans l’arrêt Postes Canada, le juge Rowe explique ce qui est nécessaire pour conclure qu’une décision est raisonnable et ce que la cour de révision doit faire lorsqu’elle procède au contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[16] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a affirmé qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. » La cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor-Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

[17] De plus, l’arrêt Vavilov nous enseigne que le rôle de la Cour ne consiste pas à apprécier ou à évaluer de nouveau la preuve, sauf dans des circonstances exceptionnelles :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[18] Voir aussi Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 [le juge Gascon], cité au paragraphe 125 de l’arrêt Vavilov :

[55] Lorsqu’une cour de révision examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle doit principalement s’intéresser à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », de même qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14). Lorsqu’elle est appliquée à l’interprétation législative, la norme de la décision raisonnable reconnaît que le décideur, titulaire de pouvoirs délégués, est le mieux placé pour comprendre les considérations de politique générale et le contexte qu’il faut connaître pour résoudre toute ambiguïté dans le texte de loi (McLean, par. 33). Les cours de révision doivent par ailleurs éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Khosa, par. 64). Fondamentalement, la norme de la raisonnabilité reconnaît qu’il peut légitimement y avoir de multiples issues possibles, même lorsque celles‑ci ne correspondent pas à la solution optimale que la cour de révision aurait elle-même retenue.

[Non souligné dans l’original.]

[19] Voir également Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [le juge Binnie] :

[64] En l’espèce, tant les motifs des membres majoritaires de la SAI que ceux de la membre dissidente indiquent clairement les considérations à l’appui de leurs deux points de vue et les raisons de leur désaccord quant à l’issue. Pour ce qui est des faits, la SAI était principalement divisée quant à l’interprétation de l’expression de remords par M. Khosa, comme l’a souligné le juge en chef Lutfy. Selon les membres majoritaires de la SAI :

Le fait que [M. Khosa] continue de nier que c’est sa participation à une « course de rue » qui a eu des conséquences tragiques est une source de complications pour le tribunal. […] Je garde en même temps à l’esprit que [M. Khosa] a montré quelques remords à l’audience pour son excès de vitesse sur la voie publique et note que le juge de première instance a constaté de même […] Cette expression de remords est un facteur favorable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Toutefois, elle ne ressort pas, à mon sens, comme une caractéristique irrésistible en l’espèce étant donné les admissions mitigées de [M. Khosa] à l’audience. [Je souligne; par. 15.]

Par contre, selon la membre dissidente de la SAI :

…[M. Khosa] a […] accepté très tôt la responsabilité de ses actes. Il était prêt à plaider coupable à une accusation de conduite dangereuse causant la mort […]

J’estime que [M. Khosa] est contrit et éprouve des remords. À l’audience, [M. Khosa] a manifesté son regret, sa voix tremblait et était remplie d’émotions…

Les commissaires majoritaires ont accordé une grande importance au fait que [M. Khosa] nie avoir pris part à une course alors que les tribunaux pénaux ont établi que tel était le cas. Bien qu’ils aient conclu que cela n’était « pas fatal » au présent appel, ils ont aussi établi que le fait que l’appelant continue de nier qu’il faisait une course « dénote que l’appelant ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite » et que ce fait « joue contre l’appelant ». Les commissaires majoritaires concluent que [M. Khosa] éprouve des remords, mais que ces remords ne ressortent pas comme une « caractéristique irrésistible en l’espèce étant donné les admissions mitigées de [M. Khosa] ».

Or, j’estime que les remords de [M. Khosa], même s’il nie avoir participé à une course, sont authentiques et indiquent qu’il sera à l’avenir plus réfléchi et évitera d’agir avec une telle insouciance. [par. 50‑51 et 53‑54]

Il semble évident qu’un litige factuel de ce genre doit être tranché par la SAI dans l’application de la politique d’immigration et qu’il ne doit pas être réévalué par les tribunaux judiciaires.

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

[20] Les demanderesses soutiennent que la SAR a commis une erreur dans son évaluation de leur crédibilité et dans son évaluation des documents qu’elles ont présentés à l’appui.

[21] Le défendeur soutient que les conclusions de la SAR concernant les inférences défavorables quant à la crédibilité et son appréciation des éléments de preuve étaient raisonnables et que les demanderesses suggèrent une interprétation différente des éléments de preuve sans fournir d’exemples du caractère déraisonnable de la décision de la SAR.

A. Crédibilité des demanderesses

1) Départ du Nigéria des demanderesses

[22] La SAR a estimé que les demanderesses avaient fourni un témoignage intrinsèquement incohérent à propos de leur départ du Nigéria. À l’audience de la SPR, on a demandé à la demanderesse principale comment elle avait pu quitter le Nigéria avec trois jeunes enfants, alors que leur père ne voyageait pas avec elles et ne leur avait pas fourni la lettre de consentement requise. La demanderesse principale a initialement affirmé qu’elles ont voyagé seules, mais, après avoir été questionnée, elle a indiqué qu’un autre homme portant le même nom de famille qu’elles avait voyagé avec elles. Elle a expliqué qu’elle n’avait pas mentionné cet homme parce qu’il avait seulement voyagé avec elles de Lagos jusqu’aux États‑Unis, et non pas à l’intérieur du Nigéria. La SAR n’a pas accepté l’explication de la demanderesse principale selon laquelle elle n’avait pas bien entendu ou bien compris la question, indiquant que ce renseignement donnait plutôt à penser qu’elle avait en fait induit le personnel frontalier nigérian en erreur en faisant passer l’homme pour le père des enfants. Cette omission importante a amené la SAR à conclure que les demanderesses n’avaient pas quitté le Nigéria comme elles l’avaient précédemment affirmé et à tirer une conclusion défavorable quant à l’ensemble des allégations des demanderesses. La SAR a conclu que cette observation réfutait la présomption de véracité.

[23] Les demanderesses soulignent qu’elles doivent établir le bien‑fondé de leur demande d’asile selon la prépondérance des probabilités et que rien n’exige que leur témoignage ou leurs éléments de preuve soient parfaits; ils doivent seulement être vraisemblables. Les demanderesses soulignent que, dans son évaluation de la vraisemblance, la SAR aurait dû être consciente du stress causé par la salle d’audience et la nature de l’instance en général. Elles soutiennent que la nervosité était vraisemblable et qu’elle peut faire en sorte qu’un demandeur d’asile ne comprenne pas les questions qui lui sont posées.

[24] Selon les demanderesses, la SAR suppose que la demanderesse principale et cet homme ont coordonné leur départ du Nigéria. Les demanderesses soulignent que la décision de la SAR est déraisonnable dans la mesure où cette supposition a influencé sa décision. Cependant, la SAR a souligné que le témoignage de la demanderesse principale donnant à penser que cet homme s’est présenté comme étant le père des enfants au moment du départ du Nigéria s’agissait « d’une omission importante et d’une incohérence par rapport à son témoignage antérieur selon lequel elle n’a pas eu à présenter de documents de la part du père des enfants ». À mon humble avis, il était raisonnablement loisible à la SAR de tirer pareilles conclusions concernant cet aspect de l’exposé circonstancié des demanderesses, en particulier parce qu’il est lié à un événement très important.

[25] Les demanderesses ont en outre souligné que la SAR aurait dû prendre en compte le rapport du psychothérapeute de la demanderesse principale qui indique ce qui suit :

[traduction]

Mme Oviawe se sent souvent distraite par des pensées négatives et effrayantes, ce qui lui cause des problèmes cognitifs. Elle signale avoir des problèmes de concentration et d’attention qui gênent la fluidité de ses pensées et de ses tâches quotidiennes. En outre, Mme Oviawe a des troubles de la mémoire à court terme (c’est‑à‑dire des pertes de mémoire) qui l’empêchent de retenir des renseignements, ou de s’en souvenir. Il est important de noter que les problèmes de concentration et de mémoire sont très courants chez les gens qui ont été exposés à des traumatismes et qui ont vécu un grand stress. La pression inhérente au contexte des procédures d’immigration, où l’enjeu est important, peut facilement exacerber ou amplifier ce stress, causant ainsi des difficultés pour la personne, que ce soit pour comprendre les questions, retrouver des détails précis du passé ou formuler une réponse cohérente. La personne peut demander à ce que des questions soient répétées ou reformulées, et ces problèmes cognitifs liés au stress peuvent entraîner des difficultés à présenter un témoignage clair et cohérent. Si des problèmes surviennent, il sera important de comprendre que la personne réagit probablement aux effets désorganisateurs du stress traumatique et qu’elle n’est pas malhonnête ou évasive.

[26] Le défendeur soutient, et selon moi cela ne fait aucun doute, que la SAR a explicitement tenu compte du rapport du psychothérapeute :

[31] Les appelantes ont présenté un rapport d’un psychothérapeute, ainsi qu’une lettre du Centre canadien pour victimes de torture. Chacun de ces documents est un rapport psychologique qui fait état de symptômes dont j’ai déjà tenu compte dans l’évaluation du témoignage de [la demanderesse] principale.

[27] À cet égard, je souligne que la jurisprudence a établi depuis longtemps qu’un tribunal a le droit de tirer des conclusions défavorables à partir des omissions et des incohérences entre la preuve écrite et la preuve orale. Avec respect, c’est ce qu’a raisonnablement fait la SAR en l’espèce. Bien que les demanderesses puissent ne pas souscrire au résultat, selon moi, elles ne peuvent pas affirmer que la conclusion est déraisonnable à cet égard.

2) L’omission dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile

[28] À l’audience de la SPR, la demanderesse principale a témoigné qu’elle avait parlé avec sa mère au téléphone quelques jours après son départ du Nigéria. Sa mère lui a dit que son ex‑petit ami semait le chaos pendant qu’il recherchait les demanderesses et qu’il avait menacé de brûler sa maison. Cet incident n’était pas mentionné dans le formulaire FDA de la demanderesse principale. La SAR a raisonnablement conclu que cette omission était importante, parce qu’elle étayait l’allégation des demanderesses selon laquelle le petit ami violent était à leur recherche au Nigéria.

[29] Bien que les demanderesses reconnaissent qu’elles auraient pu mentionner cet incident dans le formulaire FDA, elles soulignent que son omission ne signifie pas nécessairement que la demanderesse principale cachait délibérément des renseignements. La demanderesse principale est une femme vulnérable et maltraitée, avec trois jeunes enfants. Le rapport du psychothérapeute montre que sa mémoire est défaillante, un trouble qui est aggravé lorsqu’elle subit un stress, comme les affaires liées à son immigration au Canada.

[30] Les demanderesses soulignent que la SAR ne peut pas conclure que la demanderesse principale a embelli sa demande d’asile sans tenir compte des éléments de preuve qui peuvent expliquer ou atténuer la gravité de l’omission. Elles soutiennent que la SAR a commis une erreur en ne mentionnant pas le rapport du psychothérapeute, ce qui a mené à une décision déraisonnable. À cet égard, je ne saurais conclure que la décision est déraisonnable, puisque la SAR a expressément déclaré précédemment dans ses motifs qu’elle avait pris en compte le rapport du psychothérapeute. Il n’était pas nécessaire qu’elle répète cette conclusion.

[31] La SAR a conclu que « cette information touche le fondement des demandes d’asile des [demanderesses] ». Je ne suis pas convaincu qu’il était déraisonnable que la SAR tire cette conclusion au vu de la preuve.

3) Le témoignage de la partenaire au Canada n’est pas crédible

[32] La petite amie actuelle de la demanderesse principale au Canada a témoigné à l’audience de la SPR. On a demandé à la demanderesse principale et à sa petite amie à quelle fréquence elles se voyaient. Au départ, leurs témoignages divergeaient au point d’être incohérents, puis ont évolué autrement. La SAR a estimé que leurs réponses ne concordaient pas. Et, à mon humble avis, c’était effectivement le cas.

[33] Les demanderesses soutiennent qu’elles ont fourni des réponses similaires; toutefois, selon moi, cette allégation n’est pas étayée par la preuve. La SAR a ainsi résumé le témoignage :

[20] Pendant le témoignage, à la question de savoir à quelle fréquence elle voyait sa présumée petite amie […], [la demanderesse] principale a répondu qu’elle la voyait toutes les deux semaines, à l’occasion deux fois par semaine, selon qu’elle travaillait ou non, ou bien trois fois, c’est selon. [La demanderesse] principale a énuméré les endroits où elles se voient, et elle a mentionné qu’elles se voyaient parfois à l’église.

[21] Quand [la petite amie] s’est vu demander à quelle fréquence elle voyait [la demanderesse] principale, elle a répondu : [traduction] « Deux fois, comme deux semaines, toutes les deux semaines ». Quand le commissaire lui a demandé d’être plus claire, Janet a répondu qu’elle pouvait la voir une fois, plus d’une fois, toutes les deux semaines. [La demanderesse] principale est alors intervenue pour déclarer qu’elles se voyaient toutes les semaines. Janet a ensuite demandé à la commissaire de la SPR ce qu’elle entendait par la question, parce qu’elles se voyaient toutes les semaines, mais parfois chaque semaine et elle reste à coucher. Quand la SPR a de nouveau demandé des éclaircissements, Janet a répondu qu’elles vivent près l’une de l’autre, et qu’elle va parfois chez l’appelante principale, mais qu’elle y passe la nuit peut‑être toutes les deux semaines.

[22] Quand le conseil des [demanderesses] a questionné Janet, elle a affirmé qu’elle voyait [la demanderesse] principale toutes les semaines à l’église, et qu’elle croyait que la SPR lui avait demandé à quelle fréquence elles avaient des relations sexuelles.

[23] Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que les témoignages de [la demanderesse] principale et de Janet étaient vagues, incohérents et changeants. J’ai tenu compte du fait qu’il peut être difficile pour les deux femmes de témoigner au sujet de questions liées à l’homosexualité, étant donné qu’elles sont issues d’une culture homophobe, et j’ai tenu compte du stress associé à la salle d’audience, des Directives sur l’OSIGEG et des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, ainsi que des rapports psychologiques, mais je conclus que leur témoignage n’est pas suffisamment crédible pour établir qu’elles entretiennent une relation non platonique. Voici les motifs pour lesquels je tire ces conclusions.

[24] La première réponse de [la demanderesse] principale est imprécise, car elle a déclaré qu’elle et Janet se voyaient chaque semaine, deux fois par semaine ou trois fois par semaine, parfois à l’église. La réponse de Janet est plus précise et ne concorde pas avec celle de [la demanderesse] principale, car elle a mentionné qu’elles se voyaient toutes les deux semaines. Janet a répété cette réponse quand la SPR lui a demandé des éclaircissements. [La demanderesse] principale est alors intervenue pour donner une réponse qui n’était plus vague : elle a affirmé qu’elles se voyaient toutes les semaines. La réponse de Janet a ensuite évolué, car elle a déclaré qu’elles se voyaient chaque semaine, mais que, quand elle avait déclaré qu’elles se voyaient toutes les deux semaines, elle faisait référence aux fois où elle restait à coucher ou à la fréquence de leurs relations sexuelles.

[25] Je comprends que les [demanderesses] fassent valoir qu’il y avait une confusion entourant l’utilisation de l’expression [traduction] « se voir », mais j’estime que cette confusion n’explique pas le caractère vague de la première réponse de [la demanderesse] principale, ni la nature changeante du témoignage de Janet après l’intervention de [la demanderesse] principale. En raison de ce témoignage vague, incohérent et changeant, je conclus que [la demanderesse] principale n’a pas établi qu’elle entretient une relation non platonique avec Janet. De plus, je tire une conclusion défavorable du témoignage vague et incohérent de [la demanderesse] principale concernant son allégation selon laquelle elle est bisexuelle.

[34] Les demanderesses soulignent qu’elles ne comprennent pas clairement pourquoi la SAR s’attendait à une réponse fixe et définitive. Il se peut qu’elles n’aient pas un horaire fixe et que le nombre de fois où elles se rencontrent varie raisonnablement d’une semaine à l’autre. Elles soutiennent que l’analyse de la SAR écarte cette possibilité.

[35] En toute déférence, il s’agit d’une justification après coup. La question était assez simple et, selon moi, la SAR a raisonnablement décrit et évalué les contradictions. Je ne suis pas convaincu du caractère déraisonnable à cet égard.

B. Documents présentés à l’appui

[36] La demanderesse principale souligne que la SAR a commis une erreur dans son analyse des documents qu’elle a présentés à l’appui. Les demanderesses ont fourni des arguments pour chacun des documents justificatifs. Le défendeur affirme que les demanderesses n’ont pas réussi à démontrer que la SAR ne pouvait tirer les conclusions qu’elle a tirées. Les demanderesses tentent d’amener la Cour à apprécier de nouveau la preuve, ce qui est inadmissible. Le défendeur souligne que l’approche des demanderesses est similaire à celle dans la décision Obozuwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1007 [le juge Diner] :

[20] Les demandeurs avancent une multitude d’arguments qui se résument à des allégations selon lesquelles la SAR a commis une erreur dans ses nombreuses conclusions défavorables quant à la crédibilité, y compris i) la vraisemblance; ii) l’absence de crainte subjective; iii) les incohérences dans les témoignages et la preuve objective; et iv) le traitement de la preuve documentaire présentée. Autrement dit, les demandeurs demandent à la Cour de soupeser à nouveau la preuve et de tirer une conclusion qui leur conviendrait davantage.

[37] Je me pencherai maintenant sur les éléments de preuve documentaires pertinents et sur le traitement que leur a accordé la SAR.

1) Documents des organismes LGBTQ+

[38] Les demanderesses se sont appuyées sur des lettres et d’autres documents provenant d’organismes LGBTQ+ concernant la présence et la participation de la demanderesse principale à leurs activités. La SAR était d’avis que tout le monde peut participer aux événements des organismes LGBTQ+ et que la participation aux événements de ces organismes ne suffit pas à établir une allégation de bisexualité. Les demanderesses soulignent que la SAR a insinué que la demanderesse principale avait participé aux activités d’organismes LGBTQ+ uniquement pour appuyer sa demande d’asile. À mon humble avis, la SAR a raisonnablement pu parvenir aux conclusions qu’elle a tirées. Il s’agit d’une question de mise en balance et d’appréciation de la preuve qui, comme je l’ai déjà mentionné, ne relève pas d’une cour de révision comme la nôtre.

[39] Les demanderesses affirment également que la SAR a commis une erreur en concluant que la demanderesse principale a participé à des événements dans le but de présenter une demande d’asile frauduleuse. Le problème avec cet argument réside dans le fait qu’il n’y a aucune conclusion d’intention frauduleuse; à mon humble avis, les demanderesses soulèvent un argument bidon, ce qui conclut cette question.

[40] À mon sens, la SAR a admis que la demanderesse principale avait participé aux événements de ces organismes, mais que cet élément de preuve n’était pas suffisant.

2) L’affidavit de l’amie des demanderesses au Nigéria

[41] La SAR a accordé peu de poids à l’affidavit de l’amie des demanderesses au Nigéria, au motif que ses déclarations confirmaient des faits qui n’étaient pas contestés. La demanderesse souligne que, ainsi, la SAR n’a pas contesté que les demanderesses habitaient avec cette amie avant de quitter le Nigéria, ce qui est conforme à leur formulaire FDA. Les demanderesses soulignent que cet affidavit corrobore en grande partie leurs demandes d’asile.

[42] Selon moi, la SAR a raisonnablement accordé peu de poids à l’affidavit, car la déposante n’a pas expliqué comment elle avait eu connaissance des renseignements fournis, ni si elle avait été témoin des événements décrits. La SAR a raisonnablement conclu que l’affidavit ne l’emportait pas sur les problèmes de crédibilité existants, car il ne confirmait pas si quelqu’un avait voyagé avec les demanderesses, le cas échéant, ni si le petit ami était toujours à leur recherche. Là encore, il s’agit d’une question de mise en balance et d’appréciation de la preuve qui, comme je l’ai déjà dit, relève de la SAR et non de notre Cour, sauf dans des circonstances exceptionnelles; aucune n’a été portée à mon attention.

3) L’affidavit de la petite amie de la demanderesse principale au Canada

[43] La petite amie de la demanderesse principale au Canada a fourni un témoignage dont j’ai déjà tenu compte. Elle a également présenté à la SAR un affidavit qui a été examiné et apprécié. La SAR a souligné qu’elle avait déjà conclu que le témoignage de vive voix de cette petite amie était vague et changeant. Après examen de l’affidavit, la SAR a affirmé ce qui suit :

[29] J’ai conclu précédemment que [la petite amie] avait offert un témoignage vague et changeant. J’estime que son affidavit ne peut pas l’emporter sur les problèmes que j’ai relevés dans son témoignage. Pour ce motif, je conclus que son affidavit ne peut établir à lui seul qu’elle et [la demanderesse] principale entretiennent une relation non platonique.

[44] Je ne suis pas convaincu que cette appréciation ait été effectuée de manière déraisonnable; il était loisible à la SAR de conclure comme elle l’a fait en s’appuyant sur le dossier dont elle disposait. Comme le souligne le défendeur, la SAR avait le droit d’accorder peu de poids à cet affidavit puisque le témoignage de vive voix de la petite amie n’avait pas été jugé crédible : voir Chinwuba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 312 [le juge McDonald], au paragraphe 26 :

[26] Les éléments de preuve ne sont pas évalués indépendamment de la demande d’asile dans son ensemble, et si la preuve personnelle du demandeur n’est pas crédible, il est raisonnable que la SAR ait des doutes sur la crédibilité de la preuve documentaire présentée à l’appui de la demande. En l’espèce, la SAR a tenu compte des affidavits, mais ne leur a accordé que très peu de poids. De plus, la note médicale sur laquelle s’est appuyé le demandeur n’a pas été jugée fiable parce qu’on y trouvait des incohérences manifestes à la lecture du document. La SAR a relevé des problèmes semblables en ce qui concerne la lettre de l’avocat du demandeur.

4) Rapports psychologiques

[45] Les demanderesses soulignent que la SAR n’a pas évalué le témoignage de vive voix de la demanderesse principale au regard des conclusions du rapport du psychothérapeute, ce qui a conduit à une erreur. J’ai examiné et rejeté précédemment cette observation dans les présents motifs.

5) Photos

[46] Les demanderesses soutiennent que la SAR a commis une erreur en faisant fi de la preuve photographique. La SAR a conclu que la demanderesse principale a pris la pose pour les photos présentées. Là encore, il s’agit d’une évaluation de la preuve que la SAR avait raisonnablement le droit d’effectuer en examinant les photos. La SAR a conclu que les photos montraient la demanderesse principale prenant la pose, mais rien de plus. Là encore, les demanderesses demandent à la Cour de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve, ce que les précédents jurisprudentiels empêchent la Cour de faire : voir Vavilov, au para 125.

VII. Conclusion

[47] À mon avis, les demanderesses n’ont pas établi que la décision de la SAR était déraisonnable. La SAR a effectué des évaluations raisonnables de la crédibilité et a aussi raisonnablement examiné la preuve à l’appui. Elle a fait de même en ce qui concerne les problèmes de crédibilité relevés en fournissant une analyse intrinsèquement rationnelle. Aucune erreur fatale n’a été commise. Les motifs se tiennent, et les conclusions découlent des faits et du droit. En examinant la décision avec une attention respectueuse et avec déférence, et en l’examinant dans son ensemble, je conclus que les motifs sont justifiés, transparents et intelligibles. Par conséquent, à mon humble avis, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

VIII. Question certifiée

[48] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-617-20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’aucune question n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-617-20

 

INTITULÉ :

JOY OMOSIGHO OVIAWE, OSAYAWEMWEN ALICIA OVIAWE, OSAGBEMWENORHUE VICTORY OVIAWE, OSARUMEN DIVINE OVIAWE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 24 FÉVRIER 2021 À OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR) ET À TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 4 MARS 2021

COMPARUTIONS :

Adam Wawrzkiewicz

POUR LES DEMANDERESSES

David Joseph

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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