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Date : 20200930


Dossier : T‑984‑20

Référence : 2020 CF 938

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 30 septembre 2020

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

CATALYST PHARMACEUTICALS INC et KYE PHARMACEUTICALS INC

demanderesses

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et MÉDUNIK CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demanderesses, Catalyst Pharmaceuticals Inc [Catalyst] et KYE Pharmaceuticals Inc [KYE], ont déposé une requête en injonction interlocutoire en vue de suspendre la décision rendue par le ministre de la Santé le 10 août 2020 [la décision du ministre, ou la décision], par laquelle il accordait à Médunik Canada [Médunik] un avis de conformité [AC] pour son produit d’amifampridine, appelé le Ruzurgi.

[2] La requête des demanderesses vise essentiellement à obtenir de la Cour qu’elle rende une ordonnance (1) suspendant l’application et les effets de la décision du ministre, et (2) suspendant l’application de l’AC délivré à Médunik le 10 août 2020, relativement à sa présentation de drogue nouvelle [PDN] pour son produit Ruzurgi, jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire [la demande sous-jacente] qu’elles ont introduite le 26 août 2020.

[3] Dans leur demande sous-jacente, les demanderesses contestent la décision du ministre, qu’elles jugent contraire à l’alinéa 3b) de l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870. Elles sollicitent plusieurs mesures, à savoir : (1) l’annulation de la décision du ministre et l’annulation de l’AC délivré à Médunik; (2) l’interdiction pour le ministre de délivrer un AC à Médunik pour son produit Ruzurgi jusqu’après le 1er août 2028 (huit années après la date de délivrance de l’AC de Catalyst pour son produit au phosphate d’amifampridine, appelé Firdapse); (3) subsidiairement, le renvoi du dossier au ministre pour nouvelle décision en conformité avec l’alinéa 3b) de l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues.

[4] Comme les demanderesses n’ont pas rempli le critère conjonctif à trois volets auquel il faut satisfaire pour obtenir une injonction, leur requête sera rejetée.

II. Le contexte

[5] D’après le dossier des demanderesses, Catalyst est une société biopharmaceutique établie en Floride, qui se concentre sur l’investissement dans des activités scientifiques de pointe axées sur le développement et la commercialisation de thérapies innovantes pour les porteurs de maladies rares ou extrêmement rares. KYE, une petite société canadienne fondée et constituée en juillet 2019, a pour vocation de procurer une valeur ajoutée à la population canadienne en concevant des médicaments aptes à combler d’importants besoins cliniques sur le marché canadien. Le premier produit de KYE à être commercialement lancé sur le marché est le Firdapse, à la suite d’un accord conclu avec Catalyst.

[6] Médunik est une fabricante et fournisseuse de produits pharmaceutiques établie à Blainville, au Québec.

[7] L’amifampridine traite une affection auto-immune invalidante et extrêmement rare appelée « syndrome myasthénique de Lambert-Eaton » (le SMLE). À l’heure actuelle, environ 200 Canadiens souffrent du SMLE. Jusqu’à l’homologation du Firdapse, l’amifampridine n’était pas disponible dans le commerce au Canada. On ne pouvait l’obtenir qu’au moyen du Programme d’accès spécial (le PAS) de Santé Canada, un programme offrant l’accès à certains médicaments qui ne peuvent autrement être vendus ou distribués au Canada. Les médicaments accessibles grâce au PAS sont délivrés directement par les fabricants aux praticiens qui prescrivent le médicament, en général des médecins. L’amifampridine était délivré grâce au PAS par Jacobus Pharmaceuticals Co, la société pharmaceutique du New Jersey qui, en fin de compte, a concédé une licence à Médunik pour le Ruzurgi.

[8] Le 15 août 2019, Catalyst a demandé le statut de « traitement prioritaire » pour sa PDN se rapportant à son produit d’amifampridine, le Firdapse, et, le 18 octobre 2019, Santé Canada a fait droit à la demande de Catalyst, ce qui abrégeait la période d’examen du ministre, la faisant passer des 300 jours habituels à 180 jours.

[9] Le 18 octobre 2019, Catalyst a soumis sa PDN pour son produit, le Firdapse. Dans ses documents, elle a sollicité la protection de ses données, demandant au ministre de classer le Firdapse comme « drogue innovante » au titre des dispositions relatives à la protection des données, à savoir l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues, présenté en 2006. Le 19 novembre 2019, le ministre informait Catalyst que le Firdapse semblait être une « drogue innovante » admissible à la protection des données.

[10] En décembre 2019, Médunik a déposé une PDN pour son produit d’amifampridine, le Ruzurgi, et, au printemps de 2020, les demanderesses ont été mises au fait de la PDN de Médunik. Également au printemps de 2020, KYE a commencé à envisager sérieusement un partenariat avec Catalyst. Les demanderesses ont ainsi engagé et poursuivi des négociations, sachant que Médunik avait déposé sa PDN.

[11] Le 31 juillet 2020, le ministre a délivré un AC à Catalyst pour son produit d’amifampridine, le Firdapse. En tant que premier produit d’amifampridine homologué au Canada, le Firdapse était reconnu comme « drogue innovante » et, à ce titre, pouvait bénéficier de la protection des données aux termes des dispositions de l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues.

[12] Le paragraphe 3 de l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues dispose :

(3) Lorsque le fabricant demande la délivrance d’un avis de conformité pour une drogue nouvelle sur la base d’une comparaison directe ou indirecte entre celle-ci et la drogue innovante :

a) le fabricant ne peut déposer pour cette drogue nouvelle de présentation de drogue nouvelle, de présentation abrégée de drogue nouvelle ou de supplément à l’une de ces présentations avant l’expiration d’un délai de six ans suivant la date à laquelle premier avis de conformité a été délivré à l’innovateur pour la drogue innovante;

b) le ministre ne peut approuver une telle présentation ou un tel supplément et ne peut délivrer d’avis de conformité pour cette nouvelle drogue avant l’expiration d’un délai de huit ans suivant la date à laquelle premier avis de conformité a été délivré à l’innovateur pour la drogue innovante.

[13] Le 10 août 2020, le ministre a délivré un AC à Médunik pour son produit d’amifampridine, le Ruzurgi.

[14] Le 14 août 2020, sachant que l’AC avait été délivré à Médunik quelques jours auparavant (voir l’affidavit de M. Douglas Reynolds, au paragraphe 12, et la transcription du contre-interrogatoire de M. Reynolds, aux pages 87-89, 103-107), Catalyst et KYE ont signé un contrat de licence. L’un des défendeurs, le procureur général du Canada, a obtenu, sur le site Web de Catalyst, une copie expurgée du contrat de licence, qui faisait partie d’un document déposé par Catalyst auprès de la Securities and Exchange Commission des États-Unis, et il a déposé cette copie avec son dossier. Les demanderesses ont refusé de fournir une copie complète du contrat de licence et de répondre à des questions portant sur son contenu, à savoir si le risque était pris en compte dans le prix négocié entre elles.

[15] KYE a déposé une demande de PDN administrative, et, le 25 septembre 2020, la Cour a été informée que le ministre avait délivré un AC à KYE (plus tôt que la date du 12 octobre 2020 qu’avait prévue KYE). KYE pouvait donc potentiellement mettre son produit sur le marché canadien plus tôt que prévu. Cependant, compte tenu de mes motifs pour rejeter la présente requête, il ne m’est pas nécessaire d’examiner ce point.

III. Le critère applicable à une requête en suspension d’une décision

[16] Dans la présente requête, la Cour n’a pas pour tâche de statuer sur le fond de la demande sous-jacente, mais plutôt d’examiner la question de savoir si les demanderesses satisfont ou non au critère permettant de prononcer une injonction interlocutoire suspendant l’application et les effets de la décision du ministre ainsi que l’application de l’AC délivré à Médunik.

[17] Ainsi, pour obtenir gain de cause dans leur requête en injonction interlocutoire, les demanderesses doivent établir qu’elles satisfont à chacun des volets du critère conjonctif à trois volets énoncé par la Cour suprême du Canada [la CSC] dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-Macdonald]. Selon ce critère, les demanderesses doivent établir : (1) qu’une question sérieuse a été soulevée dans la demande sous-jacente; (2) qu’elles subiront un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée; (3) que la prépondérance des inconvénients, qui met en balance le préjudice pouvant être subi par les demanderesses et par les défendeurs, de même que l’intérêt public, favorise les demanderesses.

[18] L’injonction est une mesure exceptionnelle (Aventis Pharma SA c Novopharm Ltd, 2005 CAF 390 au para 4). Dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Inc, 2011 CAF 312, la Cour d’appel fédérale, confirmant le caractère exceptionnel d’une mesure injonctive, écrivait : « [c]omme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc, il s’agit d’un redressement inhabituel, et il faut, pour l’obtenir, satisfaire à un critère rigoureux » (au para 5). Dans l’arrêt Janssen c AbbVie Corporation, 2014 CAF 112 [Janssen], la Cour d’appel fédérale a confirmé que le critère « vise à reconnaître que la suspension de ce qui est juridiquement contraignant et exécutoire — qu’il s’agisse d’une décision judiciaire, d’une mesure légale, ou du droit conféré par la loi à un organisme subalterne d’exercer sa compétence — est une mesure des plus importantes » (au para 20). C’est donc un lourd fardeau qui repose sur les demanderesses.

[19] La décision de faire droit ou non à une requête en injonction interlocutoire est une décision discrétionnaire (R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 au para 27). Comme une injonction interlocutoire est une mesure exceptionnelle, des circonstances impérieuses sont requises pour justifier l’intervention des tribunaux et l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire d’accorder la réparation. Il incombe à la partie requérante de démontrer que les conditions de cette mesure exceptionnelle sont respectées (Première Nation Ahousaht, Première Nation Ehattesaht, Première Nation Hesquiaht, Première Nation Mowachaht/Muchalaht et Première Nation Tla-o-qui-aht c Canada (Ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne), 2019 CF 1116 [Première Nation Ahousaht]).

[20] Les demanderesses affirment satisfaire à chacun des volets du critère, tandis que les défendeurs soutiennent qu’elles ne satisfont à aucun d’eux.

IV. Analyse

A. La question sérieuse

(1) Les positions des parties

[21] En ce qui concerne le premier volet, celui de la question sérieuse, les demanderesses satisfont de façon appropriée à ce critère peu exigeant et soutiennent que les questions soulevées dans la demande sous-jacente satisfont aisément à ce critère peu exigeant, puisqu’elles ne sont ni vexatoires ni frivoles. Elles affirment que la décision du ministre était mal fondée, déraisonnable et proscrite par les dispositions relatives à la protection des données. Elles font observer que, lorsque le ministre a décidé d’homologuer le produit Ruzurgi de Médunik, et de délivrer un AC pour ce produit, Catalyst avait déjà obtenu son propre AC pour son produit, le Firdapse, lequel avait été désigné « drogue innovante » aux termes des dispositions sur la protection des données. Les demanderesses ajoutent que Médunik avait directement comparé le Ruzurgi au Firdapse pour obtenir son AC, ce qui, d’après l’alinéa 3b) de l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues, empêchait dès lors le ministre d’approuver la PDN de Médunik et de délivrer l’AC à Médunik. Les demanderesses s’interrogent donc sur ce qui suit : (1) la question de savoir si le ministre a le pouvoir discrétionnaire de censément faire fi des dispositions relatives à la protection des données et de délivrer un AC à Médunik pour le produit Ruzurgi, alors que la PDN de Médunik se fondait sur des données qui étaient l’objet d’une protection des données portant sur une drogue innovante; (2) le caractère correct et raisonnable de la manière dont le ministre interprète et applique les dispositions sur la protection des données. Finalement, répondant à l’argument de Médunik concernant leur qualité pour agir, elles disent que la jurisprudence invoquée par les défendeurs ne s’applique pas, car elle ne traite pas de la protection des données. Elles se fondent sur le jugement rendu par notre Cour dans l’affaire Hospira Healthcare Corporation c Canada (Santé), 2014 CF 179.

[22] Le procureur général répond essentiellement que les demanderesses avancent une interprétation qui n’est pas étayée par une simple lecture de la disposition et qui conduirait à un résultat absurde. Il soutient qu’elles échouent donc à soulever une question sérieuse sur le caractère raisonnable de la décision du ministre.

[23] Médunik soutient que la requête ne soulève aucune question sérieuse, en dépit même de ce critère peu exigeant, pour les raisons suivantes : (1) les demanderesses ne sont pas directement concernées et n’ont aucune qualité pour agir, le titulaire d’un AC portant sur un médicament n’ayant aucun droit d’invoquer l’inobservation, par le ministre, de la Loi sur les aliments et drogues ou de son règlement d’application concernant la délivrance ou la délivrance projetée d’un AC à un autre fabricant de médicaments (elle cite notamment Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), [1997] ACF no 1847 aux para 10 et 11); (2) les demanderesses n’ont aucune cause d’action d’origine législative; (3) la norme de la décision raisonnable commande de faire preuve de déférence à l’égard du ministre.

(2) La Cour présumera qu’il existe une question sérieuse

[24] En ce qui concerne le volet relatif à l’existence d’une question sérieuse, je me range à l’avis des parties sur le critère peu exigeant applicable. Cependant, vu ma conclusion sur les deux autres volets du critère conjonctif, il ne m’est pas nécessaire de trancher la question et je présumerai donc, sans plus, qu’il existe une question sérieuse à juger.

B. Le préjudice irréparable

(1) Les positions des parties

[25] Les demanderesses soutiennent qu’elles doivent produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort, selon la prépondérance des probabilités, une forte probabilité que, faute de suspension, un préjudice irréparable soit inévitablement causé (Canada (Santé) c Glaxosmithkline Biologicals SA, 2020 CAF 135 au para 16; Arctic Cat Inc c Bombardier Produits récréatifs Inc, 2020 CAF 116). Elles soulignent qu’il ne s’agit pas en l’occurrence de la norme de preuve appelée « preuve hors de tout doute raisonnable », ni de la norme de la « certitude absolue », et prétendent plutôt que, vu en particulier l’absence de toute preuve contraire, elles se sont amplement acquittées de leur fardeau.

[26] Répondant aux arguments des défendeurs pour qui le préjudice allégué de KYE relevait de son propre fait et était évitable (Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M-1 LLC, 2020 CAF 3 aux para 11-12; Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap]), les demanderesses soutiennent que la jurisprudence ne s’applique pas à leur cas et concerne un autre genre de comportement.

[27] Les demanderesses prétendent qu’elles subiront durant des années les effets préjudiciables d’une rivalité devenue nécessaire avec le Ruzurgi durant les prochaines semaines ou les prochains mois, même si la demande sous-jacente est accueillie.

[28] Elles allèguent aussi que le préjudice irréparable qu’elles subiront jusqu’à ce que jugement soit rendu sur la demande sous-jacente consiste en (1) une perte irrécouvrable de profits; (2) un effritement irréversible du prix.

[29] En ce qui concerne les profits perdus irrécouvrables, les demanderesses prétendent pour l’essentiel que la perte d’exclusivité, même dans le court terme, conduira à la perte de parts de marché, à un recul des ventes, ainsi qu’à un rétrécissement du chiffre d’affaires et du bénéfice, pour la période durant laquelle le Firdapse sera sur le marché en tant que médicament concurrent du Ruzurgi, et, selon elles, il leur sera impossible de recouvrer ces pertes. Elles font observer en particulier que Médunik se trouve aujourd’hui dans la position extraordinaire d’avoir immédiatement accès aux patients bénéficiaires du PAS et à leurs médecins traitants. D’après elles, ces préjudices se manifesteront avec une singulière acuité pour KYE, une société en démarrage qui n’a pas encore réalisé de revenus, et les pertes à court terme réduiront ses recettes projetées, son aptitude à générer des flux de trésorerie positifs au cours de son échéancier prévu, sa valorisation future ainsi que ses activités actuelles et futures de financement. Elles ajoutent que KYE se verra contrainte de mobiliser davantage de capitaux que ce n’aurait été le cas si le Firdapse avait reçu l’exclusivité qu’il mérite au titre de la protection de ses données en tant que drogue innovante.

[30] En ce qui concerne l’effritement du prix, les demanderesses soutiennent que l’obligation de rivaliser avec le Ruzurgi au cours des prochaines semaines ou des prochains mois entraînera pour le Firdapse un effritement durable du prix. Elles ajoutent que, sans une exclusivité, le Ruzurgi entrera probablement sur le marché au même moment que le Firdapse, entraînant de ce fait une baisse de prix induite par la concurrence. Elles soulignent que, une fois établi un prix plus bas, il sera difficile, voire impossible, de l’augmenter.

[31] Les demanderesses ont produit deux affidavits, souscrits par M. Douglas Reynolds, cofondateur et président de KYE, et la transcription de son contre-interrogatoire, ainsi qu’un affidavit souscrit par le Dr Gary Ingenito, médecin-chef et responsable des affaires réglementaires chez Catalyst, et la transcription de son contre-interrogatoire.

[32] À son premier affidavit, M. Reynolds a joint six (6) pièces : (1) une lettre de Santé Canada à Catalyst, datée du 19 novembre 2020, indiquant que [traduction] « [à] ce stade, le Firdapse semble être une “drogue innovante”, et il est donc admissible à la protection des données »; (2) un extrait du Registre des drogues innovantes de Santé Canada, daté du 13 août 2020, désignant le Firdapse comme drogue innovante et indiquant les dates de protection des données; (3) le procès-verbal d’une réunion pré-PDN pour le Firdapse, daté du 7 mai 2019, faisant état d’une mention de Santé Canada selon laquelle [traduction] « une étude de cancérogénicité serait le strict minimum nécessaire »; (4) une lettre d’agrément adressée par la Food and Drug Administration des États-Unis à Jacobus Pharmaceuticals, décrivant les études qui doivent être menées; (5) un extrait, daté du 8 septembre 2020, de la Base de données sur les produits pharmaceutiques de Santé Canada; (6) un communiqué de presse de Médunik, daté du 18 août 2020, annonçant qu’elle avait reçu une autorisation de mise sur le marché pour le Ruzurgi.

[33] À son deuxième affidavit, M. Reynolds a joint deux autres pièces : (1) une alerte courriel pour une rétroaction des patients, lancée le 8 septembre 2020 par l’Agence canadienne des médicaments et des technologies de la santé (l’ACMTS); (2) une mise à jour du site Web de l’ACMTS indiquant que la date prévue de dépôt pour le Ruzurgi est le 5 octobre 2020.

[34] Les demanderesses s’en remettent largement au témoignage de M. Reynolds, en particulier (1) les paragraphes 13 et 14 de son premier affidavit, où il souligne que les patients recevant actuellement du Ruzurgi grâce au PAS sont censés passer au premier médicament d’amifampridine homologué, le Firdapse; (2) le paragraphe 27, où il confirme que le contrat de licence et d’approvisionnement conclu avec Catalyst [traduction] « prévoit une répartition assez équitable des ventes nettes entre les deux sociétés »; (3) les paragraphes 37 à 52, où il fait les allégations de perte de profits et d’effritement du prix en raison de la concurrence, en expliquant pourquoi ces pertes ne seront pas recouvrables.

[35] Les demanderesses ne font état d’aucune preuve documentaire quant à ce volet du critère et ne se sont pas exprimées sur leur contrat de licence.

[36] À son affidavit, le Dr Gary Ingenito a joint neuf pièces : (1) une liste de toutes les études cliniques requises pour obtenir une autorisation réglementaire aux États-Unis et au Canada; (2) une liste de toutes les études non cliniques requises pour obtenir une autorisation réglementaire aux États-Unis et au Canada; (3) une lettre datée du 19 décembre 2018, envoyée au nom de Catalyst à Santé Canada; (4) le procès-verbal d’une réunion pré-PDN pour le Firdapse, daté du 7 mai 2019; (5) une lettre de Santé Canada à Catalyst, datée du 13 septembre 2019, attribuant un statut de traitement prioritaire au Firdapse; (6) l’AC pour le Firdapse; (7) le communiqué de presse de Médunik, daté du 18 août 2020; (8) les exigences et engagements touchant la surveillance postérieure à la mise sur le marché du Ruzurgi; (9) la monographie de produit du Ruzurgi.

[37] La seule référence du Dr Ingenito à un possible préjudice pour Catalyst apparaît au dernier paragraphe de son affidavit, où il écrit :

[traduction]

En outre, je crois savoir que Douglas Reynolds a lui aussi produit un affidavit au nom de KYE, où il fait état du préjudice que KYE subira si la requête n’est pas accueillie. J’ai lu son affidavit. Si la présente requête n’est pas accueillie, et compte tenu du partenariat entre Catalyst et KYE, je crois que la perte de profits et de recettes entraînée par la perte d’exclusivité commerciale pour le Firdapse, comme l’indique M. Reynolds, et l’effritement du prix qu’il évoque, causeront également un préjudice à Catalyst.

[38] Le procureur général rétorque que les demanderesses n’ont pas apporté une preuve solide et valide de préjudice irréparable, le seul préjudice irréparable qu’elles invoquent étant celui de KYE. Il ajoute que (1) le préjudice irréparable allégué de KYE découle intégralement de circonstances que KYE a volontairement acceptées quand elle a conclu le contrat de licence avec Catalyst. Ayant souscrit au contrat de licence avec l’espoir que la valeur de ses perspectives commerciales serait supérieure si elle obtenait gain de cause dans la demande sous-jacente, et ayant apprécié ses chances de succès, KYE affirme maintenant qu’elle ne peut pas attendre l’issue de la demande sous-jacente, parce qu’elle subira un préjudice irréparable si elle n’est pas immédiatement autorisée à exploiter son produit comme si elle avait déjà obtenu gain de cause. Le procureur général soutient aussi que (2) le préjudice était évitable et (3) en tout état de cause, KYE n’a pas apporté une preuve claire, qui ne repose pas sur des conjectures, des conséquences financières alléguées d’un rejet de la requête en suspension.

[39] Médunik rétorque que les demanderesses n’ont pas, devant la Cour, satisfait au critère établi. Elle soutient que (1) les affidavits des demanderesses sont truffés d’expressions évoquant un préjudice [traduction] « possible » ou [traduction] « probable », plutôt qu’un préjudice [traduction] « réel », qui sera subi si une suspension n’est pas accordée; (2) les témoins des demanderesses ont reconnu qu’elles avaient connaissance de certains risques potentiels se rapportant à la protection des données pour le Firdapse, mais qu’elles ont quand même décidé d’aller de l’avant avec la PDN et le contrat de licence; (3) la probabilité qu’un préjudice irréparable survienne d’ici à ce que soit rendue la décision sur la demande sous-jacente est amoindrie par les admissions effectives — le fait que Catalyst ne vend pas le Firdapse au Canada et ne compte pas le faire, ainsi que le fait que KYE ne compte pas vendre le Firdapse au Canada avant fin octobre au plus tôt et ne sait pas si le médicament sera admissible à remboursement par un assureur privé ou s’il pourra figurer sur les formulaires du régime public de médicaments gratuits; (4) le témoin de KYE a reconnu que les allégations d’un préjudice irréparable découlant d’éventuelles présentations de drogues génériques et de la sensibilité des médecins au coût n’étaient que des conjectures; (5) le témoin de KYE a refusé de dire à Médunik si la délivrance de l’AC pour le Ruzurgi aurait un quelconque effet sur les paiements d’étapes aux termes du contrat de licence, tandis que le témoin de Catalyst n’avait pas personnellement connaissance du contrat de licence.

(2) Le préjudice irréparable n’a pas été établi

[40] Dans le deuxième volet du critère, la question est de savoir si les demanderesses ont présenté une preuve suffisamment claire, convaincante et probante que, selon la prépondérance des probabilités, elles subiront un préjudice irréparable d’ici à ce que jugement soit rendu sur la demande sous-jacente, au cas où la requête en suspension serait rejetée. La Cour a le loisir de conclure que les demanderesses n’ont pas apporté cette preuve, quand bien même les défendeurs n’avanceraient aucune preuve contraire.

[41] Au paragraphe 63 de l’arrêt RJR-Macdonald, la CSC décrivait ainsi ce à quoi est astreint le tribunal dans l’appréciation du préjudice irréparable : « À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire. »

[42] Comme l’écrivait mon collègue le juge Gascon au paragraphe 85 de la décision Première Nation Ahousaht, la CAF a souvent insisté sur les caractéristiques et la qualité de la preuve nécessaires pour établir le préjudice irréparable dans le contexte de mesures injonctives comme des sursis ou des injonctions interlocutoires. La preuve doit être plus qu’une série de possibilités, de conjectures ou d’affirmations hypothétiques ou générales (Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 [Gateway City Church] aux para 15-16). Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par la preuve n’ont aucune valeur probante (Glooscap, au para 31). Il faut plutôt « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Gateway City Church, au para 16, citant Glooscap, au para 31). Il n’est pas suffisant « d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer — et non à prouver à la satisfaction de la Cour — que le préjudice est irréparable » (Stoney First Nation c Shotclose, 2011 CAF 232 [Stoney First Nation] au para 48). En d’autres termes, pour prouver qu’il y a préjudice irréparable, « la partie requérante doit établir de manière détaillée et concrète qu’elle subira un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard » (Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 au para 25; voir aussi Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24).

[43] Comme je l’ai mentionné à l’audience, je souscris également à l’analyse et à la conclusion de mon collègue dans le précédent de la Cour citant l’arrêt Vancouver Aquarium Marine Science Centre v Charbonneau, 2017 BCCA 395 (Première Nation Ahousaht, au para 87 et 88).

[44] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c United States Steel Corp, 2010 CAF 200, la Cour d’appel fédérale déclarait ce qui suit : « Selon la jurisprudence de notre Cour, la partie qui cherche à obtenir la suspension de l’instance doit présenter une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures démontrant qu’un préjudice irréparable sera subi si la requête en suspension n’est pas accordée. Il ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable « pourrait » se produire. Le préjudice irréparable invoqué ne peut se fonder sur de simples affirmations » (au para 7; non souligné dans l’original).

[45] En ce qui concerne la demanderesse Catalyst, la preuve qu’un préjudice irréparable se produira repose sur l’information donnée par le Dr Ingenito au dernier paragraphe de son affidavit, information qui peut d’emblée être qualifiée d’affirmation très générale et qui ne satisfait clairement pas au critère. Cette conclusion n’est pas ébranlée par les propos de M. Reynolds quand il affirme que l’accord conclu entre les parties [traduction] « prévoit une répartition assez équitable des ventes nettes entre les deux sociétés ».

[46] En ce qui concerne la demanderesse KYE, je conviens avec Médunik que l’affidavit est truffé d’expressions évoquant un préjudice [traduction] « possible » ou [traduction] « probable », plutôt qu’un préjudice réel, qui sera subi si une suspension n’est pas accordée. En outre, M. Reynolds s’en remet à sa propre expérience et à ce que les avocats des demanderesses qualifient de bon sens, pour étayer ses allégations de perte de profits, de perte de parts de marché et d’effritement du prix, mais il n’apporte aucune preuve documentaire pour les confirmer.

[47] Par conséquent, en ce qui concerne le préjudice irréparable, je conclus que les demanderesses ne se sont pas acquittées de leur obligation d’établir, par une preuve claire, convaincante et qui ne repose pas sur des conjectures, qu’un préjudice irréparable se produira si une suspension n’est pas accordée. La preuve ne répond tout simplement pas au critère rigoureux fixé par la Cour suprême du Canada et appliqué selon les lignes directrices de la Cour d’appel fédérale.

[48] Comme il a déjà été mentionné, puisque la preuve des demanderesses est lacunaire, il ne m’est pas nécessaire d’examiner les autres points soulevés par les défendeurs.

C. La prépondérance des inconvénients

(1) Les positions des parties

[49] Finalement, en ce qui concerne le dernier volet du critère, les demanderesses soutiennent que la prépondérance des inconvénients milite en leur faveur, puisqu’elles subiront le préjudice. Inversement, elles font valoir que Médunik ne subira aucun préjudice si la Cour suspend les effets de la décision du ministre. Elles soulignent qu’elles se sont engagées à dédommager Médunik de ses pertes au cas où leur demande sous-jacente serait rejetée. Selon elles, les pertes de Médunik n’ont rien de commun avec le préjudice qu’elles-mêmes subiront si la suspension n’est pas accordée, une perte qui, disent-elles, sera considérable, permanente et irrécouvrable.

[50] Le procureur général rétorque que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur pour les raisons suivantes : (1) le préjudice que subiraient les demanderesses découlerait de risques volontairement assumés; (2) les tiers seraient irrévocablement touchés par un prix plus élevé; (3) une suspension entraverait de manière injustifiable l’exercice d’un pouvoir réglementaire visant à protéger l’intérêt public; (4) une suspension irait à l’encontre du régime établi par les dispositions relatives à la protection des données.

[51] Médunik insiste sur les considérations d’intérêt public, ajoutant qu’il serait sage de préserver le statu quo. Elle dit que la prépondérance des inconvénients milite fortement contre l’octroi d’une suspension et pour la préservation du statu quo, compte tenu de ce qu’il adviendrait des patients si l’AC de Médunik était suspendu, par rapport à ce qu’il leur adviendra si la suspension est refusée.

(2) La prépondérance des inconvénients favorise les défendeurs

[52] Pour le troisième volet du critère tripartite, à savoir la prépondérance des inconvénients, la Cour doit déterminer laquelle des parties souffrira le plus de l’octroi ou du refus de l’injonction jusqu’à l’issue de la demande sous-jacente (RJR-Macdonald, au para 67). Il est opportun en l’espèce que la CSC ait reconnu que le rôle des autorités publiques dans la protection de l’intérêt public constitue un important facteur à prendre en compte dans le volet du critère qui concerne la prépondérance des inconvénients.

[53] La CSC, encore une fois dans l’arrêt RJR-Macdonald (au para 73), s’exprime ainsi : « Lorsqu’un particulier soutient qu’un préjudice est causé à l’intérêt public, ce préjudice doit être prouvé. » Par ailleurs, dans le cas d’un organisme public, la CSC nous enseigne que le fardeau d’établir le préjudice irréparable pour l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier (RJR-Macdonald, au para 76), et elle déclare ceci : « On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public. » (RJR-Macdonald, au para 76).

[54] La Cour est persuadée que le ministre a en effet pour tâche de défendre l’intérêt public, ainsi que l’indique le procureur général aux paragraphes 80 et 81 de ses observations écrites, et elle est persuadée que la décision du ministre a été prise conformément à cette responsabilité. Le préjudice irréparable pour l’intérêt public a donc été établi. La prépondérance des inconvénients penche donc en faveur du ministre, en particulier dans un contexte où, quant à elles, les demanderesses n’ont pas apporté la preuve requise ni démontré qu’elles subiront un préjudice irréparable.

[55] La Cour garde aussi à l’esprit que KYE a conclu le contrat de licence en sachant qu’un AC avait été délivré à Médunik (voir le paragraphe 14), et la prépondérance des inconvénients, là encore, favorise les défendeurs.

[56] Quant à la question du statu quo, la Cour conclut que faire droit à la requête des demanderesses, en leur accordant la suspension, perturberait l’état actuel des choses et que la prudence commande un rejet de la requête.

[57] Les demanderesses n’ont pas convaincu la Cour que le préjudice qu’elles s’attendent à subir si leur requête est rejetée l’emporte sur le préjudice que causera à l’intérêt public une suspension de la décision du ministre et de l’AC délivré à Médunik. En l’état actuel des choses, la prépondérance des inconvénients milite donc contre l’octroi de la suspension que sollicitent les demanderesses.

V. Conclusion

[58] En conclusion, je rejetterai la requête des demanderesses, car je ne suis pas convaincue qu’elles ont satisfait aux trois volets du critère conjonctif exposé par la CSC dans l’arrêt RJR-Macdonald.

[59] Finalement, les parties ont confirmé être parvenues à un accord sur les dépens, et je statuerai en conséquence.


ORDONNANCE dans le dossier T‑984‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête des demanderesses est rejetée;

  2. Les dépens sont adjugés aux défendeurs, selon l’accord conclu entre les parties.

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T‑984‑20

 

INTITULÉ :

CATALYST PHARMACEUTICALS INC et KYE PHARMACEUTICALS INC. et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et MÉDUNIK CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (quÉbec) — PAR viDÉOconfÉrence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 septembRe 2020

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

LE 30 septembRe 2020

COMPARUTIONS :

Andrew Shaughnessy

Yael Bienenstock

A. Peterson

POUR LES demanderesses

Jason Markwell

John Lucki

M. Lovell

Leah Bowes

POUR LA défenderesse — MÉDUNIK CANADA

POUR LE DÉFENDEUR — LE PGC

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES demanderesses

Fasken Martineau

Toronto (Ontario)

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LA défenderesse — Médunik Canada

POUR LE DÉFENDEUR — LE PGC

 

 

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