Toronto (Ontario), le 29 juin 2006
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL
ENTRE :
SWARNAKUMAR SELVANAYAGAM
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Le demandeur, un agent de police tamoul originaire de l’Est du Sri Lanka, sollicite l’asile du fait de ses opinions politiques présumées, de sa nationalité et de son appartenance à un groupe social en particulier. Son épouse et ses deux fils ont présenté une demande conjointe, fondée sur leur appartenance à un groupe social en particulier, la famille. Il est donc convenu que si la décision rendue dans le dossier IMM‑5540‑05 est annulée et renvoyée pour que l’on statue à nouveau sur l’affaire, il en sera de même de la décision rendue dans le dossier IMM‑5538‑05.
[2] Le demandeur a déclaré qu’à l’époque où il travaillait comme agent de police au Sri Lanka, soit de 1985 à 2001, il a reçu de nombreux appels téléphoniques menaçants du groupe militant appelé les « Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul » (les TLET), au cours desquels on lui demandait de quitter son travail. Il a dit craindre de quitter son poste parce qu’on l’accusait de sympathiser avec les Tamouls et qu’il était harcelé par le service de police, composé majoritairement de Cinghalais. Pendant toute sa carrière au sein du service de police sri‑lankais, a‑t‑il dit, on ne l’a affecté qu’à des tâches administratives et liées à la circulation, lesquelles consistaient à transporter à l’hôpital des cadavres, amenés au poste de police en raison du conflit civil qui sévissait dans le pays, afin que le coroner puisse déterminer de quelle façon ces personnes avaient perdu la vie. Il a déclaré aussi qu’il n’était au courant que de deux incidents dans lesquels la police avait torturé des gens; il n’avait pas été témoin de ces incidents, mais les avait signalés au directeur du poste de police.
[3] À l’audience tenue devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR), le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a comparu et a fait valoir que, conformément à l’alinéa 1Fa) de la Convention sur les réfugiés, le demandeur n’avait pas droit à l’asile en application de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) parce qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité du fait de sa conduite en tant que membre du service de police sri‑lankais. La SPR a souscrit à l’argument du ministre et a tiré une conclusion d’exclusion en vertu de l’article 98 de la LIPR.
[4] Le demandeur conteste la décision de la SPR en invoquant l’argument principal suivant :
[traduction]
Il convient de noter au départ que le tribunal a pris soin de faire remarquer que la police sri‑lankaise n’est pas en soi une organisation poursuivant des fins limitées et brutales et que, de ce fait, il est nécessaire d’examiner en détail les faits et les circonstances pertinents. On aurait pu s’attendre à ce que le tribunal, ayant reconnu ce point, procède à une analyse détaillée de tous les faits et détermine si ces derniers satisfaisaient au critère établissant l’existence d’un crime contre l’humanité ou le fait d’être complice d’un tel crime. Il ne l’a pas fait.
(Mémoire supplémentaire du demandeur, IMM‑5540‑05, par. 6)
[5] Au cours de l’audition orale de la présente demande, l’avocat du demandeur a souligné qu’il n’avait pas été reconnu devant la SPR que le service de police, dont le demandeur était membre, avait commis des crimes contre l’humanité. Il incombait donc au ministre d’en faire la preuve, et la SPR était tenue de se prononcer de manière précise sur la question. Par conséquent, une question fondamentale qui se pose dans le présent contrôle judiciaire est de savoir si la SPR, en rendant sa décision en vertu de l’article 98 de la LIPR, a soumis la preuve présentée au critère juridique approprié.
[6] L’article 98 de la LIPR dispose qu’une personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. L’alinéa 1Fa) de la Convention se lit comme suit :
Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :
a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes.
[7] Pour tirer une conclusion en vertu de l’article 98, la SPR était tenue d’appliquer le critère qui convient pour déterminer s’il y a eu « crime contre l’humanité ». Les éléments de preuve qui permettent de conclure à l’existence d’un tel crime ont été exposés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté), [2005] A.C.S. no 40, au paragraphe 119 :
[L]e Code criminel et les principes de droit international considèrent un acte criminel comme un crime contre l’humanité lorsque quatre conditions sont remplies :
1. Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise).
2. L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.
3. L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.
4. L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.
[8] La tentative qu’a faite la SPR pour appliquer le critère permettant de déterminer si le service de police sri‑lankais avait commis ou non un crime contre l’humanité est formulée en ces termes :
[traduction]
Pour définir les crimes visés à l’alinéa 1Fa), il est nécessaire de se reporter aux instruments internationaux qui traitent de ces crimes. Plus précisément, en l’espèce, cela a trait aux droits de la personne qui concernent l’administration de la justice.
[…]
Le tribunal dit tout d’abord que même si l’on ne peut considérer que le service de police sri‑lankais est une organisation poursuivant des fins limitées et brutales, il y a des preuves que la police elle‑même a commis des violations des droits de la personne.
[…]
(Décision de la SPR, p. 3)
[9] À mon avis, ces propos ne constituent pas une conclusion de droit selon laquelle un crime contre l’humanité a été commis, laquelle conclusion est une condition préalable au règlement de la question de savoir si le demandeur est complice d’un tel crime. Plus particulièrement, aucune conclusion précise n’indique qu’il ressort de la preuve que le service de police sri‑lankais s’était lancé dans une attaque généralisée ou systématique, dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes, et par rapport à laquelle il était possible d’évaluer la conduite du demandeur. Par conséquent, je conclus que la SPR a commis une erreur de droit en rendant sa décision et que cette dernière est donc manifestement déraisonnable.
ORDONNANCE
En conséquence, pour les motifs exposés ci‑dessus, j’annule la décision de la SPR et je renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.
« Douglas R. Campbell »
Traduction certifiée conforme
David Aubry, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑5540‑05
INTITULÉ : SWARNAKUMAR SELVANAYAGAM
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 28 JUIN 2006
ET ORDONNANCE : LE JUGE CAMPBELL
DATE DES MOTIFS : LE 29 JUIN 2006
COMPARUTIONS :
Krassina Kostidanov POUR LE DEMANDEUR
Ladan Shahrooz POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates POUR LE DEMANDEUR
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous‑procureur général du Canada