Dossier : IMM-7207-19
Référence : 2021 CF 43
Ottawa, Ontario, le 12 janvier 2021
En présence de monsieur le juge Pamel
ENTRE :
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NIXON CONDE BENAVIDES
ANGELA MARCELA RAMIREZ MEZA
JUAN PABLO CONDE RAMIREZ
ANA MARIA CONDE RAMIREZ
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Monsieur Nixon Conde Benavides [M. Conde], son épouse, Madame Angela Marcela Ramirez Meza, ainsi que leurs enfants mineurs, Juan Pablo Conde Ramirez et Anne Maria Conde Ramirez [collectivement les demandeurs] demandent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR], rendue le 6 novembre 2019, confirmant aux termes du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] du 27 mars 2019 selon laquelle ils n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.
[2]
Devant nous, les demandeurs attaquent le refus de la SAR d’admettre certains nouveaux éléments de preuve ainsi que l’appréciation que celle-ci a faite de sa crédibilité et des manquements à l’équité procédurale par la SPR.
[3]
Pour les raisons qui suivent, je rejette la demande de contrôle judiciaire.
II.
Faits et procédures
[4]
Les demandeurs sont citoyens de la Colombie.
[5]
M. Conde allègue être persécuté par des membres d’un groupe criminel « Los Pelusos », auquel il a refusé toute collaboration lorsqu’ils l’auraient contacté le 9 juin 2017 dans un établissement public dans la ville de Gramalote afin d’obtenir des informations sur certains architectes propriétaires de la société Arquitectura Y Concreto S.A.S., soit l’entreprise où M. Conde était en fonction comme opérateur des équipements lourds dans les chantiers. Il semblerait que M. Conde soit devenu proche de ces propriétaires, qui lui faisaient confiance et que M. Conde ait eu connaissance de certaines informations personnelles de ceux-ci.
[6]
Les membres de Los Pelusos sont impliqués dans des enlèvements, des extorsions et des vols, et s’étaient intéressés aux propriétaires de cette entreprise.
[7]
Il était clair que les Los Pelusos n’étaient pas directement intéressés par M. Conde, et ils l’ont d’ailleurs déclaré : « tranquille, que l’affaire n’est pas avec vous, nous avons fait notre labour d’intelligence et nous savons qui êtes-vous, ou vous vivez, qui sont les membres de votre famille … nous avons besoin que vous nous donniez de l’information des gérants et des propriétaires de la compagnie dont vous travaillez, car nous s’avons que vous êtes très proche à eux. »
[8]
Les membres de ce groupe criminel ont conclu la discussion en disant à M. Conde qu’il devait « garder le silence sur la conversation »
, qu’il ne devait « pas même penser en alerter aux autorités »
, et qu’ils allaient le contacter « dans les prochains jours »
pour lui donner « des instructions »
sur ce qu’il devait faire pour eux.
[9]
M. Conde soutient que, quelques semaines plus tard, soit le 28 juillet 2017, il a été brutalisé par des membres de ce même groupe. Trois hommes dans une camionnette l’ont intercepté alors qu’il se rendait chez lui, et ils l’ont forcé à monter à bord du véhicule. À l’intérieur de la camionnette, ils l’ont battu et lui ont demandé pourquoi il ne répondait pas à son téléphone cellulaire. M. Conde a répondu qu’il n’avait aucune information à leur donner, ce qui ne faisait que les rendre plus furieux et plus violents. Après avoir couvert sa bouche et avoir mis une arme à feu sur sa tête, les membres de Los Pelusos ont finalement laissé partir M. Conde tout en lui disant qu’ils le recontacteraient sur son téléphone cellulaire.
[10]
Le lendemain de l’incident, M. Conde a communiqué avec un des propriétaires de l’entreprise pour l’informer de la situation. Ce dernier lui a conseillé de quitter la ville de Gramalote et de dénoncer les faits aux autorités.
[11]
Le 30 juillet 2017, M. Conde serait parti avec sa famille à Bogota, la capitale de Colombie, soit environ 595 kilomètres au sud-ouest de Gramalote – il semblerait qu’il ait eu des vacances à prendre de toute façon – mais sans dénoncer ses attaquants aux autorités, de peur qu’elles soient infiltrées par des membres de Los Pelusos.
[12]
À Bogota, M. Conde a contacté des membres de sa famille qui demeuraient au Canada qui lui ont conseillé de quitter la Colombie et de demander l’asile au Canada. Le 31 juillet, M. Conde est allé à l’Ambassade canadienne pour demander des renseignements en matière de refuge humanitaire. Suite à sa visite à l’ambassade, M. Conde a fait une demande de visa de visiteur pour le Canada, pour lui et pour sa famille.
[13]
Le 2 octobre 2017, à la fin de sa période de vacances prolongée, M. Conde est rentré à Gramalote pour reprendre ses activités et son travail, après avoir reçu l’assurance de son patron que des mesures de sécurité supplémentaires avaient été mises en place dans l’établissement. Semble-t-il que son épouse et ses enfants sont restés à Bogota pour quelques jours.
[14]
Cependant, des membres de Los Pelusos auraient maintenu leur harcèlement. Semble-t-il que, le 8 novembre 2017, M. Conde a reçu un appel d’un numéro masqué; son interlocuteur l’a insulté et lui a dit qu’il n’aurait pas dû alerter ses patrons. Près de deux semaines plus tard, soit le 20 novembre 2017, deux hommes l’ont accosté dans un restaurant, lui ont montré l’adresse à Bogota où sa femme et ses enfants se trouvaient, et l’ont pressé « de collaborer [ajoutant] que si je continuais à faire de crapaud (être un mouchard) ils allaient me faire manger ma langue en morceaux. »
[15]
Un incident survenu à Cúcuta, à 46 kilomètres de Gramalote, le 28 novembre 2017 a inquiété M. Conde. Il était sorti avec son épouse pour manger et a été approché par un homme non identifié qui lui a dit qu’il devait « quitter la ville, car [M. Conde] n’étais plus digne de rester là-bas »
. M. Conde et Mme Ramirez ont donc décidé de partir vivre avec la mère de Mme Ramirez à Ocana, soit environ 175 kilomètres au nord-ouest de Gramalote, ce qu’ils ont fait vers la fin de l’année.
[16]
Le 2 janvier 2018, en se rendant au quartier de El Penon en moto avec son épouse, M. Conde a remarqué qu’un autre véhicule les suivait; il a accéléré et l’a semé.
[17]
Après avoir discuté avec leurs parents et beaux-parents, M. Conde et Mme Ramirez auraient décidé de dénoncer les faits aux autorités, ce qu’ils ont fait le 3 janvier 2018. Ils ont également décidé de suivre les conseils de leurs familles « de quitter le pays pour voir si les choses se calment. »
[18]
Les demandeurs sont arrivés au Canada le 17 janvier 2018.
[19]
Le 28 février 2019, les demandeurs ont eu leur audience devant la SPR avec l’aide d’un service d’interprétation. À la fin de l’audience, l’avocat des demandeurs a présenté des observations par écrit sur des questions préliminaires, les questions relatives à la crédibilité des demandeurs et sur la possibilité de refuge interne.
[20]
Le 3 avril 2019, la SPR, après avoir porté son analyse sur l’existence ou l’inexistence d’un risque aux termes de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, soit sur la question de savoir s’il existait une menace à la vie des demandeurs s’ils retournaient en Colombie, a rejeté la demande d’asile des demandeurs.
[21]
La SPR a exprimé de nombreuses réserves quant à la crédibilité de M. Conde; en définitive, elle a conclu qu’il avait manqué de crédibilité à l’égard d’éléments clés de son exposé circonstancié écrit. Quant à son témoignage de vive voix, elle a relevé des omissions, des contradictions et des incohérences à l’égard desquelles il n’avait pas produit d’explications raisonnables.
[22]
Les demandeurs ont fait valoir que le risque de retour en Colombie découlait de la volonté de vengeance des membres de Los Pelusos, dans la mesure où ils continueraient à les persécuter parce que M. Conde n’avait pas coopéré avec eux, et que, d’ailleurs, il avait fait part de leurs menaces à ses supérieurs. Après analyse plus approfondie, la SPR a aussi conclu en l’existence pour les demandeurs d’une PRI dans la ville de Barranquilla.
[23]
Le 17 avril 2019, les demandeurs ont porté la décision de la SPR en appel. Devant la SAR, ils ont présenté de nouveaux éléments de preuve à l’appui de leur appel et ils ont demandé la tenue d’une audience.
[24]
Les nouveaux documents étaient les suivants :
Lettre de la Dre Alicia Valenzuela Perez, psychologue, du 1er mai 2019;
Lettre de Myriam Vargas Luna, psychologue, du 15 mai 2019;
Articles de presse sur la présence de « Los Pelusos/EPL » dans la ville de Barranquilla.
[25]
Aux termes du paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR a refusé l’admission des lettres des deux psychologues, mais a admis les articles de presse.
[26]
Les psychologues ayant rédigé les lettres suivaient M. Conde et son épouse pendant plusieurs mois dans le cadre de leur demande d’asile, et il ressort de ces lettres que ces derniers ont vécu des traumatismes ayant causé leur départ de leur pays d’origine.
[27]
Les demandeurs ont tenté de faire admettre ces nouveaux éléments de preuve en alléguant devant la SAR que :
les documents démontrent la situation de fragilité et d’angoisse chez les demandeurs, et qu’ils n'avaient pas pu deviner que la SPR n’allait pas considérer leur profil, soit leur état de faiblesse et de détresse, au moment d’apprécier leur crédibilité; et que
ces éléments de preuve sont au cœur de leur demande d’asile, car ils corroborent leurs réponses et clarifient certains faits que les demandeurs ont vécus en Colombie.
[28]
La SAR a précisé que « [b]ien que le paragraphe 110(4) fournisse à la SAR les facteurs qui doivent être pris en considération pour évaluer le caractère ‘nouveau’ d’un document … si un document manque de crédibilité ou n’est pas pertinent pour trancher les questions que doit examiner la SAR, il serait illogique d’admettre un tel document, même s'il satisfait aux exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR »
(citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 au para 64 [Singh]; voir aussi Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, [2007] ACF no 1632 [Raza]).
[29]
Pour la SAR, la question déterminante était la crédibilité des demandeurs, et les deux lettres des psychologues n’étaient ni pertinentes ni susceptibles de réfuter la conclusion de la SPR relative à la crédibilité des demandeurs. De toute façon, la SAR constate que ces deux lettres expliquant l’état psychologique des demandeurs étaient facilement accessibles avant l’audience devant la SPR puisque les psychologues avaient suivi les demandeurs depuis des mois avant l’audience devant la SPR. Les demandeurs n’ont pas convaincu la SAR qu’ils ne pouvaient pas s’attendre à la décision de la SPR.
[30]
La SAR passe ensuite à la question de l’appréciation de la crédibilité des demandeurs par la SPR.
[31]
Les demandeurs alléguaient que la SPR n’avait pas suivi le principe de la présomption de véracité de leurs déclarations sous serment, consacré par l’arrêt Pedro Enrique Juarez Maldonado (Applicant) v Minister of Employment and Immigration (Respondent), [1980] 2 FC 302 [Maldonado]. Cependant, la SAR note que cette jurisprudence reconnaît une exception à ce principe lorsqu’il existe des raisons de douter des allégations faites sous serment.
[32]
En l’espèce, la SAR souligne que « [d]urant le témoignage de l’appelant, la SPR a noté plusieurs omissions et incohérences, celui-ci s’est limité à des réponses vagues, évasives, manquant de précisions et parfois contradictoires quant à la persécution dont il fait l’objet »
.
[33]
La SAR s’est donc dite d’avis que la SPR avait correctement conclu, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelant n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi.
[34]
Sur la question de l’équité procédurale, les demandeurs ont soutenu devant la SAR que « la SPR n’a pas fait explicitement référence dans ses motifs de décision aux soumissions écrites de leurs conseils »
, et que la qualité de l’interprétation durant l’audience de la SPR était inadéquate, ce qui aurait constitué un manquement aux principes de l’équité procédurale.
[35]
La SAR, après avoir rappelé les principes applicables en pareille matière, a conclu que la SPR « a tenu compte de l’ensemble de la preuve, [que] l’appelant a compris la procédure, a déposé des preuves à l’appui de sa demande et [qu’il] a eu l’occasion de persuader que sa demande était fondée »
.
[36]
La SAR a conclu que la SPR avait respecté ce principe d’équité procédurale.
[37]
En ce qui concerne la qualité de l’interprétation, la SAR « a constaté qu’à chaque fois où l’interprète n’entendait pas ou ne comprenait pas, elle s’arrangeait pour demander des éclaircissements afin d’assurer une bonne et correcte communication entre les appelants et le tribunal »
. En conséquence, la SAR a conclu que la « SPR a donné à l’appelant et à son conseil plusieurs occasions d’exprimer leurs préoccupations et n’a pas manqué de répondre favorablement à toutes leurs demandes »
. Elle a donc rejeté l’argument tiré de l’équité procédurale.
[38]
La SAR a donné raison aux appelants sur la question de la PRI, mais a jugé que cela n’était pas déterminant, étant donné que la SPR avait correctement décidé que les demandeurs n’étaient pas crédibles quant aux éléments au cœur de leur demande d’asile, notamment quant aux risques de persécution advenant leur retour en Colombie.
[39]
La SAR a donc rejeté l’appel.
III.
Questions en litige et norme de contrôle
[40]
Quoique les demandeurs ont soulevé de nombreuses questions, je suis d’avis que je peux facilement les reformuler en les regroupant dans le thème fondamental suivant : la décision de la SAR était-elle raisonnable?
[41]
En effet, les demandeurs attaquent fondamentalement l’appréciation des faits, ainsi que l’application de principes de droit et de dispositions législatives par la SAR. En somme, les demandeurs attaquent le raisonnement de la SAR, pas le processus suivi par la SAR.
[42]
Cela tient aussi en ce qui concerne la question d’équité procédurale. En effet, les demandeurs ne soutiennent pas que la SAR elle-même a manqué à l’équité procédurale. Ils attaquent plutôt la conclusion de la SAR voulant que les principes d’équité procédurale aient été respectés par la SPR.
[43]
La norme de la décision raisonnable doit jouer en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]; Singh au para 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35).
IV.
Discussion
A.
Le refus d’admettre les nouveaux éléments de preuve était-il déraisonnable?
[44]
Le paragraphe 110(4) de la LIPR prévoit les conditions d’admissibilité des éléments de preuve devant la SAR :
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[45]
Je le rappelle : la SAR a admis les articles de presse, mais a refusé d’admettre les deux lettres des psychologues.
[46]
Les demandeurs attaquent spécifiquement le paragraphe de la décision par lequel la SAR a conclu que, outre les exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR, en matière d’admissibilité de nouveaux éléments de preuve présentés en appel, il y a des facteurs additionnels relatifs la question de crédibilité et la pertinence des documents pour trancher les questions que doit examiner la SAR (Singh; Raza).
[47]
La SAR ne remet pas en cause la crédibilité des deux lettres des psychologues, mais plutôt leur pertinence.
[48]
Les demandeurs soutiennent que le refus d’admettre les lettres des psychologues était déraisonnable parce que la SAR a ignoré le fait que les documents démontrent la fragilité et l’angoisse des demandeurs, et qu’ils sont donc pertinents pour comprendre le comportement et les réponses des demandeurs relativement à la conclusion défavorable de la SPR en ce qui concerne la crédibilité des demandeurs, notamment en ce qui concerne les conclusions relatives aux omissions, contradictions et incohérences dans le témoignage de M. Conde. Les demandeurs font valoir que ces « documents exposent clairement les difficultés psychologiques des demandeurs sur les faits qu’ils ont vécus en Colombie. Cela est un facteur pertinent au moment d’analyser la crédibilité »
(citant Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118 au para 4 [Cooper]).
[49]
Je vois mal de quelle utilité est la jurisprudence Cooper aux demandeurs en l’espèce. Le juge Rennie s’est alors limité à recenser les principes applicables lors de l’appréciation de la crédibilité de demandeurs en matière d’immigration. Le seul principe qui semble pertinent en l’espèce, même s’il n’a pas été spécifiquement soulevé par M. Conde, est le suivant : « [l]’évaluation des témoignages doit prendre en compte [le] manque de cohérence [du demandeur] lorsque des éléments de preuve médicale établissent qu’il souffre d’un problème psychologique »
[Cooper au para 4].
[50]
À mon avis, le juge Rennie, à l’occasion de l’affaire Cooper, parlait d’un trouble psychologique susceptible de toucher spécifiquement la cohérence du demandeur. En l’espèce, les demandeurs ne prouvent pas qu’il était déraisonnable de conclure que les lettres des psychologues n’établissent pas que les troubles psychologiques vécus par M. Conde et son épouse sont susceptibles de toucher leur cohérence, ou qu’il existe une forme d’incapacité ou d’inaptitude à témoigner. En tout cas, aucune de ces préoccupations n’a été soulevée devant la SPR lors du témoignage des demandeurs.
[51]
Étant donné que la SAR avait estimé que la question déterminante était celle de la crédibilité des demandeurs, elle a conclu que les deux documents en question « ne sont pas pertinents ni aptes à réfuter la conclusion de la SPR relative à la crédibilité des appelants … »
.
[52]
Après avoir examiné les rapports des deux psychologues, je ne puis qualifier cette conclusion de déraisonnable. De toute façon, la SAR a principalement fondé son refus d’admettre ces lettres des psychologues sur le simple motif qu’elles auraient facilement pu être produites par les demandeurs avant l’audience devant la SPR.
[53]
M. Conde plaide que l’argument voulant que les demandeurs aient pu obtenir ces lettres étant donné qu’ils fréquentaient les psychologues avant l’audience serait « une simple spéculation servant à refuser l’admission »
.
[54]
Cependant, les demandeurs n’apportent aucune preuve allant dans le sens qu’ils n’ont pas pu obtenir ces lettres avant l’audience devant la SPR. Ils se bornent à dire qu’ils ne pouvaient s’attendre à ce que la SPR ne prenne pas en compte leur profil, soit leur état de faiblesse et de détresse, au moment d’apprécier leur crédibilité.
[55]
Cet argument n’est pas convaincant. La crédibilité est une question constamment posée devant la SPR, et les demandeurs doivent être conscients du fait que leur crédibilité peut être mise en cause pendant l’audience.
[56]
Je suis donc d’avis que cette conclusion de la SAR n’était pas déraisonnable et que ceci est suffisant pour disposer de la question relative au refus d’admettre les nouveaux éléments de preuve.
B.
La conclusion de la SAR confirmant l’appréciation de la crédibilité des demandeurs était-elle déraisonnable?
[57]
Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a fait que réitérer le principe de véracité dont bénéficie tout demandeur d’asile, sans véritablement examiner leurs arguments. La SAR s’en serait tenue à faire des « remarques superficielles »
et à répéter les motifs de la SPR. Ainsi, les motifs de la SAR sur cet aspect ne seraient « pas claires [sic] ni minutieusement expliqués »
.
[58]
Reprenant la question des lettres des psychologues, les demandeurs soutiennent aussi que leur profil psychologique est un aspect important à considérer dans l’appréciation de la crédibilité selon la jurisprudence Cooper. Ainsi, vu la nervosité des demandeurs lors de l’audience de la SPR et les lettres des psychologues, le profil des demandeurs confirmerait leur crédibilité.
[59]
Enfin, les demandeurs attaquent aussi la décision de la SAR dans la mesure où elle aurait mal appliqué la jurisprudence Peter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 619 [Peter], en estimant que la SPR n’avait pas jugé que les demandeurs avaient menti. Pour les demandeurs, la conclusion de la SPR quant au manque de crédibilité des demandeurs équivaudrait à une conclusion de mensonge de leur part.
[60]
Je suis conscient de la retenue qui s’impose à la Cour saisie d’un recours en contrôle judiciaire visant une décision de la SAR, particulièrement en ce qui concerne les conclusions portant sur la crédibilité de demandeurs, qui est une conclusion de pur fait. Comme l’a observé M. le juge LeBlanc à l’occasion de l’affaire Koita c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 774 au paragraphe 7, la Cour :
[…] doit éviter ici de substituer sa propre appréciation des faits à celle de la SAR, un tribunal administratif d'appel spécialisé, faut-il le rappeler, et doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par cette dernière, d’autant plus que celles-ci confirmaient les conclusions de la SPR dont l’appréciation du témoignage et de la crédibilité des demandeurs d’asile est au cœur du mandat et de l’expertise.
[61]
Tel que signalé précédemment, la décision Cooper recense une dizaine de principes à prendre en compte lors de l’appréciation de la crédibilité des demandeurs. Certains de ces principes se rapportent au profil du demandeur, mais il y a plusieurs autres facteurs à prendre en compte, comme, par exemple, « [l]’effet cumulatif d’incohérences et de contradictions mineure »
qui peut en soi « justifier une conclusion d’ensemble défavorable quant à la crédibilité du demandeur d’asile »
(Cooper au para 4, citant Feng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 476).
[62]
Je ne peux pas conclure que la SAR n’a pas bien expliqué son raisonnement quant à la crédibilité des demandeurs. En effet, la SAR, se fonde sur « l’absence de réponses satisfaisantes à plusieurs préoccupations de la SPR …, des contradictions entre [le récit de M. Conde] dans son FDA [Formulaire de demande d’asile] et ses déclarations devant la SPR ou entre son FDA et les plaintes à la police présentées à l’appui de ses allégations »
et sur le fait que les réponses de M. Conde « étaient évasives, incohérentes et ses explications non raisonnables et pas satisfaisantes »
pour conclure que celui-ci n’était pas crédible.
[63]
Les demandeurs ne font état d’aucun argument ou élément de preuve pour attaquer cette conclusion, outre ses allégations très générales. Ils préfèrent attaquer le paragraphe de la décision où, comme nous venons de le voir, la SAR aurait mal appliqué la jurisprudence Peter.
[64]
Je ne vois pas aucune raison d’intervenir en l’espèce. Tant la SPR que la SAR ont constaté des incohérences dans le récit et le témoignage des demandeurs, ce qui a miné leur crédibilité, et je ne peux pas conclure que ces constatations sont déraisonnables.
C.
La conclusion de la SAR quant au respect de l’équité procédurale par la SPR était-elle déraisonnable?
[65]
Devant la SAR, les demandeurs ont soutenu qu’il ressort des motifs de la SPR qu’elle n’a pas considéré leurs observations écrites et nouveaux éléments de preuve produits après l’audience, surtout ceux qui apportaient des clarifications sur la question de la crédibilité et des dates de certains évènements, qui a donné lieu à une certaine confusion lors de l’audience, ainsi que ceux qui portaient sur les problèmes d’interprétation lors de l’audience.
[66]
Les demandeurs soutiennent devant moi que la conclusion de la SAR voulant que la SPR ait considéré leurs arguments écrits, bien qu’elle ne les ait pas mentionnés explicitement dans sa décision, était déraisonnable. Un des arguments qui n’aurait pas été considéré par la SPR et qui l’aurait conduit, selon les demandeurs, à faire une inférence défavorable quant à leur crédibilité, serait des « explications de comment fonctionne le système des plaintes en Colombie et comment les erreurs dans les documents sont à cause des erreurs cléricaux »
.
[67]
Le Ministre estime que les observations écrites n’étaient rien de plus qu’une tentative d’expliquer les incohérences dans les documents et les témoignages des demandeurs, et que tenter de les expliquer ne les rend pas crédibles.
[68]
La SAR a estimé que la SPR a tenu compte de l’ensemble de la preuve et n’avait pas commis d’erreur dans ses conclusions sur la crédibilité. Pour ma part, je n’ai pas été convaincu qu’un argument exposé dans des observations écrites ou tiré de nouveaux éléments de preuve produits après l’audience par les demandeurs qui n’avait pas été spécifiquement soulevé par la SPR et repris par la SAR aurait pu avoir un effet sur l’appréciation globale de la crédibilité des demandeurs. Il convient de rappeler que les décideurs ne sont pas tenus de répondre explicitement à chacun des arguments défendus par les parties (Vavilov au para 128). Comme l’a observé M. le juge Gascon à l’occasion de l’affaire Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 au paragraphe 37 :
il se peut que « les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au par. 16). Un décideur administratif n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément qui mène à sa conclusion finale.
[69]
En ce qui concerne l’interprétation, M. Conde allègue que lors de l’audience, l’avocat des demandeurs serait intervenu à plusieurs reprises auprès du commissaire de la SPR pour exprimer son désaccord avec la traduction, qui n’aurait pas été fidèle aux dires des demandeurs. M. Conde soutient que la SAR aurait mal interprété les interventions de l’avocat des demandeurs lors de l’audience, qui aurait qualifié la traduction de déficiente.
[70]
Le Ministre fait valoir que la SAR a bien indiqué que l’avocat des demandeurs a soulevé une seule fois une traduction imprécise dans l’audition de plus de trois heures devant la SPR.
[71]
Pour la question de la qualité de l’interprétation et plus particulièrement des interventions de l’avocat du procureur des demandeurs lors de l’audience devant la SPR, il est difficile de bien comprendre ce qui s’est passé sans les transcriptions des témoignages devant la SPR (les seuls extraits de la décision de la SAR ne m’éclairent pas beaucoup), mais ils ne font pas partie du dossier des parties ni du dossier certifié.
[72]
Il y a certainement eu des problèmes soulevés lors de l’audition devant le SPR concernant les services d’interprétation. Le SAR a noté, après avoir écouté les enregistrements de l’audience, qu’à la suite d’un problème survenu au début de l’audience concernant la traduction d’un certain mot, le SPR a suspendu l’audience pour discuter la question avec l’avocat des demandeurs. Ce dernier aurait dit que « c’est imprécis mais pas de faute »
et que l’interprète « est très bonne »
. La SPR a répondu que « si on voit des problèmes on peut arrêter »
; l’audience aurait alors continué pendant plus de deux heures, sans problèmes d’interprétation.
[73]
Je n’ai aucun moyen de déterminer si des problèmes d’interprétation ont eu quelque incidence que ce soit sur la compréhension des événements par le SPR dans leur ensemble, et sur les conclusions sur la crédibilité. Toutefois, je note aussi ce qui suit dans les observations écrites de l’avocat des demandeurs à la suite de l’audience devant la SPR :
Bien que l’interprétation imprécise ne soit pas suffisante pour expliquer toutes les invraisemblances ou des contradictions faites par les demandeurs, elle est cependant un facteur à considérer lors de l’évaluation de la crédibilité des allégations.
[74]
En l’espèce, rien ne me permet de croire que, quelles que soient les difficultés posées par la question de l’interprétation, celle-ci n’a pas été prise en compte par la SPR et la SAR dans leur appréciation de la crédibilité des demandeurs.
[75]
Je suis donc d’avis que la conclusion de la SAR voulant que la SPR n’a pas manqué à ses obligations d’équité procédurale envers les demandeurs n’était pas déraisonnable.
V.
Conclusions
[76]
Je rejetterais donc la demande de contrôle judiciaire.
JUGEMENT au dossier IMM-7207-19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y aucune question à certifier.
« Peter G. Pamel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-7207-19
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INTITULÉ :
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NIXON CONDE BENAVIDES, ANGELA MARCELA RAMIREZ MEZA, JUAN PABLO CONDE RAMIREZ, ANA MARIA CONDE RAMIREZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À MONTRÉAL (QUÉBEC)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 7 décembre 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE PAMEL
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 12 janvier 2021
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COMPARUTIONS :
Me Alfredo Garcia
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Pour les demandeurs
|
Me Édith Savard
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocat Semperlex, s.e.n.c.r.l.
Montréal (Québec)
|
Pour les demandeurs
|
Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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