Dossier : IMM‑3518‑19
Référence : 2021 CF 128
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 8 février 2021
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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ANDREW CLARKE
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Citoyen de la Jamaïque et résident permanent du Canada, M. Clarke a reconnu sa culpabilité et a été déclaré coupable de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic, en contravention du paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19. Par la suite, la SI l’a jugé interdit de territoire pour grande criminalité, aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. En conséquence, la SI a pris une mesure d’expulsion contre M. Clarke.
[2]
D’abord accusé de complot en vue d’importer de la cocaïne, M. Clarke a également été jugé interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR pour criminalité organisée, parce qu’il s’était livré au trafic de cocaïne dans le cadre de la criminalité transnationale. La SI a donc pris une deuxième mesure d’expulsion contre M. Clarke.
[3]
Seule l’interdiction de territoire prononcée contre M. Clarke en vertu de l’alinéa 37(1)b) fait l’objet du présent contrôle judiciaire, et soulève la question du critère applicable au terme « criminalité organisée ».
J’ai examiné les observations de M. Clarke et je conclus que la seule question à trancher consiste à savoir si la décision de la SI est raisonnable.
[4]
La norme de contrôle qui est présumée s’apliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10, y compris aux questions d’interprétation législative, lesquelles ne sont pas examinées isolément, mais plutôt dans le contexte de la décision dans son ensemble, ce qui inclut les motifs fournis par le décideur et le résultat obtenu : Vavilov, aux para 115 et 116. J’estime qu’aucune des circonstances justifiant une dérogation à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est présente en l’espèce.
[5]
Pour éviter l’intervention de la cour de révision, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision peut être déraisonnable si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise : Vavilov, précité, aux para 125 et 126. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.
[6]
Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SI n’était pas déraisonnable. J’estime que la SI n’a omis ni d’exposer ni d’appliquer le critère juridique permettant de se prononcer sur la criminalité organisée, et n’a pas omis de tenir compte de preuves contradictoires. Je rejette donc la demande de contrôle judiciaire.
II.
Contexte
[7]
Voici un bref résumé des événements ayant conduit à l’arrestation puis à la déclaration de culpabilité de M. Clarke :
L’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a intercepté un colis en provenance de la Jamaïque livré par Poste Canada, qui contenait de la cocaïne et qui était destiné à un dénommé Dion Taylor dont l’adresse correspondait à celle de M. Clarke. Or, aucun Dion Taylor ne résidait à cette adresse. De plus, il ne s’agissait pas d’une personne connue de M. Clarke.
La GRC a d’abord retiré la majeure partie de la substance illicite du colis, puis des agents d’infiltration se sont fait passer pour des employés de Postes Canada afin de livrer le colis au domicile que M. Clarke partageait avec son demi‑frère Lucien Williams, son frère aîné, ainsi que sa mère, qui était sous dialyse;
Le demi‑frère de M. Clarke a répondu à la porte. Au départ, quand les agents infiltrés de la GRC lui ont demandé si Dion Taylor, le destinataire du colis, était en mesure de l’accepter, le frère de M. Clarke a répondu qu’aucune personne de ce nom ne vivait à cette adresse.
Néanmoins, M. Williams serait monté à l’étage où dormait M. Clarke, puis serait retourné à la porte après avoir parlé à M. Clarke. Il a ensuite indiqué aux agents de la GRC que M. Dion Taylor se trouvait sur les lieux, mais qu’il dormait à l’étage, car il avait travaillé de nuit. Puis M. Williams a accepté le colis à la place de Dion Taylor et il a signé l’accusé de réception sous son vrai nom.
Peu après, Allister Christie, un ami de M. Clarke, est arrivé sur les lieux.
À ce moment, les agents de la GRC sont entrés dans la maison et ont arrêté M. Williams, M. Christie et M. Clarke.
Le colis contrôlé avait été ouvert dans la chambre de M. Clarke, où une quantité supplémentaire de 32.5 grammes d’une substance soupçonnée d’être de la cocaïne a été trouvée, dans des sacs, à l’extérieur du colis qui venait d’être livré.
Dans la chambre de M. Clarke se trouvait également un autre colis qui avait déjà été livré et qui était semblable au colis contrôlé par la GRC, de même que des accessoires relatifs à la drogue, des substances frelatantes, une lame de rasoir enduite d’une substance blanche granuleuse et une balance.
À l’issue de son enquête, la GRC a conclu que M. Clarke avait participé à l’importation de cocaïne au Canada, et que les deux autres personnes présentes sur les lieux ainsi que M. Clarke se livraient au trafic de cocaïne.
[8]
Lors de l’instance criminelle, le juge a constaté que M. Clarke n’était pas [traduction] « l’artisan du plan »
, mais qu’il avait largement contribué aux activités criminelles : il connaissait le contenu du colis et il était présent dans la chambre quand celui‑ci a été ouvert. M. Clarke l’a reconnu en réponse aux observations du juge à ce sujet.
[9]
L’ASFC a interrogé M. Clarke après le prononcé de son verdict de culpabilité. Celui‑ci a alors affirmé qu’il ne connaissait personne du nom de Dion Tylor, qu’il ignorait que le colis contenait de la cocaïne et qu’il ne savait pas ce qu’était une substance frelatante. Par ailleurs, il a prétendu vouloir exploiter, avec M. Christie, un kiosque dans un marché aux puces, affirmant que M. Christie donnait l’adresse de M. Clarke aux expéditeurs d’échantillons des produits que les deux hommes entendaient offrir à leur kiosque. De plus M. Clarke a admis qu’il possédait plusieurs téléphones cellulaires dont il se servait à des fins personnelles et qu’il donnait à des membres de sa famille. Comme l’ASFC n’a pas cru sa version des faits, et comme, en outre, M. Clarke faisait l’objet d’autres accusations criminelles, l’ASFC a déféré le dossier de M. Clarke à la Section de l’immigration pour enquête.
III.
Dispositions applicables
[10]
Voir l’annexe A plus bas.
IV.
Décision de la SI
[11]
Pour arriver à sa conclusion quant à l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, la SI souligne que l’article 33 de la LIPR établit le fardeau de preuve applicable : les faits doivent être appréciés sur la base des motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir (s’agissant des éléments à charge susceptibles de justifier une interdiction de territoire au titre des articles 34 à 37). Cette norme exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités. La croyance doit posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi. À ce chapitre, le SI accorde un poids important au résumé de faits préparé par la GRC et à la transcription de l’instance criminelle devant la Cour de justice de l’Ontario.
[12]
La SI relève des contradictions entre la transcription de l’instance judiciaire et le témoignage de M. Clarke. À titre d’exemple, lors de son témoignage, M. Clarke a dit ignorer que le colis qui lui était destiné contenait des drogues illicites. Il croyait plutôt qu’il s’agissait d’échantillons (serviettes et sacs) provenant de la Jamaïque. Toutefois, comme je l’ai déjà souligné, ce n’est pas ce que M. Clarke a déclaré devant la Cour de justice de l’Ontario.
[13]
M. Clarke affirme avoir plaidé coupable à l’infraction parce que son avocat lui a conseillé de le faire, ajoutant qu’il s’agissait d’une négociation de plaidoyer. Compte tenu de la gravité de l’infraction, la SI n’en est pas convaincue, et dit avoir « de la difficulté à croire que, dans ces circonstances, [M. Clarke aurait] plaidé coupable si, de fait, [il] ne l’[était] pas »
. La SI met en doute la crédibilité de M. Clarke étant donné son plaidoyer de culpabilité, son témoignage contradictoire selon lequel il ignorait que le colis lui ayant été livré contenait des drogues illicites ainsi que son incapacité à expliquer comment la plupart des accessoires associés aux drogues s’étaient retrouvés dans sa chambre. Parmi ces accessoires figuraient des boîtes de petits sachets, des substances frelatantes utilisées pour la cocaïne, des lames de rasoir en vrac enduites d’une substance blanche et une balance, tous des éléments liés aux accusations de trafic de cocaïne.
[14]
La SI constate qu’au départ, les trois hommes ont été accusés de complot en vue d’importer une substance désignée, d’importation d’une substance désignée, de complot pour posséder une substance désignée en vue d’en faire le trafic et de possession d’une substance désignée en vue d’en faire le trafic. Il est difficile de savoir clairement si M. Christie a plaidé coupable à ces infractions, mais il semble que les accusations contre M. Williams aient été abandonnées ou retirées.
[15]
Par la suite, la SI énonce le critère à quatre volets qui doit être appliqué pour déterminer si les exigences de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR ont été remplies et examine la question de savoir si les éléments constitutifs étaient présents. D’abord, nul ne conteste que M. Clarke est résident permanent du Canada. Deuxièmement, s’agissant de la criminalité organisée, la SI souligne que l’appartenance à un groupe n’est pas nécessaire; il suffit que la criminalité soit organisée. La SI prend acte du désaccord entre les parties quant au nombre minimal de personnes qui doivent être impliquées, deux selon le ministre et trois selon M. Clarke. La SI conclut que Lucien Williams, le demi‑frère du demandeur, a participé à l’activité criminelle, et que M. Williams n’aurait pas signé l’accusé de réception du colis, après que M. Clarke lui ait demandé de la faire, s’il avait ignoré ce que contenait le colis. La SI estime qu’un lien étroit unissait M. Clarke à son demi‑frère et que les deux hommes vivaient sous le même toit. La SI en conclut qu’au moins trois personnes ont participé à l’organisation de cette activité criminelle.
[16]
Le troisième élément requis pour prononcer l’interdiction de territoire aux termes du paragraphe 37(1)b) consiste à établir la nature transnationale de l’infraction, en se fondant, pour interpréter le terme « transnational »
, sur l’article 3 de la Convention des Nations‑Unies contre la criminalité transnationale, 2225 RTNU 209 [la Convention ou la CNUCTO, également désignée sous le nom de Convention de Palerme]. La SI conclut que M. Clarke a participé à une activité illégale de nature transnationale, car elle supposait l’importation de cocaïne depuis un autre pays, soit la Jamaïque. M. Christie s’est rendu en Jamaïque plusieurs fois, prétendument pour dénicher des produits destinés au kiosque que M. Clarke comptait établir dans un marché aux puces. Mais, comme M. Clarke ne possédait pas de plan d’affaires et ignorait ce que pouvait coûter l’exploitation d’un kiosque, la SI a conclu que les explications avancées pour justifier les voyages de M. Christie en Jamaïque avaient été fabriquées de toute pièce.
[17]
S’agissant du quatrième élément, la SI constate qu’il ressort de la jurisprudence que des activités telles le passage de clandestins, la traite de personnes et le recyclage des produits de la criminalité ne constituent que des exemples d’activités susceptibles de répondre aux exigences de l’alinéa 37(1)b), et ne sont pas exhaustives. La SI estime que d’autres activités peuvent tomber sous le coup de cette disposition, notamment la possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic, et, en conséquence, la SI conclut que les quatre éléments ont été établis sur la base de motifs raisonnables.
V.
Analyse
[18]
Contrairement à ce qu’avance M. Clarke, je conclus que la SI n’a pas commis d’erreur au sujet des deux éléments suivants qui concernent la définition du terme « criminalité organisée »
figurant à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. D’abord, M. Clarke soutient que la SI n’a pas vérifié s’il existait « [une] structure et [une] continuité »
, conformément à la définition « d’organisation criminelle »
énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt R c Venneri, 2012 CSC 33 [Venneri] aux paragraphes 27, 35 et 36. En deuxième lieu, M. Clarke avance qu’il était déraisonnable de la part de la SI de conclure que M. Williams avait participé à des activités de criminalité organisée. Je vais me pencher sur ces deux arguments à tour de rôle.
A.
(a) Structure et continuité
[19]
M. Clarke fait valoir que, contrairement à ce qu’affirme le défendeur, la définition d’organisation criminelle contenue dans le Code criminel, telle qu’expliquée dans l’arrêt Venneri, y compris les caractéristiques de structure et de continuité, s’applique en l’espèce, eu égard à l’arrêt B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 [B010], rendu par la Cour suprême du Canada. Bien que je ne sois pas en désaccord avec cet argument, j’estime que les attributs de structure et de continuité peuvent varier considérablement dans le contexte du paragraphe 37(1) de la LIPR, et dépendent entièrement des faits et des circonstances propres à chaque cas. Comme je l’explique ci‑après, j’estime que la SI a tiré une conclusion raisonnable en statuant que les éléments essentiels de l’alinéa 37(1)b) avaient été établis sur la base de motifs raisonnables.
[20]
L’arrêt Venneri se penche sur la définition du terme « organisation criminelle »
contenue dans le paragraphe 467.1(1) du Code Criminel, LRC (1985), c C‑46, c’est‑à‑dire essentiellement un groupe, quel qu’en soit le mode d’organisation, composé d’au moins trois personnes, et dont l’un des objets principaux objets consiste à perpétrer des infractions graves qui pourraient procurer au groupe ou à l’un de ses membres, directement ou indirectement, un avantage matériel, notamment financier. Les mots « quel qu’en soit le mode d’organisation »
désignent des organisations criminelles structurées de différentes façons: Venneri, précité, au para 31. « [B]ien que la définition doive être appliquée
“avec souplesse
”, la structure et la continuité demeurent des caractéristiques importantes »
: Venneri, précité, au para 27.
[21]
Le paragraphe 467.1(1) du Code Criminel a été édicté pour répondre à l’obligation imposée au Canada par la CNUCTO d’établir des infractions criminelles visant la participation à un « groupe criminel organisé »
[art 5]. La Convention définit un « groupe criminel organisé »
comme un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel [art 2a)]. Par ailleurs, bien qu’un « groupe structuré »
ne désigne pas un groupe qui s’est constitué au hasard, il ne requiert pas pour autant un rôle formellement défini pour ses membres, une continuité dans sa composition ou une structure élaborée [art 2c)]. Il n’en demeure pas moins que le groupe criminel organisé doit être structuré : Venneri, précité, aux para 32 et 33.
[22]
Parallèlement, l’alinéa 37(1)b) de la LIPR a également été promulgué afin de respecter les obligations imposées au Canada par la Convention : B010, précité, au para 43. Sur le plan contextuel, le paragraphe 37(1) instaure le principe voulant que la criminalité organisée emporte interdiction de territoire, tandis que les alinéas a) et b) fournissent des exemples de criminalité organisée : B010, précité, au para 37. Lors de son analyse du « sens grammatical et ordinaire »
du libellé de l’alinéa 37(1)b), la Cour suprême examine deux questions : la disposition se limite‑t‑elle aux activités ayant pour objet d’en tirer « un avantage financier ou un autre avantage matériel »
; et quelles restrictions peuvent être inférées des segments « pour criminalité organisée »
et « dans le cadre de la criminalité transnationale »
?
[23]
Selon la Cour suprême, de façon générale, « bien que les expressions “criminalité organisée” et “organisation criminelle” ne soient pas identiques, elles sont logiquement et linguistiquement liées et, en l’absence de facteurs qui font contrepoids, elles devraient recevoir une interprétation concordante »
: B010, au para 42. Plus précisément, dans sa réponse à la première question, la Cour indique que l’alinéa 37(1)b) doit être interprété en harmonie avec la définition d’« organisation criminelle »
figurant au Code criminel, de sorte qu’il suppose un avantage matériel, notamment financier : B010, précité, au para 46 [non souligné dans l’original].
[24]
En réponse à la deuxième question, la Cour suprême conclut que les expressions « dans le cadre de la criminalité transnationale »
et « criminalité organisée »
doivent être interprétées conjointement dans le but de trouver un sens homogène pour l’article 37(1)b) dans son ensemble : B010, précité, au para 35. En résumé, « [l]e libellé de l’al. 37(1)b), son contexte législatif et international ainsi que les indices externes de l’intention du législateur mènent tous à la conclusion que cette disposition vise le fait d’assurer l’entrée illégale dans un pays afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité transnationale organisée » :
B010, précité, au para 72.
[25]
L’arrêt B010 porte sur l’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, en harmonie avec le paragraphe 37(1) dont il fait partie. Toutefois, la décision de la Cour suprême n’apporte pas de réponse directe à la question de savoir si l’expression « plusieurs personnes »
figurant à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR doit être interprétée comme étant analogue à l’exigence « d’au moins trois personnes »
, qui, selon le Code criminel, représente l’un des éléments constitutifs d’une organisation criminelle. La jurisprudence subséquente de la Cour fédérale n’a pas permis de résoudre définitivement cette question. Au moins une décision suggère que cette interprétation de l’exigence numérique est justifiée par la conclusion de la Cour suprême selon laquelle les expressions « criminalité organisée »
et « organisation criminelle »
sont logiquement et linguistiquement liées et donc, doivent recevoir une interprétation concordante : Saif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 437 au para 15. D’autres décisions adoptent une démarche prudente et ne tranchent pas la question : voir par exemple Pajazitaj c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 540 [Pajazitaj] au para 35; et Denha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 168 [Denha] au para 23.
[26]
À l’instar des juges Norris dans la décision Pajazitaj et Fothergill dans la décision Denha, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de me prononcer sur cette question pour analyser la structure et la continuité. Comme je l’explique ci‑après, je conclus qu’il n’était pas déraisonnable de la part de la SI de compter Lucien Williams, le demi‑frère de M. Clarke, parmi les membres du groupe ayant exécuté le plan, pour paraphraser les propos de la Cour de justice de l’Ontario.
[27]
Que pouvons‑nous en conclure au sujet de « la structure et [de] la continuité »
dans le contexte de la criminalité organisée? Le principe central qui ressort de l’arrêt Venneri et de la jurisprudence sur le paragraphe 37(1) de la LIPR est celui de la souplesse. « Les mots “quelle qu’en soit l’organisation” laissent entendre qu’elle doit être organisée d’une manière quelconque » :
Thanaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349 au para 30. De plus, les organisations criminelles sont dotées de structures fluides, informelles et très variables, ce qui explique qu’on doive « faire preuve de souplesse lorsqu’on décide si les caractéristiques d’un groupe particulier satisfont aux exigences de la LIPR étant donné que pareil groupe peut prendre différentes formes et qu’il mène ses activités dans la clandestinité »
: Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 326 au para 39. Il suffit donc que le groupe ait été un tant soit peu organisé et qu’il ait exercé ses activités avec coordination. Une organisation peut être qualifiée de criminelle, même si le groupe a aussi des buts ou des activités légitimes : Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1295 au para 61. Enfin, l’arrêt Venneri met en exergue la nécessité d’user de souplesse en soulignant qu’il faut se garder de convertir les attributs courants d’un type d’organisation criminelle en une « liste de contrôle »
applicable dans tous les cas : Venneri, précité, au para 38.
[28]
En résumé, l’existence de motifs raisonnables de croire que les faits qui emportent interdiction de territoire au titre du paragraphe 37(1) de la LIPR , y compris une structure fluide et informelle, de même qu’une continuité suffisante, sont survenus, surviennent ou peuvent survenir, dépend largement des circonstances de chaque cas. En l’espèce, il ressort clairement des motifs de la SI que celle‑ci s’est fondée sur le rapport d’enquête de la GRC, qui a conclu que M. Clarke a participé à l’importation de cocaïne au Canada (depuis la Jamaïque) et qu’avec le concours de deux autres personnes, il s’est livré au trafic de cocaïne. De même, la SI s’est fondée sur la décision de la Cour de Justice de l’Ontario portant que M. Clarke a largement contribué au plan (dont il n’était pas l’artisan) qui comprenait l’importation ou la possession de drogues illégales comme la cocaïne. Par ailleurs la SI a également estimé qu’il était plus probable que le contraire que M. Clarke entretenait une relation étroite avec son frère qui vivait sous le même toit que lui.
[29]
Selon la SI, le fait que les accusations contre M. Williams aient été abandonnées ou retirées ne donne pas à penser qu’il n’a pas participé à cette criminalité organisée. J’estime cette conclusion conforme à la jurisprudence applicable, qui énonce qu’« [i]l n’est pas déraisonnable de croire, étant donné le fardeau de preuve en l’espèce, qu’une personne est membre d’une organisation criminelle en vertu de la LIPR, bien qu’aucune accusation connexe n’ait été déposée en matière criminelle »
: Odosashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 958 au para 64. Je conclus également que l’allégation de M. Clarke selon laquelle M. Christie et M. Williams n’étaient ni des amis ni même des associés ne permet pas de trancher la question de savoir s’ils ont participé au plan ou s’ils se sont livrés à des activités faisant partie d’une série d’activités criminelles.
[30]
De plus, outre le colis livré par des agents de la GRC se faisant passer pour des employés de Postes Canada, la GRC a découvert dans la chambre de M. Clarke un autre colis semblable à celui qui venait d’être livré, ainsi que des articles associés à l’utilisation de drogues, y compris des substances frelatantes et une balance. Compte tenu de ces découvertes et de l’information dont elle disposait, la SI a conclu « qu’il existe des motifs raisonnables de croire que vous avez participé à cette activité, très probablement au cours d’une certaine période et à d’autres occasions que celles pour lesquelles vous avez fini par être déclaré coupable de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic »
.
[31]
Il convient de rappeler que « le rôle de cette Cour n’est pas de déterminer si, selon la preuve dont [la SI] disposait, il existait des “motifs raisonnables de croire” que les éléments essentiels de l’article 37 étaient satisfaits, mais plutôt celui de déterminer s’il était raisonnable pour elle de tirer cette conclusion »
: Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1295 au para 53, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanaratnam, 2005 CAF 122 aux para 32‑33. Après avoir examiné le dossier en conséquence, et comme la norme des motifs raisonnables de croire « exig[e] d’avantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités »
(Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au para 114), j’estime qu’il était raisonnable pour la SI de conclure que M. Clarke a participé « à une criminalité organisée qui est de nature transnationale, notamment l’importation non autorisée de cocaïne au Canada ».
B.
(b) M. Williams a participé à la criminalité organisée
[32]
Comme je l’ai déjà souligné, le fait que les accusations contre Lucien Williams, le demi‑frère de M. Clarke, aient été retirées ou abandonnées ne permet pas de trancher la question de sa participation à la criminalité organisée. Je ne puis souscrire à l’argument de M. Clarke voulant que la décision de la SI soit déraisonnable étant donné que la commissaire de la SI [traduction] « a fondé son raisonnement sur un faux dilemme : soit le demi‑frère du demandeur savait que le colis contenait de la drogue et, par conséquent, il a signé l’accusé de réception; soit il n’était pas au courant de la présence de drogues et, dans ce cas, il aurait refusé le colis. Il existe au moins une autre possibilité : le demi‑frère ignorait que le colis contenait de la drogue, mais il a signé l’accusé de réception parce qu’on lui a demandé de le faire »
. Or, une conclusion n’est pas déraisonnable simplement parce que des déductions différentes de celles du décideur peuvent être tirées de façon raisonnable à partir de la preuve. Lorsqu’elle est examinée dans son ensemble, la preuve était suffisante pour que la décision de la SI ne puisse être considérée comme déraisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration) c Thanaratnam, 2005 CAF 122 au para 34.
VI.
Conclusion
[33]
Pour les motifs qui précèdent, je rejette la demande de contrôle judiciaire.
[34]
Après l’audience de la présente affaire, le défendeur a proposé la question suivante, de portée générale, aux fins de certification : [traduction] « Le terme “criminalité organisée” au sens l’alinéa 37(1)b) de la LIPR exige‑t‑il la participation de plus de deux personnes? »
Comme cette question n’est pas déterminante en l’espèce, elle ne sera pas certifiée.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑3518‑19
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question ne sera certifiée et aucuns dépens ne seront adjugés.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Semra Denise Omer
Annexe A
– Dispositions applicables
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, articles 33 et 37
Code criminel, LRC 1985, c C‑46, art 467.1(1)
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑3518‑19
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INTITULÉ :
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ANDREW CLARKE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario) (PAR VIDÉOCONFERENCE)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 12 AOÛT 2020
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JUGEMENT ET Motifs :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 8 FÉVRIER 2021
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COMPARUTIONS :
Jeremiah Eastman
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POUR LE DEMANDEUR
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Kristina Dragaitis
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jeremiah Eastman
Eastman Law Offices
Oakville (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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