Date : 20210215
Dossier : T-1158-18
Référence : 2021 CF 151
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 15 février 2021
En présence de monsieur le juge Manson
ENTRE :
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MAOZ BETSER-ZILEVITCH
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demandeur
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et
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PETROCHINA CANADA LTD
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défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS SUPPLÉMENTAIRES
I.
Introduction
[1]
La présente décision porte sur le montant des dépens que la Cour a accordés à la défenderesse dans le jugement et les motifs qu’elle a rendus dans l’affaire Maoz Betser-Zilevitch c Petrochina Canada Ltd, 2021 CF 85, en date du 26 janvier 2021.
I.
Contexte
[2]
L’action sous‑jacente est une action en contrefaçon introduite par le demandeur, Maoz Betser-Zilevitch. Ce dernier prétendait que la défenderesse, PetroChina Canada Ltd, avait contrefait les revendications 1 à 8 du brevet canadien no 2,584,627 [le brevet 627], en construisant et en exploitant ses plateformes de récupération du bitume utilisant un système modulaire de drainage par gravité au moyen de vapeur [SAGD] sur le site de son projet commercial de MacKay River [PCMR]. La défenderesse a présenté une demande reconventionnelle par laquelle elle sollicitait un jugement déclarant invalides les revendications 1 à 17 du brevet 627.
[3]
La Cour a conclu que les revendications du brevet 627 étaient valides et que la construction et l’exploitation des plateformes d’exploitation utilisant un SAGD sur le site du PCMR ne contrevenaient pas aux revendications 1 à 8 de ce même brevet. Les dépens ont été octroyés à la défenderesse et les parties disposaient de 10 jours suivant la date du jugement et des motifs pour présenter des observations écrites sur la nature et le montant de ces dépens.
II.
Position de la défenderesse
[4]
La défenderesse sollicite les dépens sous forme de somme globale, comme elle l’explique dans son mémoire de frais. Subsidiairement, elle demande que les dépens soient taxés en fonction de la limite supérieure de la fourchette prévue à la colonne IV du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles des Cours fédérales ou les Règles]. Ces dépens sont présentés dans un « mémoire de frais »
distinct. La défenderesse demande en outre que des intérêts après jugement, au taux annuel de 2,5 pour cent, soient appliqués sur les dépens et les débours à compter de la date du jugement et des motifs de la Cour (26 janvier 2021), et ce, jusqu’à la date du paiement par le demandeur. Enfin, la défenderesse demande que les frais engagés pour présenter ses observations sur les dépens, d’un montant de 3 000 $, soient pris en compte dans l’adjudication des dépens. Elle invoque également l’article 420 des Règles des Cours fédérales, étant donné les offres de règlement antérieures au procès.
[5]
La défenderesse fait valoir que l’octroi d’une somme globale est justifié lorsque les parties doivent dépenser une somme importante en frais de justice, comme c’est le cas en l’espèce. Elle soutient que c’est l’approche qu’il convient d’adopter lorsqu’une des parties est un particulier. Selon elle, une adjudication se limitant au tarif établi ne représenterait que 17 % des frais juridiques véritablement engagés dans le cadre du litige. Par ailleurs, la défenderesse allègue que certains comportements du demandeur lui ont occasionné des frais juridiques supplémentaires et inutiles.
III.
Position du demandeur
[6]
Le demandeur rétorque qu’aucuns dépens ne devraient être accordés à la défenderesse. Subsidiairement, il demande que les dépens soient calculés en fonction de la limite inférieure de la fourchette de la colonne III du tarif B. Les honoraires de l’expert, M. Brindle, devraient aussi être limités et ne pas excéder ceux de ses propres experts, MM. Bishop et Beale. Le demandeur ajoute qu’aucuns autres frais ne devraient être accordés à la défenderesse quant à ses témoins experts.
[7]
Le demandeur fait valoir que l’adjudication des dépens ne devrait pas avoir pour effet de rendre inaccessibles les recours en matière de brevets aux inventeurs qui sont des particuliers. Il demande à la Cour de tenir compte du succès mitigé des parties dans l’action sous‑jacente et du fait que la défenderesse a tenté indûment de faire valoir [traduction] « pratiquement tous les moyens de contestation possibles »
. À son avis, l’approche adoptée par la défenderesse en l’espèce visait à compliquer l’instance et à en accroître les frais, et la Cour ne devrait pas encourager les parties à recourir à de telles tactiques. C’est pourquoi il serait approprié que chaque partie supporte ses propres dépens.
[8]
Le demandeur soutient en outre que toute somme globale accordée au titre des dépens ne devrait pas excéder ce qui est prévu au tarif B. Le demandeur n’est pas une partie commerciale avisée qui dispose de ressources, et la conduite de la défenderesse milite contre l’adjudication des dépens sous forme de somme globale. Qui plus est, la défenderesse ne devrait pas avoir droit à des dépens élevés, étant donné que l’« offre officielle de règlement »
censément présentée au titre de l’article 420 des Règles des Cours fédérales : (1) ne saurait être une tentative sincère de régler l’affaire, et (2) n’était pas conforme aux Règles.
IV.
Le droit applicable
[9]
La Cour a « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer »
(Règles des Cours fédérales, art 400(1)). Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour peut tenir compte des divers facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales. Bien que j’aie tenu compte de toutes les circonstances de l’action sous‑jacente, les facteurs suivants s’appliquent plus particulièrement aux parties, tel qu’en témoignent leurs observations (Règles des Cours fédérales, art 400(3)a), b), e), i), j)) :
le résultat de l’instance;
les sommes réclamées et les sommes recouvrées;
toute offre écrite de règlement;
la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance;
le défaut de la part d’une partie de signifier une demande visée à la règle 255 ou de reconnaître ce qui aurait dû être admis.
[10]
Les règles modernes d’attribution des dépens favorisent en outre les trois objectifs fondamentaux suivants : (i) indemniser en partie les parties ayant obtenu gain de cause des coûts occasionnés par le litige; (ii) inciter les parties à conclure un règlement, et (iii) dissuader et sanctionner tout comportement inapproprié (Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115 au para 24). L’octroi de dépens plus élevés est justifié dans certaines circonstances. Selon le paragraphe 400(4) des Règles des Cours fédérales, la Cour « peut fixer tout ou partie des dépens en se reportant au tarif B et adjuger une somme globale au lieu ou en sus des dépens taxés »
.
V.
Analyse
[11]
Le point de départ est que la défenderesse a droit aux dépens. « [P]our avoir droit à ses dépens, le défendeur, dans une affaire de contrefaçon de brevet, n’a pas à avoir gain de cause à l’égard tant du moyen de défense fondé sur la non‑contrefaçon que du moyen de défense fondé sur l’invalidité. Le défendeur qui a gain de cause dans l’action principale en contrefaçon de brevet a droit aux dépens »
(Raydan Manufacturing Ltd c Emmanuel Simard & Fils (1983) Inc., 2006 CAF 293 au para 2).
[12]
La défenderesse ne s’est toutefois pas acquittée du fardeau qui lui incombe de démontrer qu’elle a droit à des dépens sous forme de somme globale. La partie qui a gain de cause n’a pas automatiquement droit à une somme globale : les circonstances doivent le justifier (Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au para 13 [Nova Chemicals Corp]). Je ne suis pas convaincu par l’argument de la défenderesse, qui soutient que la nature de la présente affaire explique que les parties ont dépensé une « somme importante en frais juridiques »
, qu’une adjudication conforme au tarif ne saurait compenser.
[13]
Ce n’est pas parce que les frais effectivement engagés par la partie qui obtient gain de cause sont de beaucoup supérieurs au barème prévu au tarif qu’il est justifié d’adjuger des dépens élevés (Nova Chemicals Corp, précité au para 13). La présente affaire ne présente aucun des facteurs qui ont influé sur l’adjudication des dépens dans l’affaire Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862.
[14]
En outre, je ne suis pas convaincu que la conduite du demandeur, qui a notamment refusé de reconnaître les faits, a inutilement occasionné des frais supplémentaires à la défenderesse, à tel point qu’il serait justifié d’accorder des dépens supérieurs à ce qui est prévu. En fait, comme il est décrit dans le jugement et les motifs rendus le 26 janvier 2021, et comme l’explique le demandeur dans ses observations sur les dépens, la conduite de la défenderesse, qui a multiplié les allégations non fondées et présenté de nombreux documents de l’art antérieur jusqu’à un stade avancé de l’instance sous‑jacente, est une conduite qui ne doit pas être encouragée. Il est mentionné dans le jugement et les motifs que la défenderesse a [traduction] « sans raison utilisé le temps et les ressources de la Cour et du demandeur »
. La défenderesse n’a pas limité ses allégations de sorte que, malgré l’absence de preuve, le demandeur a dû aborder une multitude de questions qui, ultimement, n’ont pas été soulevées par la défenderesse, et ce, jusqu’aux plaidoiries finales. Ce facteur milite en faveur d’une adjudication des dépens qui tient compte de ce comportement de façon à le décourager.
[15]
Par ailleurs, les offres de règlement décrites par les parties militent contre l’octroi de dépens supérieurs à ce qui est prévu. La défenderesse affirme qu’elle a fait des efforts constants et de bonne foi pour régler l’action sous‑jacente, mais pour des sommes telles que le demandeur a qualifié l’offre de « malveillante »
. Le demandeur fait valoir que l’« offre officielle de règlement »
présentée par la défenderesse ne respectait pas l’article 420 des Règles des Cours fédérales et n’ouvre pas droit aux conséquences sur les dépens prévues à cette disposition.
[16]
La Cour peut tenir compte de « toute offre écrite de règlement »
(Règles des Cours fédérales, art 400(3)e)). De plus, les Règles des Cours fédérales prévoient les conséquences de la non‑acceptation par le demandeur de l’offre de règlement faite par le défendeur au titre de l’article 420 (Règles des Cours fédérales, art 420(2), (3)a)) :
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[17]
Mon examen de la preuve documentaire produite par les parties m’indique que les propositions de mettre fin au litige ou les offres de règlement ont été faites aussitôt qu’en septembre ou en octobre 2020. Or, la défenderesse a fait une « offre officielle de règlement »
, au titre de l’article 420 des Règles des Cours fédérales, en date du 20 novembre 2020, et elle l’a transmise au demandeur le même jour. Cette offre ne respectait pas les conditions qui lui auraient permis de relever du champ d’application de l’article 420, notamment parce qu’elle n’a pas été faite au moins quatorze jours avant le début de l’instruction (Venngo Inc c Concierge Connection Inc (Perkopolis), 2017 CAF 96 au para 87, autorisation d’appel à la CSC refusée, 37680 (23 novembre 2017); Règles des Cours fédérales, art 420(3)). L’instruction a débuté le 30 novembre 2020.
[18]
On ne m’a présenté aucun élément de preuve tendant à démontrer l’existence d’une autre offre qui relèverait du champ d’application de l’article 420 des Règles des Cours fédérales. Je ne suis pas non plus convaincu que la défenderesse a fait des [traduction] « efforts constants et de bonne foi pour régler la présente action »
, de sorte que ce facteur militerait en faveur d’accorder des dépens supérieurs à ce qui est prévu.
[19]
Bien que le demandeur ne l’ait pas mentionné dans ses observations sur les dépens, il convient de souligner que l’indemnisation ne prive pas la partie qui a eu gain de cause de son droit aux dépens (WH Brady Co c Letraset Canada Ltd, [1991] 2 CF 226 (CAF) aux paras 10-12). La défenderesse reconnaît par ailleurs que Worley Parsons, une tierce partie à l’action sous‑jacente, a payé une partie de ses frais de justice.
[20]
En ce qui concerne les débours, la preuve par affidavit produite par le demandeur précise qu’au total, la somme de 61 796,59 $ a été consacrée aux honoraires des experts (M. Bishop, M. Beale et M. Lobo). Dans le mémoire de frais de la défenderesse, on peut voir à la ligne des débours qu’à lui seul, M. Brindle a facturé la somme de 156 660 $ au titre de ses honoraires d’expert. Dans son rapport d’expert, M. Brindle se livre à deux analyses inutiles et superflues concernant d’autres interprétations des revendications, et j’estime qu’une somme équivalant aux deux tiers des honoraires qu’il a facturés est une somme raisonnable.
[21]
Les honoraires d’expert qui ont été versés dans le cadre de l’action sous‑jacente commandent un examen plus approfondi. Ces honoraires ne devraient pas toujours être automatiquement indemnisables. S’il est vrai qu’une partie est libre de retenir les services des experts qu’elle désire, il reste que la Cour doit se préoccuper des honoraires de plus en plus élevés et souvent extravagants qui sont facturés par ces témoins (Janssen-Ortho Inc c Novopharm Ltd, 2006 CF 1333 au para 43). À eux seuls, les honoraires de M. Brindle sont plus de deux fois plus élevés que ceux des experts du demandeur. Cette situation justifie de limiter les honoraires de M. Brindle à 104 440 $ (ce qui correspond aux deux tiers de la somme facturée).
[22]
Aucun autre élément de preuve justifiant de réduire le montant des débours n’a été porté à mon attention.
[23]
Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les dépens devraient être adjugés à la défenderesse selon la fourchette médiane de la colonne III du tarif B. Les honoraires d’expert de M. Brindle seront limités aux deux tiers de la somme facturée de 156 660 $ – c.‑à‑d. la somme de 104 440 $ – et les frais découlant des observations sur les dépens qui ont été présentées après le jugement ne feront pas partie du mémoire de frais mis à jour.
[24]
La défenderesse n’a pas démontré qu’elle avait droit à des dépens sous forme de somme globale non plus qu’à des dépens établis selon la limite supérieure de la fourchette de la colonne IV du tarif B. Compte tenu de sa conduite, je suis en outre convaincu que je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire et limiter par ailleurs le remboursement des coûts décrits ci‑dessus.
VI.
Conclusion
[25]
Je conclus donc qu’il y a lieu d’accorder à la défenderesse les dépens, selon les conditions suivantes :
a) La défenderesse a droit aux dépens selon la fourchette médiane de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales;
b) Les honoraires d’expert de M. Brindle sont limités à la somme de 104 440 $, ce qui correspond aux deux tiers de la somme facturée;
c) Les débours de la défenderesse, autres que les honoraires d’expert de M. Brindle, sont accordés en totalité, soit la somme de 211 761,52 $ (368 421,52$ (débours totaux) – 156 660 $ (honoraires d’expert facturés par M. Brindle));
d) Aucuns frais découlant des observations sur les dépens qui ont été présentées après le jugement ne sont adjugés;
e) Des intérêts après jugement, au taux annuel de 2,5 pour cent, seront appliqués sur les dépens et les débours, à compter de la date du jugement et motifs de la Cour (26 janvier 2021) jusqu’à la date du paiement par le demandeur.
[26]
Les dépens seront taxés de la manière décrite ci‑dessus par un officier taxateur de la Cour.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑1158‑18
LA COUR ORDONNE :
La défenderesse a droit aux dépens selon la fourchette médiane de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales;
Les honoraires d’expert de M. Brindle sont limités à la somme de 104 440 $, ce qui correspond aux deux tiers de la somme facturée;
Les débours de la défenderesse, autres que les honoraires d’expert de M. Brindle, sont accordés en totalité, soit la somme de 211 761,52 $;
Aucuns frais découlant des observations sur les dépens qui ont été présentées après le jugement ne sont adjugés;
Des intérêts après jugement, au taux annuel de 2,5 pour cent, seront appliqués sur les dépens et les débours, à compter de la date du jugement et motifs de la Cour (26 janvier 2021) jusqu’à la date du paiement par le demandeur;
Les dépens seront taxés de la manière décrite ci‑dessus par un officier taxateur de la Cour.
« Michael D. Manson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Édith Malo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1158‑18
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INTITULÉ :
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MAOZ BETSER-ZILEVITCH c PETROCHINA CANADA LTD
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 30 NOVEMBRE 2020
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jugement et motifs supplÉmentaires :
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le juge MANSON
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DATE DES MOTIFS :
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le 15 février2021
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COMPARUTIONS :
Mike Crinson
Yaseen Maman
Devin Doyle
Doak Horne
Patrick Smith
Kevin Unrau
Sharn Mashiana
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POUR LE DEMANDEUR
POUR LA DÉFENDERESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
AITKEN KLEE LLP
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Calgary (Alberta)
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POUR LA DÉFENDERESSE
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