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Date : 20210212


Dossier : T‑741‑20

Référence : 2021 CF 145

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 février 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

HALIFAX EMPLOYERS ASSOCIATION

demanderesse

et

GRAHAM FARMER

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 3 juin 2020 [la décision] par la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission]. La Commission a décidé de demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] de désigner un membre pour instruire la plainte datée du 17 juillet 2018 [la plainte] et présentée par le défendeur, Graham Farmer, contre la demanderesse, la Halifax Employers Association [la HEA].

[2] Dans cette plainte, M. Farmer allègue que la HEA a agi de façon discriminatoire envers lui, du fait de sa race ou de sa couleur, dans le cadre des processus d’embauche qu’elle a menés en 2017 et 2018. Il allègue en outre que ces processus présentaient un problème de discrimination systémique. Une agente des droits de la personne [l’enquêteuse] a enquêté sur les allégations de M. Farmer et a publié un rapport en date du 17 juillet 2018 [le rapport], dans lequel la plainte était décrite comme étant fondée sur des motifs d’invalidité, de couleur, de situation familiale, de race et d’origine nationale ou ethnique. L’enquêteuse a recommandé à la Commission de rejeter la plainte. Or, après avoir examiné le rapport, la Commission a décidé, contrairement à la recommandation, qu’un examen de la plainte par le Tribunal était justifié, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H6 [la LCDP].

[3] Le 13 juillet 2020, la HEA a déposé un avis de demande par lequel elle sollicitait le contrôle judiciaire de la décision de la Commission. La HEA allègue que la Commission a commis des erreurs susceptibles de contrôle en dérogeant à la recommandation de l’enquêteuse et en rejetant une plainte connexe déposée par M. Farmer contre l’International Longshoremen’s Association, section locale 269 [la ILA], qui contenait des allégations similaires de discrimination systémique.

[4] Comme il est expliqué plus en détail ci‑dessous, la présente demande est accueillie au motif que la décision n’explique pas comment, compte tenu de la recommandation contraire de l’enquêteuse, la Commission est arrivée à la conclusion qu’un examen des allégations de discrimination individuelle de M. Farmer, en ce qui concerne les processus d’embauche de 2017 et 2018 de la HEA, était justifié. À cet égard, je suis d’accord avec la HEA qui soutient que la décision manque de justification et d’intelligibilité et qu’elle est déraisonnable. Je ne suis cependant pas d’accord avec elle pour dire que la décision est tout aussi déraisonnable dans son traitement des allégations de discrimination systémique soulevées par M. Farmer.

II. Contexte

A. Processus d’embauche dans le secteur du débardage au port de Halifax

[5] La HEA est le représentant désigné de diverses entreprises [employeurs membres] œuvrant dans le secteur du débardage au port de Halifax. La HEA négocie et administre diverses conventions collectives et, en consultation avec les syndicats ayant des droits de négociation au port, recrute et forme des personnes qui travailleront pour les employeurs membres. Conformément aux conventions collectives administrées par la HEA, les syndicats acceptent de fournir de la main‑d’œuvre en fonction des besoins fluctuants des employeurs membres. L’un de ces syndicats est l’ILA, qui représente les débardeurs, les contremaîtres et les grands contremaîtres du secteur des débardeurs.

[6] Afin de respecter son obligation de fournir suffisamment de main‑d’œuvre à la HEA, l’ILA exploite un bureau d’embauche. Lorsque les besoins en main‑d’œuvre d’un employeur membre dépassent ceux de son effectif régulier, ou lorsque des membres de l’effectif régulier sont absents, le membre employeur communique avec le bureau d’embauche et demande qu’on lui envoie des travailleurs. Le bureau d’embauche fournit également du travail aux travailleurs non syndiqués à l’aide de ce qu’on appelle les « tableaux » et l’« équipe de releveurs ». Les tableaux sont des listes d’employés auxquels on accorde la priorité par rapport aux employés occasionnels pour les affectations par quart. Les travailleurs inscrits à ces tableaux ne sont pas syndiqués, mais ils peuvent le devenir lorsque l’ILA accepte de nouveaux membres. L’équipe de releveurs est une réserve de main‑d’œuvre non formée, non qualifiée et occasionnelle.

[7] Lorsqu’il n’y a pas suffisamment de main‑d’œuvre pour répondre aux besoins des employeurs membres, l’ILA et la HEA travaillent ensemble pour constituer un tableau. L’ILA et la HEA mènent ensemble le processus d’embauche destiné à constituer les tableaux en suivant les étapes suivantes :

  • A) L’ILA reçoit et examine les demandes des personnes intéressées, puis sélectionne les candidats qui seront recommandés à la HEA aux fins d’examen, sous réserve des obligations qui incombent à la HEA en vertu de la Loi sur l’équité en matière d’emploi, LC 1995, c 44 [LEE] (tel qu’expliqué plus en détail ci‑dessous);

  • B) La HEA procède, en trois étapes, à la formation et à l’évaluation des candidats :

  • i) Statut de candidat : Pour franchir cette étape, les candidats doivent réussir : (i) un test pratique de force et d’endurance, (ii) un test d’aptitude, (iii) un test de compétences essentielles en milieu de travail, et (iv) une entrevue et une vérification des références;

  • ii) Statut de stagiaire : Pour franchir cette étape, les candidats doivent réussir : (i) une formation en premiers soins d’urgence, (ii) une séance de formation sur la législation concernant l’égalité en matière d’emploi et le programme d’aide aux employés, (iii) un examen médical, incluant un examen de la vue, et (iv) un cours d’orientation;

  • iii) Stagiaire sur la liste de répartition : Pour terminer le processus d’embauche et être inscrit au tableau, le candidat doit réussir : (i) six mois de probation, (ii) une formation sur les tracteurs de manœuvre et (iii) une formation sur les chariots élévateurs à fourche.

[8] En tant qu’employeur fédéral, la HEA est assujettie à la LEE, au titre de laquelle elle recueille des renseignements statistiques sur certains groupes désignés et les fournit annuellement à Emploi et Développement social Canada. Les groupes désignés au sens de la LEE sont les femmes, les personnes handicapées, les Autochtones et les personnes qui font partie des minorités visibles. Le formulaire de demande, par lequel l’ILA fait une recommandation à la HEA en vue d’un emploi éventuel, comprend une section sur l’équité en matière d’emploi, qui explique que la déclaration d’appartenance à un groupe désigné est volontaire et confidentielle et que les membres des groupes désignés qui souhaitent se prévaloir de la LEE devraient déclarer leur appartenance.

B. Événements ayant mené aux plaintes relatives aux droits de la personne déposées par M. Farmer

[9] M. Farmer a obtenu du travail occasionnel de la part du bureau d’embauche à titre de travailleur membre de l’équipe des releveurs à partir de juin 2016. En mars 2017, il a présenté une demande à l’ILA afin de participer au processus d’embauche destiné à la constitution d’un tableau. Dans cette demande, M. Farmer a déclaré faire partie d’un groupe désigné, à savoir d’une minorité visible. Il a été sélectionné par l’ILA et recommandé à la HEA. Il a réussi toutes les évaluations des deux premières étapes de la formation, mais il a été exclu du processus d’embauche de 2017 lorsqu’il a échoué à la formation sur les tracteurs de manœuvre et l’évaluation de la troisième étape.

[10] Après avoir été exclu du processus d’embauche de 2017, M. Farmer a continué de travailler à titre occasionnel, par l’intermédiaire du bureau d’embauche de l’ILA. En mars 2018, il a présenté à l’ILA une nouvelle demande d’inscription au tableau, dans laquelle il a de nouveau déclaré faire partie d’une minorité visible. M. Farmer a été sélectionné par l’ILA et recommandé à la HEA. Toutefois, il a échoué à un test d’aptitude au cours de la première étape de la formation et de l’évaluation, et il a été exclu du processus d’embauche de 2018.

[11] M. Farmer a été impliqué dans un accident de voiture deux jours avant de passer le test d’aptitude en 2018, mais il n’a pas informé le surveillant de cet accident, et il a signé avant l’examen une déclaration dans laquelle il indiquait qu’il était en bonne condition physique et mentale. Après avoir appris qu’il avait échoué au test, M. Farmer a envoyé un courriel à la HEA pour expliquer qu’il n’était pas apte à passer le test d’aptitude en raison de l’accident de voiture, et il a joint une note du médecin et des photos de son véhicule. Toutefois, la HEA ne lui a pas permis de reprendre le test.

C. Les plaintes relatives aux droits de la personne déposées par M. Farmer

[12] M. Farmer a déposé la plainte contre la HEA en juillet 2018. Dans cette plainte, il déclare être Noir et avoir une déficience. Il allègue notamment : a) qu’il a été victime de discrimination dans les processus d’embauche de 2017 et de 2018, b) que la HEA n’a pas pris de mesures d’accommodement raisonnables à l’égard de sa déficience pendant le processus d’embauche de 2018, et c) que le processus d’embauche pour les postes permanents de débardeurs admissibles à la syndicalisation au port de Halifax est caractérisé par une discrimination systémique à l’égard des candidats afro‑canadiens.

[13] M. Farmer allègue en outre que, lorsqu’il a commencé la formation sur les tracteurs de manœuvre, il a été informé par le surintendant de la formation de la HEA, Graham MacKillop, qu’il devrait subir un test sur l’équipement après trois jours et demi de formation. M. Farmer affirme qu’il a fait part de ses préoccupations au sujet de la courte durée de la formation et qu’on lui a offert de ne pas subir le test et d’obtenir plutôt une recommandation de M. MacKillop pour le prochain cycle de demandes d’inscription au tableau. Il allègue également que d’autres candidats non‑Noirs, qui ont obtenu de moins bons résultats durant la formation pratique, ont été autorisés à poursuivre le processus de formation et ont eu beaucoup plus de temps que lui pour s’entraîner sur l’équipement avant le test.

[14] M. Farmer allègue que M. MacKillop ne l’a pas recommandé en vue du prochain cycle de demandes d’inscription au tableau. Par conséquent, lorsqu’il a présenté une nouvelle demande dans le cadre du processus de constitution d’un tableau, en 2018, il a dû recommencer depuis le début.

[15] M. Farmer allègue également que les Afro‑Canadiens font l’objet de discrimination systémique dans le processus d’embauche des débardeurs au port de Halifax. Il affirme que les Noirs sont considérablement sous‑représentés dans les postes syndiqués et admissibles à la syndicalisation au port. Il ajoute que la HEA et l’ILA accordent un traitement préférentiel aux parents et associés des membres du syndicat, de telle sorte que les candidats ayant de tels liens ont été promus au cours du processus de demande et inscrits au tableau, et ont finalement été acceptés au sein du syndicat même s’ils avaient une expérience de travail et des compétences moindres que celles des autres candidats, dont lui‑même.

[16] M. Farmer allègue que ce traitement préférentiel perpétue l’exclusion des candidats afro‑canadiens des postes de débardeur. Il affirme également que les Afro‑Canadiens qui ont été inscrits au tableau et finalement acceptés au sein du syndicat y sont parvenus à un âge plus avancé que les autres candidats.

[17] M. Farmer a également déposé une plainte relative aux droits de la personne contre l’ILA, alléguant en grande partie les mêmes faits que ceux soulevés dans la plainte contre la HEA.

D. Enquête sur les plaintes

[18] Les deux plaintes ont fait l’objet d’une enquête conjointe, mais l’enquêteuse a préparé un rapport distinct pour chacune d’elles. Voici un résumé du processus d’enquête et des conclusions tirées par l’enquêteuse dans les deux rapports. Les renseignements et les constatations contenus dans les rapports qui sont pertinents pour les questions soulevées dans la présente demande seront examinés plus en détail plus loin dans les présents motifs.

[19] Dans le rapport d’enquête sur la plainte visant la HEA, l’enquêteuse explique qu’elle a interrogé M. Farmer, M. MacKillop, les trois formateurs de la HEA qui ont participé au processus de formation sur le tracteur de manœuvre pendant que M. Farmer suivait la formation, et un membre inscrit au tableau qui faisait partie du groupe de formation de M. Farmer. En ce qui concerne les allégations entourant le processus d’embauche de 2017, l’enquêteuse a tiré les conclusions suivantes :

  • A) La preuve montre que la formation sur le tracteur de manœuvre était divisée en deux étapes. La première semaine consistait en une formation de base et en une course à obstacles. Les stagiaires devaient subir un test à la fin de la première semaine et, s’ils réussissaient, ils pouvaient suivre la formation de la deuxième semaine, où ils devaient faire le tour du terminal au volant du tracteur. Comme la preuve montre que tous les candidats faisant partie du même groupe de formation sur les tracteurs de manœuvre que M. Farmer ont subi un test à la fin de la première semaine de formation, rien ne permet de penser qu’il a été traité différemment quant au moment où il a subi ce test;

  • B) Les parties ne s’entendent pas sur le nombre de personnes qui faisaient partie du groupe de formation. Quoi qu’il en soit, la preuve indique que M. Farmer a reçu en fait plus – et non moins – de formation pratique que les autres stagiaires de son groupe;

  • C) Comme M. Farmer a été exclu du processus d’embauche après la première semaine de formation sur les tracteurs de manœuvre, tandis que les autres ont été autorisés à terminer la deuxième semaine, il a été traité différemment. Il était donc nécessaire d’examiner la preuve liée au motif de son exclusion;

  • D) En ce qui concerne cette preuve, l’enquêteuse a constaté que M. Farmer avait eu des problèmes en conduisant le tracteur de manœuvre au cours de la première semaine, soulignant notamment que M. Farmer avait reconnu avoir évité quelques [traduction] « accidents de justesse », qu’il s’était rendu dans une section de la cour où les tracteurs n’étaient pas autorisés à aller et que, le dernier jour, il avait heurté un cône et l’avait traîné sur plusieurs pieds;

  • E) La preuve était contradictoire quant à savoir si M. MacKillop avait offert à M. Farmer une formation supplémentaire durant son dernier jour. M. MacKillop a dit qu’il lui avait offert et que M. Farmer avait refusé, tandis que M. Farmer a dit qu’il l’avait demandé et que M. MacKillop avait refusé. L’enquêteuse a toutefois conclu que, puisque rien ne prouvait que l’on avait offert une formation supplémentaire à d’autres stagiaires, cette contradiction ne prêtait pas à conséquence;

  • F) Bien que M. Farmer ait allégué que des stagiaires blancs, qui conduisaient moins bien que lui, ont été autorisés à poursuivre le processus de formation alors qu’il en a été exclu, il a refusé de fournir les noms de ces stagiaires. Il a seulement donné le nom d’un stagiaire qui est arrivé en retard à plusieurs reprises et qui a brisé une télécommande. L’enquêteuse a conclu que ces faits ne posaient pas les mêmes problèmes de sécurité que la conduite de M. Farmer. Ne disposant d’aucune preuve à l’appui de l’allégation de M. Farmer, et tenant compte du témoignage de la HEA concernant la conduite de ce dernier, l’enquêteuse a conclu que la preuve n’était pas suffisante pour conclure que l’exclusion de M. Farmer était liée de quelque façon que ce soit à un motif de distinction illicite.

[20] Quant aux allégations concernant le processus d’embauche de 2018, l’enquêteuse a tiré les conclusions suivantes :

  • A) La preuve ne permettait pas de conclure que M. Farmer a été traité différemment des autres lorsqu’il a dû recommencer au début le processus d’embauche, en 2018, en passant le test d’aptitude;

  • B) En ce qui concerne la décision de la HEA de refuser sa demande de reprendre le test, il appert de la preuve que le jour de l’examen, M. Farmer a signé une déclaration selon laquelle il était en bonne santé physique et mentale et pouvait passer l’examen et qu’il n’avait alors pas besoin de mesures d’accommodement;

  • C) Par conséquent, la HEA ne semblait pas avoir traité M. Farmer différemment des autres pendant le processus de 2018. Il n’était donc pas nécessaire de procéder à une analyse plus poussée.

[21] Enfin, en ce qui concerne l’allégation de discrimination systémique formulée par M. Farmer, l’enquêteuse a conclu ce qui suit :

  • A) Une plainte ne peut pas simplement reposer sur une preuve statistique de sous‑représentation;

  • B) M. Farmer n’a pas été en mesure fournir le nom de personnes susceptibles de corroborer son allégation selon laquelle des stagiaires ayant des liens avec le syndicat avaient accès à une formation supplémentaire de quelque six à huit semaines;

  • C) Les autres témoins ont affirmé que la HEA n’offre aucune possibilité de formation informelle en dehors du processus officiel;

  • D) Bien que M. MacKillop ait dit qu’il avait entendu des rumeurs selon lesquelles des personnes pouvaient de façon informelle s’exercer sur l’équipement, il semble que ce ne soit pas là une pratique facilitée ou promue par la HEA;

  • E) En l’absence de preuve corroborant l’allégation de M. Farmer, et compte tenu de la preuve abondante à l’effet contraire, il semble qu’il n’était pas dans les habitudes de la HEA d’offrir de façon informelle aux candidats une formation de de six à huit semaines. Il n’était donc pas nécessaire de procéder à une analyse plus poussée de l’allégation.

[22] Dans son rapport d’enquête sur la plainte contre l’ILA, l’enquêteuse explique qu’elle a interrogé M. Farmer, plusieurs membres du syndicat et un membre inscrit au tableau qui faisait partie du même groupe de formation que M. Farmer. En ce qui concerne les allégations concernant les processus d’embauche de 2017 et de 2018, l’enquêteuse conclut que M. Farmer a été exclu par la HEA, et non par l’ILA, et que les allégations de discrimination concernant cette exclusion s’adressaient donc davantage à la HEA. M. Farmer avait également allégué qu’en 2018, pour des raisons de discrimination raciale, on avait moins souvent fait appel à lui dans l’équipe de releveurs, pour du travail occasionnel, que par le passé. Selon l’enquêteuse, la preuve ne permettait pas de conclure que M. Farmer avait été traité comme il alléguait l’avoir été.

[23] Quant à la plainte de discrimination systémique déposée à l’encontre de l’ILA, laquelle est liée aux allégations voulant que, selon une pratique informelle, des stagiaires liés au syndicat aient accès à une formation supplémentaire, l’enquêteuse a souligné que M. Farmer n’a pas été en mesure de fournir le nom d’une personne qui aurait pu corroborer cette allégation. De plus, comme la convention collective prévoyait que c’était la HEA, et non l’ILA, qui était responsable de la formation, l’enquêteuse a conclu que l’ILA ne semblait pas avoir de lignes de conduite en matière de formation qui pouvaient être à l’origine d’une discrimination systémique. Il n’était donc pas nécessaire de procéder à une analyse plus poussée de cet aspect de la plainte visant l’ILA.

[24] L’enquêteuse a donc recommandé que la Commission rejette les plaintes déposées contre la HEA et l’ILA. Ses rapports ont été transmis aux parties pour commentaires. Un autre témoin, identifié par M. Farmer, a été interrogé par l’enquêteuse, après quoi celle‑ci a présenté de nouveaux rapports contenant les mêmes recommandations.

E. Décisions de la Commission

[25] Dans une brève décision en date du 3 juin 2020, la Commission a précisé qu’elle avait examiné le rapport de l’enquêteuse concernant la plainte de M. Farmer contre l’ILA ainsi que les observations déposées par les parties en réponse au rapport. S’appuyant sur ce rapport, la Commission a décidé, en application du sous‑al 44(3)b)(i) de la LCDP, de rejeter la plainte parce que, compte tenu des circonstances, l’examen de celle‑ci n’était pas justifié.

[26] Toutefois, la Commission a rendu une décision différente à l’égard de la plainte visant la HEA. Dans cette décision, qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, la Commission a précisé qu’elle avait examiné le rapport et les observations des parties, et elle a décidé que l’examen de la plainte de M. Farmer par le Tribunal était justifié.

[27] Dans ses motifs, la Commission a expliqué que M. Farmer avait allégué avoir été victime de discrimination individuelle et systémique dans le cadre du processus d’embauche de la HEA. Elle a également fait observer que l’enquêteuse avait souligné à juste titre dans son rapport qu’une allégation de discrimination systémique doit être étayée par plus qu’une simple preuve statistique de sous‑représentation en milieu de travail. Toutefois, la Commission a également observé que M. Farmer avait fait une allégation de favoritisme à l’endroit de personnes ayant des liens familiaux et personnels avec des membres actuels du syndicat, en plus d’alléguer que les Afro‑Canadiens qui sont inscrits aux tableaux et acceptés dans le syndicat ont tendance à atteindre ce statut à un âge plus avancé. La Commission a ensuite analysé la preuve à l’appui de ces allégations comme suit :

[traduction]

Toutes ces allégations sont censées être fondées sur les observations du plaignant. Si elles sont prouvées, elles permettront de tirer une conclusion de discrimination systémique. Bien que l’intimée conteste de façon générale l’allégation de discrimination systémique, le rapport ne fait état d’aucun renseignement tendant à réfuter ou à contredire les observations du plaignant. Le rapport fait par contre état de commentaires, aux pages 24 et 25, qui appuient les allégations faites au sujet de membres de la famille et d’amis à qui on a donné d’autres occasions informelles de s’exercer sur l’équipement utilisé pour les tests.

L’intimée recueille des renseignements statistiques comme le prévoit la Loi sur l’équité en matière d’emploi. Ces renseignements concernent les minorités visibles, plutôt que les Afro‑Canadiens, qui sont un sous‑ensemble des minorités visibles. Les renseignements statistiques présentés par l’intimée ne sont pas incompatibles avec les observations sur lesquelles s’appuient les diverses allégations de discrimination systémique du plaignant, notamment celles qui vont au‑delà de la composition statistique du milieu de travail. Bien que l’intimée ait pris des mesures pour répondre aux obligations que lui impose la Loi sur l’équité en matière d’emploi, ces mesures ne prouvent pas qu’il n’y pas de discrimination systémique, surtout que la sous‑représentation continue d’exister au sein de son effectif.

Ainsi, certains éléments de preuve présentés par le plaignant au sujet de la discrimination systémique ne sont pas contestés. Ce n’est pas parce que les renseignements statistiques présentés par l’intimée ne permettent pas de réfuter ou de prouver les allégations du plaignant que ces allégations ne sont pas fondées. À la lumière de ce qui précède, j’estime que la preuve étaye raisonnablement les allégations de discrimination systémique en milieu de travail formulées par le plaignant. Le Tribunal canadien des droits de la personne sera le mieux placé pour examiner ces allégations à l’aide de la preuve documentaire et orale, qui lui permettra également d’examiner plus à fond les différentes versions présentées quant à la façon dont le processus d’embauche de 2017 s’est déroulé et s’est terminé pour le plaignant.

[28] Enfin, en ce qui concerne l’allégation de discrimination fondée sur la déficience, la Commission a commenté comme suit les observations faites par la HEA à l’enquêteuse :

[traduction]

Les commentaires faits par l’intimée au sujet de la déficience, qui figurent au paragraphe 53 du rapport, sont incompatibles avec la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ces commentaires amènent sérieusement à se demander si l’intimée comprend l’obligation qui lui incombe de prendre des mesures d’accommodement et soulèvent des doutes quant à sa capacité de répondre aux demandes concernant la prise de mesures spéciales en vue d’un examen, conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne, peu importe quand une telle demande aurait pu être faite.

[29] La preuve et les observations considérées dans certaines parties du rapport, auxquelles la Commission renvoie dans les extraits ci‑dessus, seront expliquées plus loin dans les présents motifs.

F. Dossier à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire

[30] Le dossier dont dispose la Cour dans la présente demande est celui qui a été déposé par la HEA. Il comprend la décision contrôlée, un affidavit souscrit par Richard Moore (président et chef de la direction de la HEA), les documents dont disposait la Commission pour prendre la décision contrôlée et la décision relative à la plainte déposée contre l’ILA, et le mémoire des faits et du droit de la HEA.

[31] M. Farmer est représenté par un avocat, mais il n’a pas déposé de dossier en réponse à la présente demande. Un représentant du cabinet de son avocat a assisté à l’audition de la demande, qui a eu lieu par vidéoconférence au moyen de la plateforme Zoom, le 1er février 2021. Toutefois, il n’a pas participé activement à l’audience.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[32] La HEA soutient que la présente demande soulève les questions suivantes que la Cour doit trancher :

  • A) Quelle est la norme de contrôle?

  • B) La décision est‑elle déraisonnable parce que la Commission :

  • i) n’a pas expliqué pourquoi elle a renvoyé l’intégralité de la plainte de M. Farmer au Tribunal, alors que l’enquêteuse a recommandé de la rejeter intégralement?

  • ii) n’a pas expliqué de façon intelligible pourquoi elle a renvoyé au Tribunal les allégations de discrimination systémique faites par M. Farmer, contrairement à la recommandation de l’enquêteuse?

  • iii) n’a pas expliqué pourquoi elle a renvoyé la plainte de M. Farmer au Tribunal, alors qu’elle a décidé de rejeter une plainte connexe déposée à l’encontre de l’ILA dans laquelle M. Farmer alléguait sensiblement les mêmes faits?

IV. Analyse

A. Norme de contrôle

[33] Comme il ressort des questions qu’elle a formulées, la HEA est d’avis que ces questions sont assujetties à la norme de contrôle du caractère raisonnable. Je suis d’accord (voir Ennis c Canada (Procureur général), 2020 CF 43 [Ennis] au para 18).

[34] La HEA s’appuie sur l’explication de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], à savoir que, dans le cadre de l’examen du caractère raisonnable, il ne suffit pas que l’issue de la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également justifier sa décision (au para 86). Afin de déterminer si une décision est raisonnable dans son ensemble, la cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur. Elle doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (au para 99).

[35] Je reconnais que ces principes doivent guider la Cour dans son examen des décisions administratives et je les appliquerai dans mon analyse des questions soulevées par la HEA.

B. La Commission a‑t‑elle expliqué pourquoi elle a renvoyé l’intégralité de la plainte de M. Farmer au Tribunal, alors que l’enquêteuse a recommandé de la rejeter intégralement?

(1) Principes jurisprudentiels

[36] La HEA fait observer que la Commission a le pouvoir discrétionnaire de ne renvoyer qu’une partie d’une plainte au Tribunal (voir Kanagasabapathy c Air Canada, 2013 TCDP 7 au para 30; Bentley c Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada, 2016 TCDP 17 au para 2). J’accepte cette proposition et je conviens avec la HEA que la décision conclut au renvoi de l’intégralité de la plainte soumise par M. Farmer à la Commission. La Commission a décidé que l’examen de la plainte par le Tribunal était justifié. Rien dans la décision n’indique que le renvoi ne vise que certaines des allégations de M. Farmer.

[37] La HEA soutient en outre que, lorsque la Commission souhaite s’éloigner du rapport l’enquêteur, elle doit expliquer les motifs pour lesquels elle le fait (voir Moore c Canada (Procureur général), 2005 CF 13 au para 26). D’ailleurs, cette obligation de la Commission a même été renforcée par l’arrêt Vavilov, qui explique l’importance qu’il y a pour un décideur administratif de justifier sa décision. Après que l’arrêt Vavilov eut été rendu, la Cour a annulé une décision dans laquelle la Commission s’était écartée des conclusions de l’enquêteur sans expliquer la raison d’être de cet écart (voir Ennis, au para 35). La juge Phelan a souscrit à une décision antérieure de la Cour selon laquelle un tel cas mérite un examen minutieux par la cour de révision, tout en précisant que, comme le souligne l’arrêt Vavilov, pour qu’une décision soit raisonnable, elle doit être justifiable et le décideur doit pouvoir le démontrer (voir Ennis, au para 31).

[38] Encore une fois, je souscris aux principes jurisprudentiels sur lesquels s’appuie la HEA. Par conséquent, la Cour doit se demander, dans le cadre de la première question soulevée par la HEA, si la décision de la Commission de s’écarter de la recommandation de l’enquêteuse et de renvoyer la totalité de la plainte de M. Farmer au Tribunal est justifiée et si la Commission a démontré qu’elle l’était. Si je comprends bien, la HEA soutient que la décision est déraisonnable à cet égard parce que l’analyse qu’elle contient porte presque entièrement sur les allégations de discrimination systémique soulevées par M. Farmer et très peu sur celles de discrimination individuelle. Ainsi, fait‑elle valoir, la décision ne fournit aucune raison justifiant le renvoi des allégations de discrimination individuelle au Tribunal.

(2) Allégations de discrimination individuelle lors du processus d’embauche de 2017

[39] Au début de la décision, la Commission souligne que la plainte contient des allégations de discrimination individuelle et systémique relatives au processus d’embauche auquel M. Farmer a participé. J’accepte la façon dont la HEA décrit l’analyse à laquelle la Commission se livre ensuite, à savoir qu’elle est axée presque entièrement sur les allégations de discrimination systémique. Toutefois, comme le reconnaît la HEA, cette analyse comprend la conclusion suivante, qui fait référence au processus d’embauche de 2017 auquel une partie des allégations de discrimination individuelle se rapporte :

[traduction]

[…] Le Tribunal canadien des droits de la personne sera le mieux placé pour examiner ces allégations à l’aide de la preuve documentaire et orale, qui lui permettra également d’examiner plus à fond les différentes versions présentées quant à la façon dont le processus d’embauche de 2017 s’est déroulé et s’est terminé pour le plaignant.

[40] Je me suis donc demandé si cette phrase, qui fait référence aux [traduction] « différentes versions » présentées quant au déroulement du processus d’embauche de 2017, est une justification de la décision de la Commission de s’écarter de la recommandation contenue dans le rapport qui résiste à l’examen nécessaire du caractère raisonnable.

[41] La Commission n’a pas précisé à quelles versions différentes elle faisait référence. Il ressort cependant du rapport qu’il y a trois points sur lesquels la preuve divergeait :

  • A) La taille du groupe de formation dont faisait partie M. Farmer – L’enquêteuse fait remarquer que M. Farmer a déclaré que le groupe était composé de 10 à 12 personnes, et qu’il était divisé en deux petits groupes (ce qui donne de 5 à 6 personnes par petit groupe). Or, tous les autres témoins, dont un stagiaire, ont dit qu’il n’y avait que trois personnes dans le petit groupe de M. Farmer;

  • B) Si M. MacKillop a offert à M. Farmer une journée de formation supplémentaire – M. MacKillop dit qu’il a fait cette offre et que M. Farmer l’a refusée, tandis que M. Farmer dit que c’est lui qui l’a demandé et que M. MacKillop a refusé;

  • C) Si des stagiaires qui ont eu de moins bons résultats ont dépassé le stade de l’évaluation sur les tracteurs de manœuvre – M. Farmer a allégué que des stagiaires Blancs qui conduisaient moins bien que lui ont été autorisés à poursuivre le processus tandis qu’il a été exclu. Toutefois, il a refusé de fournir les noms de ces stagiaires.

[42] Les conclusions de l’enquêteuse, relativement à ces trois points sur lesquels la preuve divergeait, peuvent se résumer comme suit :

  • A) D’après les témoignages de tous les formateurs, et de l’autre stagiaire qui a été interrogé, M. Farmer a reçu en fait plus de formation pratique que les autres stagiaires. M. Farmer lui‑même a reconnu qu’il avait reçu une formation supplémentaire de M. MacKillop, qui n’a pas été offerte aux autres stagiaires de son groupe immédiat. Par conséquent, peu importe le nombre de stagiaires dans le petit groupe de M. Farmer, il semble qu’on lui ait donné plus de temps de formation pratique, et non moins, que les autres stagiaires;

  • B) Malgré la preuve contradictoire concernant l’offre de formation supplémentaire faite par M. MacKillop, rien n’indique que d’autres stagiaires se sont vu offrir une journée de formation supplémentaire pour réussir le cours. Par conséquent, il semble que cette contradiction soit sans conséquence;

  • C) En l’absence de preuve corroborant que de moins bons conducteurs que M. Farmer ont été autorisés à poursuivre la formation, et eu égard à la preuve abondante produite par la HEA quant aux préoccupations soulevées par la conduite de M. Farmer, il ne semble pas que la preuve soit suffisante pour conclure que son exclusion du processus de formation est liée de quelque façon que ce soit à des motifs de distinction illicite.

[43] Avec en toile de fond l’analyse de la preuve contradictoire effectuée par l’enquêteuse, je conviens avec la HEA qu’il est difficile de comprendre pourquoi la Commission a décidé que les versions divergentes présentées quant au déroulement du processus d’embauche de 2017 justifiaient un examen des allégations de discrimination individuelle formulées par M. Farmer à cet égard.

[44] Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854 au para 53, le rôle de la Commission est de déterminer si la preuve est suffisante pour justifier le renvoi de la plainte au Tribunal. L’enquêteuse a relevé certaines contradictions dans la preuve. Cependant, même si ces contradictions étaient résolues en faveur de M. Farmer, rien ne permet de conclure que la preuve est suffisante pour lier l’exclusion de M. Farmer du processus de formation à un motif de distinction illicite. Plus précisément, la décision ne fournit aucun motif justifiant une telle conclusion. Par conséquent, je conclus que cet aspect de la décision est déraisonnable, en ce qu’aucune explication n’est donnée quant à la décision de s’écarter des conclusions de l’enquêteuse relativement au processus d’embauche de 2017.

(3) Allégations de discrimination individuelle lors du processus d’embauche de 2018

[45] En ce qui concerne le processus d’embauche de 2018, la HEA fait valoir que la décision ne contient aucune analyse justifiant la décision de s’écarter de la conclusion de l’enquêteuse selon qui la preuve ne permettait pas d’affirmer que M. Farmer a été traité différemment dans le cadre de ce processus. Je souscris à cette prétention.

[46] Je dois souligner que je me suis questionné sur la pertinence du passage où la Commission se demande si la HEA comprend l’obligation qu’elle a de prendre des mesures d’accommodement à l’égard des personnes atteintes d’une déficience. Par souci de commodité, ce passage est reproduit ci‑dessous :

[traduction]

Les commentaires faits par l’intimée au sujet de la déficience, qui figurent au paragraphe 53 du rapport, sont incompatibles avec la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ces commentaires amènent sérieusement à se demander si l’intimée comprend l’obligation qui lui incombe de prendre des mesures d’accommodement et soulèvent des doutes quant à sa capacité de répondre aux demandes concernant la prise de mesures spéciales en vue d’un examen, conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne, peu importe quand une telle demande aurait pu être faite.

[47] Le paragraphe 53 du rapport, auquel la Commission fait référence dans le passage ci‑dessus, se lit comme suit :

[traduction]

L’intimée soutient en outre que, peu importe l’effet que l’accident de la route a pu avoir sur [l]a santé [du plaignant], un tel effet n’équivaut pas à une déficience. L’intimée affirme que le plaignant avait un problème de santé temporaire, et que d’accepter qu’il s’agit d’une déficience reviendrait à banaliser les mesures de protection prévues par la Loi.

[48] Lors de l’audition de la présente demande, les avocats de la HEA ont souligné que, dans ce paragraphe du rapport, l’enquêteuse paraphrase les observations que la HEA lui a présentées, lesquelles ne font pas partie du dossier dont disposait la Commission lorsqu’elle a rendu la décision qui contient la déclaration ci‑dessus. L’affidavit de M. Moore contient des extraits de ces observations :

[traduction]

En particulier, quelles que soient les répercussions que son accident de véhicule automobile a pu avoir sur la santé de M. Farmer, de telles répercussions ne correspondent pas nécessairement à une « déficience » aux fins de mesures d’accommodement. Dans la décision du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario, Kalam c The Brick Warehouse (2011 HRTO 1037), le Tribunal s’est demandé si les circonstances à l’origine du congédiement de l’employé après une absence de trois jours équivalaient à un traitement discriminatoire. Le Tribunal a examiné des décisions antérieures et souligné que ce ne sont pas toutes les maladies qui sont considérées comme constituant une déficience; par exemple, la grippe est une maladie temporaire dont tout le monde souffre de temps à autre.

Finalement, le Tribunal a conclu dans Kalam que, pendant la période pertinente, le plaignant n’était pas une personne atteinte d’une déficience, et qu’il n’était pas non plus perçu comme tel. Il a ajouté que le fait de conclure que des maladies courantes sont des déficiences aurait pour effet de banaliser les mesures de protection offertes par le Code. Dans la présente affaire, la HEA affirme que d’accepter que le problème de santé temporaire de M. Farmer, dont il n’a parlé à la HEA qu’après avoir échoué au test d’aptitude, constituait une « déficience » banaliserait également les mesures de protection prévues par la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[…]

On ne peut pas reprocher à la HEA de ne pas offrir de mesures d’accommodement aux candidats qui n’en font pas la demande, mais qui, après avoir appris qu’ils avaient échoué à l’examen, demandent une deuxième chance. Le juge Zinn (auteur de l’ouvrage, The Law of Human Rights in Canada) a souligné ce point dans la décision Kandola :

1. Un employé qui a besoin de mesures d’adaptation en raison d’une déficience doit en informer son employeur, à moins que la déficience ne soit évidente, puis collaborer au processus d’élaboration des mesures d’adaptation, sans quoi, c’est l’employé qui doit en subir les conséquences. Admettre une déficience et solliciter l’aide de l’employeur est difficile pour certaines personnes. Cependant, lorsque la déficience n’a pas été révélée et qu’aucune demande de mesures d’adaptation n’a été présentée, l’employé ne peut ultérieurement demander à ce que l’évaluation de son rendement effectuée par l’employeur, qui n’était pas au courant de la déficience, soit annulée, et l’employé ne peut pas non plus demander à l’employeur d’évaluer rétroactivement quel aurait été son rendement si la déficience avait été connue et si l’employé avait bénéficié de mesures d’adaptation en milieu de travail.

[49] La HEA n’affirme pas que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en se fondant le passage où l’enquêteuse paraphrase les observations de la HEA, au paragraphe 53 du rapport. Comme je l’ai mentionné, la Commission n’a pas pu prendre connaissance des observations elles‑mêmes. Toutefois, la HEA voulait que la Cour soit au courant du contexte dans lequel elle a formulé les commentaires sur la déficience que la Commission lui a reprochés.

[50] À mon avis, cet aspect particulier de la décision n’est pas déterminant. Bien que les commentaires de la HEA auxquels renvoie la Commission concernent les allégations relatives au processus d’embauche de 2018 avancées par M. Farmer, les préoccupations exprimées par la Commission au sujet de ces commentaires ne semblent pas justifier sa conclusion que lesdites allégations devaient être renvoyées au Tribunal pour examen. L’enquêteuse a tiré la conclusion générale suivante relativement à ces allégations :

[traduction]

124. En ce qui concerne le processus d’embauche de 2018, la preuve n’établit pas que le plaignant a été traité différemment lorsqu’il a dû « recommencer » depuis le début le processus. Il semble avoir reçu le même traitement à cet égard. En ce qui concerne le refus de sa demande visant à reprendre l’examen, la preuve montre que le jour de l’examen, le plaignant a signé une déclaration selon laquelle il était en bonne santé physique et mentale et pouvait passer l’examen et qu’il n’avait alors pas besoin de mesures d’accommodement. Ce n’est qu’après avoir reçu les résultats de l’examen que le plaignant a fait part de ses préoccupations au sujet de l’accident d’automobile et de son incidence sur sa capacité à réussir l’examen. Par conséquent, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’il a été traité différemment.

[51] Les doutes exprimés par la Commission, quant à savoir si la HEA comprend l’obligation qu’elle a de prendre des mesures d’accommodement, ne concernent en rien les éléments de preuve mentionnés dans le rapport sur le processus d’embauche de 2018 ou les conclusions tirées dans ce rapport.

[52] À la lumière de la preuve dont fait état l’enquêteuse dans son rapport, je ne vois aucune raison de conclure que les préoccupations soulevées par la Commission permettent d’affirmer que M. Farmer a été exclu du processus d’embauche en 2018 parce qu’aucune mesure d’accommodement n’a été prise à son égard ou qu’il a fait l’objet d’un traitement différent pour un motif de distinction illicite. Encore là, et plus précisément, la décision ne fournit aucun motif justifiant une telle conclusion. Je conclus donc qu’il était déraisonnable pour la Commission de renvoyer au Tribunal les allégations relatives au processus d’embauche de 2018 avancées par M. Farmer pour qu’elles fassent l’objet d’un examen plus poussé.

[53] La HEA a donc gain de cause quant à son premier motif de contrôle, qui porte sur le renvoi des allégations de discrimination individuelle au Tribunal.

C. La Commission a‑t‑elle expliqué de façon intelligible pourquoi elle a renvoyé au Tribunal les allégations de discrimination systémique faites par M. Farmer, contrairement à la recommandation de l’enquêteuse?

[54] Pour contester la décision de la Commission de renvoyer les allégations de discrimination systémique au Tribunal, la HEA s’appuie sur les mêmes principes jurisprudentiels que ceux examinés plus tôt dans les présents motifs. Elle fait valoir que la décision ne présente aucune analyse intelligible à l’appui de la conclusion qu’un examen de ces allégations est justifié.

[55] La HEA souligne que la Commission convient avec l’enquêteuse qu’il faut plus qu’une simple preuve statistique de sous‑représentation en milieu de travail pour étayer une allégation de discrimination systémique. Cette conclusion résulte de l’application du paragraphe 40.1(2) de la LCDP. La décision de la Commission de renvoyer au Tribunal les allégations de discrimination systémique découle de ce que M. Farmer a fondé ces allégations sur des motifs autres que la composition statistique de l’effectif au port.

[56] Comme je l’ai fait remarquer précédemment dans les présents motifs, la Commission a mentionné que M. Farmer a allégué que des candidats ayant des liens familiaux et personnels avec des membres actuels de l’ILA ont pu franchir les étapes du processus de demande et être inscrits à un tableau alors qu’ils avaient moins d’expérience de travail et de compétences que d’autres candidats, dont lui. La Commission a également fait état de l’allégation selon laquelle les quelques Afro‑Canadiens qui sont inscrits à un tableau et qui finissent par devenir membres de l’ILA ont tendance à obtenir ce statut à un âge plus avancé que les autres candidats. Après avoir passé la preuve en revue, la Commission a conclu que la preuve étayait raisonnablement les allégations de discrimination systémique au sein de la HEA.

[57] Ainsi, la Commission explique sa conclusion que les allégations de discrimination systémique justifient un examen plus approfondi, ce qu’elle n’a pas fait pour les allégations de discrimination individuelle. La Cour doit déterminer si cette explication est raisonnable et si elle exempte de toute faille décisive dans sa logique globale ou de toute autre erreur susceptible de contrôle qu’aurait pu commettre la Commission dans le traitement de la preuve (voir Vavilov, au para 102).

[58] Dans sa contestation de ce volet de la décision, la HEA se concentre d’abord sur ce qu’elle appelle « l’allégation relative à l’âge », selon laquelle les quelques Afro‑Canadiens qui sont inscrits au tableau et qui finissent par devenir membres du syndicat ont tendance à atteindre ce statut à un âge plus avancé que les autres candidats. La HEA soutient que, s’agissant de cette allégation, la décision est déraisonnable pour plusieurs raisons :

  • A) L’allégation relative à l’âge vise l’ILA, et non la HEA, car seule l’ILA décide qui devient membre du syndicat;

  • B) L’allégation relative à l’âge est une simple affirmation de discrimination, non étayée par des faits;

  • C) Le rapport montre que cette allégation n’a fait l’objet d’aucune enquête.

[59] À cet égard, je constate que les avocats de la HEA ont confirmé à l’audience que leur cliente ne considère pas que la plainte ou la décision repose sur une allégation de discrimination fondée sur l’âge. En fait, ce qui est allégué, c’est que l’un des effets de la discrimination raciale systémique dans les pratiques d’embauche est qu’il faut plus de temps aux Afro‑Canadiens pour devenir membres du syndicat. Je souscris à cette façon de décrire l’allégation.

[60] J’estime également que la Commission a abordé l’allégation relative à l’âge d’une façon qui concorde avec cette description. Bien qu’elle ait dit de cette allégation qu’elle se dégageait des observations formulées par M. Farmer, la Commission s’est ensuite reportée à la preuve et a souligné certains des commentaires cités dans le rapport qui, selon elle, appuyaient l’allégation faite par M. Farmer au sujet de membres de la famille et d’amis qui ont eu d’autres occasions de s’exercer sur l’équipement. J’estime que la décision repose sur la preuve se rapportant à cette allégation, et non à l’allégation relative à l’âge, qui découle simplement de celle liée à la formation supplémentaire à laquelle d’autres candidats auraient eu accès. Je conclus donc que les arguments avancés par la HEA au sujet de l’allégation relative à l’âge ne soulèvent aucune question susceptible de contrôle.

[61] Je passe maintenant à l’allégation de discrimination systémique découlant des possibilités de formation supplémentaire dont auraient bénéficié des membres de la famille et des amis. La HEA soutient qu’il était déraisonnable pour la Commission de conclure que cette allégation n’était pas contestée et qu’elle pouvait constituer un motif de discrimination.

[62] La HEA fait remarquer que, pour qu’il y ait discrimination systémique, l’article 10 de la LCDP exige des lignes de conduite qui soient fondées sur un motif de distinction illicite et qui soient susceptibles d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus. La HEA soutient que l’enquêteuse a de toute évidence jugé que la preuve ne permettait pas de conclure à l’existence de telles lignes de conduite, et que la Commission n’a pas expliqué pourquoi elle s’était écartée de cette conclusion.

[63] J’accepte la description que fait la HEA de la conclusion de l’enquêteuse. Or, s’agissant de ce motif de contrôle, je ne partage pas l’avis de la HEA selon qui la Commission n’a pas justifié sa décision de s’écarter de cette conclusion. Pour arriver à cette décision, la Commission s’est manifestement appuyée sur ce qu’elle a appelé les commentaires cités aux pages 24 et 25 du rapport qui, selon elle, appuient les allégations de M. Farmer. La HEA soutient, et je suis d’accord, qu’elle renvoie aux paragraphes suivants du rapport :

[traduction]

99. Graham MacKillop, surintendant de la formation, affirme qu’il a « entendu des histoires » au sujet de candidats ayant des liens familiaux qui ont des occasions informelles de s’exercer sur l’équipement utilisé pour les examens. Toutefois, ces rumeurs ont commencé à courir seulement « après que tout cela s’est produit ». Il affirme que lui‑même n’a rien vu : « ça ne vient assurément pas de moi [] Ce n’est assurément pas un de mes formateurs [] » M. MacKillop affirme que, lorsqu’il a entendu ces rumeurs pour la première fois, il a d’abord pensé que, si c’était le cas, ce n’était « vraiment pas juste ». Cependant, il ajoute : « encore là, ce n’est pas différent que d’acquérir de l’expérience auprès d’une autre entreprise de formation ou d’un ami qui conduit des semi‑remorques ». M. MacKillop affirme qu’après avoir exclu le plaignant du processus de formation, il lui a donné le nom d’entreprises de camionnage externes et lui a recommandé d’acquérir plus d’expérience dans ce domaine. Le plaignant confirme que M. MacKillop l’a fait.

100. Ryan Hill, formateur, affirme qu’il travaille sur les quais depuis 1989 et qu’il est formateur depuis trois ans. Il dit que des membres de sa famille travaillent sur les quais, et que : « J’avais l’habitude d’aller voir comment les choses se passaient lorsque ma famille était là. J’allais voir ce qu’ils faisaient. Mais je n’ai jamais donné de formation informelle à personne ».

[64] J’estime que la décision montre que la Commission a conclu que les déclarations de ces deux témoins, qui ont participé au processus de formation de la HEA, étayaient les allégations de M. Farmer et justifiaient par conséquent le renvoi des allégations de discrimination systémique au Tribunal. La Commission a donc expliqué cet aspect de sa décision, ce qu’elle n’a pas fait pour les allégations de discrimination individuelle.

[65] La HEA soutient que la Commission a apprécié la preuve de façon déraisonnable lorsqu’elle a conclu que le rapport ne contenait aucun renseignement tendant à réfuter ou à contredire l’observation de M. Farmer sur les liens familiaux allégués. À cet égard, la HEA fait remarquer que l’enquêteuse précise dans son rapport que sa conclusion – que la HEA n’avait pas l’habitude d’offrir des possibilités de formation supplémentaire – repose autant sur l’absence d’éléments corroborants que sur la preuve abondante à l’effet contraire.

[66] J’estime que le passage du rapport qui porte sur l’absence d’éléments corroborants se rapporte au fait que M. Farmer n’a pas été capable de fournir les noms de personnes en mesure de corroborer son allégation. Il est vrai que l’enquêteuse ne semble pas avoir considéré les témoignages de M. MacKillop et de M. Hill comme des éléments corroborants, mais il reste que la décision indique que la Commission a tiré la conclusion contraire. Consciente de la déférence dont elle doit faire preuve lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable à l’appréciation faite par un tribunal administratif de la preuve qui lui est soumise, ce qui l’empêche d’apprécier à nouveau cette preuve (voir Vavilov, au para 125), la Cour n’a aucune raison de modifier cette conclusion.

[67] En ce qui concerne la conclusion de la Commission selon laquelle le rapport ne fait état d’aucun renseignement tendant à réfuter ou à contredire les observations de M. Farmer, la HEA soutient que le rapport contient en fait de nombreux renseignements qui réfutent ou contredisent l’allégation relative aux liens familiaux, s’appuyant à cet égard sur la preuve testimoniale et la preuve documentaire qu’elle a présentées.

[68] Les témoins qui ont participé au processus de formation ont déclaré n’avoir jamais offert personnellement de formation informelle. Certains d’entre eux ont également déclaré qu’ils n’étaient pas au courant que de la formation informelle était offerte. La Commission a souligné que la HEA contestait de façon générale l’allégation de discrimination systémique. Toutefois, les témoins n’ont parlé que de leur expérience personnelle. Par exemple, M. McKillop a déclaré que ses formateurs et lui n’ont pas donné de formation informelle, mais que, lorsqu’il a entendu des rumeurs à ce sujet pour la première fois, il a pensé que, si c’était le cas, ce n’était pas vraiment juste (mon soulignement). Je ne peux conclure que la Commission a mal interprété la preuve testimoniale lorsqu’elle a conclu que rien ne permettait de réfuter les allégations de M. Farmer.

[69] La preuve documentaire fournie par la HEA fait état du temps de formation supplémentaire auquel les stagiaires ont eu droit entre 2000 et 2017, et il appert que plus de temps a été accordé en 2000 alors que presque rien n’a été offert par la suite. Je crois cependant comprendre que les allégations de discrimination systémique soulevées par M. Farmer ont trait à des occasions de formation de nature informelle qui ne seraient pas nécessairement consignées dans les dossiers de la HEA. Là encore, la conclusion de la Commission selon laquelle la preuve de la HEA ne réfute pas ces allégations n’est pas déraisonnable.

[70] La HEA soutient que la décision inverse le fardeau qui incombe à M. Farmer d’établir qu’il existe un motif raisonnable de renvoyer sa plainte au Tribunal. Elle fait valoir que la Commission a commis une erreur en plaçant ce fardeau sur ses épaules, ce qui l’oblige à prouver que la plainte n’est pas fondée. La HEA est d’avis que les commentaires de MM. MacKillop et Hill portent tout au plus sur des événements antérieurs qui n’ont rien à voir avec ses pratiques actuelles et son engagement à l’égard de l’équité en matière d’emploi.

[71] Je ne suis pas d’accord pour dire que la décision inverse le fardeau de la preuve applicable. Certes, je conviens avec la HEA que M. Farmer n’a présenté aucun élément corroborant son allégation que l’on avait offert de la formation informelle à des amis et à des membres de la famille, mais la Commission a considéré que les déclarations des témoins qui ont participé à la formation étayaient cette allégation. Même si l’argument de la HEA, selon qui ces déclarations se rapportent à une ancienne pratique, s’avérait exact, il n’appartient pas la Cour de se prononcer sur cette question dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Je ne peux conclure que le fait que la Commission s’est appuyée sur cette preuve pour décider que le renvoi au Tribunal était justifié mine le caractère raisonnable de cet aspect de la décision.

D. La Commission a‑t‑elle expliqué pourquoi elle a renvoyé la plainte de M. Farmer au Tribunal, alors qu’elle a décidé de rejeter une plainte connexe déposée à l’encontre de l’ILA dans laquelle M. Farmer alléguait sensiblement les mêmes faits?

[72] La Commission a souligné l’absence de chevauchement entre les allégations de discrimination individuelle liée aux processus d’embauche de 2017 et de 2018 que M. Farmer a soulevées à l’égard de la HEA et de l’ILA. Cependant, en ce qui concerne la discrimination systémique, les allégations contenues dans les deux plaintes sont presque identiques. La HEA soutient donc que la Commission n’a pas expliqué pourquoi elle a renvoyé la plainte visant la HEA au Tribunal tout en rejetant la plainte portée contre l’ILA.

[73] La HEA fait valoir qu’au contraire, la preuve étayait davantage l’allégation soulevée à l’encontre de l’ILA. Dans son rapport, l’enquêteuse explique, au sujet de cette allégation, que l’ILA sait qu’il est arrivé qu’un membre du syndicat donne à un parent, à un ami ou à une petite amie, qui est stagiaire, l’occasion de s’exercer à faire fonctionner une machine.

[74] La HEA renvoie la Cour à la décision Alliance de la Fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2018 CF 33, à l’appui de la proposition qu’une décision qui est incompatible avec une décision sur une plainte connexe doit être annulée (voir para 31). Dans cette affaire, constatant qu’aucun motif ne justifiait les décisions contradictoires, le juge Phelan a expliqué comme suit les principes qui sous‑tendent le contrôle du caractère raisonnable (aux para 24 à 26) :

24. Il est évidemment et manifestement accepté par la Cour d’appel fédérale qu’un tribunal doit être en mesure de comprendre le fondement sur lequel une décision a été rendue pour déterminer si cette décision appartient aux issues raisonnables. Dans l’arrêt Lloyd c Canada (Procureur général), 2016 CAF 115, au paragraphe 24, 265 ACWS (3d) 1036, la Cour d’appel fédérale a indiqué qu’une décision ne peut justifier le contrôle judiciaire sans se livrer à la spéculation et à la rationalisation, et a cité la décision Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11, 16 Imm LR (4th) 267 :

[11] L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page.

25. Dans l’examen de cet aspect du caractère raisonnable, la Cour doit se livrer à une réflexion rationnelle sur ce que le décideur avait à l’esprit. Ce serait un triomphe de la forme sur le fond que d’annuler une décision si on comprenait parfaitement ce que le décideur pensait, mais qu’il n’a pas exprimé clairement ou adéquatement.

26. « Relier les points » exige que les points soient clairs et mènent inexorablement à une seule conclusion. En l’espèce, je ne vois aucun point et, si ces points existent, ils sont trop opaques.

[75] Cette interprétation de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c TerreNeuveetLabrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, a par la suite été confirmée dans l’arrêt Vavilov (aux para 96 et 97).

[76] En l’espèce, la décision relative à la plainte visant la HEA ne contient aucune explication explicite de la raison pour laquelle l’issue de cette plainte est différente de l’issue de la plainte visant l’ILA. Je me suis toutefois demandé si, en comparant les deux décisions, la Cour pouvait « relier les points » de la manière décrite dans la jurisprudence.

[77] Comme je l’ai mentionné, la décision par laquelle la Commission rejette la plainte déposée contre l’ILA est très brève. La Commission explique qu’elle a examiné le rapport rédigé par l’enquêteuse quant à cette plainte de M. Farmer de même que toutes les observations déposées par les parties en réponse au rapport. Se fondant sur ces éléments, la Commission a décidé de rejeter la plainte parce que, eu égard à l’ensemble des circonstances, il n’était pas justifié de procéder à un examen plus approfondi de celle‑ci. Il ressort de la jurisprudence que, lorsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur, les motifs de ce dernier deviennent les motifs de la Commission (voir Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 au para 37).

[78] Dans son rapport sur la plainte contre l’ILA, l’enquêteuse énonce comme suit sa conclusion sur les allégations de discrimination systémique :

[traduction]

Il est allégué dans la plainte qu’il existe une pratique informelle grâce à laquelle certains stagiaires ayant des « liens » avec le syndicat auraient accès à une formation supplémentaire – jusqu’à six à huit semaines. Toutefois, le plaignant n’a pas été en mesure de fournir le nom de personnes qui pourraient corroborer cette allégation. Selon la convention collective, c’est à la HEA – et non à l’intimée – qu’incombe la formation des débardeurs. Ce qui explique que l’intimée ne semble pas avoir de lignes de conduite en matière de formation. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse de cette allégation.

[79] Quant aux éléments de preuve auxquels la HEA a fait référence en soulevant ce motif de contrôle, l’enquêteuse déclare ce qui suit :

[traduction]

L’intimée dit savoir qu’il est arrivé à l’occasion qu’un membre « a donné à un parent, à un ami ou à une petite amie qui est un stagiaire » l’occasion de s’exercer à faire fonctionner une machine. Or, elle dit que cela se fait sur la propriété de l’employeur et sur l’équipement de l’employeur. Elle précise qu’elle n’encourage pas cette pratique, qu’elle ne l’organise pas, ne l’approuve pas et ne l’autorise pas.

[80] À mon avis, le rapport de l’enquêteuse contient les « points » nécessaires pour comprendre les raisons pour lesquelles la Commission a décidé de rejeter la plainte déposée contre l’ILA, tout en renvoyant la plainte visant la HEA au Tribunal. Il appert de la preuve présentée à l’enquêteuse, et de sa conclusion, que c’était la HEA, et non l’ILA, qui était responsable de la formation. Bien que les formateurs puissent être membres du syndicat, c’est le fait que la HEA ait la responsabilité de la formation qui sous‑tend la décision de la Commission de renvoyer l’allégation de discrimination systémique entourant la formation, qui vise seulement la HEA, au Tribunal pour un examen plus approfondi.

[81] Je ne saurais donc conclure que la décision est déraisonnable du fait que la Commission a rendu des décisions différentes à l’égard des deux plaintes.


V. Conclusion

[82] J’ai conclu que la décision était déraisonnable au regard du premier motif de contrôle soulevé par la HEA. Même si j’estime que les deux autres questions soulevées par la HEA sont dépourvues de fondement, il reste que la décision doit être annulée.

[83] Dans son avis de demande, la HEA sollicite une ordonnance annulant la décision et a) rejetant la plainte de M. Farmer eu égard au dossier présenté à la Cour, ou b) renvoyant l’affaire à la Commission pour qu’elle fasse l’objet d’un nouvel examen par des commissaires différents conformément aux directives de la Cour. Toutefois, la HEA n’a pas demandé à la Cour de rejeter la plainte dans ses observations écrites ou orales. Quoi qu’il en soit, je ne vois aucune raison d’accorder un tel redressement eu égard aux faits en l’espèce.

[84] J’ordonnerai donc l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à la Commission afin qu’elle soit réexaminée par des commissaires différents conformément aux présents motifs.

[85] Bien que dans sa nouvelle décision, la Commission doive corriger l’erreur révisable relevée dans les présents motifs en ce qui concerne les allégations de discrimination individuelle, elle peut également, à la lumière de toute autre observation présentée par les parties à sa demande, examiner de nouveau les allégations de discrimination systémique.

[86] Aucune des parties n’a sollicité des dépens dans la présente demande, et aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT rendu dans le dossier T74120

LA COUR statue :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne, en date du 3 juin 2020, qui demandait au président du Tribunal canadien des droits de la personne de désigner un membre pour instruire la plainte déposée en date du 17 juillet 2018 par le défendeur, Graham Farmer, contre la demanderesse, Halifax Employers Association, est par les présentes annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à des commissaires différents de la Commission canadienne des droits de la personne pour réexamen conformément aux motifs de la Cour.

  4. Aucune ordonnance n’est rendue concernant les dépens.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑741‑20

INTITULÉ :

HALIFAX EMPLOYERS ASSOCIATION c GRAHAM FARMER

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À halifax

DATE DE L’AUDIENCE :

le 1er février 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 12 FÉVRIER 2021

COMPARUTIONS :

Brian G. Johnston

Richard Jordon

pour la demanderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart McKelvey LLP

Halifax (NouvelleÉcosse)

pour la demanderesse

 

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