Dossier : IMM‑5235‑19
Référence : 2021 CF 141
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 11 février 2021
En présence de monsieur le juge McHaffie
ENTRE :
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LOREBETH GARCIA
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Survol
[1]
La demande de résidence permanente de Lorebeth Garcia présentée au titre de la catégorie des aides familiaux résidants a été refusée parce que son époux, Joresce Ballesteros, a été jugé interdit de territoire au Canada pour criminalité. Il a été interdit de territoire en raison d’une bagarre survenue dans un bar aux Philippines en 2006, laquelle a donné lieu au dépôt d’accusations contre M. Ballesteros. Ces accusations ont été retirées plus tard après que le plaignant eut déposé un affidavit de désistement dans lequel il affirmait que les accusés, dont M. Ballesteros, n’avaient pas eu l’intention de le tuer ou de le blesser et que, s’il était appelé à témoigner, son témoignage exonérerait complètement les accusés. Un agent des visas a conclu que les actes commis par M. Ballesteros équivalaient à des voies de fait causant des lésions corporelles suivant les articles 265 et 267 du Code criminel, LRC 1985, c C‑46, et que malgré le retrait des accusations, il y avait des motifs raisonnables de croire que l’infraction avait été commise. Par conséquent, il a conclu que M. Ballesteros était interdit de territoire suivant l’alinéa 36(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[2]
Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec Mme Garcia pour dire que la décision de l’agent des visas était déraisonnable et inéquitable. L’agent des visas ne s’est pas livré à une évaluation appropriée des éléments constitutifs de l’infraction au Canada, et en particulier, du moyen fondé sur la légitime défense que M. Ballesteros invoquait depuis le dépôt des accusations. L’agent des visas n’a pas non plus évalué de manière adéquate les éléments de preuve dans leur ensemble, ni exposé pourquoi il n’avait pas retenu le témoignage de M. Ballesteros, ni expliqué pourquoi la preuve indiquait toujours la présence de motifs raisonnables de croire qu’une infraction avait été commise malgré l’affidavit de désistement du plaignant. Enfin, il était déraisonnable pour l’agent des visas de tenir pour acquis que l’affidavit de désistement et le retrait subséquent des accusations découlaient d’un règlement même s’il n'y avait aucun élément de preuve le démontrant. Il était aussi inéquitable qu’il soit arrivé à cette conclusion sans avoir d’abord informé Mme Garcia à ce sujet et sans lui avoir donné la possibilité d’y répondre.
[3]
Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Les questions en litige et la norme de contrôle
[4]
Bien qu’elles soient formulées de façon quelque peu différente, les principales questions en litige soulevées par Mme Garcia dans la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :
L’agent des visas a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a conclu, sans s’être livré à l’analyse requise de l’infraction ou après avoir fait une évaluation déraisonnable du dossier de preuve, que M. Ballesteros était interdit de territoire suivant l’alinéa 36(1)c) de la LIPR?
L’agent des visas a‑t‑il manqué à son obligation d’équité procédurale lorsqu’il a pris sa décision?
[5]
Les parties s’entendent pour dire que la première de ces questions en litige s’attache au fond de la décision de l’agent des visas et qu’elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25). Pour évaluer le caractère raisonnable d’une telle décision, la Cour tient compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée »
(Vavilov, au para 15). Lorsqu’elle se livre à cet exercice, la Cour examine le contexte administratif dans lequel la décision est prise, notamment le contexte institutionnel ainsi que les éléments de preuve et les observations présentés au décideur (Vavilov, aux para 89–96, 125–128). Une décision raisonnable doit être fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et être « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, aux para 85, 90, 99, 105–107). Même si le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est « rigoureux »
, la Cour n’infirmera pas la décision, à moins qu’elle soit convaincue qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, aux para 12–13, 99–100).
[6]
La deuxième question en litige concerne le processus qui a mené à la prise de décision, plutôt qu’au fond de la décision même. En ce qui concerne ces questions, la Cour se demande si la procédure était équitable et juste eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54). Cet exercice est « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte »
, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée (Canadien Pacifique, au para 54, citant Eagle’s Nest Youth Ranch Inc v Corman Park (Rural Municipality #344), 2016 SKCA 20 au para 20).
[7]
Par souci d’exhaustivité, je tiens à faire remarquer que dans sa demande de contrôle judiciaire, Mme Garcia a aussi soulevé une question concernant le défaut de l’agent des visas de tenir compte de la réadaptation présumée. Cet argument a été retiré à l’audience.
III.
Analyse
A.
La décision de l’agent des visas n’était pas raisonnable
(1)
Les dispositions législatives et réglementaires pertinentes
[8]
Madame Garcia travaille au Canada à titre d’aide familiale résidante depuis 2009. Elle a demandé la résidence permanente en 2011 à titre de membre de la « catégorie des aidants familiaux résidants »
qui existait à l’époque et a ajouté son époux, M. Ballesteros, à titre de personne à charge l’accompagnant dans la demande faite en 2014. La demande de Mme Garcia était régie, entre autres dispositions, par le sous‑alinéa 72(1)e)(i) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, selon lequel l’étranger au Canada devient résident permanent s’il est établi que « ni lui ni les membres de sa famille — qu’ils l’accompagnent ou non — ne sont interdits de territoire »
.
[9]
Le paragraphe 36(1) de la LIPR énonce les motifs d’interdiction de territoire pour grande criminalité. Bien que la seule disposition applicable en l’espèce soit l’alinéa 36(1)c), je reproduis également l’alinéa 36(1)b), car il s’applique à une partie de l’analyse exposée plus loin :
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Selon l’article 33 de la LIPR, les faits qui emportent interdiction de territoire pour criminalité sont appréciés sur la base de « motifs raisonnables de croire »
qu’ils sont survenus :
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[11]
Selon la Cour suprême du Canada, cette norme exige davantage qu’un simple soupçon, mais elle est tout de même moins stricte que la prépondérance des probabilités (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au para 114). La croyance doit « posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi »
(Mugesera, au para 114). Comme il s’agit d’une question de droit, le décideur doit être convaincu que ces faits appréciés sur la base de la norme des « motifs raisonnables de croire »
constituent une infraction (Mugesera, au para 116).
[12]
La question pertinente que s’est posée l’agent des visas était donc celle de savoir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Ballesteros, en sa qualité de membre de la famille de Mme Garcia, avait commis aux Philippines un acte qui y constitue une infraction, laquelle, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.
(2)
Les éléments de preuve concernant les accusations portées contre M. Ballesteros
[13]
Monsieur Ballesteros et quatre de ses compagnons ont été accusés aux Philippines de frustrated homicide, un homicide mené à terme, mais n’ayant pas entraîné la mort. L’accusation a été portée à la suite d’un événement survenu en juin 2006 au cours duquel le groupe de M. Ballesteros a été impliqué dans une bagarre à l’extérieur d’un bar de karaoké à Echague avec deux autres hommes, Joenard Humiwat et Jacinto Balisi. Le plaignant, M. Humiwat, a dit avoir été frappé avec une bouteille de bière par un des amis de M. Ballesteros, puis avoir été grièvement battu par le groupe de M. Ballesteros. Monsieur Humiwat a subi de nombreuses blessures, y compris un traumatisme cérébral, des blessures au visage et une fracture du crâne.
[14]
Les cinq coaccusés ont déposé un affidavit conjoint dans le cadre de la poursuite criminelle aux Philippines. Ils ont affirmé qu’il y avait eu des altercations verbales précédemment dans le bar de karaoké entre les coaccusés, d’une part, et MM. Humiwat et Balisi, d’autre part. Après que le groupe de M. Ballesteros a quitté le bar, M. Balisi a poignardé l’un d’entre eux sans avertissement. Dans la mêlée qui a suivi, M. Ballesteros a aussi été poignardé en tentant d’intervenir. Les coaccusés ont admis qu’il y avait eu une bagarre, mais ils ont affirmé avoir agi en légitime défense et nié que l’un d’entre eux avait frappé M. Humiwat avec une bouteille. Cela contredisait directement la version des faits de M. Humiwat. Monsieur Ballesteros, en particulier, a déclaré solennellement dans l’affidavit qu’il aurait été physiquement impossible pour lui d’attaquer M. Humiwat, car il venait d’être poignardé.
[15]
Le poursuivant dans l’affaire a conclu que, malgré les déclarations des coaccusés, il valait mieux qu’un tribunal se prononce sur ces moyens de défense après une instruction tenue en bonne et due forme. Par conséquent, il a signé une résolution recommandant le dépôt d’une dénonciation. Monsieur Ballesteros et les autres accusés ont présenté une requête en vue de faire réexaminer la résolution. Dans son ordonnance rejetant la requête, le poursuivant a conclu qu’il y avait [traduction] « un motif suffisant de croire qu’ils avaient commis l’acte criminel qui leur était reproché, qu’ils seraient probablement reconnus coupables et qu’ils devaient être traduits en justice »
. Le poursuivant a également souligné qu’il y avait des préoccupations liées à la crédibilité et que la seule question à trancher selon lui consistait à se demander si les éléments de preuve permettaient de croire que l’acte criminel avait été commis. Il a également conclu que le fardeau de prouver la légitime défense incombait aux accusés et qu’ils [traduction] « devaient se voir accorder la possibilité d’établir devant le tribunal compétent le moyen de défense invoqué »
. La dénonciation a donc été déposée en mars 2007.
[16]
En mars 2009, le poursuivant a déposé une requête en annulation de la poursuite. La requête reposait sur l’« affidavit de désistement »
souscrit par M. Humiwat, dans lequel il affirmait que :
ce qui s’était produit n’était [traduction]
« rien d’autre que le produit d’une mauvaise appréciation des faits et d’un malentendu »
;l’accusé n’avait pas eu l’intention de le tuer ou de le blesser;
il ne souhaitait plus que l’affaire soit portée en justice et ne souhaitait plus témoigner;
s’il était appelé à témoigner, il [traduction]
« témoignerait de manière à exonérer complètement [les accusés] de toute responsabilité civile ou criminelle ».
[17]
Les accusations, visées dans la dénonciation, portées contre M. Ballesteros et les autres ont été rejetées dans une ordonnance rendue par un juge le 5 mars 2009.
(3)
La décision de l’agent des visas
[18]
Selon les notes consignées au Système mondial de gestion des cas (SMGC), un agent des visas à Manille a examiné le dossier criminel de M. Ballesteros depuis les Philippines, en décembre 2018. Après avoir mentionné l’accusation portée contre M. Ballesteros, l’agent des visas a poursuivi son analyse comme suit :
[traduction]
L’affaire a été rejetée le 5 mars 2009 après des années d’audiences qui n’ont abouti qu’à un affidavit de désistement souscrit par le plaignant dans lequel il exprimait ne plus vouloir que l’affaire suive son cours devant les tribunaux. Dans son explication écrite, Joresce mentionne que les blessures physiques subies par le plaignant découlaient du fait que le plaignant et son ami les avaient attaqués, lui et ses amis. Or, dans son affidavit, le plaignant dit qu’un des compagnons de Joresce l’a frappé avec une bouteille de bière sur la tête, ce qui l’a fait tomber au sol pendant que les autres, dont Joresce, se sont mis à le battre. Même si le plaignant a souscrit un affidavit de désistement, selon des documents de la cour qui sont au dossier, y compris le certificat médical du plaignant, j’estime que Joresce a commis un acte qui, commis au Canada, constituerait une infraction de voies de fait causant des lésions corporelles, prévue au paragraphe 265(1) du Code criminel du Canada […]
[Non souligné dans l’original.]
[19]
Le reste de l’analyse de l’agent des visas dans l’entrée consignée en décembre 2018 ne reproduit que certaines parties des articles 265 et 267 du Code criminel, et l’agent conclut que M. Ballesteros est interdit de territoire suivant l’alinéa 36(1)c) de la LIPR.
[20]
À la suite de cette entrée, une « lettre d’équité procédurale »
a été transmise à Mme Garcia, dans laquelle l’auteur indiquait que M. Ballesteros était interdit de territoire sur le fondement de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, et donnait à Mme Garcia la possibilité de présenter des observations à ce sujet. En guise de réponse, Mme Garcia a fourni des observations et une déclaration solennelle de M. Ballesteros. Dans chacun de ces documents, M. Ballesteros soulignait sa version des événements survenus au bar et faisait savoir qu’à son avis, il avait été accusé à tort. Monsieur Ballesteros a aussi réitéré que ses compagnons et lui avaient été les premiers à déposer une plainte à la police contre M. Balisi, et que la plainte contre M. Ballesteros et ses amis avait été portée en réaction à la plainte déposée contre M. Balisi. Madame Garcia a souligné que les accusations avaient été rejetées et elle s’est appuyée sur Arevalo Pineda, de notre Cour, pour affirmer que le retrait des accusations était une preuve prima facie qu’aucun acte criminel n’avait été commis (Arevalo Pineda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 454 au para 31).
[21]
Le dossier a été renvoyé à Manille. Le même agent a examiné le dossier et, dans les autres notes qu’il a consignées au SMGC en juillet 2019, il s’en tenu au retrait de l’accusation et à l’affidavit de désistement :
[traduction]
J’avais déjà tenu compte du rejet de la poursuite lors de mon examen initial de la criminalité. Or, un affidavit de désistement souscrit par le plaignant ne signifie pas nécessairement que Joresce n’a pas l’acte qui lui était reproché. Comme le processus d’instruction est long aux Philippines, les règlements extrajudiciaires sont courants. Si toutes les parties s’entendent sur les modalités d’un règlement, la solution de rechange qui est appliquée dans ce cas exige que le plaignant souscrive un affidavit de désistement dans lequel il dit avoir mal compris les faits et qu’il ne veut plus que l’affaire soit tranchée par le tribunal. La poursuite est ainsi rejetée au motif qu’en l’absence de preuve fournie par le témoin, le tribunal ne peut donc conclure à la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Par conséquent, malgré le rejet, l’agent doit tout de même faire un examen approfondi des circonstances qui ont mené au dépôt des accusations, y compris les éléments de preuve versés au dossier, afin de faire une juste évaluation de l’admissibilité. J’ai tenu compte de la réponse à la lettre d’équité procédurale; toutefois, les renseignements qu’elle contenait ne changent pas mon évaluation concernant la criminalité de l’époux de la DP‑Canada. À la lumière des renseignements dont je dispose, je demeure convaincu que Joresce est interdit de territoire pour criminalité au Canada suivant l’alinéa 36(1)c) de la LIPR.
[Non souligné dans l’original.]
[22]
Le dossier de Mme Garcia a été renvoyé à Edmonton, où un agent des visas s’est appuyé sur la conclusion de l’agent des visas de Manille pour conclure que Mme Garcia était interdite de territoire et pour refuser sa demande de résidence permanente. Même si l’agent des visas d’Edmonton a dit que sa décision avait été prise à la lumière des renseignements dont il disposait, il n’a pas effectué une analyse indépendante de l’affaire. Les motifs du refus sont donc ceux de l’agent de Manille, tels qu’ils ont été exposés dans les deux notes consignées au SMGC en décembre 2018 et en juillet 2019, et c’est sur quoi les parties ont fondé leur argumentation en l’espèce.
(4)
La décision de l’agent des visas était déraisonnable
a)
L’évaluation des éléments constitutifs de l’infraction faite par l’agent des visas n’était pas raisonnable
[23]
L’agent des visas a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Ballesteros avait commis des actes qui, commis au Canada, constitueraient une infraction de voies de fait causant des lésions corporelles. Pour tirer raisonnablement cette conclusion, l’agent des visas devait se demander s’il y avait des motifs raisonnables de croire que les actes commis par M. Ballesteros comportaient les éléments constitutifs de l’infraction au Canada. Il convient de souligner que, dans Vavilov, la Cour suprême a utilisé les conclusions qui peuvent être tirées quant à la criminalité dans le contexte de l’immigration comme exemple des contraintes juridiques imposées par un précédent. La Cour a souligné qu’il serait « à l’évidence déraisonnable »
pour une cour de justice compétente en matière d’immigration appelée à décider si un acte constitue une infraction criminelle en droit canadien de retenir une interprétation qui est incompatible avec l’interprétation que lui ont donnée les cours criminelles canadiennes (Vavilov, au para 112). Même si la norme de preuve qui s’applique au contexte de l’interdiction de territoire pour criminalité est moins rigoureuse que celle qui est exigée pour les poursuites criminelles, la question de droit qui s’applique pour décider si les faits satisfont aux exigences d’une infraction demeure inchangée (Mugesera, au para 116).
[24]
Comme je l’ai mentionné plus haut, l’agent des visas a reproduit la définition de voies de fait figurant au paragraphe 265(1) du Code criminel et le libellé de l’alinéa 267b), qui prévoit un emprisonnement maximal de dix ans lorsque des voies de fait causent des lésions corporelles. L’agent des visas n’a pas en l’espèce précisément fait état des divers éléments de l’infraction, mais le décideur administratif n’est pas tenu d’adopter la méthode applicable à un exposé au jury ou à la décision d’une cour criminelle (Vavilov, aux para 91–92). Néanmoins, pour que les motifs soient « justifiés »
, il doit apparaître clairement que l’analyse requise par la disposition législative applicable a été faite sous une forme ou une autre (Vavilov, aux para 95–96, 108).
[25]
En l’espèce, l’agent des visas a clairement pris en considération certains éléments de l’infraction, notamment l’existence de lésions corporelles (lorsqu’il a mentionné le « certificat médical du plaignant »
) et la question de savoir si M. Ballesteros avait participé à la perpétration des voies de fait subies par M. Humiwat. Madame Garcia fait toutefois valoir que l’agent ne s’est pas demandé si M. Ballesteros lui‑même avait causé les blessures infligées à M. Humiwat et si ses actes avaient été commis en légitime défense.
[26]
À la lumière de l’article 21 du Code criminel et du principe de la responsabilité des complices, je ne suis pas convaincu que l’agent des visas devait nécessairement se demander si M. Ballesteros lui‑même avait causé les blessures. Cependant, il n’est pas nécessaire que je tranche cette question, car je suis d’accord pour dire qu’il était déraisonnable pour l’agent de ne pas avoir évalué concrètement la question de la légitime défense. Le paragraphe 34(1) du Code criminel admet le moyen de défense, relativement à une infraction commise au Canada, fondé sur l’emploi ou la menace d’emploi de la force :
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[27]
Selon le témoignage de M. Ballesteros, devant la cour criminelle aux Philippines et aussi dans la déclaration solennelle qu’il a fournie à l’agent des visas, la force a été employée contre son ami qui a été poignardé et contre lui‑même, et tous les actes matériels qu’il a perpétrés contre M. Humiwat visaient à se défendre et à défendre ses amis contre MM. Humiwat et Balisi. Même si les observations de Mme Garcia en réponse à la lettre d’équité procédurale (déposées par son ancien conseil) auraient pu être plus claires à ce sujet, on soulevait dans les observations et dans la déclaration solennelle de M. Ballesteros la question de la légitime défense, laquelle constituait l’élément central de la réponse fournie par M. Ballesteros à l’allégation selon laquelle il avait commis un crime.
[28]
Pour évaluer si un acte constitue une infraction au Canada, il est nécessaire de tenir compte non seulement des éléments constitutifs de l’infraction, mais aussi des moyens de défense applicables (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 1 CF 235 (CA) au para 19). Dans Li, la Cour d’appel fédérale évaluait des infractions équivalentes, que nous examinerons plus loin, et j’estime que le même principe s’applique en l’espèce, que l’examen porte sur l’équivalence des infractions ou simplement sur la question de savoir si les actes perpétrés constituent une infraction au Canada. Le ministre n’a pas présenté d’argument contraire. Il a plutôt soutenu que le moyen fondé sur la légitime défense avait été pris en considération par l’agent des visas, vu que le poursuivant avait, après avoir tenu compte de ce moyen, néanmoins décidé de rejeter la requête en réexamen des coaccusés et de déposer la dénonciation.
[29]
Je ne puis admettre les arguments du ministre, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, rien dans les notes consignées au SMGC n’indique que l’agent des visas a concrètement évalué le moyen fondé sur la légitime défense ou qu’il s’est fondé sur le fait que la requête en réexamen avait été rejetée pour tirer une conclusion sur la légitime défense. La seule référence dans les notes consignées au SMGC à la légitime défense est l’extrait suivant tiré des notes de décembre 2018 : [traduction] « [M. Ballesteros] mentionne que le plaignant a subi des blessures physiques parce que lui-même et son ami l’avaient attaqué, lui et ses amis. »
Après avoir ainsi résumé le témoignage de M. Ballesteros, l’agent des visas n’a pas accordé plus d’attention au moyen fondé sur la légitime défense. Comme l’énonce la Cour suprême dans Vavilov, les motifs du décideur constituent le mécanisme principal par lequel celui‑ci démontre le caractère raisonnable de sa décision et démontre qu’il a écouté les parties (Vavilov, aux para 81, 84, 127). En l’absence de toute référence à la question de la légitime défense dans les motifs de l’agent des visas, la Cour ne devrait pas formuler des hypothèses au sujet du raisonnement de l’agent des visas sur cette question clé (Vavilov, aux para 96, 128).
[30]
Par ailleurs, l’agent des visas est chargé d’évaluer s’il y a des motifs raisonnables de croire que M. Ballesteros a commis des actes qui constitueraient une infraction au Canada. Comme le ministre l’a reconnu dans ses arguments, l’agent des visas ne peut simplement déléguer son devoir décisionnel au poursuivant étranger. Quoi qu’il en soit, si tant est que le poursuivant philippin se soit demandé si une instruction était nécessaire pour évaluer le moyen fondé sur la légitime défense, son analyse reposait sur le droit applicable aux Philippines. L’agent des visas était tenu d’évaluer s’il y avait des motifs raisonnables de croire que les actes auraient constitué une infraction au Canada, une chose que le poursuivant philippin n’a pas examinée.
[31]
Il importe également de souligner que dans sa décision sur la requête en réexamen, le poursuivant indiquait seulement que les éléments de preuve étaient suffisants pour déposer des accusations contre les coaccusés. Comme les parties en conviennent, la preuve relative à des accusations peut être prise en considération, mais les accusations elles‑mêmes ne peuvent être utilisées comme seule preuve de la criminalité (Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326 au para 50). L’agent des visas avait le droit de tenir compte des éléments de preuve sur lesquels reposait la décision de déposer les accusations, mais il ne pouvait pas s’appuyer sur cette seule décision.
[32]
Enfin, le dossier de preuve dont disposait l’agent des visas était très différent de celui dont disposait le poursuivant philippin au moment où ce dernier a rejeté la requête en réexamen. L’agent des visas avait, en plus de la déclaration solennelle supplémentaire de M. Ballesteros, l’affidavit de désistement souscrit par M. Humiwat et le document confirmant le retrait des accusations aux Philippines. Ces éléments de preuve sont examinés davantage plus loin, mais le fait que la requête en réexamen ait été tranchée sur le fondement d’un dossier différent mine davantage l’argument du ministre selon lequel l’agent des visas a évalué implicitement la légitime défense lorsqu’il a choisi de prendre appui sur la requête en réexamen.
[33]
Vu que M. Ballesteros pouvait plaider la légitime défense et que ce moyen jouait un rôle important dans sa réponse aux accusations criminelles portées contre lui, il était déraisonnable pour l’agent des visas de ne pas l’avoir examiné de manière approfondie avant de tirer une conclusion relative à l’admissibilité.
b)
L’évaluation des éléments de preuve faite par l’agent des visas était déraisonnable
[34]
Madame Garcia conteste également la manière dont l’agent des visas a apprécié les éléments de preuve, particulièrement ceux au sujet de l’instigateur de l’incident et ceux liés au retrait des accusations. Je conviens avec Mme Garcia que l’évaluation de ces éléments de preuve faite par l’agent des visas était déraisonnable.
[35]
Dans ses notes consignées au SMGC en décembre 2018, reproduites ci-dessus, l’agent des visas a brièvement examiné les différences, entre le témoignage de M. Ballesteros et celui de M. Humiwat, concernant l’instigateur de l’attaque. Or, l’agent des visas était convaincu que M. Ballesteros avait commis l’acte, malgré qu’il ait limité son analyse aux remarques suivantes : [traduction] « [S]elon les documents de la cour qui sont au dossier, y compris le certificat médical du plaignant… »
Le certificat médical du plaignant, sans surprise, ne mentionne que des blessures subies par M. Humiwat, lesquelles ne sont pas remises en cause. À mon avis, il était déraisonnable dans les circonstances pour l’agent des visas d’avoir limité son analyse des témoignages contradictoires sur une question clé au seul énoncé général selon lequel sa conclusion était fondée « [sur] les documents de la cour »
.
[36]
Les documents de la cour dont il est question comprenaient le document médical confirmant que l’ami de M. Ballesteros avait reçu plusieurs coups de couteau et celui confirmant le fait que M. Balisi a été accusé (également de frustrated homicide) relativement à cette attaque, chacun de ces documents corroborant vraisemblablement le témoignage de M. Ballesteros. Faisaient également partie de ces documents de la cour, le témoignage de M. Ballesteros et aussi ceux des autres accusés, qui corroboraient de façon semblable son récit. L’agent des visas n’a pas mentionné ces éléments de preuve qui disculpaient M. Ballesteros ni les autres éléments de preuve contenus dans la déclaration solennelle de M. Ballesteros, et il n’a pas expliqué pourquoi il a décidé de ne pas les retenir ou de ne pas s’appuyer sur eux. L’agent n’a pas non plus dit pourquoi il demeurait convaincu, à la lumière de ces éléments de preuve, que la plainte initiale de M. Humiwat était suffisante pour établir l’existence de motifs raisonnables de croire que M. Ballesteros avait commis un crime.
[37]
Les seuls éléments de preuve que l’agent des visas a examinés de façon détaillée étaient le retrait des accusations et l’affidavit de désistement y afférent. Dans ses notes consignées au SMGC en juillet 2019, l’agent des visas a écarté l’affidavit de désistement, parce qu’à son avis [traduction] « les règlements extrajudiciaires sont courants [aux Philippines] »
et qu’un affidavit de désistement constitue la « solution de rechange »
qui est appliquée lorsque les parties s’entendent sur les modalités d’un règlement. Toutefois, comme le souligne à raison Mme Garcia, le dossier de preuve dont disposait l’agent des visas ne fait état d’aucun règlement ou d’aucune modalité d’un règlement se rapportant à l’affidavit. Au contraire, dans sa déclaration solennelle, M. Ballesteros affirme que [traduction] « Joenard a retiré les accusations contre [eux] et la poursuite a été rejetée »
parce que ce dernier s’est rendu compte que lui et ses amis étaient les fautifs. La situation est donc très différente de celle exposée dans Urdas, invoquée par le ministre, où la preuve démontrait le fait que la plainte avait été rejetée en raison d’un règlement et les modalités de ce règlement (Urdas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 131 aux para 15, 23, 27–28). Le ministre affirme que l’agent des visas n’a pas conclu à l’existence d’un règlement en l’espèce, mais j’estime que l’agent des visas n’aurait pas jugé utile, compte tenu de la preuve dont il disposait, de faire une remarque sur les règlements dans son analyse s’il n’en était pas venu à une telle conclusion.
[38]
Sans autre élément de preuve ni justification, il était déraisonnable pour l’agent des visas de formuler des hypothèses ou de tenir pour acquis que le dépôt de l’affidavit de désistement s’inscrivait dans un règlement et qu’en conséquence, son contenu n’avait plus de valeur. C’est d’autant plus vrai étant donné que l’hypothèse de l’agent des visas a) contredit directement le témoignage de M. Ballesteros sur la raison du retrait et b) tient pour erroné le témoignage fait sous serment, contenu dans l’affidavit de désistement. Dans son affidavit de désistement, M. Humiwat affirme que M. Ballesteros n’avait pas l’intention de le blesser et que son témoignage [traduction] « disculperait complètement »
M. Ballesteros et les autres accusés de toute responsabilité criminelle. L’agent des visas a conclu que ce témoignage devait être écarté parce qu’il a supposé que l’affidavit avait été déposé dans le cadre d’un règlement.
[39]
Ce point est important, étant donné que le seul élément établissant que M. Ballesteros avait commis les actes qui constituent des voies de fait causant des lésions corporelles (et non des actes de légitime défense) provient de la déclaration antérieure de M. Humiwat, laquelle a ensuite été retirée dans son affidavit de désistement. Il était déraisonnable pour l’agent des visas de conclure, essentiellement et sans autre analyse, que M. Ballesteros n’était pas crédible, et que la déclaration antérieure de M. Humiwat permettait de conclure à l’existence de motifs raisonnables de croire qu’un acte criminel avait été commis même si celui-ci avait retiré dans un témoignage sous serment des aspects importants de sa déclaration.
[40]
Sur ce point, Mme Garcia cite la conclusion tirée dans Arevalo Pineda, selon laquelle le retrait des accusations est une preuve prima facie que les actes criminels n’ont pas été commis (Arevalo Pineda, au para 31). Le ministre souscrit à ce principe, mais il fait valoir que la preuve et les faits d’une affaire donnée peuvent permettre de réfuter cette présomption.
[41]
J’estime que l’approche adoptée dans Red c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1271, une autre affaire dans laquelle un affidavit de désistement a contribué au retrait des accusations aux Philippines, est révélatrice. Au paragraphe 28 de cette décision, la juge Walker a souligné ce qui suit :
L’affidavit de désistement et l’ordonnance du Tribunal de première instance sont dépourvus d’ambiguïté. Les éléments de l’infraction prévue par le BPB 22 ne pouvaient être démontrés en se fondant sur les actes posés par la demanderesse. La plaignante, AsiaLink, déclare sous serment dans l’affidavit qu’elle avait mal compris les faits et que les accusations ne pouvaient se solder par une déclaration de culpabilité. Le tribunal de première instance a pris acte de l’affidavit de désistement et a retiré l’accusation. Je sais que l’article 33 de la LIPR exige uniquement que l’agent ait des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise par la demanderesse à l’extérieur du Canada. Cependant, l’agent était tenu d’expliquer de façon relativement détaillée sa conclusion selon laquelle une infraction avait été commise, étant donné la preuve à l’effet contraire qui figure au dossier. L’affirmation de l’agent qui figure dans les notes consignées dans le SMGC selon laquelle la demanderesse n’a pas été en mesure d’expliquer le malentendu d’AsiaLink n’est pas une explication suffisante.
[Non souligné dans l’original.]
[42]
Le ministre s’appuie sur Urdas, une décision rendue subséquemment, dans laquelle le juge en chef Crampton a confirmé l’interdiction de territoire malgré le retrait des accusations et un affidavit de désistement. Il importe de souligner que, dans cette affaire, l’agente s’était fondée sur différents faits et conclusions pour parvenir à sa décision, dont les déclarations contradictoires de M. Urdas lui-même concernant le règlement qui scellait le sort des accusations, le fait que le plaignant ne disait pas dans son affidavit de désistement que M. Urdas n’avait pas commis l’infraction, et la présence de nombreux témoins en plus du plaignant (Urdas, aux para 23–26). Le juge en chef a établi une distinction avec Red, au motif que l’auteur de l’affidavit de désistement dans cette affaire faisait état d’une [traduction] « erreur de comptabilité et d’une mauvaise compréhension des faits »
, tandis que celui dans Urdas se contentait de mentionner que le plaignant n’était plus certain que l’accusé était parmi ceux qui l’avaient poignardés (Urdas, aux para 25–26). Le juge en chef a souligné que le rejet de l’accusation obligeait l’agente à « faire preuve de prudence »
et s’assurer qu’il existait néanmoins des motifs raisonnables pour justifier la conclusion d’interdiction de territoire (Urdas, au para 38). Toutefois, compte tenu des conclusions de fait que l’agente avait tirées, elle pouvait raisonnablement en arriver à ce résultat dans cette affaire (Urdas, aux para 38–39).
[43]
Dans Red et Urdas, la question qui se posait était celle de savoir si l’agent avait raisonnablement apprécié la preuve, y compris les affidavits de désistement. Dans Red, la Cour a conclu que, vu l’existence d’un affidavit de désistement, l’agent était tenu d’expliquer de façon relativement détaillée sa conclusion selon laquelle une infraction avait été commise. Dans Urdas, l’agente a bien expliqué et apprécié les éléments de preuve. Les deux affaires appliquent donc la même approche, laquelle se concilie avec celle que la Cour a adoptée dans Arevalo Pineda, à savoir : le retrait des accusations est important, mais non déterminant, et l’auteur d’une décision raisonnable doit expliquer pourquoi les éléments de preuve appuient une conclusion d’interdiction de territoire malgré le retrait des accusations et malgré un affidavit dans lequel l’auteur retire ses allégations. Au final, la question que soulève l’alinéa 36(1)c) est toujours celle de savoir s’il existe des motifs objectifs et raisonnables de croire, sur le fondement de renseignements convaincants et crédibles, que les actes commis constituent une infraction visée par cette disposition (Mugesera, au para 114). Le retrait des accusations portées relativement aux actes commis à l’étranger est un élément de preuve qui permet de démontrer qu’une infraction n’a peut-être pas été commise, mais il n’est pas déterminant.
[44]
En l’espèce, l’agent des visas semble reconnaître qu’il était tenu de faire un [traduction] « examen approfondi des circonstances qui ont mené au dépôt des accusations »
, y compris les éléments de preuve du dossier. Cependant, malgré ce que l’agent a écrit, j’estime qu’il ne s’est pas livré à un tel examen approfondi. Par conséquent, ni Mme Garcia ni la Cour ne sont en mesure de comprendre pourquoi selon l’agent des visas, le témoignage initial de M. Humiwat demeurait suffisamment crédible et convaincant pour lui permettre de conclure à l’existence de motifs raisonnables de croire que M. Ballesteros avait commis des actes qui constituent une infraction au Canada et ce, même si le témoin a affirmé que son témoignage disculperait M. Ballesteros et même si M. Ballesteros affirmait le contraire dans son témoignage. En l’absence d’une telle évaluation de la preuve, la décision est dépourvue des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, aux para 86, 99, 133).
c)
L’applicabilité de l’analyse quant à l’équivalence des infractions énoncée dans Hill
[45]
Madame Garcia soutient également que la décision de l’agent des visas était déraisonnable, parce qu’il ne s’est pas livré à une analyse quant à l’« équivalence »
des infractions commises aux Philippines et au Canada, conformément à Hill c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] ACF No 47, 1 Imm LR (2e) 1 (CAF). Même s’il n’est pas nécessaire que je me prononce sur cet argument en raison des conclusions que j’ai tirées ci-dessus, je crois qu’il est important que je l’examine, compte tenu des arguments des parties sur ce point.
[46]
Dans Hill, la Cour d’appel fédérale énonce les trois manières qui permettent à un agent de procéder à une analyse quant à l’« équivalence »
des infractions, afin de savoir si l’infraction commise à l’étranger [traduction] « constitue […] une infraction »
au Canada : (i) en comparant le libellé précis des dispositions de chacune des lois pour dégager les éléments essentiels des infractions respectives; (ii) en examinant la preuve présentée devant l’arbitre afin d’établir si elle démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis dans le cadre des procédures étrangères; ou (iii) au moyen d’une combinaison de cette première et de cette seconde démarches.
[47]
En l’espèce, l’agent des visas n’a pas effectué de comparaison entre les éléments essentiels du frustrated homicide dont M. Ballesteros a été accusé aux Philippines et ceux des voies de fait causant des lésions corporelles au Canada. Madame Garcia soutient que l’agent doit à tout le moins décrire les éléments constitutifs des infractions canadiennes et étrangères en se reportant aux dispositions applicables (Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 27–31). S’appuyant sur les motifs rendus par le juge Diner dans Liberal, Mme Garcia soutient que le seul renvoi aux dispositions suivi d’un bref énoncé quant à leur équivalence, ne constitue pas une analyse raisonnable (Liberal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 173 aux para 28–32).
[48]
À mon avis, il est important de souligner que Hill, Nshogoza et Liberal, ainsi que la jurisprudence sur laquelle ils se fondent, ont été tranchés dans le contexte de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR ou de ses versions antérieures, et que dans chaque affaire, le demandeur avait été accusé d’une infraction à l’étranger (Nshogoza, au para 1; Liberal, au para 1; voir également Li, aux para 2–3; Brannson c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1981] 2 CF 141 (CA) aux p 142–143; Kathirgamathamby c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 811 aux para 1, 24).
[49]
Comme je l’ai expliqué plus haut, l’alinéa 36(1)b) s’applique lorsqu’une partie a été accusée d’une infraction à l’étranger qui, commise au Canada, constituerait une infraction punissable d’un emprisonnement maximum d’au moins dix ans. Cette situation exige que l’agent cherche à savoir si l’infraction dont la personne a été reconnue coupable à l’étranger constituerait une infraction au Canada. Cet exercice commande l’analyse quant à l’équivalence des infractions établie dans Hill.
[50]
Or, l’objet de l’analyse requise par l’alinéa 36(1)c) de la LIPR n’est pas une déclaration de culpabilité prononcée à l’étranger ni même une accusation, mais plutôt la commission d’un acte. La disposition prévoit deux exigences. Premièrement, l’acte doit constituer « une infraction »
à l’endroit où il a été commis. Deuxièmement, l’acte, s’il avait été commis au Canada, doit constituer une infraction punissable d’un emprisonnement maximum d’au moins dix ans. Contrairement à l’alinéa 36(1)b), le paragraphe n’exige pas à première vue une analyse quant à l’équivalence des infractions prévues dans les deux pays; il requiert simplement que l’acte soit « une infraction »
, à l’endroit où il a été commis, et qu’il constitue « une infraction »
punissable d’une peine particulière au Canada.
[51]
Cette différence a amené la Cour à s’interroger sur l’applicabilité de l’analyse quant à l’équivalence des infractions à l’alinéa 36(1)c) (Victor c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 979 aux para 35–37; Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 879 aux para 208–210). Il n’en demeure pas moins que la Cour a aussi jugé dans plusieurs d’affaires que l’alinéa 36(1)c) commande l’analyse quant à l’équivalence des infractions énoncée dans Hill (Pardhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 756 aux para 9–10; Somal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 891 au para 19; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 946 aux para 16–17; Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 455 aux para 42–43).
[52]
À mon avis, le raisonnement exposé dans Victor et Nguesso sur l’applicabilité, à l’alinéa 36(1)c), de l’analyse quant à l’équivalence des infractions établie dans Hill est convaincant. Quoi qu’il en soit, comme l’a souligné le juge Roy dans Victor, Hill énonce trois autres méthodes qui pourraient être utilisées pour l’analyse et, si tant est que l’analyse énoncée dans Hill puisse se révéler nécessaire pour l’alinéa 36(1)c), la deuxième méthode énoncée dans l’arrêt Hill semble « particulièrement avisée »
(Victor, au para 45). À cela, j’ajouterais que dans le cas où la deuxième méthode énoncée dans Hill est appliquée dans le contexte de l’alinéa 36(1)c), il est possible que la preuve en question n’ait pas été « présentée devant l’arbitre »
ou que les éléments essentiels de l’infraction au Canada aient été « établis dans le cadre des procédures étrangères »
, puisque la disposition n’exige aucune déclaration de culpabilité.
[53]
Le ministre soutient que l’examen, effectué par l’agent des visas, sur la question de savoir si la preuve produite permettait d’établir l’existence des éléments essentiels de l’infraction au Canada était adéquat, et qu’il a donc suivi la deuxième méthode exposée dans Hill. Même si j’ai conclu plus haut que l’analyse, par l’agent des visas, de la preuve et des éléments n’était pas raisonnable, je ne puis conclure que la décision était aussi déraisonnable du fait qu’elle ne comportait pas d’analyse adéquate quant à l’équivalence entre l’infraction aux Philippines dont M. Ballesteros a été accusé et l’infraction de voies de fait causant des lésions corporelles au Canada.
B.
L’équité
[54]
Selon Mme Garcia, hormis l’absence de raisonnabilité, l’agent des visas a agi inéquitablement lorsqu’il s’est appuyé sur le fait que les règlements extrajudiciaires sont courants pour écarter l’affidavit de désistement. À son avis, l’agent des visas s’est apparemment fondé sur des sources extrinsèques qui concernent les rouages du système pénal en place aux Philippines, et elle ajoute qu’elle n’a pas eu l’occasion de présenter des observations ou des éléments de preuve sur ce point parce que l’agent ne lui a pas fait part de ces renseignements ou de ces questions. Le ministre fait valoir que Mme Garcia a eu, lorsqu’elle a reçu la lettre d’équité procédurale, la possibilité de répondre à la conclusion globale relative à la criminalité, et que l’agent des visas peut se fonder sur des renseignements spécialisés issus du pays dans lequel il travaille (Habte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 327 aux para 23, 32, 35).
[55]
Il est vrai que l’obligation d’équité procédurale à laquelle les agents des visas sont tenus se situe généralement vers la limite inférieure du registre, mais la Cour a reconnu que dans le cas des décisions relatives à une interdiction de territoire, l’obligation d’équité à laquelle sont soumis les agents est plus lourde (Nguesso, aux para 65–66). J’estime que l’agent n’a pas satisfait à l’obligation d’équité en l’espèce.
[56]
Bien que l’expertise et les connaissances de l’agent des visas soient essentielles à sa prise de décision, elles ne règlent pas la question de savoir s’il a l’obligation de signaler, avant de rendre sa décision, les aspects particuliers de ces connaissances et expertise sur lesquelles il entend se fonder. La Cour a reconnu que les règles d’équité procédurale peuvent exiger que, dans certains cas, de tels renseignements ou éléments de preuve soient communiqués (Al Hasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1155 aux para 10–11; Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 439 au para 28). La question qui se pose est donc celle de savoir si « des faits concrets, essentiels ou potentiellement cruciaux pour la décision »
ont été utilisés à l’appui d’une décision, sans que la partie visée ait eu la possibilité de présenter des observations sur ces faits (Nguyen, au para 28, citant Yang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 20 au para 17).
[57]
En l’espèce, il est clair que l’importance du règlement et des affidavits de désistement dans le système de justice pénale des Philippines constitue un « fai[t] essentiel ou potentiellement cruci[al] »
qui a été utilisé dans la décision de l’agent des visas. Il s’agit, en fait, du point central de son analyse quant à l’admissibilité de M. Ballesteros. Pourtant, dans la lettre d’équité, Mme Garcia n’a pas été invitée à présenter des observations ni sur le fait que le long processus d’instruction aux Philippines fait en sorte que « les règlements extrajudiciaires sont courants »
, ni sur le fait que les affidavits de désistement sont simplement une solution de rechange prévue dans les modalités d’une entente de règlement, que l’agent des visas tenait pour acquis. À mon avis, il était inéquitable de la part de l’agent de se fonder sur ces renseignements dans le présent contexte, compte tenu particulièrement du fait que l’existence d’un règlement n’avait pas été établie et du fait que la compréhension de l’agent des visas ou les renseignements dont il disposait contredisaient directement le témoignage de M. Ballesteros selon lequel le retrait des accusations était survenu parce que M. Humiwat s’était rendu compte qu’il avait été fautif.
IV.
Conclusion
[58]
La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie, et la demande de Mme Garcia est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
[59]
Aucune des parties n’a proposé de questions à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑5235‑19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent est annulée, et la demande de résidence permanente de Mme Garcia est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
« Nicholas McHaffie »
Juge
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑5235‑19
|
INTITULÉ :
|
LOREBETH GARCIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 9 SEPTEMBRE 2020, DEPUIS OTTAWA (ONTARIO) (COUR) ET CALGARY (ALBERTA) (PARTIES)
jugement et motifs :
|
LE JUGE MCHAFFIE
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 11 FÉVRIER 2021
|
COMPARUTIONS
Sania Chaudhry
|
pour la demanderesse
|
Meenu Ahluwalia
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Stewart Sharma Harsanyi
Avocats
Calgary (Alberta)
|
pour la demanderesse
|
Procureur général du Canada
Calgary (Alberta)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|