Date : 20210201
Dossier : IMM-701-19
Référence : 2021 CF 108
Ottawa (Ontario), le 1 février, 2021
En présence de l'honorable monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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MOHAMMED SYEDUL ISLAM
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Il s’agit d’une demande en contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 9 janvier 2019 dans laquelle le commissaire a déterminé que le demandeur est interdit de territoire au Canada en vertu des alinéas 34(1)f) et 34(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] parce qu’il est membre du Parti nationaliste du Bangladesh (PNB), une organisation se livrant à des activités terroristes.
[2]
Pour les motifs qui suivent la demande en contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Le contexte
[3]
Le demandeur est citoyen du Bangladesh. Il est marié et a trois enfants. Il a quitté le Bangladesh le 15 juin 2010. Après avoir quitté le Bangladesh, le demandeur a habité pendant quelques années en Amérique latine, où il a obtenu la résidence permanente au Brésil. En 2014, le demandeur a tenté d’immigrer aux États-Unis. Entre octobre 2014 et mai 2016, il a été détenu par le U.S. Immigration and Customs Enforcement (ICE).
[4]
Alors que le demandeur était détenu par ICE, il aurait eu recours aux services de traduction d’un codétenu afin de préparer un narratif au support de sa demande d’immigration aux États-Unis. Le demandeur n’a toutefois jamais complété sa demande d’immigration aux États-Unis en raison des pressions politiques présentent à l’époque. Étant le sujet d’une ordonnance de déportation, le demandeur a pris la décision d’immigrer au Canada.
[5]
Le 22 mai 2017, le demandeur est entré au Canada illégalement par le chemin Roxham près du poste de Lacolle au Québec. À son entrée au Canada, le demandeur avait en sa possession quelques documents, dont le narratif qu’il avait préparé à l’aide de son codétenu pour sa demande d’immigration aux États-Unis. Le narratif contenait deux références à son affiliation au PNB et comportait quelques modifications écrites.
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Dans le Fondement de la demande d’asile (FDA) qu’il a soumis au support de sa demande d’asile au Canada, le demandeur reprend essentiellement le même narratif qu’il avait préparé alors qu’il était aux États-Unis. Toutefois, toutes mentions du PNB sont retirées du FDA.
III.
Décision contestée
[7]
La décision du commissaire de la Section de l’immigration repose sur trois motifs. Premièrement, le commissaire a conclu que le libellé de l’alinéa 45d) crée un renversement du fardeau de la preuve lorsque le Ministre dépose une preuve prima facie. Il a conclu qu’il appartenait donc, dans le cas présent, au demandeur d’établir qu’il n’était pas interdit de territoire.
[8]
Deuxièmement, le commissaire a conclu que la preuve au dossier démontre que le demandeur est membre du PNB et qu’il n’a pu démontrer que la preuve n’était pas digne de foi. En effet, le commissaire a rejeté les explications du demandeur, le qualifiant de non crédible puisqu’il avait, à plusieurs reprises, changé son récit et que les différentes versions étaient contradictoires. Le commissaire a conclu que l’insuffisance des connaissances de l’anglais du demandeur était contredite par la preuve au dossier. Le commissaire a également noté que la demande d’asile du demandeur aux États-Unis était basée sur ses opinions politiques à titre de membre du PNB, ce qui lui permettait de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur est membre du PNB.
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Troisièmement, se basant sur la preuve au dossier et la définition de terrorisme établie dans la décision de la Cour suprême dans Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, le commissaire a conclu que les actes violents perpétrés par les membres du PNB pour des fins politiques lors des hartals ont mis en danger des vies et, dans certains cas, ont causé la mort ou des lésions corporelles sérieuses. De ce fait, le commissaire a conclu que le PNB s’était livré à des actes qui correspondent à la définition de terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.
IV.
La question en litige
[10]
La question déterminante dans la présente affaire est la suivante :
Est-ce que la décision du commissaire était raisonnable en l’espèce?
V.
La norme de contrôle
[11]
La Cour suprême a confirmé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 30, qu’il existe une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable à la majorité des catégories de questions déterminées lors d’un contrôle judiciaire. Cette présomption évite l’ingérence excessive avec l’exercice des fonctions administratives du décideur. Bien qu’il existe certaines exceptions à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, aucune n’est applicable en l’espèce.
[12]
La cour de justice effectuant un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendu à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’éventail des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution correcte au problème. La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu (Vavilov au para 83).
VI.
Les dispositions législatives applicables
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Les dispositions suivantes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 sont pertinentes à la demande en contrôle judiciaire :
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Les dispositions suivantes du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 sont pertinentes à la demande en contrôle judiciaire :
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VII.
Analyse
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La question de l’appartenance du demandeur au PNB repose essentiellement sur la conclusion du commissaire quant à la crédibilité du demandeur. Le tribunal est spécialisé dans l'appréciation de la crédibilité et de la vraisemblance des faits invoqués par les demandeurs d'asile. En révision judiciaire d’une décision portant sur l’appréciation de la crédibilité, la Cour doit donc accorder au tribunal un niveau de déférence considérable: Conde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1059 au para 25; Cheema v Canada (Citizenship and Immigration), 2020 CF 1055 au para 6.
[16]
En l’espèce, il était loisible au tribunal de conclure que les plusieurs versions des faits du demandeur sur la façon dont les mentions du PNB sont apparues sur le document en sa possession ainsi que la preuve documentaire portant sur sa connaissance de l’anglais suggérait que le demandeur n’était pas crédible. Bien que le commissaire a conclu, à tort, que le demandeur avait préparé une demande d’asile basé sur ses opinions politiques aux États-Unis, cette erreur n’est pas déterminante. Le tribunal n’a tout simplement pas cru la version du demandeur selon laquelle le traducteur avait mélangé son histoire avec celle d’un autre codétenu. En passant, je note que l’explication offerte par le demandeur a été rejetée par l’agent des services frontaliers d’une manière hostile et empreinte de préjugés. En effet, l’agent à conclut l’entrevue comme suit :
[…] Everybody, when they come to our office, they are no more of any member any political organization never [sic]. I never met a customer that’s coming and saying, “Yeah, I was a member of a political organization or affiliation in Bangladesh” [Certified Tribunal Record at p 579]
[17]
Le demandeur soutient que la conclusion du commissaire selon laquelle le PNB est une organisation terroriste est basée sur l’utilisation des hartals. Toutefois, en se basant sur les décisions dans AK c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 236 [AK] et Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080 [Rana], le demandeur soutient que le PNB n’est pas une organisation terroriste et n’est pas répertorié comme en étant une au Canada ou ailleurs dans le monde. La question de la nature des activités du PNB repose essentiellement sur l’intention du PNB de causer la mort ou des lésions corporelles graves dans l’utilisation des hartals.
[18]
Dans Rana, la Cour a déterminé ce qui suit :
[66] Cependant, la commissaire a conclu en l’espèce que les hartals et barrages étaient visés par la définition d’« activité terroriste » du simple fait de l’existence d’un lien de causalité entre ces activités et des actes de violence. Elle semble aussi avoir été disposée à conclure qu’ils constituent une activité terroriste au seul motif qu’ils ont causé un préjudice économique pour faire pression sur le gouvernement. Même en supposant que les hartals et les barrages pourraient satisfaire aux éléments constitutifs du but ultérieur et de l’intention qui se trouvent dans la définition d’« activité terroriste » (comme l’a conclu la commissaire), la commissaire aurait dû reconnaître que ces actes constituent des formes de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail, et que, par conséquent, ils ne constituaient des activités terroristes que si le PNB avait appelé à la commission de ces actes pour intentionnellement causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci, par l’usage de la violence, mettre en danger la vie d’une personne, ou compromettre gravement la santé ou la sécurité de la population. Même si les hartals et les barrages auxquels a appelé le PNB ont mené à ces résultats, cet état de fait ne suffit pas. L’intention de causer ce type de préjudice est un élément essentiel de la définition prévue par le Code criminel. En effet, cela rend partiellement compte de ce qu’a défini la Cour suprême du Canada dans Suresh comme étant « ce que l’on entend essentiellement » par « terrorisme » à l’échelle internationale. La commissaire a commis une grave erreur en omettant de tenir compte de cet élément. Elle a décidé de se référer à la définition d’« activité terroriste » prévue par le Code criminel; elle avait donc l’obligation de l’appliquer correctement. En l’absence d’une conclusion expresse selon laquelle les hartals et les barrages auxquels le PNB a appelé avaient pour but de causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci par l’usage de la violence, de mettre en danger la vie d’une personne, ou de compromettre gravement la santé ou la sécurité de la population, la conclusion selon laquelle ces actes constituaient une activité terroriste et, par conséquent, le fait de se livrer au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR, ne saurait être maintenu. De ce fait, cet élément de la conclusion selon laquelle l’appartenance du demandeur au PNB le rend interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne peut subsister.
[19]
Dans Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 912, la Cour a déterminé que :
En tirant sa conclusion, la SI a confondu l’intention avec la connaissance et l’ignorance volontaire. En effet, il faut se demander à quoi se rapporte la connaissance ou l’ignorance volontaire. Il se pourrait même que la SI ait insufflé un élément d’insouciance, voire de négligence dans sa conclusion. La SI a déclaré que le PNB savait que les hartals entraîneraient des décès ou des blessures graves ou que le parti a délibérément ignoré ce fait. Cela ne constitue pas une intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves. La SI était tenue de conclure, sur le fondement de la preuve produite devant elle, qu’il y avait non seulement une intention de causer préjudice, mais aussi qu’il y avait une connaissance du fait que des décès et des blessures graves découleraient des appels aux hartals. Il est donc nécessaire d’établir que le préjudice a été intentionnellement causé par l’auteur des hartals.
[20]
En l’espèce, il est évident que les partis politiques au Bangladesh, y compris le PNB, ont recours aux hartals et que ceux-ci mènent, dans bien des cas, à de la violence. Toutefois, contrairement à ce que le commissaire a conclu au paragraphe 82 de sa décision, le simple fait que des enfants ou des passants innocents soient victimes de violence indiscriminée n’est pas suffisant pour conclure qu’un groupe se livre à des activités terroristes. Il faut que le groupe ait l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves.
[21]
Or, aux paragraphes 85-86 de sa décision, le commissaire commet la même erreur commise par la SI dans Islam, précité. Le commissaire confond l’intention avec l’ignorance volontaire et la connaissance. Il conclut qu’il n’est pas plausible que le PNB n’ait pas l’intention de tuer ou de blesser gravement puisque ceux-ci devraient savoir que les hartals causeraient des actes violents. Le critère à rencontrer n’est pas celui de l’ignorance volontaire ou la connaissance, mais plutôt celui de l’intention.
[22]
En ne tenant pas compte de l’exigence de la loi selon laquelle l’auteur d’un acte devait avoir l’intention de causer la mort et des lésions corporelles graves, et en substituant un élément différent (à savoir l’exigence qu’il y ait eu connaissance, ou même ignorance volontaire, que l’appel aux hartals entraînerait des morts et des lésions corporelles), la SI a rendu une décision déraisonnable, car« [p]our être raisonnable, […] une décision doit se rapporter à un objet relevant du pouvoir conféré par la loi au ministre et elle doit procéder de l’application des critères juridiques appropriés aux questions qui lui sont soumises »
(Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56 au para 10). En fait, la SI a appliqué une norme moins élevée, soit une norme qui se rapproche sans doute de l’insouciance ou de la négligence quant à ce qui pourrait s’ensuivre et qui n’a rien à voir avec l’intention réelle de causer la mort et des lésions corporelles graves : Islam, au para 31.
VIII.
Conclusion
[23]
Pour ces motifs, la demande en contrôle judiciaire est accueillie.
[24]
Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et il ne s’en pose aucune en l’espèce.
JUGEMENT DANS IMM-701-19
LA COUR STATUE que : la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué qui procédera à un nouvel examen conformément aux motifs exposés ci-dessus. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.
« Richard G. Mosley »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-701-19
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INTITULÉ :
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MOHAMMED SYEDUL ISLAM c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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ENTENDU EN LIGNE ENTRE OTTAWA et montréal
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 30 novembre 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE MOSLEY
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DATE DES MOTIFS :
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LE 1er février 2021
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COMPARUTIONS :
Me Alima Racine
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Pour le demandeur
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Me Daniel Latulippe
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Pour les défendeurs
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Racine cabinet d’avocats
Montréal (Québec)
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Pour le demandeur
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Procureur générale du Canada
Montréal (Québec)
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Pour les défendeurs
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