Date : 20210111
Dossier : T‑1851‑17
Référence : 2021 CF 36
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 11 janvier 2021
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE :
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PRAIRIES TUBULARS (2015) INC.
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demanderesse
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et
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L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
L’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC
) a jugé que la demanderesse devait des droits antidumping sur des marchandises importées au Canada aux termes de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, LRC 1985, c S‑15 (la LMSI). La demanderesse a demandé sans succès un contrôle judiciaire de l’imposition de droits par l’ASFC, ce qui a donné lieu à la décision Prairies Tubulars (2015) Inc c Canada (Agence des services frontaliers), 2018 CF 991 [Prairies Tubulars, 2018]. Dans cette cause, la juge Mactavish de notre Cour (maintenant juge à la Cour d’appel) a conclu que la Cour fédérale n’a pas compétence pour recevoir les contestations de la validité juridique de l’imposition de droits antidumping (Prairies Tubulars, 2018, au para 44). Toutefois, la juge Mactavish a donné à la demanderesse la possibilité de modifier son avis de demande afin qu’elle puisse entamer une contestation constitutionnelle du régime législatif de la LMSI (Prairies Tubulars, 2018, au para 49).
[2]
La demanderesse revient devant notre Cour et conteste la validité constitutionnelle des alinéas 56(1.01)a), 56(1.1)a), 58(1.1)a) et 58(2)a) de la LMSI (les dispositions relatives au paiement en cas d’appel
). Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel exigent que la demanderesse paie tous les droits impayés avant de lancer procédure d’appel fondé sur la LMSI. Sans avoir d’abord payé les droits antidumping exigibles (les droits
), la demanderesse ne peut pas interjeter appel de l’imposition de droits par l’ASFC.
[3]
La demanderesse fait valoir que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel sont invalides, et ce, pour trois raisons. Premièrement, la demanderesse soutient que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent aux articles 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.‑U.), 30 & 31 Vict, c 3 (la Loi constitutionnelle de 1867
), en interdisant l’accès aux tribunaux d’une manière incompatible avec la primauté du droit. Deuxièmement, la demanderesse soutient que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent à l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 (la Loi constitutionnelle de 1982
), du fait qu’elles assujettissent la demanderesse et des personnes se trouvant dans une situation semblable à un traitement cruel et inusité. Troisièmement, la demanderesse soutient que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent à l’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits, LC 1960, c 44 (la Déclaration des droits
), en interdisant aux personnes se trouvant dans une situation semblable à celle de la demanderesse d’avoir accès au droit à une audition impartiale, droit protégé par l’alinéa 2e) de cette loi.
[4]
Pour les motifs qui suivent, je conclus que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel sont valides. La présente demande est donc rejetée.
II.
Les faits
A.
Le régime législatif
[5]
Dans la décision Prairies Tubulars, 2018, la juge Mactavish a énoncé le contexte factuel de la présente affaire et le régime législatif de la LMSI. Par souci de concision, je ne ferai qu’un résumé.
[6]
La LMSI a pour objet :
de protéger les fabricants canadiens contre la commercialisation au Canada, à un prix excessivement bas, d’articles de fabrication étrangère. Ce phénomène a pour nom « dumping » […] Il y a dumping lorsque des marchandises sont vendues à des importateurs canadiens à un prix inférieur au prix de vente de marchandises comparables dans le pays d’exportation, ou lorsqu’elles sont vendues au Canada à un prix inférieur au prix de revient. Afin de protéger les fabricants canadiens, la marge de dumping sur les marchandises importées peut être compensée par l’imposition de droits antidumping sur les marchandises en cause (Prairies Tubulars, 2018, au para 6).
[7]
L’ASFC et le Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE
) sont chargés conjointement de l’application de la LMSI. Dans le cas où l’ASFC prend une décision provisoire de dumping sur des marchandises importées et où elle estime que l’imposition de droits provisoires est nécessaire pour empêcher qu’un dommage ou un retard ne soit causé ou qu’il y ait menace de dommage, elle peut imposer des droits provisoires : LMSI, au para 8(1). Si le TCCE conclut par la suite que le dumping a causé un dommage à la branche de production nationale visée, l’ASFC peut imposer des droits antidumping : LMSI, articles 55 et 56 (Prairies Tubulars, 2018, au para 8).
[8]
Les droits antidumping imposés par l’ASFC ne sont pas punitifs, ils correspondent plutôt à la « marge de dumping ».
Le calcul de la marge de dumping compare le prix des marchandises vendues au Canada au prix des marchandises achetées dans le pays d’exportation.
[9]
Les décisions de l’ASFC d’imposer des droits antidumping sont « définitives »
: LMSI, au para 56(1). La Cour n’a pas compétence pour effectuer un contrôle judiciaire de ces décisions (Prairies Tubulars, 2018, au para 44). Les importateurs peuvent demander à l’ASFC de réviser les droits exigibles, mais seulement si « l’importateur a payé tous les droits exigibles sur les marchandises »
: LMSI, paragraphes 56(1) à 56(1.01). Après une révision, l’importateur peut demander au président de l’ASFC un réexamen, mais, encore une fois, seulement si « l’importateur a payé tous les droits exigibles sur les marchandises »
: LMSI, paragraphes 58(1.1) à 58(2) (Prairies Tubulars, 2018, aux para 9 et 10).
[10]
Les importateurs peuvent interjeter appel des nouvelles décisions du président de l’ASFC auprès du TCCE : LMSI, au paragraphe 61(1). Les décisions relatives à un appel que le TCCE a rendues sont définitives, sauf si un recours est porté sur une question de droit devant la Cour d’appel fédérale : LMSI, paragraphes 61(3) et 62(1) (Prairies Tubulars, 2018, au para 11).
B.
La demanderesse
[11]
La demanderesse est une entreprise qui importe des fournitures tubulaires pour puits de pétrole (FTPP
). Les FTPP sont des types de tuyaux utilisés dans l’industrie pétrolière qui sont assujettis à des droits antidumping en vertu de la LMSI.
[12]
Entre décembre 2016 et janvier 2017, la demanderesse a importé des FTPP qui correspondaient à la description de la décision du TCCE établissant un dommage. L’ASFC a alors examiné les importations de FTPP de la demanderesse et lui a demandé des renseignements à ce sujet à trois reprises. Toutefois, la demanderesse n’a pas répondu aux demandes de l’ASFC dans les délais prévus. Par conséquent, entre octobre et novembre 2017, l’ASFC a établi des impositions de droits relatifs aux importations de FTPP par la demanderesse. Les droits imposés au titre de l’alinéa 57b) de la LMSI s’élevaient à un total de 18 829 412 $.
[13]
La demanderesse soutient qu’elle est, et qu’elle a toujours été, incapable de payer les droits requis pour avoir accès au processus d’appel en vertu de la LMSI. Ce fait est le seul au sujet duquel il existe une mésentente significative entre les parties. À l’appui de l’incapacité de payer de la demanderesse, son administrateur, M. Charles Zhang, a affirmé que le revenu net de la demanderesse était de 1 295 839 $ pour l’exercice se terminant en mars 2017 et de 233 833 $ pour l’exercice se terminant en mars 2018, malgré des revenus bruts de 36 096 769 $ et 51 259 566 $ respectivement. Les défendeurs qualifient ces renseignements de [traduction] « non étayés »
par la preuve documentaire.
[14]
La demanderesse a mis fin à ses activités en juin 2017. Compte tenu de la fermeture de son entreprise, les défendeurs soutiennent que M. Zhang ou une entreprise liée à la demanderesse pourrait être en mesure de lui prêter l’argent nécessaire pour acquitter les droits. La demanderesse affirme qu’elle est dans l’impossibilité d’obtenir un tel prêt.
[15]
M. Zhang affirme qu’il n’est pas en mesure de prêter à la demanderesse l’argent nécessaire pour acquitter les droits. À l’appui de cette prétention, M. Zhang a fourni ses avis de cotisation pour les années 2016 à 2018, qui montrent qu’il n’a jamais gagné avant impôt un revenu supérieur à 40 000 $ au cours de ces années. M. Zhang n’a pas fourni ses déclarations de revenus pour ces années.
[16]
M. Zhang est actionnaire majoritaire de Canadian Energy Supplies & Services Inc. (CESSI
), qui détient cent pour cent de la société de la demanderesse. M. Zhang prétend que CESSI ne peut prêter à la demanderesse l’argent nécessaire pour payer les droits.
[17]
M. Zhang détient à cent pour cent une société appelée 204562 Alberta Inc., qui a commencé à importer des FTPP en juin 2017, alors que la demanderesse mettait fin à ses activités commerciales. La demanderesse n’a fourni aucun renseignement financier concernant 204 562 Alberta Inc.
[18]
M. Zhang est président et chef de la direction de Northern Clover Inc., qui appartient à 51 % à la fille de M. Zhang et à 49 % au partenaire d’affaires de M. Zhang. Northern Clover Inc. a poursuivi les activités commerciales de la demanderesse, elle sert les mêmes clients avec les mêmes membres d’équipe et vend les mêmes produits. La demanderesse n’a fourni aucun renseignement financier concernant Northern Clover Inc.
III.
Question préliminaire
[19]
Le 20 janvier 2020, la demanderesse a présenté un souscrit par Mme Flora Lee. L’ordonnance modifiée fixant l’échéancier de la protonotaire Tabib exigeait que la demanderesse signifie et dépose tous les affidavits à l’appui au plus tard le 6 août 2019. Les défendeurs soutiennent que l’affidavit de Mme Lee devrait être rayé du dossier, parce qu’il a été présenté après la date limite.
[20]
Je suis du même avis. Comme l’affidavit de Flora Lee a été présenté en dehors de l’ordonnance fixant l’échéancier de la protonotaire Tabib, il sera rejeté.
IV.
Les questions en litige
[21]
La présente demande soulève les questions suivantes :
Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent‑elles aux articles 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867?
Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent‑elles à l’article 12 de la Charte?
Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent‑elles à l’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits?
V.
Analyse
A.
Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent‑elles aux articles 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867?
[22]
La demanderesse prétend que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent aux articles 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. Toutefois, elle a limité ses observations principalement à l’article 96, qui est, j’en conviens, la disposition essentielle à cet égard. Les motifs suivants se limitent donc à cette disposition.
[23]
Les pouvoirs constitutionnels conférés par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 ont été bien décrits par la Cour suprême dans l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59 [Trial Lawyers] (citant MacMillan Bloedel Ltd c Simpson, [1995] 4 RCS 725, [1995] ACS no 101 aux para 11, 15, 37 et 52), de la façon suivante :
[29] Bien que le par. 92(14) confie aux provinces la responsabilité d’administrer la justice, l’art. 96 attribue au gouvernement fédéral le pouvoir de nommer les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province. Considérées ensemble, ces dispositions constituent les assises constitutionnelles d’une présence judiciaire unifiée dans l’ensemble du Canada. Bien que les mots eux‑mêmes traitent de la nomination des juges, l’art. 96 a un objectif plus général, qui consiste à protéger la compétence fondamentale des cours supérieures provinciales : le Parlement et les assemblées législatives des provinces peuvent créer des cours inférieures et des tribunaux administratifs, mais « [a]ucun des ordres de gouvernement ne peut retirer à une cour supérieure cette compétence fondamentale, sans que ne soit modifiée la Constitution ». En ce sens, la Constitution canadienne « confère un statut spécial et inaliénable à ce qu’on en est venu à appeler les “cours visées à l’art. 96” ».
[30] L’article 96 a donc pour effet de restreindre le pouvoir de légiférer des législatures et du Parlement — aucun ordre de gouvernement ne pouvant édicter de lois qui aboliraient les cours supérieures ou supprimeraient une partie de leur compétence fondamentale ou inhérente.
[Renvois omis.]
(1)
Les observations de la demanderesse
[24]
La demanderesse soutient que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel violent le principe de la primauté du droit édicté à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, parce qu’elles empêchent les plaideurs ayant des demandes légitimes d’avoir accès aux tribunaux.
[25]
La demanderesse affirme que les mesures administratives, comme l’imposition des droits par l’ASFC, ne peut être mise à l’abri de l’intervention des tribunaux (Crevier c Québec (Procureur général) et al., [1981] 2 RCS 220, [1981] ACS No 80 [Crevier], au para 19). La demanderesse affirme en outre que le principe de la primauté du droit protège le droit d’accès aux tribunaux et qu’il lie le gouvernement dans certaines circonstances (British Columbia Government Employees Union c British Columbia (Procureur général), [1988] 2 RCS 214, [1988] ACS no 76 [BCGEU] aux para 25 et 26; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217, [1998] ACS no 61 [Renvoi relatif à la sécession], au para 54).
[26]
L’arrêt Trial Lawyers est au cœur de la demande de la demanderesse. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que les frais d’audience des tribunaux contrevenaient à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 lorsque, en l’absence d’exemptions adéquates, ils sont si considérables qu’ils causent aux « plaideurs des difficultés excessives, et, de ce fait, les empêchent effectivement d’avoir accès aux tribunaux »
(Trial Lawyers, au para 46). De même, la demanderesse soutient que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent à l’article 96, parce qu’elles l’exposent à des difficultés excessives, l’empêchant ainsi d’avoir accès au processus d’appel en vertu de la LMSI. La demanderesse soutient qu’il serait possible d’empêcher cette violation s’il y avait un mécanisme discrétionnaire de renonciation de l’application des dispositions relatives au paiement en cas d’appel, ou s’il y avait un plafond quant au montant des droits que ces dispositions exigeaient.
[27]
La demanderesse soutient que l’arrêt Uber Technologies Inc c Heller, 2020 CSC 16 [Uber], est semblable au cas qui nous occupe. Dans l’arrêt Uber, une clause d’arbitrage figurait dans un contrat entre Uber, une société de covoiturage, et ses chauffeurs. La clause d’arbitrage imposait des exigences financières pour accéder au processus de règlement des différends relatifs au contrat, y compris des frais d’administration de 14 500 $ US et l’obligation de prendre part à un arbitrage aux Pays‑Bas (Uber, au para 2). Dans ses motifs concordants, le juge Brown a conclu que la clause d’arbitrage était contraire à la primauté du droit et à l’ordre public, parce qu’elle privait effectivement le chauffeur intimé de l’accès au processus de règlement des différends (Uber, aux para 112 à 114). La demanderesse soutient que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel en l’espèce sont semblables à la clause d’arbitrage dans Uber, car elles imposent toutes deux des obligations juridiques qui empêchent les plaideurs potentiels de donner suite à leurs réclamations.
[28]
La demanderesse soutient que l’historique législatif de la LMSI ne permet pas d’élucider la façon dont les dispositions relatives au paiement en cas d’appel respectent l’objet de la LMSI ou les obligations du Canada en vertu du droit international. Elle affirme que le véritable objet de la LMSI n’est pas de dissuader le dumping, parce que l’imposition de droits n’empêche pas le dumping. La demanderesse conclut que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel sont vraisemblablement le résultat d’efforts de lobbying de l’industrie canadienne.
(2)
Les observations des défendeurs
[29]
Les défendeurs font valoir que la LMSI satisfait aux trois principes fondamentaux requis en matière de législation par la primauté du droit énumérés dans l’arrêt Colombie‑Britannique c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2005 CSC 49 [Imperial Tobacco] : les lois sont appliquées à tous ceux à qui, de par son libellé, elles doivent s’appliquer; les lois doivent exister; les mesures prises par l’État doivent s’appuyer sur des lois (au para 59). En l’absence d’un manquement à ces principes, les défendeurs soutiennent que la primauté du droit ne peut à elle seule invalider une loi.
[30]
Selon les défendeurs, l’arrêt Trial Lawyers est différent du cas qui nous occupe. Dans Trial Lawyers, les défendeurs font remarquer que la Cour était préoccupée par la façon dont les frais d’audience pourraient empêcher les plaideurs de faire régler leurs différends par les cours supérieures, ce qui empêcherait les gens de contester une mesure prise par l’État (au para 40). Les défendeurs affirment que la demanderesse n’est pas une personne que l’on empêche d’avoir accès à une cour supérieure par l’imposition de frais, mais plutôt une société qui s’oppose à son obligation de payer les taxes imposées en vertu d’un régime fédéral valide.
[31]
Les défendeurs soutiennent que le fait d’imposer des montants de droits importants n’est pas contraire à la primauté du droit. Ils font remarquer que les droits antidumping ne visent pas à dissuader l’utilisation du temps et des ressources des tribunaux, mais ils servent plutôt d’instrument pour protéger le marché canadien en veillant à ce que les coûts des importateurs reflètent la valeur réelle des marchandises qu’ils importent. Les défendeurs affirment que des droits antidumping doivent être exigibles lorsqu’ils sont imposés pour protéger le marché canadien parce que, si le paiement de ces droits pouvait être reporté pendant le processus d’appel, les marchandises faisant l’objet d’un dumping au Canada pourraient continuer de nuire au marché canadien en toute impunité.
[32]
Les défendeurs soutiennent que la LMSI offre suffisamment de souplesse pour veiller à ce que l’imposition erronée de droits antidumping n’empêche pas l’accès aux tribunaux. Plus précisément, ils font remarquer qu’en vertu de l’alinéa 57b) de la LMSI, un agent de l’ASFC peut réviser l’imposition de droits dans les deux ans suivant la décision initiale « de sa propre initiative »
. Les défendeurs font valoir que cette disposition s’apparente à une exemption discrétionnaire aux exigences prévues par les dispositions relatives au paiement en cas d’appel.
[33]
Enfin, les défendeurs soutiennent que l’arrêt Uber est différent du cas qui nous occupe. Ils affirment que l’arrêt Uber portait sur les clauses d’arbitrage dans les contrats d’emploi, alors que la cause qui nous concerne porte sur l’application des droits et le processus à suivre pour interjeter appel à l’égard de ces droits. Selon les défendeurs, l’intérêt public ne saurait être utilisé comme moyen pour faire annuler les coûts nécessaires pour aller en arbitrage, ou, en l’espèce, les droits exigibles pour interjeter un appel, qui sont proportionnels eu égard à la relation qui existe entre les parties, mais que l’une des parties regrette après coup (Uber, au para 130).
(3)
Discussion
[34]
La demanderesse soutient que la primauté du droit fonctionne de deux façons : a) comme principe constitutionnel non écrit; b) comme elle est codifiée à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. J’examinerai chacun de ces arguments.
a)
La primauté du droit comme principe non écrit
[35]
En soutenant que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel violent la primauté du droit en tant que principe constitutionnel non écrit, la demanderesse propose une conception de la primauté du droit qui transcende les normes de base requises en matière de législation telles qu’elles sont formulées dans Imperial Tobacco (aux para 59 et 60). À mon avis, la demande de la demanderesse doit être rejetée, car elle s’écarte des précédents, alors qu’il y a de fortes raisons normatives de ne pas s’en écarter.
[36]
Je suis d’accord avec la demanderesse lorsqu’elle affirme que l’accès aux tribunaux est un élément de la primauté du droit. Comme elle l’a fait remarquer, la Cour suprême dans l’arrêt BCGEU a conclu que « le droit d’accès aux tribunaux constitue sous le régime de la primauté du droit, un des piliers de base qui protège les droits et libertés de nos citoyens »
(au para 26).
[37]
Je ne suis toutefois pas convaincu que l’arrêt BCGEU soutienne que la primauté du droit est un principe constitutionnel non écrit qui, à lui seul, peut invalider une loi. La question en litige dans BCGEU était de savoir si une injonction visant à éloigner des tribunaux les piqueteurs qui entravaient le déroulement des procédures judiciaires violait les droits garantis aux piqueteurs par la Charte (au para 55). Dans cette cause, la Cour a utilisé la primauté du droit comme un principe d’interprétation pour déterminer la portée des droits que la Charte garanti aux piqueteurs, et non comme un principe pouvant en soi invalider une mesure prise par l’État (BCGEU, aux para 24 et 25).
[38]
Je ne suis pas non plus convaincu par l’argument de la demanderesse selon lequel le Renvoi relatif à la sécession constitue un précédent à l’appui de la proposition selon laquelle, hormis à part les exigences fondamentales qu’elle requiert du processus législatif, la primauté du droit à elle seule peut invalider une loi. Dans le Renvoi relatif à la sécession, la Cour suprême a conclu que les principes constitutionnels non écrits, comme la primauté du droit, « guident l’interprétation du texte et la définition des sphères de compétence, la portée des droits et obligations ainsi que du rôle de nos institutions politiques »
(au para 52). Bien que la Cour ait reconnu que ces principes « peuvent, dans certaines circonstances, donner lieu à des obligations juridiques substantielles »
, ces circonstances n’étaient pas plus importantes que les exigences énumérées dans l’arrêt Imperial Tobacco (Renvoi relatif à la sécession au para 54; voir aussi Imperial Tobacco aux para 58 et 59, citant le Renvoi relatif à la sécession au para 71).
[39]
Dans le Renvoi relatif à la sécession, la Cour a apporté une réserve quant à l’utilisation de la reconnaissance des principes constitutionnels sous‑jacents, tels que la primauté du droit, « comme une invitation à négliger le texte écrit de la Constitution ».
Plus précisément, dans le Renvoi relatif à la sécession, la Cour a déclaré ce qui suit (au para 53) :
[…]
Bien au contraire, nous avons réaffirmé qu’il existe des raisons impératives d’insister sur la primauté de notre Constitution écrite. Une constitution écrite favorise la certitude et la prévisibilité juridiques, et fournit les fondements et la pierre de touche du contrôle judiciaire en matière constitutionnelle.
[40]
De même, dans l’arrêt Imperial Tobacco, la Cour a déclaré ce qui suit :
[66] D’autre part, les arguments des appelants ne tiennent pas compte du fait que plusieurs principes constitutionnels autres que la primauté du droit reconnus par notre Cour — plus particulièrement, la démocratie et le constitutionnalisme — militent très fortement en faveur de la confirmation de la validité des lois qui respectent les termes exprès de la Constitution (et les exigences, telles que l’indépendance judiciaire, qui découlent de ces termes par déduction nécessaire). Autrement dit, les arguments soulevés par les appelants ne reconnaissent pas que, dans une démocratie constitutionnelle telle que la nôtre, la protection contre une loi que certains pourraient considérer comme injuste ou inéquitable ne réside pas dans les principes amorphes qui sous‑tendent notre Constitution, mais dans son texte et dans l’urne électorale.
[67] La primauté du droit n’est pas une invitation à banaliser ou à remplacer les termes écrits de la Constitution. Il ne s’agit pas non plus d’un instrument permettant à celui qui s’oppose à certaines mesures législatives de s’y soustraire. Au contraire, elle exige des tribunaux qu’ils donnent effet au texte constitutionnel, et qu’ils appliquent, quels qu’en soient les termes, les lois qui s’y conforment.
[Renvois omis.]
[41]
Compte tenu des arrêts mentionnés ci‑dessus, je conclus que la loi est valide en ce qui concerne la primauté du droit dans la mesure où elle est conforme aux procédures d’adoption, de modification et d’abrogation des lois (Imperial Tobacco, aux para 59 et 60).
[42]
Des raisons normatives solides justifient cette conclusion. Par exemple, il y a un risque à permettre à un concept aussi nébuleux que la primauté du droit d’assumer le même pouvoir qu’une disposition constitutionnelle écrite. La primauté du droit est « un sens de l’ordre, de la sujétion aux règles juridiques connues et de la responsabilité de l’exécutif devant l’autorité légale »
(Renvoi relatif à la sécession, au para 70). La primauté du droit est, en d’autres termes, la logique qui sous‑tend la Constitution, et non la Constitution elle‑même. Une conclusion différente ouvrirait la porte à ce que des notions vagues comme l’« ordre »
et la « responsabilité »
deviennent la loi, plutôt que de simplement la guider.
b)
La primauté du droit comme elle est codifiée à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.
[43]
Une loi qui porte atteinte à la « compétence fondamentale »
des cours supérieures en empêchant certaines personnes de faire appel à elles et aux pouvoirs qu’elles exercent depuis toujours est incompatible avec l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Trial Lawyers, au para 33). Par conséquent, dans l’arrêt Crevier, la Cour suprême a jugé que la loi ne peut soustraire une mesure administrative du contrôle par les cours supérieures des questions de compétence ou de constitutionnalité, puisque la capacité de répondre à ces questions est une prérogative constitutionnelle des cours (au para 22). En revanche, une loi qui ne fait qu’empêcher les cours supérieures d’examiner les mesures administratives en cas d’erreurs de droit, qu’il s’agisse de questions d’interprétation législative ou de preuve, n’empiète pas sur la « compétence fondamentale »
de ces cours (Trial Lawyers, au para 33).
[44]
En l’espèce, la demanderesse prétend que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent à l’article 96, parce qu’elles empêchent les cours supérieures d’examiner les erreurs commises par l’ASFC dans l’imposition de droits antidumping. Toutefois, ces erreurs sont des erreurs de fait et de droit, elles ne soulèvent pas de questions de compétence ou de constitutionnalité, et la demanderesse ne l’a pas prétendu. Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel n’empêchent pas les cours supérieures d’examiner de telles erreurs et elles ne contreviennent donc pas à l’article 96.
[45]
Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que la loi peut être incompatible avec l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 si elle crée des obstacles financiers causant des difficultés excessives aux plaideurs potentiels en les obligeant à « sacrifier des dépenses raisonnables pour présenter une réclamation »
(Trial Lawyers, au para 46). Toutefois, compte tenu des revenus bruts de la demanderesse et des nombreuses sociétés liées, je ne suis pas convaincu par son argument selon lequel les dispositions relatives au paiement en cas d’appel lui causent des difficultés excessives.
[46]
Je souligne que les gains bruts de la demanderesse pour les exercices se terminant en mars 2017 et en 2018 totalisaient 90 millions de dollars. Bien que je constate que M. Zhang ait affirmé que les gains nets de la demanderesse pendant cette période s’élevaient à environ 1,5 million de dollars, je souscris à l’argument des défendeurs selon lequel cette affirmation n’est « pas étayée »
par la preuve documentaire. En l’absence d’une telle preuve, des questions demeurent quant à la véritable portée des enjeux financiers de la demanderesse et de celles de ses sociétés liées.
[47]
Même si je reconnais que les prétentions de la demanderesse quant à sa situation financière sont exactes, je conclus que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel ne lui font pas subir des difficultés excessives. Il y a un certain nombre de facteurs qui différencient la situation de la demanderesse des cas de difficultés excessives constatés dans les arrêts Trial Lawyers et Uber.
[48]
Dans Trial Lawyers, les frais d’audience en cause augmentaient de façon proportionnelle à la durée du procès, pénalisant ainsi les plaideurs pour la tenue de longs procès, peu importe que leurs demandes soient fondées ou qu’elles aient été présentées efficacement (aux para 61 à 63). Compte tenu de ces obstacles, les demanderesses pouvaient avoir raisonnablement conclu qu’il leur était impossible de porter leurs litiges devant les tribunaux (Trial Lawyers, au para 62). Dans l’arrêt Trial Lawyers la Cour a donc conclu que les frais d’audience empêchaient l’accès aux tribunaux d’une manière incompatible avec l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et avec le principe fondamental de la primauté du droit (au para 64).
[49]
À mon avis, la situation de difficultés excessives dans Trial Lawyers est différente du cas qui nous occupe, parce que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel sont réparatrices et non punitives. Les droits antidumping ne sont pas des coûts qui augmentent avec la durée d’un appel, ils sont plutôt proportionnels à la marge de dumping et peuvent être retournés à l’importateur s’il a gain de cause à la suite d’une révision ou d’un appel.
[50]
Les frais d’audience et les droits antidumping découlent également de différentes mesures. Le premier élément est le coût d’accès aux tribunaux pour exercer ses droits, tandis que le second élément est le coût pour faire des affaires. La demanderesse a choisi d’importer des marchandises au Canada en connaissant ses obligations en vertu de la LMSI et les droits qui en découlent. Elle a déclaré que ses marchandises importées étaient d’une valeur donnée, s’exposant ainsi au risque de droits plus élevés. Comme les défendeurs l’ont fait remarquer à juste titre, la demanderesse aurait pu choisir de faire autrement en important moins de marchandises ou en important les mêmes marchandises à une valeur déclarée différente. La plaideuse dans Trial Lawyers, qui cherchait à conserver la garde de son enfant, n’avait pas de choix de ce genre.
[51]
Enfin, les dispositions relatives au paiement en cas d’appel n’empêchent pas l’examen initial de la demande de la demanderesse. Les droits ont été imposés par l’ASFC et le TCCE a estimé qu’ils étaient justifiés. La demanderesse a eu de nombreuses occasions de répondre aux demandes de renseignements de l’ASFC concernant ses marchandises importées, mais elle ne l’a fait qu’après l’imposition des droits. En revanche, la plaideuse dans Trial Lawyers a été empêchée de poursuivre entièrement sa demande.
[52]
Je ne suis pas convaincu par l’argument de la demanderesse selon lequel Uber est semblable au cas qui nous occupe. L’arrêt Uber posait la question de savoir si une convention d’arbitrage empêchait les parties d’avoir accès aux tribunaux pour exercer leurs droits contractuels, tandis que le cas qui nous occupe concerne l’application d’une taxe publique. Néanmoins, les commentaires du juge Brown dans Uber sont utiles, car ils décrivent plusieurs facteurs permettant de déterminer quand il peut y avoir des contraintes excessives, mais dans un contexte différent.
[53]
Premièrement, la contrainte excessive peut être établie lorsque les frais pour présenter une demande sont disproportionnés par rapport au montant susceptible d’être réclamé dans les différends qui pourraient découler de l’entente (Uber, au para 131). Pour exercer ses droits en matière d’emploi, l’intimé dans Uber était tenu de payer une somme d’argent qui équivalait presque à son revenu annuel, que ce montant ou sa réclamation soit fondé ou non (Uber, au para 32). En l’espèce, le coût d’accès à la procédure d’appel de la LMSI est proportionnel à la marge de dumping et se rapporte donc directement à la question en litige. En d’autres termes, les dispositions relatives au paiement en cas d’appel ne constituent pas une dissuasion d’intenter « quelque procédure que ce soit »
(Uber, au para 132).
[54]
Deuxièmement, il peut y avoir contrainte excessive lorsqu’il y a inégalité du pouvoir de négociation entre les parties (Uber, au para 134). Bien que la prise en compte du pouvoir de négociation se transpose difficilement dans le contexte de l’imposition publique, cette considération met en évidence les situations différentes de la demanderesse et de l’intimé dans Uber. La demanderesse n’est pas une salariée au salaire minimum qui souhaite exercer ses droits en matière d’emploi; il s’agit d’une entreprise sophistiquée qui a importé des marchandises au Canada en toute connaissance de ses obligations en vertu de la LMSI et des droits à payer qui découlent de ces obligations.
[55]
Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la demanderesse n’a pas établi que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel lui causaient des difficultés excessives. Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel n’empêchent donc pas la demanderesse d’avoir accès aux tribunaux d’une manière qui contrevient à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.
[56]
Je souscris à l’argument de la demanderesse selon lequel l’alinéa 57b) de la LMSI ne constitue pas une exemption discrétionnaire aux dispositions relatives au paiement en cas d’appel. Comme la demanderesse le fait remarquer à juste titre, cette disposition permet à l’ASFC de réviser les droits antidumping au montant qu’elle juge approprié, y compris des droits plus élevés. En fait, les droits sont imposés en vertu de l’alinéa 57b) (Prairies Tubulars, 2018, au para 14).
[57]
Toutefois, je ne suis pas d’avis qu’une exemption discrétionnaire aux dispositions relatives au paiement en cas d’appel soit nécessaire pour que la LMSI soit conforme à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le cas qui nous occupe est différent de celui de Trial Lawyers, où la Cour a conclu qu’il était nécessaire de prévoir des dispenses des frais d’audience pour éviter que certaines parties ne subissent une contrainte excessive (au para 48). Étant donné que la demanderesse ne subit pas de difficultés excessives, une telle dispense n’est pas nécessaire.
[58]
J’estime en outre qu’il n’est pas nécessaire d’imposer un plafond aux droits à payer avant d’avoir accès à la procédure d’appel de la LMSI pour que le régime soit conforme à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Je souscris à l’argument des défendeurs selon lequel un tel plafond serait une limite arbitraire, ce qui minerait le caractère réparateur et réciproque des droits antidumping. Dans Trial Lawyers et Uber, le montant arbitraire des frais liés à l’accès à un processus d’arbitrage est ce qui a donné lieu à une contrainte excessive. En l’espèce, l’imposition d’un plafond aux droits exigés en vertu des dispositions sur le paiement en cas d’appel minerait la proportionnalité entre le coût requis pour avoir accès à la procédure d’appel de la LMSI et la marge de dumping, ce qui susciterait de l’arbitraire dans la procédure.
B.
Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent‑elles à l’article 12 de la Charte?
[59]
L’article 12 de la Charte dispose que : « [c]hacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ».
La demanderesse prétend que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent à l’article 12 et qu’elles sont donc, conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, inopérantes.
[60]
Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demanderesse a qualité pour présenter sa demande fondée sur la Charte, mais que sa demande est finalement rejetée, car les dispositions relatives au paiement en cas d’appel ne contreviennent pas à l’article 12 de la Charte.
(1)
Qualité pour agir
[61]
Pour présenter sa demande fondée sur la Charte devant la Cour, la demanderesse doit établir qu’elle a le droit de le faire. Ce droit est aussi connu sous le nom de qualité pour agir. Dans les causes de droit public, comme celle qui nous occupe, la qualité pour agir est généralement limitée aux personnes dont les intérêts privés sont en jeu (c.‑à‑d. la qualité pour agir dans l’intérêt privé) ou qui cherchent à porter des questions d’intérêt public et d’importance devant les tribunaux (c.‑à‑d. la qualité pour agir dans l’intérêt public) (Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 [DTES Sex Workers], aux para 1 et 22).
[62]
La demanderesse soutient qu’elle a qualité pour présenter sa demande fondée sur la Charte pour trois motifs : elle a qualité pour agir dans l’intérêt privé, parce que l’article 12 lui confère des droits personnels; elle a un intérêt privé en vertu de l’exception étroite établie pour les plaideurs qui sont des personnes morales dans R c Wholesale Travel Group Inc, [1991] 3 RCS 154, [1991] ACS no 79 [Wholesale]; et elle a qualité pour agir dans l’intérêt public.
[63]
L’argument de la demanderesse selon lequel l’article 12 de la Charte lui confère des droits est fondé principalement sur l’arrêt 9147‑0732 Québec inc c Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2019 QCCA 373, dans lequel la Cour d’appel du Québec a jugé que les sociétés peuvent faire l’objet de traitements ou de peines cruels et inusités (aux para 137 et 138). Toutefois, après que la demanderesse eut présenté ses observations pour le cas qui nous occupe, la Cour suprême a infirmé la décision de la Cour d’appel du Québec et a conclu que la protection de l’article 12 ne s’appliquait pas aux sociétés (Québec (Procureur général) c 9147‑0732 Québec inc, 2020 CSC 32). [Québec Inc.], au para 1).
[64]
Compte tenu de la décision unanime de la Cour suprême dans l’arrêt Québec Inc., je conclus que la demanderesse n’a pas qualité pour agir dans l’intérêt privé au motif que l’article 12 lui confère des droits.
[65]
La demanderesse soutient que, même si l’article 12 ne lui confère pas de droits personnels, elle a néanmoins un intérêt personnel à contester les dispositions relatives au paiement en cas d’appel. Elle fonde son argument sur l’arrêt Wholesale, dans lequel la Cour suprême a jugé qu’une personne morale avait qualité pour contester des lois pénales au titre de l’article 7 de la Charte, même si l’article 7 ne confère pas de droits aux personnes morales (aux para 165 et 169, avec l’accord du juge Lamer). Dans cet arrêt, la Cour a conclu que, parce que les sanctions pénales pour la publicité trompeuse s’appliquaient à la fois aux personnes physiques et aux personnes morales accusées, la personne morale appelante avait qualité pour contester la validité de cette loi (Wholesale, au para 172).
[66]
Les parties s’entendent pour dire que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel s’appliquent également aux personnes physiques et aux personnes morales. Comme je l’ai mentionné précédemment, les dispositions relatives au paiement en cas d’appel s’appliquent aux « importateurs ».
Le paragraphe 2(1) de la LMSI définit un « importateur »
comme une « personne qui est le véritable importateur des marchandises ».
En vertu de cette même disposition, une « personne »
est définie comme comprenant « une société de personnes et une association ».
Par conséquent, je conclus qu’un importateur comprend une société, comme la demanderesse.
[67]
Le motif de la qualité pour agir établi dans l’arrêt Wholesale est une « exception au principe général »
selon lequel seules les personnes qui se voient conférer des droits en vertu de la Charte ont un intérêt personnel à présenter des demandes fondées sur la Charte (Wholesale, au para 166, citant Dywidag Systems International Canada Ltd c Zutphen Brothers Construction Ltd, [1990] 1 RCS 705, [1990] ACS no 27 [Dywidag], au para 7). Cette exception découle de l’arrêt R c Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295, [1985] ACS No 17 [Big M Drug Mart], dans lequel la Cour suprême a jugé que : « [tout] accusé, qu’il soit une personne morale ou une personne physique, peut contester une accusation criminelle en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l’accusation est portée est inconstitutionnelle »
(au para 40).
[68]
Traditionnellement, l’exception dégagée dans Wholesale se limitait aux causes concernant des « poursuites pénales »
(Wholesale, aux para 165 et 166, citant Irwin Toy Ltd c Québec (Procureur général), [1989] 1 RCS 927, [1989] ACS no 36, au para 97). La portée de cette exception a toutefois été étendue par la suite pour inclure les poursuites civiles dans lesquelles une personne morale est « poursuivie en justice conformément à un régime de réglementation, de contester la loi — qu’elle considère inconstitutionnelle — en vertu de laquelle le régime en case est établi »
(Office canadien de commercialisation des œufs c Richardson, [1998] 3 RCS 157, [1998] ACS no 781 [Canadian Egg Marketing], au para 44).
[69]
Du fait qu’elle a interjeté appel de la cotisation fiscale et des pénalités qui s’y rapportent, une société a été forcée de comparaître devant la Cour (Stanley J Tessmer Law Corporation c La Reine, 2009 CCI 104 [Tessmer], au para 20, conf 2013 CAF 290). Par conséquent, je conclus que la demanderesse, en interjetant appel au sujet des droits, est également forcée de comparaître devant la Cour. La demanderesse a donc un intérêt privé, au titre de l’exception énoncée dans les arrêts Wholesale et Canadian Egg Marketing.
[70]
Ayant conclu que la demanderesse a un intérêt personnel pour faire valoir sa demande fondée sur la Charte, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de traite de la question à savoir si elle a qualité pour agir dans l’intérêt public. Toutefois, il reste la question de savoir si les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent à l’article 12 de la Charte. Comme je l’explique plus en détail ci‑dessous, je conclus que ce n’est pas le cas.
(2)
L’article 12
[71]
La demanderesse soutient que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent à l’article 12 de la Charte parce qu’il s’agit d’une forme de « traitement »
qui est « cruel et inusité ».
[72]
La demanderesse fait remarquer que les interdictions prévues par la loi peuvent constituer un traitement au sens de l’article 12 si « l’individu est d’une certaine façon soumis au contrôle administratif particulier de l’État »
(Rodriguez c Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 RCS 519, [1993] ACS no 94 [Rodriguez], au para 67). Comme elle est [traduction] « à la merci de l’ASFC »
pour interjeter appel à l’égard des droits, la demanderesse affirme qu’elle est assujettie au contrôle administratif de l’État.
[73]
La demanderesse fait remarquer qu’il a été établi que le traitement comprend la confiscation de biens, comme des armes à feu (R v Montague, 2014 ONCA 439 [Montague]), et la privation d’avantages, comme les soins de santé pour les demandeurs d’asile (Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c Canada (Procureur général), 2014 CF 651 [Soins aux réfugiés]).
[74]
Selon la demanderesse, une amende peut être cruelle et inusitée si elle prive une personne de ses moyens de subsistance au point « de ne pas être compatible avec la dignité humaine »
(R c Boudreault, 2018 CSC 58 [Boudreault], au para 67). Elle soutient que, puisque les droits antidumping prévus par a LMSI peuvent découler d’une erreur humaine et que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel empêchent que les erreurs fassent l’objet d’une révision avant le paiement des droits, ces dispositions sont incompatibles avec l’article 12.
[75]
À mon avis, les dispositions relatives au paiement en cas d’appel ne contreviennent pas à l’article 12 de la Charte, car elles ne constituent pas un « traitement »
« cruel et inusité ».
[76]
En ce qui concerne la situation personnelle de la demanderesse, j’estime que l’arrêt Québec Inc. fournit une réponse complète à cette conclusion, à savoir que l’article 12 ne confère pas de droits aux personnes morales. Pour qu’une amende soit inconstitutionnelle, elle doit être « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine »
en plus d’être « odieuse ou intolérable »
pour la société — une norme « inextricablement ancrée dans la dignité humaine »
et ne s’applique donc pas aux personnes morales (Québec Inc, au para 17, citant Boudreault, aux para 45 et 94).
[77]
La demanderesse fonde une grande partie de son argument sur une situation hypothétique dans laquelle l’ASFC, à l’abri du contrôle judiciaire, impose des droits antidumping à une personne d’une manière qui est entièrement dissociée de la marge de dumping. En général, les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel et ne peuvent être fondées sur des hypothèses non étayées (Boudreault, au para 170, citant Mackay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357, [1989] ACS no 88, aux pages 361 et 362). Toutefois, la Cour peut envisager des hypothèses raisonnables, dans la mesure où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elles se présentent et elles ne sont pas « difficilement imaginables »
ou « invraisemblables »
(R c Nur, 2015 CSC 15, au para 56, citant R c Goltz, [1991] 3 RCS 485, [1991] ACS no 90 [Goltz], au para 73; pour des précédents en dehors du contexte des peines minimales obligatoires, voir aussi : Tessmer, au para 54; Soins aux réfugiés, au para 641).
[78]
J’accepte le scénario hypothétique de la demanderesse, dans la mesure où il est fondé sur une personne physique, qui bénéficie des droits prévus à l’article 12 et qui importe au Canada des marchandises assujetties à des droits antidumping en vertu de la LMSI. J’estime qu’il est raisonnable d’imaginer une telle personne dans la situation actuelle de la demanderesse.
[79]
Toutefois, je n’accepte pas la composante de l’hypothèse de la demanderesse selon laquelle l’ASFC impose des droits antidumping qui sont nettement disproportionnés par rapport à la marge de dumping. Ces circonstances mettent en cause un abus de pouvoir arbitraire; il ne s’agit pas de circonstances qui se « présente[nt] couramment dans la vie quotidienne »
ou d’« applications raisonnablement prévisibles »
de la loi (Goltz, au para 73; R c Lloyd, 2016 CSC 13, aux para 22 et 25). De plus, la demanderesse n’a pas fourni de preuve que l’ASFC a imposé des droits de cette façon ni à elle ni à toute autre personne. La demanderesse ne peut donc faire valoir sa contestation en vertu de la Charte.
[80]
En ce qui concerne le bien‑fondé de la demande de la demanderesse fondée sur l’article 12, je conclus que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel ne constituent pas un « traitement ».
Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel sont des dispositions juridique d’application générale auxquelles tous les membres de la société canadienne sont assujettis; le fait que ces dispositions aient une incidence sur une personne d’une manière qui lui cause des souffrances n’implique pas que cette personne est soumise à un « traitement »
en raison de contrôle de l’État (Rodriguez, au para 67).
[81]
J’accepte l’argument des défendeurs selon lequel l’arrêt Gratl c Canada, 2012 CAF 88 [Gratl], est semblable au cas qui nous occupe. Dans cette affaire, la juge Sharlow a conclu que le refus de déductions et l’imposition de pénalités dans la cotisation d’impôt sur le revenu de la demanderesse ne constituaient pas un traitement au titre de l’article 12 de la Charte (Gratl, aux para 3 et 8). Bien que la cause de la demanderesse porte sur la capacité d’interjeter appel à l’égard de taxes, et non pas d’un avis de cotisation, elle est semblable à l’arrêt Gratl en ce sens que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel sont « de nature civile qui ne touche que des intérêts économiques »
et ne placent donc pas les personnes « sous le contrôle de l’État d’une façon qui pourrait être considérée comme un traitement »
(au para 8).
[82]
Je ne suis pas convaincu par l’argument de la demanderesse selon lequel les traitements dans les affaires Montague et Soins aux réfugiés sont similaires à celui en l’espèce. Pour reprendre les termes employés par les défendeurs, ces affaires concernent les libertés individuelles fondamentalement liées au concept de dignité humaine, ce qu’une taxe ne fait pas.
[83]
Dans Montague, les appelants ont été déclarés coupables d’un ensemble d’infractions liées aux armes à feu et étaient donc exposés à la confiscation obligatoire de leur collection d’armes à feu aux termes de l’alinéa 491(1)b) du Code criminel, LRC 1985, c C‑46 (aux para 1 et 2). Cette confiscation a été jugée comme un traitement ou une peine pour l’application de l’article 12, car elle peut avoir [traduction] « un effet punitif »
(Montague, aux para 37 et 38). Les droits, en revanche, n’ont pas d’éléments punitifs; ils sont proportionnels à la marge de dumping et peuvent être remboursés si la partie a gain de cause en révision ou en l’appel.
[84]
Dans Soins aux réfugiés, l’action de l’État en cause visait à réduire de manière importante le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier la plupart des demandeurs d’asile au Canada dans cette situation, et de pour ainsi dire éliminer cette couverture pour les autres (au para 1). Contrairement aux demandeurs dans l’arrêt Soins aux réfugiés, les importateurs ne sont pas un groupe de personnes vulnérables, pauvres et défavorisées que le gouvernement a « délibérément ciblés »
de manière qui les empêche d’avoir accès à des services essentiels à leur survie (au para 587). Ils sont plutôt assujettis à une loi d’application générale, laquelle n’a une incidence que sur leurs intérêts économiques.
[85]
Je conclus en outre que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel ne sont pas « cruelles et inusitées ».
Comme l’ont souligné les défendeurs, une sanction économique n’est ni cruelle ni inusitée si elle est « étroitement liée »
à une infraction économique (Boudreault, au para 93, citant R c Pham, [2005] JO No 5127, 203 CCC (3d) 326 (ONCA) [Pham], conf 2006 CSC 26). Dans l’arrêt Pham, les contrevenants se sont vu imposer une amende de 154 000 $ pour possession de 1 200 kilogrammes de tabac de contrebande. En concluant que l’amende ne violait pas les droits garantis par l’article 12 de la Charte aux appelants, le juge Goudge dans l’arrêt Pham a conclu ce qui suit [traduction]:
[19] À mon avis, toutefois, le facteur le plus important dans l’analyse fondée sur l’art. 12 est le lien direct entre la quantité de substance illégale en possession du délinquant et le montant de l’amende. Ceux qui ont en leur possession de grandes quantités sont manifestement des acteurs importants au sein d’entreprises criminelles de plus grande envergure qui tirent des bénéfices illégaux plus importants et pour lesquels des amendes minimales plus lourdes sont logiquement justifiées. L’application de ce facteur, qui est à la fois objectif et raisonnable, dans le but de circonscrire l’amende minimale fait en sorte que la peine ne sera pas totalement disproportionnée.
[86]
Contrairement à la suramende compensatoire dans Boudreault, les droits ne constituent pas une sanction économique. Il s’agit plutôt d’une taxe corrective qui est directement proportionnelle à la marge de dumping. Même si les dispositions relatives au paiement en cas d’appel assujettissent une personne à un traitement, cette proportionnalité fait en sorte que cette personne n’est pas privée de ses moyens de subsistance d’une manière qui est « incompatible avec la dignité humaine »
(Boudreault, au para 41). Par conséquent, je juge que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel, qui exigent le paiement de droits antidumping avant d’entreprendre le processus d’appel en vertu de la LMSI, ne sont pas « cruelles et inusitées ».
C.
Les dispositions relatives au paiement en cas d’appel contreviennent‑elles à l’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits?
[87]
L’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits dispose ce qui suit :
|
|
[88]
L’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits dispose ce qui suit :
|
|
[89]
La demanderesse soutient qu’elle a droit à une audience impartiale de sa cause au titre de l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits. Elle affirme que, lorsque des lois comme la LMSI créent un processus décisionnel auquel s’applique l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits, l’alinéa 1a) protège l’accès à ce processus. Autrement dit, la demanderesse soutient que son droit à une audience impartiale qui est garanti par l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits est codifié par l’effet de l’alinéa 1a).
[90]
La demanderesse concède que l’alinéa 1a) de la Déclaration des droits ne s’applique pas à elle. Toutefois, la demanderesse soutient qu’elle peut présenter une demande en vertu de cette disposition, parce qu’elle a qualité pour agir dans l’intérêt public.
[91]
Lorsqu’ils exercent le pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public, les tribunaux doivent prendre en compte trois facteurs : a) une question justiciable sérieuse est‑elle soulevée; b) la demanderesse a‑t‑elle un intérêt réel ou véritable dans l’issue de cette question; c) compte tenu de toutes les circonstances, cette demande constitue‑t‑elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux? Ces facteurs ne sont pas des exigences techniques, mais plutôt des considérations connexes devant être appréciées ensemble (DTES Sex Workers, au para 36).
[92]
À mon avis, le premier facteur de l’arrêt DTES Sex Workers milite fortement contre la reconnaissance par la Cour de la qualité pour agir dans l’intérêt public de la demanderesse. La demande de la demanderesse ne soulève pas un point constitutionnel important qui est loin d’être futile, car il est si peu probable que la demande soit accueillie qu’on pourrait considérer son issue comme une conclusion à l’avance (DTES Sex Workers, au para 42). Je reconnais qu’il faudrait prendre cette décision en examinant le bien‑fondé de la demande de la demanderesse de façon purement préliminaire (DTES Sex Workers, au para 42). Toutefois, pour démontrer la raison pour laquelle la demande de la demanderesse fondée sur la Déclaration des droits ne soulève pas une question justiciable sérieuse, j’estime qu’il est nécessaire de prendre en compte les observations des parties et de présenter mes conclusions en l’espèce.
[93]
La demanderesse affirme que l’alinéa 1a) peut invalider une loi si le droit allégué fournit des raisons convaincantes de le faire, et qu’il existe une norme facile à appliquer qui doit guider la Cour (Authorson c Canada (Procureur général), 2003 CSC 39 [Authorson] au para 49, citant Curr c La Reine, [1972] RCS 889, [1972] ACS no 66 aux pp 899 et 900). Étant donné que le droit revendiqué dans l’arrêt Trial Lawyers est le même que celui revendiqué en l’espèce, bien que dans des contextes différents, la demanderesse affirme que l’arrêt Trial Lawyers fournit une norme facile à appliquer qui guide la Cour dans l’invalidation des lois au titre de l’alinéa 1a).
[94]
Les défendeurs soutiennent que l’alinéa 2e) « ne crée pas un droit autonome à un procès équitable dans les cas où la loi ne prévoit pas autrement l’existence d’un tel procès »
(Kazemi (Succession) c République islamique d’Iran, 2014 CSC 62 [Kazemi Succession], au para 116). Le défendeur fait remarquer que l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits n’empêche pas le législateur de supprimer un droit d’origine législative (Austria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 191 [Austria], au para 69, citant Authorson aux para 58 à 61). Le défendeur affirme que, puisque l’alinéa 2e) n’offre pas une protection à l’encontre du retrait d’un droit d’origine législative, il ne crée pas non plus de nouveaux droits, comme le droit à un processus décisionnel avant le paiement des droits impayés.
[95]
Les défendeurs invoquent l’arrêt R v Bryan, [1998] 6 WWR 616, [1998] 132 Man R (2d) 167 (CBR du MB) [Bryan], pour faire valoir que la Déclaration des droits [traduction] « n’exempte pas une personne des lois régissant le commerce dûment adoptées par le gouvernement fédéral »
(au para 39). Bryan portait sur des dispositions sur le « rachat »
de la Loi sur la Commission canadienne du blé, LRC 1985, c C‑24 (la Loi sur la Commission du blé
), qui obligeaient les agriculteurs cherchant à exporter certaines céréales à acheter ces céréales de la Commission canadienne du blé (au para 35). Comme il n’y avait pas de mécanisme d’appel à l’égard des prix selon le régime de rachat, l’accusé dans Bryan a allégué que la Loi sur la Commission du blé l’avait privé de ses biens sans application régulière de la loi, d’une manière qui contrevenait aux alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration des droits (au para 10).
[96]
Dans Bryan, le juge Smith a conclu que les dispositions contestées assuraient à l’accusé l’application régulière de la loi parce que la Loi sur la Commission du blé était une loi fédérale valide et qu’elle ne contrevenait donc pas aux alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration des droits (au para 38). En d’autres termes, le juge Smith a conclu que la Déclaration des droits ne confère de droits en matière d’application régulière de la loi au‑delà de ceux prévus par une loi valide sur le plan constitutionnel.
[97]
À mon avis, la jurisprudence indique clairement que l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits ne crée pas un droit autonome à une audience impartiale lorsque la loi ne permet pas autrement un processus décisionnel, mais qu’il offre plutôt une protection seulement si une audience est tenue (Succession Kazemi, aux para 116 et 120, citant Amaratunga c Organisation des pêches de l’Atlantique Nord‑Ouest, 2013 CSC 66, au para 61). En d’autres termes, les protections prévues à l’alinéa 2e) entrent en jeu uniquement lors d’une instance devant une cour de justice, un tribunal administratif ou un organisme semblable (Authorson, au para 61). Étant donné que la demanderesse ne conteste pas l’imposition des droits devant une cour de justice, un tribunal administratif ou un organisme semblable, l’alinéa 2e) ne lui confère pas de droits en matière d’application régulière de la loi.
[98]
La conclusion ci‑dessus concorde avec Bryan, en ce sens que les droits procéduraux prévus à l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits ne dépassent pas les droits prévus par la loi. Comme pour le régime de rachat prévu par la Loi sur la Commission du blé, les dispositions relatives au paiement en cas d’appel sont des lois fédérales valides et ne violent donc pas les droits de la demanderesse prévus à l’alinéa 2e) (Bryan, au para 39).
[99]
En ce qui concerne la demande présentée par la demanderesse en vertu de l’alinéa 1a), j’estime qu’il n’y a pas de « raisons convaincantes »
se rapportant à des « normes objectives et faciles à appliquer qui doivent guider les tribunaux »
qui justifient l’annulation des dispositions relatives au paiement en cas d’appel (Authorson, au para 49). Comme je l’ai déjà mentionné, les dispositions sur le paiement en cas d’appel sont conformes à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. L’interprétation de la Déclaration des droits par rapport à la Loi constitutionnelle de 1867, comme l’a demandé la demanderesse, ne suppose donc pas que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel sont incompatibles avec l’alinéa 1a) de la Déclaration des droits. L’idée selon laquelle l’alinéa 1a), lorsqu’il est lu conjointement avec l’alinéa 2e), doive en quelque sorte invalider les dispositions relatives au paiement en cas d’appel, même si aucune de ces dispositions de la Déclaration des droits ne peut le faire seule, n’a jamais été proposée auparavant, et, selon moi, n’est pas appuyée par la jurisprudence citée par la demanderesse.
[100]
Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la demande de la demanderesse fondée sur la Déclaration des droits ne soulève pas une question justiciable sérieuse (DTES Sex Workers, au para 42).
[101]
Quant aux autres facteurs de l’arrêt DTES Sex Workers, je reconnais que la demanderesse a un intérêt véritable dans sa demande fondée sur la Charte, c’est‑à‑dire qu’elle est potentiellement incapable de payer les droits et ne peut donc pas interjeter appel de l’imposition des droits par l’ASFC (DTES Sex Workers, au para 43). Je reconnais en outre que la demande de la demanderesse est un moyen raisonnable et efficace de porter cette question devant les tribunaux, puisqu’elle a la capacité de présenter cette demande et qu’il n’y a pas d’autre moyen de le faire (DTES Sex Workers, au para 51).
[102]
À mon avis, toutefois, les facteurs susmentionnés ont peu de poids dans la conclusion selon laquelle la demande de la demanderesse ne soulève pas une question justiciable sérieuse. Par conséquent, je conclus que la demanderesse n’a pas qualité pour agir dans l’intérêt public pour faire valoir sa demande au titre de l’alinéa 1a) de la Déclaration des droits.
VI.
Dépens
[103]
Les défendeurs demandent que les dépens soient adjugés conformément au tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles
). Étant donné que j’ai conclu que la demande de la demanderesse a été rejetée, j’adjuge les dépens aux défendeurs. La demanderesse doit payer ces dépens sur-le-champ, conformément à la colonne III du Tarif B des Règles.
VII.
Conclusion
[104]
Je conclus que les dispositions relatives au paiement en cas d’appel ne violent pas les articles 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, l’article 12 de la Charte ou l’alinéa 1a) de la Déclaration des droits. La présente demande est par conséquent rejetée, avec dépens.
JUGEMENT rendu dans le dossier T‑1851‑17
LA COUR STATUE que :
Les alinéas 56(1.01)a), 56(1.1)a), 58(1.1)a) et 58(2)a) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, LRC 1985, c S‑15, sont des dispositions législatives valides.
Les dépens sont adjugés aux défendeurs.
« Shirzad A. »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1851‑17
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INTITULÉ DE LA CAUSE :
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PRAIRIES TUBULARS (2015) INC. c L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA, LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO) ET À CALGARY (ALBERTA)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 1er SEPTEMBRE 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE AHMED
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DATE DES MOTIFS :
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LE 11 JANVIER 2021
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COMPARUTIONS :
Paul Reid
Brendan Miller
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POUR LA DEMANDERESSE
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Max Binnie
Craig Collins‑Williams
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Walsh LLP
Avocats
Calgary (Alberta)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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POUR LES DÉFENDEURS
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