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Date : 20201110


Dossier : T-775-13

Référence : 2020 CF 1046

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

HENDRIK TEPPER

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Hendrik Tepper, a introduit une procédure de requête écrite en vertu de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [Règles des CF] en vue d’obtenir une ordonnance désignant comme témoins opposés certaines personnes qu’il a l’intention d’appeler à témoigner à l’instruction de la présente action.

[2]  Il fait valoir plus précisément que, puisque les Règles des CF ne contiennent aucune disposition concernant la désignation des témoins opposés, les lois relatives à la preuve en vigueur dans la province de l’Ontario, où la présente action a été introduite et suit son cours, trouvent à s’appliquer en l’espèce au titre de l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑ 5 [LPC]. Par conséquent, l’article 53.07 des Règles de procédure civile de l’Ontario, RRO 1990, Reg 194 [Règles de l’Ontario], dans la mesure où il n’est pas incompatible avec l’article 9 de la LPC, s’applique et autorise le contre‑interrogatoire d’une partie opposée, d’un dirigeant, d’un administrateur, d’un employé ou du propriétaire unique d’une partie opposée. Le demandeur en l’espèce peut ainsi assigner à témoigner des individus qui remplissent les fonctions suivantes : « [...] dirigeant, [...] administrateur, [...] employé ou [...] propriétaire unique d’une partie opposée »; il peut les considérer comme des témoins opposés et les contre‑interroger (Farmer Construction Ltd c R, [1983] CTC 198 (CF); conf par [1983] ACF no 417 (CAF), voir le para 4; Bande indienne Wewaykum c R, [1995] ACF no 1202 (CFPI), au para 576, conf. sauf à l’égard des dépens [1999] ACF no 1529 (CAF), conf par 2002 CSC 79; Première nation de Fairford c Canada (Procureur général), [1997] ACF no 270 (CFPI) [Fairford], aux paras 2‑3; South Yukon Forest Corp c R, 2010 CF 495, aux paras 40‑41, inf pour d’autres motifs 2012 CAF 165).

[3]  Le demandeur fait valoir qu’en l’espèce, les personnes qu’il cherche à faire désigner comme témoins opposés relèvent de quatre catégories et que l’article 53.07 des Règles de l’Ontario s’applique à chacune de ces catégories :

a)  employés actuels (fonctionnaires) du gouvernement du Canada :

-  agente de police Audrey Bernier‑Sastre, agente d’Interpol pour la Gendarmerie royale du Canada (GRC) entre 2008 et 2009 et actuellement analyste à la Section du renseignement pour la sécurité nationale de la GRC;

b)  des ministres anciens et actuels du gouvernement du Canada;

-  l’honorable Diane Ablonczy, ministre d’État des Affaires étrangères (Amériques et Affaires consulaires) de janvier 2011 à juillet 2013;

-  l’honorable John Baird, ministre des Affaires étrangères de mai 2011 à février 2015;

-  l’honorable Dominic LeBlanc, vice‑président du Comité des affaires étrangères et du développement international de mai 2011 à septembre 2012, et actuel président du Conseil privé de la Reine pour le Canada.

c)  d’anciens employés (fonctionnaires) du gouvernement du Canada :

-  Patricia Fortier, Directrice générale, Direction générale des affaires consulaires (CND) au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) de mars à août 2011;

-  Nicholas Newhouse, anciennement deuxième secrétaire/consul auprès du MAECI, posté à Beyrouth (Liban) du 2 septembre 2008 au 11 septembre 2011;

d)  d’anciens membres du personnel exonéré, également désigné comme le personnel politique ou ministériel, des cabinets ministériels :

-  Catherine Godbout, Conseillère principale, Affaires consulaires et Conseil du Trésor auprès de la ministre Ablonczy de janvier à mai 2011;

-  Ashley McArthur, Conseillère aux Affaires parlementaires et à la Gestion des dossiers auprès du ministre Baird d’août 2009 à mai 2011, puis Conseillère principale aux politiques et aux enjeux des affaires consulaires auprès de la ministre Ablonczy de mai 2011 à juillet 2013.

[4]  Le défendeur ne conteste pas l’applicabilité générale de l’article 53.07 des Règles de l’Ontario en l’espèce. Cependant, il fait valoir que la Cour devrait rejeter la requête du demandeur à l’égard de quatre témoins – l’ancienne ministre Diane Ablonczy, l’ancien ministre John Baird, l’agente de police Audrey Bernier‑Sastre, et Nicolas Newhouse – car le procureur général du Canada a déclaré, le 31 juillet 2020, qu’il avait l’intention de tous les appeler comme témoins au procès. Par conséquent, selon l’alinéa 53.07(4)b) des Règles de l’Ontario, ils ne peuvent pas être appelés par le demandeur comme témoins opposés.

[5]  Le défendeur soutient également que la Cour devrait rejeter la requête du demandeur à l’égard du ministre Dominic LeBlanc, car d’après la preuve documentaire, ce dernier livrera un témoignage qui concorde avec les intérêts du demandeur plutôt que de s’y opposer.

[6]  Le défendeur ne s’oppose pas à la demande du demandeur pour que les trois témoins restants – Patricia Fortier, Catherine Godbout et Ashley McArthur – soient assignés à témoigner et désignés comme témoins opposés. Il reconnaît que leur témoignage sera probablement défavorable au demandeur.

[7]  Avant que je ne me saisisse de la présente requête, les parties ont informé la Cour, dans une lettre datée du 30 octobre 2020, qu’elles étaient parvenues à un accord au sujet des témoins qu’elles jugeaient indispensables pour établir leurs arguments respectifs. Plus précisément, l’honorable Diane Ablonczy, l’honorable John Baird, Audrey Bernier‑Sastre et Nicolas Newhouse. Le défendeur a entrepris de faire témoigner ces quatre personnes au procès, si bien que le demandeur aura la possibilité de les contre‑interroger de la façon habituelle. Les parties ont également convenu qu’à cette fin, la preuve principale du demandeur ne sera pas close tant qu’il n’aura pas contre‑interrogé les quatre témoins communs. Les parties reconnaissent que cette manière de procéder déroge à l’article 274 des Règles des CF, alors que normalement, le demandeur finit de présenter sa preuve avant que le défendeur ne produise la sienne. Les parties demandent donc conjointement à la Cour de confirmer cette manière de procéder. Elles ont également informé la Cour que leur accord rendait théorique, à l’égard des quatre témoins communs, la requête visant à ce qu’ils soient désignés comme témoins opposés.

[8]  Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je tranche la requête à l’égard de ces quatre témoins communs et je donnerai, en même temps que la présente ordonnance, une directive au titre de l’article 274 des Règles des CF autorisant la modification demandée en ce qui concerne l’ordre de présentation de la preuve au procès.

[9]  De plus, le défendeur ne s’oppose pas à ce qu’il soit déclaré que Patricia Fortier, Catherine Godbout et Ashley McArthur sont des témoins opposés comme l’a sollicité le demandeur, et je conclus que le paragraphe 57.03(1) des Règles de l’Ontario peut s’appliquer à ces anciennes employées (Facchini c Procureur général du Canada, 2019 ONSC 6559 au para 16; Graci c New Steel Roofers Inc, 2010 ONSC 2677 au para 11; Robinson c Laushway, [1991] 27 ACWS (3d) 317 (Div Gén Ont) au para 48), si bien que je ferai droit à la requête à l’égard de ces témoins.

[10]  Il ne reste que le ministre LeBlanc.

[11]  Le demandeur fait valoir que, suivant l’interprétation retenue par la jurisprudence de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, l’article 53.07 des Règles de l’Ontario s’applique également aux ministres (notamment à des témoins qui étaient ministres au moment des événements à l’origine d’une action, c’est‑à‑dire d’anciens ministres), vu que leur rôle est analogue à celui d’un dirigeant de société. À cet égard, le demandeur invoque la décision Granitile Inc c Canada, [1998] OJ n5028 (Div gén) au para 23 [Granitile] et fait valoir que dans cette affaire, la cour avait de bonnes raisons de conclure que d’anciens ministres demeuraient étroitement liés à la Couronne à l’égard de laquelle ils [traduction] « étaient soumis à un devoir de loyauté ou à une obligation ». En l’espèce, le lien et la loyauté sont illustrés par le serment que les ministres prêtent au moment de leur nomination au Cabinet.

[12]  En particulier, le demandeur fait valoir que, selon la Loi constitutionnelle de 1867 (R‑U), 30 & 31 Vict, c 3, reproduit dans LRC 1985, annexe II, no 5, art 11, il faut, pour être nommé au Cabinet du premier ministre du Canada, être désigné comme membre du Conseil privé. Tous les futurs ministres doivent entre autres choses prêter le serment réservé aux membres de ce Conseil. Ce serment contient plusieurs éléments qui portent sur les obligations continues qui incombent aux membres, notamment celles de servir fidèlement et de garder le secret à l’égard des affaires soulevées devant le Conseil. Par ailleurs, la nomination au Conseil privé n’est pas révoquée si le ministre cesse d’occuper cette fonction, la révocation ne pouvant résulter que d’une ordonnance du gouverneur général. Les personnes concernées peuvent encore être désignées par le titre « honorable » et voir leur nom suivi des lettres « c.p. ».

[13]  Le défendeur ne conteste pas qu’un ministre, ancien ou actuel, peut tomber sous le coup de l’article 57.03 des Règles de l’Ontario. Cependant, il attire l’attention de la Cour sur l’affidavit de Ansle John [affidavit de John], parajuriste à la Section du contentieux des affaires civiles du ministère de la Justice, souscrit le 29 octobre 2020 et déposé à l’appui de sa réponse à la présente requête. Sont joints en pièces à cet affidavit une transcription des commentaires formulés par le ministre LeBlanc, le 14 juin 2011, à la Chambre des communes (pièce « B »); un courriel contenant la transcription des commentaires faits par le ministre LeBlanc à l’occasion de la période de questions du 20 juin 2011 (pièce « C »); un courriel contenant la transcription des commentaires formulés par le ministre LeBlanc lors d’une conférence de presse qui s’est déroulée le 21 juin 2011 (pièce « D »); et la transcription partielle d’une entrevue du ministre LeBlanc par la CBC le 15 décembre 2011 (pièce « E »).

[14]  Le défendeur fait aussi remarquer que le ministre LeBlanc siège actuellement comme député et ministre du gouvernement libéral du Canada. Cependant, durant la période où le demandeur était détenu à Beyrouth (mars 2011 à mars 2012), l’actuel ministre LeBlanc siégeait comme député du Parti libéral, alors dans l’opposition, au Parlement du Nouveau‑Brunswick ainsi qu’au caucus libéral à titre de critique des Affaires étrangères. À ce titre, il a fait plusieurs déclarations publiques indiquant qu’il ne pensait pas que les fonctionnaires canadiens en faisaient assez pour obtenir la libération du demandeur, comme le démontrent les pièces susmentionnées. Pour le défendeur, il ressort clairement de la teneur et de la substance des commentaires formulés par le ministre LeBlanc alors qu’il était député, qu’aux fins du présent procès, ses intérêts concordent davantage avec ceux du demandeur, et non avec les siens, et il n’est donc pas un témoin opposé tombant bien sous le coup de l’article 53.07 des Règles de l’Ontario.

[15]  Par ailleurs, au cours de la période pertinente, le député LeBlanc faisait partie de l’opposition libérale dont les objectifs ne concordaient pas avec ceux du gouvernement du Canada, alors dirigé par le Parti conservateur. À cet égard, le demandeur a tort de s’appuyer sur la Loi constitutionnelle de 1867, le serment prêté par les membres du Conseil privé et la jurisprudence afférente, car durant la période pertinente, le député LeBlanc n’avait pas juré allégeance au gouvernement conservateur du Canada puisqu’il n’en faisait pas partie; il n’était pas non plus membre du Cabinet de l’ancien premier ministre Harper. Et même si le demandeur fait remarquer que le ministre LeBlanc est actuellement président du Conseil privé de la Reine pour le Canada, ce dernier n’est pas appelé à témoigner en sa qualité de ministre en exercice du gouvernement actuel.

[16]  Par conséquent, le défendeur soutient que la Cour devrait refuser la demande par laquelle le demandeur souhaite faire désigner le ministre LeBlanc comme témoin opposé.

[17]  En réponse, le demandeur rejette l’opinion du défendeur selon qui les intérêts du ministre LeBlanc concordent plus étroitement avec les siens; il ajoute que la Cour ne devrait pas adopter une perspective aussi étroite des obligations du ministre LeBlanc à l’égard de la Couronne. Exprimer des préoccupations quant à la manière dont un parti au pouvoir gère la détention à l’étranger d’un citoyen canadien ne devrait pas être assimilé aussi légèrement à une opposition à la Couronne elle‑même.

[18]  Le demandeur renvoie à nouveau au serment prêté par les membres du Conseil privé et soutient qu’à titre de président actuel du Conseil privé de la Reine pour le Canada, le ministre LeBlanc est tenu d’agir « en fidèle et loyal serviteur de Sa Majesté la Reine Elizabeth II »; cependant, l’action du demandeur vise la Couronne. Par conséquent, il n’est pas évident que les intérêts du ministre LeBlanc concordent davantage avec les siens, comme le fait valoir le défendeur. En outre, le ministre LeBlanc est également tenu au secret quant à « tout ce qui [lui] sera confié ou révélé » devant le Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada (Babcock c Canada (Procureur général), 2002 CSC 57 au para 19; LPC, à l’art 39). Bien que les événements en cause soient survenus avant sa nomination au Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada, il est raisonnable de présumer que le ministre LeBlanc, compte tenu du secret auquel il est tenu, fera preuve de prudence dans sa déposition.

[19]  Le demandeur soutient que, vu les obligations auxquelles il est encore tenu à l’égard de la Couronne, à la fois au titre de la loyauté et du secret, et compte tenu des raisonnements exposés dans les décisions Granitile et Fairford, le ministre LeBlanc tombe sous le coup de l’article 53.07 des Règles de l’Ontario.

Analyse

[20]  L’article 53.07 des Règles de l’Ontario prévoit :

APPEL À TÉMOIGNER D’UNE PARTIE OPPOSÉE

Personnes à qui la règle s’applique

53.07 (1) Les paragraphes (2) à (7) s’appliquent aux personnes suivantes :

1. Une partie opposée.

2. Un dirigeant, un administrateur, un employé ou le propriétaire unique d’une partie opposée.

3. Un associé d’une société en nom collectif qui est une partie opposée.

Obtention de la présence de personnes au procès

(2) Une partie peut obtenir la présence d’une personne visée au paragraphe (1) à titre de témoin au procès :

a) d’une part, en lui signifiant une assignation de témoin ou en signifiant à la partie opposée ou à son avocat, au moins 10 jours avant le début du procès, un avis d’intention d’appeler la personne à témoigner;

b) d’autre part, en versant ou en offrant en même temps l’indemnité de présence calculée conformément au tarif A. Règl. de l’Ont. 536/96, art. 4; Règl. de l’Ont. 575/07, art. 1.

(3) Si une personne visée au paragraphe (1) est présente au procès, il n’est pas nécessaire de lui signifier une assignation ni de verser l’indemnité de présence pour l’appeler à témoigner. Règl. de l’Ont. 536/96, art. 4.

Quand la partie opposée peut être appelée

(4) Une partie peut appeler à témoigner une personne visée au paragraphe (1), sauf :

a) si la personne a déjà témoigné;

b) si la partie opposée ou son avocat s’engage à appeler la personne à témoigner. Règl. de l’Ont. 536/96, art. 4; Règl. de l’Ont. 575/07, art. 4.

Contre-interrogatoire

(5) Une personne visée au paragraphe (1) peut être contre‑interrogée par la partie qui l’a appelée à témoigner et par toute autre partie qui est opposée à la personne. Règl. de l’Ont. 536/96, art. 4.

Réinterrogatoire

(6) Après avoir été contre-interrogée aux termes du paragraphe (5), la personne peut être réinterrogée par toute partie qui n’a pas le droit de contre-interroger aux termes de ce paragraphe. Règl. de l’Ont. 536/96, art. 4.

[…]

[21]  Cette disposition, de même que certaines règles semblables de procédure civile en vigueur dans d’autres provinces, a été adoptée pour que, s’il s’impose, le témoignage d’une partie opposée puisse être obtenu (Fairford, au para 6). S’agissant d’obtenir le témoignage d’une partie opposée [traduction] « la disposition des Règles aide donc la partie à parvenir plus facilement à la vérité en lui permettant de contre‑interroger les représentants de la partie adverse sans devoir établir l’hostilité de ce témoin suivant le critère de la common law » (Granitile, au para 23). Dans ce contexte, un témoin opposé est [traduction] « celui dont l’intérêt est opposé ou défavorable c’est-à-dire que sa position est contraire à celle de la partie qui l’appelle comme témoin » (R c Figliola, 2011 ONCA 457 à la p 50, citant Hanes c Wawanesa Mutual Insurance Co., [1961] O.J. n562 (ONCA)). Dès lors qu’une personne est désignée comme témoin opposé, elle peut être contre‑interrogée par la partie l’ayant appelée à témoigner (paragraphe 53.07(5) des Règles de l’Ontario). Après le contre‑interrogatoire, le témoin opposé peut être réinterrogé par toute partie à l’instance dont l’intérêt n’est pas opposé au sien (paragraphe 53.07(6) des Règles de l’Ontario).

[22]  En l’espèce, après avoir examiné les pièces jointes à l’affidavit de John, je conviens qu’au moment où les commentaires qu’il contient ont été faits, M. LeBlanc, en tant que député de la Chambre des communes du Parti libéral alors dans l’opposition, était clairement en désaccord avec le gouvernement, alors dirigé par les conservateurs, quant à la façon dont celui‑ci réagissait à la détention du demandeur au Liban. C’est‑à‑dire qu’à cette époque, la position du député LeBlanc concordait davantage avec celle du demandeur qu’avec celle du gouvernement du Canada alors au pouvoir. Son intérêt était opposé à celui de ce gouvernement.

[23]  Cependant, depuis la détention du demandeur au Liban, il y a eu un changement de gouvernement et, en date du procès, c’est maintenant le Parti libéral qui est au pouvoir au Canada. Le ministre LeBlanc fait partie de ce gouvernement et siège comme président du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Il fait donc à présent partie du gouvernement qui oppose une défense à la demande intentée par le demandeur contre la Couronne. Je souligne en passant qu’aux termes de l’article 23 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985,c C‑50, les poursuites visant l’État doivent être exercées contre le procureur général du Canada ou, lorsqu’elles visent un organisme mandataire de l’État, contre cet organisme si la législation fédérale le permet.

[24]  Dans l’affaire Fairford, notre Cour était saisie d’une requête par laquelle les demandeurs sollicitaient une ordonnance les autorisant à contre‑interroger leur propre témoin à titre de partie opposée en application de l’article 53.07 des Règles de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, une disposition semblable à l’article 53.07 des Règles de l’Ontario. Ayant conclu que la disposition s’appliquait, la Cour s’est ensuite demandé si le témoin était un dirigeant du défendeur au sens où ce terme était employé à l’article 53.07 des Règles. Le témoin en question avait travaillé pour le ministère des Affaires indiennes. Au début des années 1960, il était surintendant de l’agence indienne de Fisher River, mais en 1980, il avait été promu au poste de directeur général régional en Alberta. Le défendeur à l’action, le procureur général du Canada, soutenait que la période pertinente à laquelle il fallait examiner si le témoin était un de ses dirigeants était celle où le témoin avait travaillé au Manitoba dans les années 1960 et qu’à cette époque, il était un employé et non un « dirigeant » du défendeur. La Cour a déclaré :

6  Toutefois, la règle 53.07 ne contient nullement la condition que pour être considéré comme dirigeant aux fins de la règle, un individu doit avoir été dirigeant à l’époque se rapportant au litige. La règle vise à s’assurer que si le témoignage d’une partie adverse s’impose, il peut être demandé. La règle reconnaît qu’une partie adverse est, par définition, une partie qui a un intérêt opposé à celui de la partie cherchant à obtenir son témoignage, et la manière appropriée d’interroger cette partie adverse est par voie de contre‑interrogatoire. Lorsque la partie adverse n’est pas une personne physique, c’est-à-dire qu’elle est une société ou un gouvernement, un dirigeant ou administrateur est la personne dont la présence peut être demandée et qui peut être contre-interrogée. À l’évidence, un dirigeant actuel ou un administrateur actuel aura un intérêt qui est, sinon identique, semblable à celui de la partie adverse. C’est la raison pour laquelle le contre-interrogatoire est permis dans le cas d’un tel témoin. Le fait que le témoignage rendu par un dirigeant peut se rapporter à une époque où il n’était pas un dirigeant n’est pas un facteur pertinent. Si la personne, à n’importe quel moment, a occupé le poste de dirigeant chez la partie adverse, la règle peut être invoquée.

(Non souligné dans l’original.)

[25]  Dans l’affaire Fairford, le témoin concerné avait quitté le ministère des Affaires indiennes en 1983 et n’avait dès lors plus travaillé pour le gouvernement fédéral. Notre Cour a conclu qu’il existait entre lui et le gouvernement du Canada une distance substantielle en raison de l’écoulement du temps et de son rôle subséquent de consultant pour des bandes indiennes. Son intérêt actuel n’était ni semblable ni identique à celui du gouvernement et donc, « sa position personnelle d’aujourd’hui, à l’égard du gouvernement, est très différente de ce qui était lorsqu’il était directeur général régional du ministère des Affaires indiennes pour l’Alberta ». Ces considérations ont convaincu la Cour qu’il ne conviendrait pas que l’avocat des demandeurs puisse traiter le témoin comme un dirigeant de la partie adverse et le contre‑interroger.

[26]  À mon avis, la décision Fairford montre que l’article 57.03 des Règles de l’Ontario peut s’appliquer dans un cas comme celui qui nous occupe, où le rôle – et l’intérêt – du ministre LeBlanc ont changé. Même s’il était membre de l’opposition au moment de la détention du demandeur, il occupe à présent un poste de ministre au sein du gouvernement qui se défend actuellement contre une action.

[27]  Cela est également étayé par la décision Granitile dans laquelle la Cour de justice de l’Ontario a examiné l’article 53.07 des Règles de l’Ontario afin de déterminer s’il s’appliquait à l’honorable Elmer MacKay, le ministre visé pendant une partie de la période pertinente aux fins de l’action :

[traduction]

23  L’avocat des demandeurs a également assigné à témoigner et tenté de contre‑interroger l’honorable Elmer MacKay, ministre du MEIR (ministère de l’Expansion industrielle régionale) pendant une partie de la période pertinente aux fins de la présente action. M. MacKay est celui qui avait décidé de ne pas accorder de prêt du Cap‑Breton, ce qui a mis fin à l’engagement financier du gouvernement à l’égard du projet en 1991. Le droit de contre‑interroger au titre de l’article 53.07 des Règles s’applique à 1) une partie opposée, 2) un dirigeant, un administrateur, un employé ou au propriétaire unique d’une partie opposée, et à 3) l’associé d’une société en nom collectif qui est une partie opposée. En tant que député et ministre, M. MacKay n’est pas qu’un employé de la défenderesse, Sa Majesté la Reine du Chef du Canada. Il n’est pas davantage un dirigeant ou un administrateur de la Couronne, même si la fonction qu’il remplissait au sein du gouvernement est semblable à celle d’un dirigeant ou d’un administrateur de société. En un sens, on pourrait dire qu’il est la véritable partie opposée étant donné qu’il représentait Sa Majesté au sein de ce ministère. Cependant, aucune de ces descriptions ne convient tout à fait. Aucune affaire portant directement sur cette question ne m’a été présentée et je n’en connais aucune. Cependant, les principes généraux énoncés aux paragraphes 1.04(1) et (2) des Règles s’appliquent selon moi. Ainsi, l’article 53.07 des Règles devrait recevoir une interprétation large afin d’assurer la résolution équitable sur le fond de la présente instance : paragraphe 1.04(1) des Règles. Par ailleurs, en cas de silence des Règles, la pratique applicable est déterminée par analogie avec celles‑ci : paragraphe 1.04(2) des Règles. L’article 53.07 vise à permettre à une partie d’appeler comme témoin une personne qui est essentiellement son adversaire dans le cadre du litige, sans être restreinte par l’obligation de ne poser que des questions non suggestives. Lorsque le témoin est la partie adverse ou qu’il est si étroitement lié à celle-ci que leurs intérêts concordent, ou qu’il est tenu par un devoir de loyauté ou une obligation envers elle, le droit de contre‑interroger ce témoin est crucial. La disposition des Règles aide donc la partie à parvenir plus facilement à la vérité en lui permettant de contre‑interroger des représentants de la partie adverse sans devoir établir l’hostilité de ce témoin suivant le critère de la common law. La portée étendue de la disposition des Règles tend à indiquer que ses rédacteurs souhaitaient qu’elle s’applique également aux sociétés et aux personnes physiques. Bien que la Couronne ne relève pas directement de l’une ou l’autre catégorie, je trouve injuste que les parties qui intentent des recours contre la Couronne se retrouvent dans une position plus désavantageuse au titre de l’article 53.07 des Règles que celles qui poursuivent toute autre entité susceptible d’être poursuivie. La Couronne est manifestement assujettie à cette disposition à l’égard de ses employés. Il serait à mon avis injuste de l’interpréter de manière à accorder aux demandeurs le droit de contre‑interroger les fonctionnaires ayant peu d’ancienneté, tout en leur refusant ce droit à l’égard du représentant de la Couronne à l’échelon le plus élevé, le ministre lui‑même. Comme la disposition des Règles ne mentionne pas précisément les ministres de la Couronne, j’estime par analogie que ces derniers sont assimilables soit à la personne opposée soit à un dirigeant ou à un administrateur de cette personne. Par conséquent, j’ai décidé que les demandeurs avaient le droit, au titre de l’article 53.07 des Règles, de contre‑interroger le ministre.

(Non souligné dans l’original.)

[28]  Dans les circonstances de la présente affaire, même s’il n’était pas membre du parti au pouvoir et qu’il n’a pas pris de décisions concernant le demandeur lorsque les événements à l’origine du présent litige sont survenus, le ministre LeBlanc est aujourd’hui un représentant du Canada, qui est le défendeur en l’espèce. Il est maintenant étroitement lié au gouvernement du Canada.

[29]  Je conviens avec le demandeur que le serment prêté par les membres du Conseil privé atteste ce lien étroit :

Serment prêté par les membres du Conseil privé

Moi [insérer votre nom], je jure (déclare) solennellement et sincèrement que j’agirai en fidèle et loyal serviteur de Sa Majesté la Reine Elizabeth II, en ma qualité de membre du Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada. J’exprimerai fidèlement, honnêtement et en toute vérité, mon sentiment et mon opinion sur toute chose traitée, débattue et résolue en Conseil. Je tiendrai secret tout ce qui me sera confié ou révélé en cette qualité, ou tout ce dont il sera traité secrètement en Conseil. J’agirai en toutes circonstances comme il convient à un fidèle et loyal serviteur de Sa Majesté.

Ainsi Dieu me soit en aide.

[30]  Cependant, je ne puis convenir que l’exigence de garder le secret à l’égard des affaires soulevées devant le Conseil privé, étayée par l’article 39 de la LPC, éclaire la question de savoir si le ministre peut être considéré comme une partie opposée. Ce n’est pas son intérêt ou sa loyauté qui est en cause, mais une exigence liée au serment et à la charge. Comme le prévoit l’article 39 :

39 (1)  Le tribunal, l’organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements sont, dans les cas où un ministre ou le greffier du Conseil privé s’opposent à la divulgation d’un renseignement, tenus d’en refuser la divulgation, sans l’examiner ni tenir d’audition à son sujet, si le ministre ou le greffier attestent par écrit que le renseignement constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada.

[31]  Le fait que cette obligation puisse amener le ministre à « faire preuve de prudence dans sa déposition » ne signifie pas d’après moi qu’il est opposé à l’intérêt du demandeur.

[32]  En conclusion, comme le ministre LeBlanc est actuellement ministre du gouvernement du Canada et président du Conseil privé de la Reine pour le Canada, je conclus que ses intérêts en tant que représentant du Canada, le défendeur à l’action, sont opposés à ceux du demandeur.


ORDONNANCE dans le dossier T-775-13

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. En vertu de l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada et de l’article 53.07 des Règles de procédure civile de l’Ontario, les personnes suivantes, que le demandeur entend assigner à témoigner et appeler comme témoins à l’instruction de la présente action sont désignés comme des témoins opposés qui peuvent être contre‑interrogés par l’avocat du demandeur conformément à cette disposition des Règles :
  1. l’honorable Dominic LeBlanc;

  2. Patricia Fortier;

  3. Catherine Godbout;

  4. Ashley McArthur.

  1. Le demandeur a droit à ses dépens.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-775-13

 

INTITULÉ :

HENDRIK TEPPER c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

REQUÊTE EXAMINÉE sur dossier À OTTAWA (ONTARIO) en vertu de L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

la juge STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 novembre 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Alison FitzGerald

Jenna Anne de Jong

Benedict Wray

 

pour le demandeur

 

Gregory Tzemenakis

Craig Collins-Williams

Stephen Kurelek

Nathan Joyal

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada, s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Section du contentieux des affaires civiles

Ottawa (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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