Date : 20201130
Dossier : T-1938-19
Référence : 2020 CF 1106
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2020
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
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LOCAL 333 ILWU
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demanderesse
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et
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VITERRA INC.
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défenderesse
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ORDONNANCE ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La demanderesse, Grain Workers’ Union Local 333 ILWU, s’appuie sur les articles 466 et 467 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], pour solliciter une ordonnance déclarant la défenderesse, Viterra Inc., coupable d’outrage au tribunal.
[2]
L’outrage reproché à la défenderesse s’inscrit dans le contexte d’une sentence arbitrale. La demanderesse allègue que la défenderesse n’a pas respecté l’ordonnance de ne pas faire de l’arbitre.
II.
Contexte
[3]
La défenderesse exploite deux terminaux céréaliers au port de Vancouver. La demanderesse est accréditée en vertu du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2 [le Code], pour représenter les employés des deux terminaux.
[4]
En juillet 2017, la demanderesse a déposé deux griefs de principe dans lesquels il était allégué que la défenderesse permettait aux employés de travailler plus de 48 heures par semaine, en contravention des dispositions du Code relatives aux heures supplémentaires.
[5]
L’arbitre Sullivan a été nommé pour statuer sur les deux griefs. La défenderesse s’est opposée à l’arbitrage pour divers motifs, y compris la compétence. L’arbitre Sullivan a conclu qu’il avait compétence pour examiner les griefs. La défenderesse a demandé le contrôle judiciaire de la décision sur la compétence devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique (Viterra Inc v Grain Workers’ Union, Local 33, 2018 BCSC 787), mais sa demande a été rejetée, tout comme l’appel qu’elle a interjeté (Viterra Inc v Grain Workers’ Union, Local 333, 2018 BCCA 455).
[6]
Une fois la question de la compétence tranchée, en juillet 2019, les parties sont retournées devant l’arbitre Sullivan. Le 28 octobre 2019, il a rendu sa sentence arbitrale. Il a conclu, sur la foi des données sur lesquelles s’était fondée la demanderesse pour la période précédant le grief, que la défenderesse avait contrevenu aux dispositions législatives relatives aux heures supplémentaires énoncées dans le Code. L’arbitre Sullivan a alors conclu ce qui suit :
[traduction]
Le syndicat m’a demandé de rendre une ordonnance de ne pas faire. J’ai tenu compte des données figurant sur les feuilles de paie sur lesquelles s’est appuyé le syndicat pour la période précédant le dépôt des deux griefs, le 14 juillet 2017. Compte tenu de ces données et des dispositions convenues par les parties dans leur correspondance du 10 mai 2018, j’ai conclu qu’il y a eu violation du Code canadien du travail et ordonné à l’employeur de ne plus contrevenir au Code. À l’avenir, je laisse aux parties le soin de se rencontrer et de conclure une entente sur la moyenne des heures dans le contexte d’un horaire de travail continu de 6 heures de travail suivis de 3 heures de repos qui n’est pas établi à la semaine.
Je demeure saisi du dossier pour résoudre tout différend qui pourrait découler de l’exécution de la présente décision.
[7]
La défenderesse a ensuite demandé des précisions à l’arbitre Sullivan au sujet de sa sentence. Le 28 novembre 2019, il a fourni les précisions suivantes :
[traduction]
Par souci de clarté, je mentionne que la sentence était fondée sur des éléments de preuve précis concernant les données et les circonstances factuelles survenues jusqu’à la date du grief. Aucunes données ni circonstances factuelles survenues après la date du grief n’ont été présentées à l’audience, et la sentence ne portait pas sur cette question.
[8]
Le 27 mai 2020, la demanderesse et la défenderesse ont de nouveau comparu devant l’arbitre Sullivan afin de régler le litige au moyen d’une entente sur la moyenne des heures, telle qu’elle est prévue dans le Code et dans la sentence. Les parties ne sont pas parvenues à s’entendre et, le 28 mai 2020, l’arbitre Sullivan a rendu une [traduction] « décision-lettre »
confirmant qu’il avait épuisé sa compétence :
[traduction]
Le 27 mai 2020, nous nous sommes réunis de nouveau para vidéoconférence afin de résoudre la question en suspens concernant l’entente sur la moyenne des heures. Les parties ne sont pas arrivées à s’entendre, et ma compétence à l’égard du grief pour lequel les parties m’ont nommé est maintenant épuisée.
[9]
Le 14 septembre 2020, madame la protonotaire Kathleen Ring a rendu une ordonnance ex parte enjoignant à la défenderesse de comparaître devant la Cour pour qu’elle entende la preuve du non‑respect de la sentence arbitrale du 28 octobre 2019 qui lui est reproché et pour qu’elle soit prête à présenter une défense.
[10]
Avant l’audience ordonnée par la protonotaire Ring, la défenderesse a présenté des observations dans lesquelles elle s’opposait, pour plusieurs motifs, au fait que la Cour examine la demande pour outrage. Les parties ont proposé, et la Cour a accepté, que l’audience se déroule en deux temps. Premièrement, la Cour instruirait et examinerait les questions de droit soulevées par la défenderesse et, deuxièmement, au besoin, la Cour examinerait les éléments de preuve concernant l’outrage reproché ainsi que toute question de preuve soulevée.
[11]
Pour les motifs qui suivent, je suis convaincu que l’instance pour outrage devrait se poursuivre.
III.
Dépôt de la sentence
[12]
L’article 66 du Code prévoit que les personnes touchées par l’ordonnance ou la décision d’un arbitre peuvent déposer à la Cour fédérale une copie de l’ordonnance. Au moment du dépôt, l’ordonnance de l’arbitre est enregistrée à la Cour et, une fois enregistrée, elle a la même valeur que les autres jugements de la Cour :
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[13]
S’appuyant sur l’article 66 du Code, l’avocat de la demanderesse a écrit une lettre au greffe le 27 novembre 2019 en y joignant une copie de la sentence initiale pour dépôt. Le greffe a délivré un certificat de dépôt le 6 décembre 2019. Le certificat indiquait à tort que la sentence avait été déposée conformément au paragraphe 251.15(1) du Code.
IV.
Questions en litige
[14]
La défenderesse soutient que la demande pour outrage devrait être rejetée ou limitée pour les motifs suivants :
A. Le dépôt et l’enregistrement sont frappés de nullité, et la sentence n’est pas susceptible d’exécution;
i. Le dépôt n’était pas conforme aux conditions procédurales préalables énoncées à l’article 66 du Code, et le certificat de dépôt renvoie au mauvais article du Code;
ii. La sentence a été déposée à un moment où l’arbitre Sullivan avait toujours compétence à l’égard de l’exécution de la sentence. La sentence n’était pas encore définitive lorsqu’elle a été déposée à la Cour fédérale;
B. La sentence est de nature purement déclaratoire et n’est donc pas susceptible d’exécution;
C. Si la sentence est susceptible d’exécution, elle n’est exécutoire que pour la période suivant la date à laquelle l’arbitre Sullivan a épuisé sa compétence.
[15]
La défenderesse a également présenté des observations écrites sur la question de la preuve par ouï‑dire dans le contexte d’une instance pour outrage. Ces observations n’ont pas été soulevées dans le cadre de la première partie, et la question n’est donc pas examinée dans la présente ordonnance et les présents motifs.
V.
Le droit en matière d’outrage
[16]
L’outrage englobe un large éventail de conduites, mais il s’agit « avant tout d’une déclaration qu’une partie a transgressé une ordonnance judiciaire »
(Pro Swing Inc c Elta Golf Inc, 2006 CSC 52, au para 35). Dans le contexte civil, l’outrage est considéré comme un manquement de nature quasi criminelle (Bhatnager c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 RCS 217, à la page 224; Syndicat des travailleurs et travailleuse des postes c Société canadienne des postes, 2011 CF 232, au para 25).
[17]
Les instances pour outrage devant la Cour sont régies par les articles 466 à 472 des Règles. Celles‑ci reflètent la nature sérieuse et quasi criminelle des instances pour outrage. Il incombe à la partie qui allègue l’outrage de prouver hors de tout doute raisonnable qu’il y a eu outrage au tribunal (article 469 de Règles; Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes c Société canadienne des postes, 2015 CF 355, au para 9 [Postes Canada]). Trois éléments doivent être établis pour prouver l’outrage : (1) l’existence d’une ordonnance, (2) la connaissance réelle de l’ordonnance par le défendeur, et (3) une intention de désobéir à l’ordonnance (Rameau c Canada (Procureur général), 2012 CF 1286, au para 13; Orr c Première Nation de Fort McKay, 2012 CF 1436, au para 15; Canada (Revenu national) c Vallelonga, 2013 CF 115, aux para 18‑19).
[18]
Pour qu’une ordonnance soit exécutoire, elle doit être claire et non ambiguë. La conduite dictée par l’ordonnance doit y être clairement énoncée (Postes Canada, au para 11).
VI.
Analyse
A. Le dépôt et l’enregistrement de la sentence arbitrale ne sont pas frappés de nullité, et la sentence est susceptible d’exécution
[19]
La défenderesse a invoqué deux motifs distincts pour démontrer que le dépôt de la sentence est frappé de nullité :
(1) Premièrement, le dépôt et l’enregistrement sont frappés de nullité parce qu’ils sont incompatibles avec les conditions procédurales préalables énoncées à l’article 66 du Code ou parce que le certificat de dépôt renvoie à tort au paragraphe 251.15(1) du Code.
(2) Deuxièmement, la sentence arbitrale n’était pas définitive au moment du dépôt.
[20]
La défenderesse a tort sur les deux points.
(1)
Le dépôt et l’enregistrement n’étaient pas incompatibles avec l’article 66 du Code et l’erreur figurant sur le certificat de dépôt n’entraîne pas la nullité du dépôt
[21]
Les instances pour outrage peuvent avoir des répercussions sur le droit à la liberté d’une personne et, pour cette raison, la défenderesse fait valoir, en s’appuyant sur la décision Service Employees International Union v Brown, [2000] OJ No 2749, que le principe du strictissimi juris s’applique. Selon ce principe, les exigences procédurales prescrites par la loi doivent être interprétées et appliquées de la façon la plus stricte. Lorsque le demandeur ne se conforme pas strictement, la demande pour outrage sera rejetée (voir Gilewich v Strand, 2008 SKQB 326, au para 3; et Divi v Divi, 1992 SJ No 517).
[22]
Je reconnais que le principe du strictissimi juris s’applique dans les instances pour outrage devant la Cour (Beloit Canada Ltée c Valvet Oy, [1986] ACF no 958). Selon ce principe, les instances pour outrage doivent être menées avec soin et en respectant rigoureusement les exigences procédurales (Friedlander v Claman, 2016 BCCA 434, au para 26 [Friedlander], citant Basett v Hagee, 2015 BCCA 422, aux para 33‑35). Cependant, l’outrage civil ne se limite pas à la peine. L’exécution et le respect des ordonnances civiles des tribunaux sont également l’un des objectifs premiers de l’instance pour outrage civil (Friedlander, au para 28, citant Zhang c Chau (2003), 229 DLR (4th) 298, aux para 29‑31 (CA Qc)).
[23]
Le principe du strictissimi juris n’a pas pour but d’obliger les parties à se conformer aveuglément aux obligations procédurales. Il vise plutôt à assurer l’équité des audiences pour outrage, lesquelles devraient être une solution de dernier recours en réponse au non‑respect d’une ordonnance du tribunal (voir, par exemple, l’arrêt Claggett v Claggett, [1945] 3 DLR 414 (BCCA), où le principe a permis de conclure que le non-respect des exigences en matière d’avis prescrites par les règles ne devait pas être cautionné par la Cour; et l’arrêt Friedlander, au para 54, où il a été conclu que l’admissibilité de la preuve par ouï-dire était incompatible avec le principe du strictissimi juris – deux affaires où des préoccupations en matière d’équité ont été soulevées).
[24]
À mon avis, ni le défaut de la demanderesse de joindre l’énoncé de clarification de l’arbitre Sullivan à la sentence arbitrale présentée aux fins de dépôt, ni la délivrance d’un certificat mentionnant à tort le paragraphe 251.15(1) du Code n’invalide l’instance en l’espèce.
[25]
L’article 66 du Code prévoit qu’une personne ou une organisation touchée peut déposer une copie du « dispositif »
de l’ordonnance ou de la décision d’un arbitre. L’article 66 n’exige pas le dépôt du raisonnement suivi par l’arbitre pour rendre son ordonnance ou sa décision.
[26]
En l’espèce, l’énoncé de clarification de l’arbitre confirme que la sentence était fondée sur des éléments de preuve précis concernant des circonstances survenues avant la date du grief. Cet énoncé de clarification ne modifie pas la conclusion finale de l’arbitre selon laquelle la défenderesse a contrevenu au Code. L’énoncé de clarification ne modifie pas non plus l’ordonnance de l’arbitre enjoignant à la défenderesse de ne plus contrevenir au Code. L’énoncé de clarification ne fait pas partie de l’ordonnance ou de la décision de l’arbitre. L’article 66 ne prévoit pas et n’exige pas le dépôt de l’énoncé de clarification compte tenu de ces faits. Je tiens également à souligner qu’au moment du dépôt, le 27 novembre 2019, l’énoncé de clarification n’avait pas encore été communiqué, ce qui a été fait le 28 novembre 2019.
[27]
En ce qui concerne le certificat de dépôt et son renvoi au paragraphe 215.15(1) du Code, le dossier de preuve démontre que la demanderesse a demandé à juste titre que le greffe dépose la sentence conformément au paragraphe 66(1) du Code. Apparemment, le fait que le certificat de dépôt renvoie au paragraphe 215.15(1) découle d’une erreur administrative ou typographique, et il semble que cette erreur n’ait été relevée que lorsque la défenderesse a soulevé la question.
[28]
L’ordonnance ex parte du 14 septembre 2020 de la protonotaire Ring renvoie correctement au paragraphe 66(1). La demanderesse a reçu l’ordre de signifier à la défenderesse une copie de l’ordonnance ex parte, et rien ne donne à penser qu’elle n’a pas été signifiée en temps opportun. La défenderesse n’a pas soutenu, et rien ne donne à penser, que l’erreur figurant sur le certificat de dépôt l’a induite en erreur ou lui a porté préjudice.
[29]
Dans l’arrêt Steward c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] 3 CF 452, la Cour d’appel a conclu qu’une erreur dans l’ordonnance de justification qui n’a entraîné aucun préjudice n’avait pas pour effet d’entacher l’instance de nullité. J’en viens à la même conclusion au vu des faits. En l’espèce, on ne peut invoquer le principe du strictissimi juris pour rendre l’enregistrement de la sentence arbitrale nul.
[30]
Ayant conclu que le dépôt n’est pas incompatible avec les exigences de l’article 66 du Code et que l’erreur figurant sur le certificat de dépôt n’est pas préjudiciable, je conclus que le dépôt de la sentence n’est pas frappé de nullité.
(2)
La sentence arbitrale était définitive au moment du dépôt
[31]
Ayant conclu que la défenderesse avait contrevenu au Code et ayant prononcé une ordonnance de ne pas faire contre la défenderesse à cet égard, l’arbitre Sullivan a ensuite examiné la possibilité que les parties négocient [traduction] « une entente sur la moyenne des heures »
. Il a déclaré qu’il demeurait [traduction] « saisi du dossier pour résoudre tout différend qui pourrait découler de l’exécution de la […] décision »
. La défenderesse fait valoir que, puisque l’arbitre Sullivan avait toujours compétence, la sentence n’était pas définitive.
[32]
La demanderesse soutient que l’arbitre Sullivan avait toujours compétence à des fins précises : aider les parties dans l’éventualité où elles chercheraient à négocier une entente sur la moyenne des heures. La demanderesse fait valoir que le fait que l’arbitre ait conservé sa compétence à cette fin précise ne modifie pas la nature définitive de la sentence en ce qui concerne l’ordonnance de ne pas faire. La demanderesse soutient que cette ordonnance reconnaît l’obligation de la défenderesse de se conformer à une obligation clairement prescrite par la loi; elle ne soulève aucune question d’exécution et constituait une sentence définitive.
[33]
Subsidiairement, la demanderesse fait valoir que, si l’ordonnance de ne pas faire était assujettie à la compétence de l’arbitre et qu’elle n’était donc pas définitive, la compétence de l’arbitre était épuisée au moment où l’instance pour outrage a été introduite en septembre 2020. Dans ces circonstances, la demanderesse soutient qu’il serait absurde d’exiger maintenant qu’elle dépose de nouveau la sentence et de recommencer les procédures.
[34]
La défenderesse se fonde sur les décisions Tri-Line Expressways Ltd c Teamsters Local Union No 31, [1995] ACF no 1484 [Tri-Line Expressways], et Canadian Air Line Pilots Assn v Canadian Airlines International, [1989] FCJ No 151 [Canadian Air Line], pour soutenir que la sentence n’était pas une ordonnance définitive susceptible d’exécution le 27 novembre 2019, lorsqu’elle a été présentée au greffe pour dépôt. Elle fait valoir que le dépôt était prématuré et qu’il est donc frappé de nullité. Je ne suis pas d’accord.
[35]
La défenderesse interprète les décisions Tri-Line Expressways et Canadian Air Line comme signifiant que, lorsqu’un arbitre conserve sa compétence à quelque fin que ce soit, l’ensemble de la sentence n’est pas définitive et ne peut donc pas être déposée à la cour à des fins d’exécution. À mon sens, il s’agit d’une exagération du raisonnement sous-jacent dans les décisions Tri-Line Expressways et Canadian Air Line. Dans ces deux affaires, les sentences avaient été jugées non exécutoires par le tribunal, mais pas seulement au motif que l’arbitre avait conservé sa compétence. En effet, des questions en suspens devaient être tranchées afin de permettre l’exécution des sentences.
[36]
Ce n’est pas le cas en l’espèce. Dans la présente instance, l’ordonnance de ne pas faire est claire, non ambiguë et pleinement exécutoire à elle seule. Le Code prévoit une semaine de travail maximale de 48 heures. L’arbitre a conclu que la défenderesse contrevenait au Code et lui a ordonné de cesser cette pratique. Il ne reste aucun point à trancher pour que soit respectée la partie de la sentence qui ordonne à la défenderesse de ne plus contrevenir au Code.
[37]
Je reconnais que l’arbitre Sullivan n’a pas précisé dans sa sentence la raison pour laquelle il conservait sa compétence. Toutefois, cette raison est énoncée dans sa [traduction] « décision-lettre »
du 28 mai 2020 : les parties ont été convoquées de nouveau [traduction] « afin de résoudre la question en suspens concernant l’entente sur la moyenne des heures »
. À la date de la sentence, la question qui demeurait en suspens était la possibilité de négocier une entente sur la moyenne des heures. Étant donné qu’aucune entente n’a été conclue et que l’arbitre Sullivan n’était pas en mesure d’imposer une telle entente, il a déclaré que sa compétence était épuisée.
[38]
Dans sa sentence, l’arbitre Sullivan a finalement tranché certaines questions et est demeuré saisi du dossier pour aider à trancher d’autres questions. Dans la décision Amalgamated Transit Union, Local No 569 v Edmonton (City), 2015 ABQB 620, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a interprété une sentence arbitrale comme étant définitive aux fins d’exécution relativement à une question, alors qu’il restait encore d’autres questions à trancher. La Cour a conclu que le fait que l’arbitre était demeuré saisi de l’affaire pour examiner d’autres questions n’avait pas rendu conditionnelle la décision claire et non ambiguë, soit la réintégration (au para 20). Il en va de même en l’espèce : conserver sa compétence pour faciliter la négociation d’une entente sur la moyenne des heures ne rend pas conditionnelle la conclusion séparée et distincte selon laquelle la défenderesse a contrevenu au Code et doit cesser cette pratique.
[39]
L’ordonnance de ne pas faire était définitive et exécutoire au moment du dépôt.
[40]
Compte tenu de ma conclusion selon laquelle la partie de la sentence ordonnant à la défenderesse de cesser sa pratique était définitive et exécutoire, je ne ferai qu’examiner brièvement l’argument de la demanderesse selon lequel tout dépôt prématuré est devenu valide lorsque l’arbitre a déclaré que sa compétence était épuisée le 28 mai 2020.
[41]
Dans la décision Canadian Wire Service Guild (Newspaper Guild, Local 213) v Canadian Broadcasting Corp (CBC), [1992] FCJ No 871 [CBC], le juge Teitelbaum a examiné la question de savoir si une décision déposée avant l’expiration du délai de 120 jours pendant lequel l’arbitre conserve sa compétence avait été déposée prématurément. Le juge Teitelbaum a conclu que le dépôt était prématuré et qu’il était donc frappé de nullité. Toutefois, il a également reconnu que le dépôt pourrait devenir valide après l’expiration du délai de 120 jours. Sur ce fondement, il a suspendu l’exécution de la décision [traduction] « dans l’éventualité où [...] le dépôt de la décision devient valide »
(CBC, aux pages 8‑9).
[42]
Je ne vois rien d’erroné dans l’approche du juge Teitelbaum. Comme l’a fait valoir la demanderesse, adopter une approche différente en l’absence de tout élément de preuve corroborant l’existence d’une iniquité ou de tout autre préjudice entraînerait une utilisation inefficace des ressources.
B.
La sentence n’est pas de nature déclaratoire
[43]
La défenderesse s’appuie sur plusieurs décisions pour soutenir que les tribunaux ont refusé d’exécuter des ordonnances déclaratoires, car elles ne sont pas suffisamment précises pour permettre au tribunal de déterminer, en l’absence de nouveaux éléments de preuve, s’il y a eu outrage au tribunal (SPC c Société canadienne des postes, [1987] ACF no 1021, à la page 5 [SPC]; Telus Mobility c Syndicat des travailleurs en télécommunications, 2002 CFPI 1268, au para 39 [Telus], confirmé en appel dans Syndicat des Travailleurs des Télécommunications c Telus Mobilité, 2004 CAF 59; Goela c VIA Rail Canada Inc, 2006 CF 562, au para 30; Bande indienne Sucker Creek c Calliou, [1999] ACF no 1715; Re United Steelworkers of America, Local 663, and Anaconda Company (Canada) Ltd, [1969] BCJ No 406).
[44]
La défenderesse soutient que la sentence en l’espèce est uniquement de nature déclaratoire. Dans sa sentence, l’arbitre déclare que la défenderesse a contrevenu au Code. Il ne conclut pas que la défenderesse y contrevient encore et ne lui ordonne pas de prendre des mesures précises pour corriger la situation. La défenderesse soutient que, pour pouvoir exécuter l’ordonnance, la Cour serait tenue d’aller au-delà de la sentence arbitrale et de tenir compte de nouvelles circonstances et de nouveaux éléments de preuve dont l’arbitre ne disposait pas. Elle affirme que là n’est pas le rôle de la Cour et que, pour obtenir réparation, la demanderesse ne doit pas présenter une demande pour outrage au tribunal, mais doit plutôt déposer un nouveau grief qui sera encore une fois renvoyé à un arbitre en droit du travail pour nouvelle décision. Là encore, je ne suis pas d’accord.
[45]
Pour être susceptible d’exécution, une sentence ne doit pas seulement énoncer une situation juridique existante. Elle doit obliger la personne visée à poser des actes précis ou imposer des restrictions précises (SPC, à la page 5).
[46]
En l’espèce, la sentence décrit en détail les articles du Code qui établissent le nombre maximal d’heures de travail et d’heures supplémentaires par semaine. L’arbitre Sullivan a conclu que [traduction] « l’employeur a contrevenu aux dispositions législatives relatives aux heures de travail supplémentaires par semaine »
et qu’il [traduction] « y a eu violation du Code canadien du travail »
, puis a ordonné à [traduction] « l’employeur de cesser de contrevenir au Code »
. L’arbitre a tiré des conclusions précises à partir des éléments de preuve, et il a ordonné à la défenderesse d’adopter un comportement précis à l’avenir. Il sera facile de déterminer si le comportement de la défenderesse à l’avenir est conforme à l’ordonnance en se référant au Code.
[47]
Lorsqu’elle est lue dans le contexte de la décision dans son ensemble, comme elle doit l’être, l’ordonnance est claire et précise (Canada (Commission des droits de la personne) c Warman, 2011 CAF 297, au para 57). L’ordonnance ne manque pas de précision au point d’empêcher la défenderesse de prendre les mesures nécessaires pour s’y conformer ou d’expliquer pourquoi elle ne s’y est pas conformée dans le cadre d’une instance pour outrage (Telus, au para 39).
[48]
Je ne suis pas non plus convaincu que l’analyse de l’outrage reproché exigerait que la Cour aille au‑delà de la sentence arbitrale ou tienne compte de nouvelles circonstances. En introduisant une instance pour outrage civil, le demandeur doit s’acquitter d’un lourd fardeau de preuve pour avoir gain de cause. Il va sans dire que, pour ce faire, il doit présenter des éléments de preuve pour établir que le défendeur ne s’est pas conformé à une ordonnance. Il peut chercher à déposer devant la Cour des éléments de preuve qui vont au‑delà de ceux qui sont pertinents pour établir le non-respect, mais il s’agit là de questions qui doivent être tranchées lors de l’audition de la preuve. Cette possibilité ne rend pas inexécutoire une ordonnance par ailleurs susceptible d’exécution.
[49]
La défenderesse soutient en outre que le fait que la sentence ne précise pas de délai dans lequel elle doit se conformer à l’ordonnance devrait amener la Cour à refuser de l’exécuter. La défenderesse s’appuie sur la décision Telus pour faire valoir que les tribunaux ont régulièrement refusé d’exécuter des ordonnances ou des sentences dans ces circonstances (au para 43).
[50]
Aucun délai pour se conformer à l’ordonnance n’avait été fourni dans la décision Telus. La Cour a conclu que sans délai établi, l’ordonnance pouvait être interprétée de deux façons : soit que l’ordonnance était applicable immédiatement, la rendant donc impossible à respecter, soit qu’elle devait être respectée dans un délai raisonnable. La Cour a ensuite examiné si l’ordonnance avait été respectée dans les délais en se fondant sur la preuve.
[51]
En l’espèce, le fait que l’ordonnance ne précise aucun délai pour s’y conformer peut s’avérer un motif suffisant pour ne pas l’exécuter. Toutefois, dans la décision Telus, la Cour n’indique pas qu’une demande pour outrage devrait être rejetée simplement au motif qu’aucun délai n’a été précisé dans l’ordonnance. En fait, la décision Telus reconnaît que, en l’absence d’un délai précis, deux interprétations s’offrent à la Cour, et ces interprétations doivent être examinées au regard de la preuve. L’importance ou l’incidence de l’absence d’un délai précis dans la sentence ne constitue pas une question à examiner en l’absence de preuve.
[52]
En résumé, je conclus que la sentence n’est pas de nature déclaratoire; elle est suffisamment précise pour permettre son exécution. Les préoccupations liées à la preuve et au fait que l’ordonnance n’établit aucun délai précis pour s’y conformer devraient plutôt être examinées, le cas échéant, lors de l’audition de la preuve.
C.
La sentence est susceptible d’exécution à compter de la date de la sentence arbitrale initiale
[53]
La défenderesse est d’avis que, si la Cour juge l’ordonnance susceptible d’exécution, la compétence de la Cour pour conclure à un outrage au tribunal est limitée à la période qui suit le 28 mai 2020, date à laquelle l’arbitre Sullivan a confirmé que sa compétence était épuisée. La défenderesse soutient que c’est seulement à ce moment-là que l’ordonnance de ne pas faire est devenue définitive.
[54]
J’ai déjà conclu que l’arbitre Sullivan était demeuré saisi du dossier uniquement pour faciliter la négociation d’une entente sur la moyenne des heures (aux para 37‑38). Sa compétence ne s’étendait pas à l’ordonnance de ne pas faire. Par conséquent, l’ordonnance de ne pas faire était définitive et pouvait être exécutée à la date de la sentence arbitrale initiale, le 28 octobre 2019.
VII.
Conclusion
[55]
Le dépôt et l’enregistrement de la sentence ne sont pas frappés de nullité, et la sentence est susceptible d’exécution. Je suis convaincu que la requête en outrage peut être instruite. Les parties ont fait part de leurs disponibilités pour une nouvelle audience, qui sera fixée par l’administrateur judiciaire.
ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1938-19
LA COUR ORDONNE que :
1. Les objections préliminaires de la défenderesse sont rejetées.
2. L’instruction de la requête en outrage peut avoir lieu.
3. La date d’instruction de la requête en outrage est fixée par l’administrateur judiciaire.
« Patrick Gleeson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mylène Boudreau, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-1938-19
|
INTITULÉ :
|
GRAIN WORKERS’ UNION LOCAL 333 ILWU c VITERRA INC.
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Vancouver (Colombie-Britannique)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 20 octobre 2020
|
ORDONNANCE ET MOTIFS :
|
LE JUGE GLEESON
|
DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :
|
LE 30 NOVEMBRE 2020
|
COMPARUTIONS :
William Clements
Lilly Hassall
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Donald J. Jordan, c.r.
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Koskie Glavin Gordon
Vancouver (Colombie-Britannique)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Harris & Company, LLP
Vancouver (Colombie-Britannique)
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|