Date : 20201202
Dossier : T‑162‑20
Référence : 2020 CF 1108
[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]
Ottawa (Ontario), le 2 décembre 2020
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE :
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CORPORATION GARDAWORLD SERVICES TRANSPORT DE VALEURS CANADA
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demanderesse
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et
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DEAN A. SMITH
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
La Corporation GardaWorld Services Transport de valeurs Canada [Garda] a congédié monsieur Smith, un de ses employés qui dirigeait sa succursale à Red Deer, en Alberta. M. Smith a déposé une plainte pour congédiement injuste en vertu du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 [le Code]. Au terme d’une longue instance, et après avoir rendu puis retiré une première décision, l’arbitre a conclu que le congédiement de M. Smith était injuste et a ordonné à Garda de payer environ 60 000 $ en dommages‑intérêts et 500 000 $ en dommages‑intérêts punitifs.
[2]
Garda demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre. Elle soutient que la décision est déraisonnable sur le fond, que l’arbitre a manqué à l’équité procédurale et que sa conduite soulève une crainte raisonnable de partialité. Je conviens que les communications privées de l’arbitre avec M. Smith, sa conduite à l’égard de l’avocate de Garda et ses commentaires au sujet des témoins soulèvent une crainte raisonnable de partialité. Par conséquent, la décision de l’arbitre doit être annulée. Cependant, je refuse l’invitation de Garda de me prononcer sur le fond de la plainte. L’affaire doit être renvoyée à un autre arbitre pour réexamen.
[3]
Bien que les parties aient déposé une preuve considérable et présenté un vaste éventail d’arguments, je me limiterai à la question de la partialité, qui est suffisante pour trancher l’affaire, et j’aborderai aussi peu que possible le fond de la plainte. Les présents motifs sont organisés comme suit. Je résume d’abord l’incident qui a mené au congédiement de M. Smith. Je décris les principales étapes de l’instance devant l’arbitre. J’explique ensuite pourquoi plusieurs aspects de la conduite de l’arbitre ont soulevé une crainte raisonnable de partialité.
I.
Contexte factuel
[4]
Le 10 juillet 2017, M. Smith s’est rendu au magasin d’alcools Sobeys à Sylvan Lake. Il portait son uniforme et était apparemment en service. Il a expliqué à la gérante du magasin qu’il croyait avoir perdu une pièce d’identité alors qu’il faisait des achats au magasin quelques jours plus tôt et a demandé s’il pouvait examiner les enregistrements des caméras de surveillance du magasin. Même si la gérante n’avait trouvé aucune pièce d’identité perdue, elle a acquiescé à la demande de M. Smith.
[5]
M. Smith a trouvé des images de lui‑même en train d’attendre en ligne pour payer à la caisse. Il a demandé la permission de prendre des photos de ces images sur son téléphone intelligent afin de pouvoir les agrandir plus tard. Il n’est pas seul sur les photos qu’il a prises. Une autre femme se trouve devant lui à la caisse. Cette femme est travailleuse sociale au ministère des Services à l’enfance de l’Alberta. L’une des affaires qui lui ont été confiées concerne le fils de Mme Opal Roszell, qui est la locataire de M. Smith et, selon Garda, sa petite amie. M. Smith admet qu’il sait qui est la travailleuse sociale et qu’il l’a reconnue à ce moment‑là.
[6]
Le 14 juillet 2017, Mme Roszell a présenté une plainte au ministre des Services à l’enfance de l’Alberta, alléguant que la travailleuse sociale avait un problème de consommation d’alcool. La plainte contenait des renseignements sur la travailleuse sociale qui avaient apparemment été obtenus sur Internet, y compris des renseignements personnels et diverses photos publiées sur les médias sociaux montrant la travailleuse sociale en train de faire la fête avec des amis. Elle contenait également deux photos prises par M. Smith à partir des enregistrements des caméras de surveillance de Sobeys, qui montrent la travailleuse sociale en train d’acheter de l’alcool. M. Smith lui‑même figure sur l’une des photos.
[7]
La travailleuse sociale a appelé la Gendarmerie royale du Canada [GRC], car elle s’inquiétait pour sa propre sécurité. Elle a identifié l’homme debout à côté d’elle sur l’une des photos comme étant le petit ami de Mme Roszell. Après avoir discuté avec la gérante du magasin Sobeys, l’agent de la GRC qui a enquêté sur l’affaire a conclu qu’aucune infraction criminelle n’avait été commise, mais a jugé approprié de mettre Garda et Sobeys au fait de la situation. Le 20 juillet 2017, Sobeys a écrit à Garda pour se plaindre de l’incident et demander que M. Smith ne soit pas envoyé aux magasins Sobeys.
[8]
Le 21 juillet 2017, des dirigeants de Garda ont interrogé M. Smith au sujet de l’incident survenu au Sobeys. Leurs notes montrent que M. Smith a expliqué qu’il cherchait simplement à retrouver sa pièce d’identité perdue et qu’il a envoyé les photos à sa petite amie, qui avait un téléphone avec un écran plus large, afin de pouvoir agrandir les photos. M. Smith a été immédiatement suspendu de ses fonctions de transporteur. M. Smith a de nouveau été interrogé par un enquêteur de la sécurité de l’entreprise de Garda le 25 juillet. Il a été congédié le 14 août.
[9]
Certains aspects de ces événements sont contestés ou ont fait l’objet d’une preuve contradictoire devant l’arbitre. M. Smith affirme maintenant qu’un certain nombre de déclarations qui lui sont attribuées dans les notes prises par Garda lors des entrevues sont fausses. Notamment, il nie avoir envoyé les photos à Mme Roszell, qui a témoigné qu’elle pouvait y avoir accès parce que sa tablette était synchronisée avec le téléphone intelligent de M. Smith. Mme Roszell a d’abord nié avoir envoyé la plainte au ministère des Services à l’enfance, mais elle a par la suite changé son témoignage et admis l’avoir fait. M. Smith et Mme Roszell nient entretenir une relation amoureuse; en fait, Mme Roszell ne ferait que louer une chambre dans la maison de M. Smith.
II.
L’instance devant l’arbitre
[10]
M. Smith a déposé une plainte pour congédiement injuste et demandé la nomination d’un arbitre conformément au Code. Après des retards importants, une audience a eu lieu les 3 et 4 avril 2019. Lors de cette audience, Garda a appelé comme témoins ses deux dirigeants qui ont interrogé M. Smith avant son congédiement. M. Smith, qui n’était pas représenté par un avocat, a appelé trois employés ou anciens employés de Garda et a lui‑même témoigné. Garda a soutenu que M. Smith était un « directeur »
qui, selon le paragraphe 167(3) du Code, ne peut pas déposer de plainte pour congédiement injuste, et que, de toute façon, son congédiement était justifié, principalement en raison de l’incident survenu au Sobeys et de son refus d’être sincère au sujet de ce qui s’est réellement passé.
[11]
À la fin de l’audience d’avril, l’arbitre n’a pas écarté la possibilité de tenir une autre audience. Après l’audience, les deux parties ont communiqué par courriel avec l’arbitre, sans transmettre immédiatement une copie à l’autre partie. Par exemple, M. Smith a envoyé des observations écrites le 20 avril, et Garda, le 3 juin. Dans les deux cas, l’arbitre a transmis le courriel à l’autre partie.
[12]
Cependant, du 21 juin au 16 juillet, l’arbitre a échangé une série de courriels avec M. Smith, à l’insu de Garda. Dans le cadre de ces échanges, l’arbitre a demandé des renseignements à M. Smith concernant deux principaux sujets : son statut de directeur et sa demande de dommages‑intérêts. M. Smith a profité de ces échanges pour réitérer des allégations de mauvaise foi à l’encontre de Garda et informer l’arbitre qu’un certain nombre d’employés de Garda, dont un qui a témoigné à l’audience, avaient été licenciés. Ces échanges sont analysés plus en détail ci‑dessous.
[13]
De plus, le 26 juin, après avoir conclu que M. Smith avait été injustement congédié, l’arbitre a demandé l’aide de la firme Economica Ltd. pour calculer les dommages‑intérêts. Il en a parlé à M. Smith, mais non à Garda.
[14]
Le 18 juillet 2019, l’arbitre a rendu une décision de 45 pages, qui donne entièrement raison à M. Smith. Les motifs de l’arbitre sont mal structurés et difficiles à suivre. Il a conclu que M. Smith n’était pas un directeur et qu’il avait été congédié sans motif valable. Il a conclu que Garda avait agi [traduction] « de mauvaise foi »
et traité M. Smith [traduction] « avec préméditation, insouciance et cynisme »
. Bien que cette conclusion ne soit pas explicitement justifiée, le fil conducteur de la décision est que Garda a inventé des aspects cruciaux de l’incident survenu au Sobeys afin de pouvoir congédier M. Smith sans fournir de préavis, dans le cadre d’une campagne visant à réduire les coûts d’exploitation de Garda. Par conséquent, l’arbitre laisse entendre, à plusieurs endroits dans ses motifs, que les témoins de Garda n’étaient pas crédibles et [traduction] « [qu’]il peut être conclu que Garda cherchait d’autres motifs de congédiement »
(à la p 27; voir également les p 8 et 11). Il est allé jusqu’à laisser entendre que l’agent de la GRC avait agi de façon inappropriée à la demande de la direction de Garda (à la p 27), ainsi qu’à douter que Mme Roszell ait jamais envoyé une plainte au ministère des Services à l’enfance concernant la travailleuse sociale (à la p 9).
[15]
Étant donné qu’Economica Ltd. n’avait pas encore fourni son calcul des dommages‑intérêts, l’arbitre a conservé sa compétence. Néanmoins, il a ordonné le paiement immédiat d’une somme de 13 779 $ afin d’indemniser M. Smith pour les diverses dépenses qu’il a engagées après son congédiement, ainsi qu’une somme de 2 000 $ afin de payer pour publier la sentence.
[16]
Le 31 juillet 2019, Garda a écrit à l’arbitre pour lui faire part de ses préoccupations concernant la décision du 18 juillet. Elle a affirmé que la décision était fondée sur un certain nombre de conclusions de fait erronées. Une déclaration écrite de l’agent de la GRC qui a enquêté sur l’incident survenu au Sobeys, ainsi que des photos obtenues sur Internet qui pourraient laisser entendre que M. Smith et Mme Roszell entretenaient une relation amoureuse, y étaient jointes. De plus, Garda a fait remarquer que plusieurs conclusions étaient fondées sur des courriels de M. Smith qui n’ont jamais été communiqués à Garda. Elle a également soutenu que l’adjudication des dépens était insoutenable en droit. Pour tous ces motifs, Garda a demandé à l’arbitre de retirer sa décision du 18 juillet.
[17]
Le 1er août, l’arbitre a accepté de retirer sa décision, de transmettre une copie de ses échanges de courriels avec M. Smith à l’avocate de Garda et de tenir une nouvelle audience. Au cours des jours suivants, il a transmis la plupart, mais pas la totalité, des communications qu’il avait eues avec M. Smith en juin et en juillet.
[18]
Le 16 août, l’arbitre a envoyé trois longs courriels à l’avocate de Garda, contestant la plupart des allégations formulées dans la lettre du 31 juillet. De longs échanges ont suivi, principalement entre l’arbitre et l’avocate de Garda, au sujet de la tenue de cette nouvelle audience. Garda a initialement demandé à ce que 20 témoins puissent témoigner lors de cette nouvelle audience. L’arbitre a réagi vivement à ce qu’il considérait comme une position abusive. Cela a mené à des échanges animés, qui sont analysés plus en détail ci‑dessous.
[19]
La deuxième audience a eu lieu le 7 novembre. M. Smith a témoigné et a été contre‑interrogé, mais il a quitté l’audience immédiatement après, étant donné son horaire de travail. Garda a appelé quatre témoins : deux de ses dirigeants, l’agent de la GRC et un représentant du ministère des Services à l’enfance. L’arbitre a également reçu des déclarations sous serment de M. Smith et de Mme Roszell.
[20]
L’arbitre, les parties et Mme Roszell ont continué à communiquer par courriel au cours des semaines qui ont suivi. L’avocate de Garda soulevé une objection, parce que ces courriels constituaient des témoignages non assermentés. Par conséquent, l’arbitre a demandé à M. Smith, à Mme Roszell et à un autre témoin de fournir d’autres déclarations sous serment.
[21]
L’arbitre a rendu sa décision le 29 janvier 2020. La décision compte 61 pages et, encore une fois, elle est mal structurée et difficile à suivre. Bien que l’arbitre mentionne la preuve présentée lors de la deuxième audience, ses principales conclusions sont essentiellement les mêmes que dans sa première décision. Dans son analyse de la preuve, l’arbitre critique tout ce qui n’est pas conforme à la version des événements de M. Smith. Bien qu’il reconnaisse que Mme Roszell a admis avoir envoyé la plainte au ministère des Services à l’enfance après avoir nié l’avoir fait, il semble croire son explication selon laquelle elle avait eu accès aux photos prises par M. Smith au Sobeys grâce à un compte iCloud commun. Les deux paragraphes suivants (à la p 43) semblent résumer son point de vue :
[traduction]
Après avoir réfléchi sur la preuve et les divers témoignages, je suis d’avis, selon la prépondérance des probabilités, que le visionnement des caméras de surveillance de Sobeys par le plaignant ne constituait pas un fait extraordinaire non autorisé (survenu à cette seule occasion) justifiant son congédiement. Ce visionnement a probablement été considéré comme un geste grave parce que Sobeys a exprimé ses préoccupations. On comprend difficilement ce qui a pu faire en sorte que l’information plutôt parcellaire fournie par l’agent de la GRC dans sa déclaration écrite se trouve à coïncider avec l’interprétation trompeuse et déformée que le directeur [de Garda] a faite de la situation. Mais malgré que cela soit difficile à comprendre, j’estime que l’hypothèse que l’agent a avancée, le 19 juillet 2019, et qui n’a pas été vérifiée – c’est‑à‑dire, comme je l’ai mentionné plus haut : « J’ai conclu que, selon la version la plus probable des événements, Dean Smith avait fait croire qu’il voulait des photos de la carte d’identité perdue dans le but d’obtenir des images de [la travailleuse sociale] en train d’acheter des spiritueux... » – doit avoir inspiré à Garda les circonstances trompeuses qu’elle a décrites ou lui avoir convenu.
Par conséquent, je suis d’avis que, selon la prépondérance des probabilités et compte tenu de la preuve et d’un contexte ambiant de réduction des effectifs, c’est par opportunisme que Garda a mis fin à l’emploi du plaignant, M. Smith, même s’il pouvait y avoir une justification.
[22]
L’arbitre a condamné Garda à verser à M. Smith le montant de dommages‑intérêts calculé par Economica Ltd, soit 62 278 $. Il a également condamné Garda à payer 500 000 $ en dommages‑intérêts punitifs.
[23]
Garda sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.
III.
Analyse
[24]
Garda conteste la deuxième décision de l’arbitre pour trois principaux motifs : elle est déraisonnable sur le fond, l’arbitre a manqué à l’équité procédurale et sa conduite soulève une crainte raisonnable de partialité. Ces motifs sont liés, dans une certaine mesure, puisque les allégations de Garda concernant la crainte de partialité reposent sur ses critiques de la décision et sur des événements qui porteraient également atteinte à l’équité procédurale.
[25]
Je conclus que la conduite de l’arbitre soulève une crainte raisonnable de partialité. Je tire cette conclusion sans examiner le fond de la décision de l’arbitre. De même, je n’ai pas besoin d’examiner les allégations de manquement à l’équité procédurale au‑delà de celles qui sont liées à la crainte de partialité. L’affaire sera renvoyée à un autre arbitre pour qu’il rende une nouvelle décision. Étant donné que je ne me prononce pas sur le fond du différend, l’autre arbitre sera libre d’examiner de nouveau l’affaire, sans être lié par les décisions précédentes.
A.
La crainte raisonnable de partialité
[26]
Les désaccords entre les membres de la société sont inévitables. Pourtant, si nous recherchons la paix sociale et un certain sentiment de justice, nous devons au moins être en mesure de convenir d’un processus de règlement des litiges. C’est là le rôle des tribunaux et des décideurs administratifs. Cependant, pour que les individus acceptent de soumettre leurs différends aux tribunaux et de respecter leurs décisions, ils doivent considérer les tribunaux impartiaux. Personne n’aurait confiance dans l’administration de la justice si les juges étaient partiaux.
[27]
Par conséquent, l’impartialité est inhérente au rôle décisionnel. Le symbole de la femme aux yeux bandés tenant la balance de la justice illustre le devoir des juges et des autres décideurs de ne pas favoriser une partie au détriment de l’autre. Ceux-ci doivent traiter les affaires avec l’esprit ouvert et être disposés à se laisser convaincre par la preuve et les arguments de chaque partie. Ils doivent n’avoir aucun intérêt dans l’affaire ni de préjugés à l’égard d’une partie. En effet, le public « s’attend à ce que le juge procède avec un esprit ouvert à l’examen prudent, détaché et circonspect de la réalité complexe de chaque affaire dont il est saisi »
: R c S (RD), [1997] 3 RCS 484 au paragraphe 40.
[28]
En l’espèce, l’arbitre n’a pas respecté cette norme. Plusieurs aspects de sa conduite soulèvent une crainte raisonnable de partialité. Les communications ex parte montrent qu’il a assumé le rôle de défenseur de M. Smith. Il a fait preuve d’antipathie envers l’avocate de Garda. Il a formulé des remarques qui étaient systématiquement favorables aux témoins de M. Smith et défavorables à ceux de Garda. La séquence des événements qui a mené à l’adjudication de dommages‑intérêts punitifs amène un observateur raisonnable à conclure que cette condamnation a été prononcée à titre de représailles par suite de la contestation de la première décision de l’arbitre par Garda.
[29]
Pour expliquer pourquoi j’en arrive à ces conclusions, j’énonce d’abord les principes généraux qui guident l’analyse des allégations de crainte raisonnable de partialité. J’examine ensuite chaque aspect de la conduite de l’arbitre qui contribue à susciter cette crainte.
(1)
Principes juridiques
[30]
L’impartialité des juges et des décideurs administratifs est garantie par plusieurs sources constitutionnelles et législatives, ainsi que par la common law. Je n’ai pas besoin d’examiner les sources écrites en l’espèce, car la présente affaire peut être tranchée par les règles de la common law. La jurisprudence a établi des principes généraux pour déterminer si un juge est impartial. Après avoir énoncé ces principes, je me demande de quelle façon leur application doit tenir compte de deux aspects particuliers de la présente affaire, à savoir que l’arbitre n’est pas un juge, mais un décideur administratif et que M. Smith n’était pas représenté par avocat.
[31]
Comme je l’ai mentionné plus haut, l’impartialité est essentielle pour amener les parties à se soumettre au processus judiciaire et à la décision rendue. Cependant, pour y parvenir, le processus doit non seulement être équitable, mais aussi être perçu comme équitable, si ce n’est par les parties elles‑mêmes, à tout le moins par des observateurs raisonnables qui examinent de près la situation. Par conséquent, nous examinons les allégations de partialité non pas en nous renseignant sur l’état d’esprit réel du juge, mais en nous demandant si les circonstances soulèvent une crainte raisonnable de partialité. Selon une jurisprudence constante, les allégations de partialité doivent être évaluées du point de vue d’un observateur raisonnable qui tient compte de tous les faits : Committee for Justice and Liberty c Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 à la p 394.
[32]
Le critère permettant d’établir une crainte raisonnable de partialité est exigeant, car les juges sont présumés être impartiaux : Cojocaru c British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30 aux paragraphes 14 à 22, [2013] 2 RCS 357; Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureur général), 2015 CSC 25 au paragraphe 25, [2015] 2 RCS 282 [Commission scolaire francophone du Yukon]; Oleynik c Canada (Procureur général), 2020 CAF 5 au paragraphe 57 [Oleynik]. En effet, le respect de l’administration de la justice serait miné si les parties formulaient des allégations de partialité de façon insouciante ou si l’on pouvait obtenir la récusation d’un juge sans motif sérieux.
[33]
À l’image des juges, les décideurs administratifs doivent être impartiaux. Cependant, les décideurs administratifs exercent un large éventail de fonctions, allant du règlement des différends aux décisions de portée générale en matière d’élaboration de politiques. Par conséquent, l’exigence d’impartialité doit être ajustée en examinant la nature et les caractéristiques du décideur, ainsi que le régime législatif pertinent : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au paragraphe 47 [Baker]. La Cour suprême du Canada a fourni l’explication suivante dans Bell Canada c Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, au paragraphe 21, [2003] 1 RCS 884 :
[...] les tribunaux administratifs exercent différentes fonctions et « [o]n peut considérer [...] qu’ils chevauchent la ligne de partage constitutionnelle entre l’exécutif et le judiciaire » [...]. Certains tribunaux administratifs se situent davantage à l’extrémité exécutive de l’échelle : ils sont destinés avant tout à élaborer des politiques gouvernementales particulières et à en contrôler la mise en œuvre. Ces tribunaux ne demandent pas nécessairement de bien grandes protections procédurales. D’autres tribunaux, toutefois, se situent davantage à l’extrémité judiciaire de l’échelle : ils sont destinés avant tout à régler des différends à la suite d’une audience quelconque. Les tribunaux de ce genre peuvent être dotés de procédures et de pouvoirs semblables à ceux des cours de justice. Ces pouvoirs sont parfois accompagnés d’exigences rigoureuses en matière d’équité procédurale, notamment d’une exigence d’indépendance plus élevée [...].
[34]
Les arbitres nommés en vertu du Code se situent près de l’extrémité judiciaire de cette échelle. Notre Cour exige qu’ils soient impartiaux. Elle s’appuie sur les normes d’impartialité applicables aux juges pour évaluer s’il existe une crainte raisonnable de partialité : Banque de Montréal c Brown, 2006 CF 503; Banque de Montréal c Payne, 2012 CF 431 aux paragraphes 51 et 52, infirmée pour d’autres motifs par Payne c Banque de Montréal, 2013 CAF 33; Rafizadeh c Banque Toronto Dominion, 2013 CF 781 aux paragraphes 15 et 16.
[35]
Néanmoins, la procédure qu’adoptent les décideurs administratifs est souple et ne doit pas nécessairement être calquée sur le processus judiciaire. L’une des raisons pour lesquelles on confie de vastes domaines du droit aux décideurs administratifs est d’offrir un processus plus simple, plus souple et plus accessible que celui des tribunaux. Par conséquent, une cour de révision ne devrait pas conclure à la partialité simplement parce qu’un décideur adopte un processus qui diffère, à certains égards, de celui que suivent les tribunaux. En particulier, les arbitres nommés en vertu du Code ne font pas preuve de partialité simplement en agissant différemment des tribunaux à certains égards, notamment en faisant appel à la médiation : Skinner c Fedex Ground Ltd, 2014 CF 426.
[36]
Le fait que M. Smith n’était pas représenté par avocat est également pertinent à la question de la partialité. Les parties non représentées par avocat sont confrontées à d’importants désavantages lorsqu’elles intentent des poursuites. Souvent, elles connaissent peu le processus judiciaire et le droit applicable. Les juges et les décideurs administratifs reconnaissent de plus en plus qu’ils devraient fournir des renseignements et de l’aide aux parties non représentées par avocat afin de les aider à comprendre le processus. On reconnaît également de plus en plus la nécessité de transformer le processus judiciaire ou administratif pour le rendre plus accessible aux parties non représentées par avocat, notamment par ce qu’on appelle l’« adjudication active »
. Ces pratiques ne soulèvent pas, en soi, une crainte raisonnable de partialité : Conseil canadien de la magistrature, Énoncé de principes concernant les plaideurs et les accusés non représentés par un avocat, septembre 2006, auquel la Cour suprême du Canada a souscrit dans l’arrêt Pintea c Jonhs, 2017 CSC 23 au paragraphe 4, [2017] 1 RCS 470; voir aussi Michelle Flaherty, « Self‑Represented Litigants, Active Adjudication and the Perception of Bias: Issues in Administrative Law » (2015) 38 Dalhousie LJ 119; Jula Hughes et Philip Bryden, « Implications of Case Management and Active Adjudication for Judicial Disqualification » (2017) 54 Alberta L Rev 849. Pourtant, l’exigence d’impartialité demeure et le juge ou le décideur [traduction] « doit soigneusement faire la distinction entre aider [les plaideurs non représentés] et devenir leur avocat »
: Malton v Attia, 2016 ABCA 130 au paragraphe 3. Un examen détaillé des faits de l’espèce montre que l’arbitre a franchi cette ligne.
[37]
Différents types de situations peuvent soulever une crainte raisonnable de partialité : pour une étude, voir Philip Bryden, « Legal Principles Governing the Disqualification of Judges » (2003) 82 R du B can 55. En l’espèce, les allégations de partialité sont fondées sur les déclarations ou la conduite de l’arbitre au cours de l’instance. La jurisprudence fournit des exemples de conduites qui soulèvent une crainte raisonnable de partialité, notamment des déclarations publiques d’un décideur concernant l’issue de l’affaire (Newfoundland Telephone Co c Newfoundland (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 RCS 623 [Newfoundland Telephone]), des communications privées avec une partie ou l’avocat d’une partie (Hunt v The Owners, Strata Plan LMS 2556, 2018 BCCA 159 [Hunt]; Setlur c Canada (Procureur général), 2000 CanLII 16580 (CAF) [Setlur]) et l’hostilité persistante envers un avocat (Commission scolaire francophone du Yukon, au paragraphe 25) ou un témoin (Brouillard dit Chatel c La Reine, [1985] 1 RCS 39). Dans certaines circonstances, une crainte raisonnable de partialité peut découler de commentaires formulés dans les motifs de la décision : Baker, au paragraphe 48; Bande de Sawridge c Canada, [1997] 3 CF 580 (CA) [Bande de Sawridge].
[38]
Notamment, un juge ne devrait pas communiquer avec une partie au sujet de l’affaire en l’absence de l’autre partie ou, à tout le moins, sans en aviser l’autre partie dès que possible : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Tobiass, [1997] 3 RCS 391 aux paragraphes 74‑75 [Tobiass]. Cette situation, appelée « communication ex parte »
, peut entraîner un manquement à l’équité procédurale, car l’autre partie est privée de la possibilité de répondre : Kane c Conseil d’administration de l’Université de la Colombie-Britannique, [1980] 1 RCS 1105 aux p 1114 et 1115; Banque Nationale du Canada c Lajoie, 2007 CF 1130 aux paragraphes 16 à 20. Il est tout à fait compréhensible que la partie exclue de la conversation puisse également avoir de sérieuses préoccupations concernant l’impartialité du juge, ce qui soulève une crainte raisonnable de partialité : voir, par exemple, Tobiass; Setlur; Ciebien c Canada (Procureur général), 2005 CF 167 aux paragraphes 59 à 61.
[39]
La raison d’être de cette interdiction vaut également quant aux décideurs administratifs. Néanmoins, une certaine souplesse est nécessaire, surtout lorsque le décideur n’est pas doté d’un greffe par l’entremise duquel les communications avec les parties peuvent être gérées. Dans ces circonstances, les communications portant sur des questions purement administratives ou le calendrier ne soulèvent ni un manquement à l’équité procédurale ni une crainte de partialité : Grey c Première Nation no 459 de Whitefish Lake, 2020 CF 949 aux paragraphes 44 à 51. De même, il n’y a aucun mal à ce qu’une partie, en particulier une partie non représentée par avocat, transmette des renseignements au décideur sans en fournir une copie à l’autre partie, si le décideur fait immédiatement suivre la communication à l’autre partie : GRK Fasteners c Leland Industries Inc, 2006 CAF 118 au paragraphe 17; voir aussi Nation des Cris de Opaskwayak c Booth, 2009 CF 225 aux paragraphes 55 à 59, conf par Nation des cris d’Opaskwayak c Booth, 2010 CAF 299.
(2)
Les communications ex parte avec M. Smith
[40]
Les communications ex parte de l’arbitre avec M. Smith constituent le premier aspect problématique de sa conduite. Ces communications ne portaient pas sur des questions purement administratives. Elles n’ont pas seulement privé Garda de la possibilité de répondre. En fait, elles montrent que l’arbitre avait pris sa décision sur plusieurs questions cruciales sans disposer de la preuve nécessaire et qu’il cherchait à obtenir des faits supplémentaires auprès de M. Smith pour étayer ses conclusions. Elles montrent aussi, de façon plus générale, que l’arbitre était prêt à donner des conseils à M. Smith (et à son témoin, Mme Roszell) pour l’aider à présenter sa cause. Il a également fait part de ses conclusions préliminaires à M. Smith, mais non à l’avocate de Garda. On pourrait donc raisonnablement conclure que l’arbitre considérait son rôle comme étant celui d’un défenseur de M. Smith plutôt que celui d’un décideur neutre. Par conséquent, la conduite de l’arbitre soulève une crainte raisonnable de partialité.
[41]
Une première communication ex parte a eu lieu le 7 juin 2019. Ce jour-là, M. Smith a envoyé un courriel à l’arbitre au sujet du licenciement de certains employés de Garda. L’arbitre a transmis le courriel à l’avocate de Garda. Les échanges ne se sont toutefois pas arrêtés là. Le lendemain, M. Smith a envoyé un autre courriel (dossier de la demanderesse [DD], à la p 550), indiquant que le licenciement de l’un de ces employés (M. Dan Smith, à ne pas confondre avec le défendeur M. Smith), qui avait témoigné pour Garda à l’audience, semblait montrer que l’incident survenu au Sobeys était simplement un prétexte pour le congédier à des fins de réduction des coûts. Il a écrit ce qui suit :
[traduction]
Et le licenciement de Dan Micheal Smith est pour le moins suspect. [...] Dan réduisait les coûts et a menti! [...] Il a menti, pour essayer de trouver une raison de ne pas me verser l’indemnité de départ pour réduire les coûts. La rumeur veut qu’ils renvoient tous les cadres supérieurs pour réduire les coûts fixes en vue de la vente de l’entreprise.
[42]
La première réaction de l’arbitre à ce courriel, transmise le même jour, a été de dire à M. Smith de [traduction] « se concentrer uniquement sur votre propre plainte et de ne pas mettre l’accent sur les congédiements que vous avez mentionnés »
(DD, à la p 553). Néanmoins, l’arbitre est devenu de plus en plus attiré par l’idée que le véritable motif du congédiement de M. Smith était la réduction des coûts d’exploitation de Garda.
[43]
La série la plus importante de communications ex parte a commencé le 20 juin 2019. Ce jour-là, sans donner de préavis à l’avocate de Garda, l’arbitre a envoyé à M. Smith une longue liste de questions concernant la « question du statut de directeur »
, l’utilisation de véhicules et de cartes d’achat de carburant de Garda, et les dommages-intérêts que M. Smith cherchait à obtenir. M. Smith a répondu le lendemain (DD, aux p 557 à 563). L’arbitre lui a écrit à nouveau le même jour avec d’autres questions sur les mêmes sujets, ainsi que sur l’incident survenu au Sobeys. Le 24 juin, l’arbitre a posé une autre série de questions et a proposé à M. Smith de réclamer les dépenses qu’il avait engagées relativement à l’audience. L’arbitre a fait remarquer ce qui suit :
[traduction]
Je vois que mes questions sont quelque peu interminables et tournent en rond. J’essaie de comprendre l’étendue du contrôle que Garda Calgary pouvait avoir sur votre journée de travail. (DD, à la p 573)
[44]
Le 25 juin, l’arbitre a envoyé un courriel à M. Smith, lui indiquant qu’il était arrivé à la conclusion que Garda n’avait aucun motif valable pour le congédier et que la question restante était de savoir quel délai-congé raisonnable devait lui être versé. Il lui a demandé de préparer des calculs fondés sur un délai-congé de 3, 6 et 12 mois (DD, aux p 579 et 580). M. Smith a répondu plus tard, le même jour, avec un tableau de divers chefs de dommages-intérêts totalisant un peu plus de 1 million de dollars (DD, aux p 585 à 588). Le 26 juin, l’arbitre a répondu par quelques commentaires et a mentionné qu’il avait l’intention d’embaucher un comptable (DD, à la p 594). M. Smith et l’arbitre ont échangé plusieurs courriels ce jour‑là.
[45]
Le 4 juillet, l’arbitre a écrit de nouveau à M. Smith pour lui poser une autre série de questions au sujet de l’incident survenu au Sobeys et de son congédiement, ainsi que de la « question du statut de directeur »
(DD, aux p 622 à 627). M. Smith a répondu le même jour, et a fourni des réponses supplémentaires et un état des dépenses le lendemain et le surlendemain (DD, aux p 628 à 637). Le 5 juillet, l’arbitre a également posé des questions supplémentaires au sujet de la « question du statut de directeur »
, de l’incident survenu au Sobeys et de son congédiement. L’arbitre a écrit de nouveau à M. Smith les 11 et 12 juillet, en lui posant des questions portant principalement sur son congédiement, les motifs de Garda et les dommages-intérêts (DD, aux p 645 à 649).
[46]
Le 16 juillet, deux jours avant de rendre sa première décision, l’arbitre a envoyé une longue liste de questions à M. Smith, lui demandant essentiellement de confirmer un certain nombre de conclusions de fait qu’il avait l’intention de tirer au sujet de l’incident survenu au Sobeys et de son congédiement (DD, aux p 653 à 662).
[47]
Par conséquent, on peut comprendre qu’au cours de la première moitié du mois de juillet, l’arbitre n’a cessé de chercher des éléments de preuve supplémentaires et des précisions sur la « question du statut de directeur »
et le congédiement de M. Smith, même s’il lui avait déjà dit, le 25 juin, qu’il avait conclu qu’il avait été congédié sans motif valable. Pourtant, l’arbitre n’a pu tirer cette conclusion qu’après avoir conclu que M. Smith n’était pas un directeur et après avoir examiné l’ensemble de la preuve concernant son congédiement.
[48]
Pour soulever une crainte raisonnable de partialité, il n’est pas nécessaire de démontrer le poids accordé aux éléments de preuve transmis dans les communications ex parte. Quoi qu’il en soit, la piètre structure de la première décision rend difficile de suivre le raisonnement de l’arbitre et d’isoler le poids accordé à certains éléments de preuve. Néanmoins, les motifs de la décision font largement référence aux renseignements fournis par M. Smith. Par exemple, aux pages 5 et 6 de la première décision, l’arbitre cite textuellement une réponse fournie par M. Smith le 4 juillet et donne un résumé détaillé du courriel du 16 juillet; aux pages 18 à 24, il résume les autres réponses données par M. Smith à la fin juin et au début de juillet; aux pages 39 à 41, il cite textuellement le courriel que M. Smith a envoyé le 12 juillet au sujet de sa situation financière et de ses tentatives de trouver un nouvel emploi.
[49]
Ce qui est encore plus grave, c’est que l’arbitre n’a pas invité Garda à commenter les éléments de preuve qu’il avait obtenus auprès de M. Smith. Pour un observateur raisonnable, cela ne peut que signifier que l’arbitre a déjà tranché en faveur de M. Smith, qu’il a demandé des éléments de preuve supplémentaires pour étayer sa conclusion et qu’il n’était pas intéressé à entendre quoi que ce soit à l’effet contraire. En d’autres termes, l’arbitre a cessé d’agir de façon impartiale et est plutôt devenu le défenseur de M. Smith. Ces communications sont suffisantes pour soulever une crainte raisonnable de partialité. En raison de leur durée et de leur portée, elles dépassent de loin celles qui ont mené à la récusation du décideur dans des affaires comme Setlur ou Hunt. Aucun observateur raisonnable n’accepterait de soumettre ses différends à un tel processus. J’ajouterais simplement que la souplesse des procédures administratives et la volonté d’aider les parties non représentées par avocat ne justifient pas la conduite de l’arbitre. Même sous une forme adaptée, la justice doit encore être rendue publiquement en présence des deux parties.
[50]
Quoi qu’il en soit, M. Smith soutient que l’arbitre n’était pas partial puisqu’il a également participé à des communications ex parte avec l’avocate de Garda. Il est vrai que de telles communications ont eu lieu à quelques occasions. En particulier, le 7 juin, l’arbitre a posé un certain nombre de questions factuelles à l’avocate de Garda. Le 5 juillet, elle a fourni une réponse uniquement à l’arbitre (DD, à la p 483), qui ne l’a jamais transmise à M. Smith. Cependant, un examen de ces communications montre que l’arbitre n’a pas entrepris une recherche systématique d’éléments de preuve favorables à Garda. Il ne révèle aucun autre élément susceptible de prouver une partialité à l’encontre de M. Smith. Comme dans Setlur, le fait que le décideur ait entamé des conversations distinctes avec chaque partie n’écarte pas la crainte de partialité découlant des commentaires formulés à l’égard d’une partie au cours d’une de ces conversations. Plus loin dans les présents motifs, je vais traiter de l’argument de M. Smith selon lequel, en écrivant uniquement à l’arbitre, Garda a consenti à l’ensemble des communications que l’arbitre a eues avec M. Smith.
[51]
M. Smith laisse également entendre que l’arbitre a agi de bonne foi. Il savait qu’il était préférable de ne pas avoir de communications ex parte, puisqu’il a d’abord encouragé M. Smith à transmettre à l’avocate de Garda toute correspondance qu’il lui envoyait (DD, à la p 553). Le fait qu’il ait lui‑même oublié de se conformer à cette règle ne serait rien d’autre qu’une erreur sincère. Sa mention des courriels de M. Smith dans sa première décision montrerait qu’il pensait n’avoir rien fait de mal. Cependant, une crainte raisonnable de partialité ne dépend pas de la preuve de l’état d’esprit réel du décideur. L’évaluation est objective. Tout observateur raisonnable conclurait que l’arbitre a très mal compris son rôle. De plus, les remarques qu’il a formulées dans sa deuxième décision, dont je fais état plus loin, démentent toute suggestion selon laquelle l’arbitre aurait agi par erreur en communiquant ex parte avec M. Smith.
(3)
L’hostilité envers l’avocate de Garda
[52]
L’hostilité de l’arbitre envers l’avocate de Garda contribue également à susciter une crainte raisonnable de partialité. Cette hostilité s’est manifestée principalement dans le cadre d’échanges de courriels qui ont eu lieu en août et au début de septembre 2019, après que l’avocate de Garda ait écrit une longue lettre critiquant la première décision de l’arbitre et le processus qui a mené à celle‑ci. Dans ces communications, l’arbitre et l’avocate de Garda ont exploré divers moyens de tenir une deuxième audience ou de recueillir de nouveaux éléments de preuve. En l’espèce, ce qui importe, ce ne sont pas les décisions procédurales prises par l’arbitre, mais le ton accusatoire qu’il a adopté à l’égard de l’avocate de Garda.
[53]
Le 16 août, l’arbitre a envoyé trois longs courriels à l’avocate de Garda, visant essentiellement à réfuter, point par point, les arguments présentés dans la lettre du 31 juillet de Garda. Ces courriels donnent le ton général des échanges qui ont suivi. L’arbitre a accusé Garda et son avocate de ne pas avoir fourni les renseignements obtenus auprès de M. Smith dans les communications ex parte, et est allé jusqu’à dire que c’était [traduction] « malhonnête »
(DD, à la p 821). Il a également demandé à Garda de fournir une preuve par affidavits sur certaines questions et a annoncé son intention de tenir une nouvelle audience lors de laquelle plusieurs témoins seraient entendus, y compris l’agent de la GRC, la travailleuse sociale, Mme Roszell, l’employée de Sobeys et un représentant du ministère des Services à l’enfance.
[54]
Le 23 août, l’avocate de Garda a répondu et ajouté d’autres noms à la liste des témoins proposée par l’arbitre. Elle a annoncé son intention de convoquer 20 témoins, faisant remarquer que certains d’entre eux étaient nécessaires pour répondre à des allégations de fraude ou de mauvaise foi. L’arbitre a répondu le même jour en indiquant que cinq jours d’audience seraient nécessaires pour entendre autant de témoins.
[55]
Cependant, le 27 août, l’arbitre a écrit une lettre officielle à l’avocate de Garda, laissant entendre qu’il pourrait ne pas être nécessaire de tenir une audience en personne. Il a plutôt demandé à l’avocate de Garda de fournir des affidavits de tous les témoins proposés au plus tard le 3 septembre, c’est‑à‑dire dans un délai de sept jours comprenant la fin de semaine de la fête du Travail. Il a également écrit que les témoins qui ont été entendus en avril, ou qui [traduction] « auraient pu ou auraient dû être appelés »
à cette occasion, ne seraient pas en mesure de témoigner lors de la nouvelle audience. Étonnamment, cela visait certains des témoins qu’il avait lui‑même proposé de convoquer dans son courriel du 16 août. Le 30 août, l’avocate de Garda a répondu qu’il ne serait pas possible de fournir les affidavits demandés avant le 3 septembre, que cette exigence constituait un manquement à l’équité procédurale et que Garda demanderait un contrôle judiciaire si cette exigence était imposée.
[56]
Le 4 septembre, l’arbitre a envoyé un courriel à l’avocate de Garda, dans lequel il faisait la déclaration suivante :
[traduction]
Des affidavits et des renseignements sur diverses questions ont déjà été demandés à Garda. Il semblerait que l’avocate ait choisi d’ignorer ces demandes. Dans l’éventualité où ces documents ne seraient pas fournis avant 13 h, le jeudi 12 septembre 2019, l’arbitre vous considérera, vous et votre cliente, coupables d’outrage au Tribunal ou demandera l’autorisation d’une cour supérieure pour rendre une ordonnance déclarant votre cliente, Garda, et/ou son avocate coupable d’outrage au Tribunal. (DD, à la p 850)
[57]
Garda a fourni certains renseignements le 12 septembre. L’arbitre n’a pris aucune mesure pour accuser Garda ou son avocate d’outrage.
[58]
En fait, blâmer l’avocate de Garda semble être la façon choisie par l’arbitre pour racheter ses erreurs procédurales, en particulier ses communications ex parte avec M. Smith. Bien que ce thème soit fréquemment répété dans les communications avec l’avocate de Garda, notamment dans un courriel envoyé le 24 décembre (DD, à la p 1570 à 1572), la position de l’arbitre est clairement énoncée aux pages 12 et 13 de la deuxième décision :
[traduction]
Même si, dans une certaine mesure, une partie de ces renseignements se trouvait dans la preuve déjà produite, cet aspect demeurait flou. Par conséquent, tout en excluant l’avocate de mes demandes de renseignements, j’ai demandé directement au plaignant de me fournir ces précisions et j’ai accepté l’information que ce dernier m’a donnée dans les diverses réponses qu’il m’a envoyées par courriel. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que ces réponses ont été communiquées à l’avocate de Garda.
[…]
J’étais convaincu que l’employeur, Garda, manquait à son devoir en ne proposant pas d’emblée d’expliquer dans le détail quelles étaient les activités courantes du plaignant dans le cadre de l’exécution de ses fonctions. L’absence de toute explication utile des réalités des tâches quotidiennes de l’employé semblait laisser un vide rempli de titres d’emploi. Je me devais donc de fouiller davantage la question pour obtenir une explication complète.
[59]
Cette hostilité constante envers les avocats de Garda, en particulier la menace de les déclarer coupables d’outrage, est similaire à la conduite du juge qui a soulevé une crainte raisonnable de partialité dans Commission scolaire francophone du Yukon, voire même plus grave.
[60]
Pour en arriver à cette conclusion, je suis conscient que les arbitres doivent être en mesure de gérer activement les instances dont ils sont saisis afin d’atteindre l’objectif du Code, qui consiste à trancher rapidement les plaintes de congédiement injuste. Pour ce faire, les arbitres peuvent avoir à rappeler à l’ordre les avocats qui cherchent à prolonger l’instance à des fins purement tactiques. En l’espèce, il est évident que l’arbitre a considéré la demande de Garda d’appeler 20 témoins comme excessive; il a écrit que cela équivaudrait à [traduction] « permettre un cirque »
(DD, à la p 1011). Il avait certainement le droit de refuser d’entendre certains d’entre eux. Néanmoins, son hostilité envers l’avocate de Garda était antérieure à la tentative de Garda de faire comparaître 20 témoins et s’est manifestée dans le cadre de questions autres que le nombre de témoins proposés.
(4)
Les commentaires sur les témoins
[61]
Les commentaires de l’arbitre concernant certains témoins clés contribuent également à soulever une crainte raisonnable de partialité. Ces commentaires se trouvent dans la deuxième décision, dans des courriels envoyés à M. Smith et à l’avocate de Garda et, étonnamment, dans un courriel envoyé par l’arbitre au ministère des Services à l’enfance. Ils laissent entendre que l’arbitre croyait fermement que Garda avait inventé l’histoire selon laquelle Mme Roszell avait déposé une plainte au ministère des Services à l’enfance contre la travailleuse sociale et qu’il exprimait systématiquement des doutes lorsqu’il était confronté à des éléments de preuve selon lesquels cela s’était réellement produit.
[62]
Ces éléments de preuve ont d’abord pris la forme de déclarations écrites de l’agent de la GRC qui a enquêté sur la plainte de la travailleuse sociale. Ces déclarations confirment que Mme Roszell a envoyé une plainte au ministère des Services à l’enfance. Elles expriment également l’avis de l’agent selon lequel les photos jointes à la plainte de Mme Roszell ont été obtenues par M. Smith à partir du système de vidéosurveillance de Sobeys. Elles mentionnent le fait que la travailleuse sociale a reconnu M. Smith et l’a identifié comme étant le petit ami de Mme Roszell.
[63]
Après avoir reçu la première déclaration, l’arbitre a écrit à l’avocate de Garda, le 16 août, et a formulé des commentaires négatifs au sujet de la déclaration (DD, à la p 813). Il a laissé entendre qu’il était inapproprié pour l’agent d’avoir tiré une conclusion au sujet de l’incident survenu au Sobeys sans interroger M. Smith, et il est allé jusqu’à suggérer que le superviseur de l’agent devrait examiner sa conduite. Pourtant, l’agent affirme qu’il a conclu qu’aucune infraction criminelle n’avait été commise. L’arbitre n’a pas compris que cela pourrait très bien expliquer le fait que l’agent ait décidé d’informer l’employeur de M. Smith de la situation au lieu de l’interroger.
[64]
Dans sa deuxième décision, il a encore une fois dénigré le travail de l’agent de la GRC de la façon suivante (à la p 19) :
[L’arbitre] trouve un peu étrange qu’un agent de la GRC, dans le cours normal de son travail, livre aussi gracieusement une déclaration incluant ses hypothèses et son opinion sur des faits n’ayant pas de lien direct avec son enquête… Est‑il possible que quelqu’un d’autre lui ait dit certaines choses qui, de fait, ne faisaient pas partie de l’enquête?
[65]
La même attitude est évidente en ce qui concerne l’existence même de la plainte de Mme Roszell. Lors de l’audience d’avril, Mme Roszell a fourni un affidavit dans lequel elle nie avoir envoyé une plainte au ministère des Services à l’enfance. Dans sa première décision, le juge a apparemment considéré comme crédible cette version des événements, lorsqu’il a écrit [traduction] « [qu’]il est impossible de déterminer si des photos prises sur l’écran de visionnement de la télévision en circuit fermé de
Sobeys
sont parvenues jusqu’au tribunal des services à l’enfance et à la famille »
(à la p 9). Après le retrait de cette décision, Garda a demandé au ministère des Services à l’enfance de lui fournir des documents faisant preuve de la plainte et a demandé à l’arbitre d’envoyer un avis de convocation à un représentant du ministère. Malgré son hésitation initiale, l’arbitre a finalement accepté. Le 1er novembre, le ministère des Services à l’enfance, par l’entremise de ses avocats, a envoyé à l’arbitre une copie de la plainte de Mme Roszell. La première réaction de l’arbitre a été d’alléguer que la copie qu’il avait reçue était impossible à lire. Le 3 novembre, il a répondu au ministère pour demander une copie plus claire des documents. Il a émis l’opinion suivante (DD, à la p 1074) :
[traduction]
Je comprends qu’Opal Roszell a déposé une plainte aux [Services à l’enfance et à la famille] contre la travailleuse sociale à cause de ses publications en ligne, qui permettaient à tout le monde de voir son visage et de connaître son adresse physique (et ses amis). Si c’était le cas, Mme Roszell a peut‑être rendu un bon service pour votre travailleuse et sa sécurité personnelle future.
[66]
Il semble que l’arbitre ait cru jusqu’à très tardivement dans le processus que Mme Roszell n’avait jamais déposé de plainte auprès du ministère des Services à l’enfance. Le 6 novembre, c’est‑à‑dire la veille de la deuxième audience, l’arbitre a écrit à l’avocate junior de Garda au sujet de l’échéancier, et a mentionné que le représentant du ministère témoignerait probablement que Mme Roszell n’a jamais déposé de plainte contre la travailleuse sociale (DD, à la p 1334). Il est difficile de comprendre comment l’arbitre a pu écrire une chose semblable alors qu’il avait la plainte de Mme Roszell entre les mains. Cela semble d’ailleurs contredire son courriel du 3 novembre, reproduit ci‑dessus.
[67]
De plus, après la deuxième audience, Mme Roszell a fourni une déclaration sous serment dans laquelle elle a admis avoir envoyé la plainte au ministère et a expliqué qu’elle avait eu accès aux photos de la travailleuse sociale par accident, sans que M. Smith en ait connaissance. L’arbitre a décrit sa réaction dans un courriel envoyé à l’avocate de Garda le 24 décembre :
[traduction]
Comme vous le savez probablement, l’arbitre a été très surpris par l’aveu de Mme Roszell selon lequel elle avait acquis les deux soi‑disant [photos de la travailleuse sociale] à partir de l’ordinateur [de M. Smith] ou du système de caméras. (DD, à la p 1571)
[68]
Il a ensuite accusé l’avocate de Garda de ne pas avoir obtenu ces éléments de preuve plus tôt. Dans la deuxième décision, il a choisi de croire l’explication de Mme Roszell selon laquelle elle avait obtenu les photos parce que sa tablette était synchronisée avec le téléphone intelligent de M. Smith.
[69]
Le fil conducteur de ces commentaires est que l’arbitre n’était pas disposé à écouter les éléments de preuve favorables à Garda, mais qu’il était prêt à recourir à tous les moyens possibles pour établir un récit favorable à M. Smith. Un observateur raisonnable conclurait que l’arbitre n’avait pas un esprit ouvert.
(5)
L’octroi de dommages‑intérêts punitifs
[70]
Le fond d’une décision peut, dans certaines circonstances, soulever une crainte raisonnable de partialité : Baker; Bande de Sawridge. Cependant, il faut prendre garde, car un décideur doit inévitablement choisir entre les arguments opposés des parties. Trancher en faveur de l’une des parties n’équivaut pas à faire preuve de partialité. Même une conclusion selon laquelle une décision est déraisonnable ne signifie pas que le décideur était partial.
[71]
Néanmoins, un aspect de la décision peut conduire un observateur raisonnable à craindre que l’arbitre ait fait preuve de partialité : l’octroi de dommages‑intérêts punitifs. J’en arrive à cette conclusion principalement en raison de la séquence des événements qui ont mené à cet octroi plutôt qu’en raison du fond, bien que je remarque que le montant de 500 000 $ s’écarte considérablement de la fourchette habituelle des dommages‑intérêts punitifs octroyés dans des affaires de droit du travail, qui dépassent rarement, voire jamais 100 000 $. Voir, par exemple, Première Nation Tl’azt’en c Joseph, 2013 CF 767 aux paragraphes 48 à 56; Spruce Hollow Heavy Haul Ltd c Madil, 2015 CF 1182 aux paragraphes 114 à 128; Elgert v Home Hardware Stores Limited, 2011 ABCA 112 au paragraphe 102.
[72]
L’arbitre n’a pas mentionné les dommages‑intérêts punitifs dans ses communications avec les parties avant de rendre sa première décision. En particulier, ses communications ex parte avec M. Smith n’ont pas abordé cette question, même si elles ont divulgué de nombreux autres aspects de ce qui allait devenir la première décision. La seule mention de dommages‑intérêts punitifs se trouve dans un courriel envoyé à Economica Ltd. le 28 juin, dans lequel il indique ce qui suit (DD, à la p 676) :
[traduction]
En raison de la façon dont l’employé a été congédié (mauvaise foi, présentation erronée flagrante des faits, manque de crédibilité des témoins de Garda et stress émotionnel imposé à l’employé), tout cela aggravé par le licenciement de la direction de Garda Alberta peu après l’audience relative au Code du travail, j’envisage d’octroyer des dommages‑intérêts généraux et exemplaires de l’ordre de 100 000,00 $. Je présume que ces dommages‑intérêts ne sont pas imposables?
[73]
Pourtant, la première décision ne fait aucune mention de dommages‑intérêts punitifs, même si elle contient des conclusions de mauvaise foi à l’encontre de Garda. Bien que l’arbitre ait conservé sa compétence, cela découlait principalement du fait que Economica Ltd. n’avait pas encore transmis son évaluation des dommages‑intérêts. L’arbitre n’a jamais demandé à Economica Ltd. d’évaluer le montant des dommages‑intérêts punitifs; comme nous l’avons vu plus haut, il a seulement demandé s’ils seraient imposables. Par conséquent, un observateur raisonnable conclurait que l’arbitre a envisagé d’octroyer des dommages‑intérêts punitifs d’un montant de 100 000 $, mais qu’il a finalement décidé que ceux-ci n’étaient pas justifiés.
[74]
Les dommages‑intérêts punitifs ne commencent à être mentionnés dans les communications avec les parties qu’après que Garda ait demandé à l’arbitre de retirer la première décision. Dans sa lettre du 31 juillet, Garda s’est opposée à l’octroi d’un montant de 13 779 $ pour indemniser M. Smith pour les diverses dépenses qu’il a engagées. Dans un courriel envoyé à l’avocate de Garda le 16 août, l’arbitre a déclaré que [traduction] « si ces coûts ne sont pas justifiables en droit, l’arbitre examinera la question des dommages‑intérêts punitifs »
.
[75]
De plus, les éléments de preuve produits après le retrait de la première décision de l’arbitre ne fournissent aucune justification supplémentaire en faveur de l’octroi de dommages‑intérêts punitifs. En fait, ces éléments de preuve ont confirmé que les faits sur lesquels Garda s’était fondée pour congédier M. Smith étaient véridiques. Il semble que la « faute indépendante donnant ouverture à action »
(Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18, [2002] 1 RCS 595) que l’arbitre a relevée comme justifiant l’octroi de dommages‑intérêts punitifs est le congédiement de mauvaise foi de M. Smith par Garda; il s’agit là d’une conclusion que l’arbitre avait déjà tirée dans sa première décision.
[76]
Enfin, il n’y a aucune explication logique pour la hausse soudaine du montant octroyé, qui est passé de 100 000 $ à 500 000 $. De plus, le montant de 500 000 $ est sans commune mesure avec le montant de 13 779 $ octroyé à titre de dépens, ce qui, selon le courriel envoyé par l’arbitre le 16 août, était la raison pour laquelle il a envisagé d’octroyer des dommages‑intérêts punitifs.
[77]
Après un examen minutieux de cette séquence d’événements, et indépendamment de l’état d’esprit réel de l’arbitre, un observateur raisonnable soupçonnerait fortement que l’arbitre a octroyé des dommages‑intérêts punitifs démesurés en guise de représailles au motif que Garda a demandé le retrait de la première décision.
[78]
Pour en arriver à cette conclusion, je n’ai pas besoin de me fonder sur la correspondance de l’arbitre avec une recherchiste juridique pigiste à qui il a demandé un avis au sujet de la validité de la somme de 13 779 $ qu’il a octroyée pour couvrir les dépenses de M. Smith. La demande de précision sur cette question juridique n’indique pas, en soi, que l’arbitre avait déjà pris sa décision à ce sujet.
(6)
La plainte en temps opportun, la renonciation, le préjudice et la correction
[79]
M. Smith soutient que, même si je concluais que la conduite de l’arbitre est répréhensible, Garda y a consenti, a renoncé à son droit de déposer une plainte ou a omis de déposer une plainte en temps opportun. Il soutient également que la deuxième audience a comblé les lacunes du processus qui a mené à la première décision et que Garda n’a subi aucun préjudice. Je ne peux me rendre à ces arguments.
[80]
En analysant ces arguments, deux principes juridiques sont particulièrement pertinents. Premièrement, une partie qui souhaite soulever une allégation de partialité doit le faire à la première occasion raisonnable : Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 aux paragraphes 20 et 21; Eckervogt v British Columbia, 2004 BCCA 398 aux paragraphes 47 et 48. On ne peut attendre qu’une décision soit rendue, puis soulever une allégation de partialité si la décision est défavorable. Soulever rapidement la question donne également au décideur la possibilité de présenter publiquement son point de vue sur la question. En ce sens, le défaut de s’opposer peut constituer une forme de « renonciation »
.
[81]
Deuxièmement, il n’est pas nécessaire de prouver qu’il y a eu un préjudice réel pour conclure à une crainte raisonnable de partialité, puisqu’il est impossible de connaître l’état d’esprit réel du décideur : Hunt, au paragraphe 124; Stuart Budd & Sons Limited v IFS Vehicle Distributors ULC, 2016 ONCA 60 au paragraphe 50. Pour les mêmes raisons, les étapes suivantes de l’instance ne peuvent pas « corriger »
la partialité. Pour citer la Cour suprême du Canada dans Newfoundland Telephone, à la p 645 : « Le préjudice résultant d’une crainte de partialité est irrémédiable »
. Voir aussi Oleynik, au paragraphe 51.
[82]
Contrairement à ce que plaide M. Smith, Garda a soulevé une allégation de partialité dès qu’elle a découvert les communications ex parte. La lettre du 31 juillet 2019 qui était adressée à l’arbitre s’opposait à ces communications et demandait à l’arbitre de fournir des copies de celles‑ci. Bien que Garda ait formulé la question principalement sous l’angle de l’équité procédurale, elle a également déclaré que [traduction] « la version préliminaire de la décision arrive à une conclusion manifestement déraisonnable, et semble être partiale et favorable au plaignant »
. À mon avis, Garda s’est plainte à la première occasion. Le fait que Garda n’ait pas demandé la récusation immédiate de l’arbitre, ou qu’elle n’ait pas mis à exécution sa menace de présenter une demande de contrôle judiciaire, ne constitue pas une renonciation. En principe, une partie ne peut demander un contrôle judiciaire avant que l’instance devant l’arbitre ne soit terminée : Sioux Valley Dakota Nation c Tacan, 2020 CF 874. Avec le recul, il est facile de critiquer la réaction de Garda à l’égard de la conduite de l’arbitre au motif qu’elle n’était pas suffisamment décisive. À mon avis, il faut tenir compte de la position dans laquelle se trouvait Garda, et du fait qu’aucune solution évidente et immédiate ne s’offrait à elle.
[83]
De plus, il ne faut pas oublier que les faits qui ont soulevé une crainte raisonnable de partialité se sont accumulés sur une longue période. Certaines des communications entre l’arbitre et M. Smith ont été divulguées à Garda seulement dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Garda s’est plainte à plusieurs reprises de divers manquements à l’équité procédurale, notamment le 30 août (DD, à la p 845). Elle a également demandé au ministre de l’Emploi et du Développement social de révoquer la nomination de l’arbitre, mais en vain (DD, à la p 1155). Dans ces circonstances inhabituelles, on ne pouvait pas s’attendre à ce que Garda en fasse davantage.
[84]
Garda n’a pas non plus consenti aux communications ex parte de l’arbitre avec M. Smith en ayant elle‑même des communications ex parte avec l’arbitre. Bien qu’il soit vrai que l’avocate de Garda a envoyé des courriels à l’arbitre sans en transmettre une copie à M. Smith, elle pourrait légitimement s’attendre à ce que l’arbitre transmette ces courriels à M. Smith, et inversement. Par exemple, lorsque M. Smith a écrit le 7 juin pour informer l’arbitre du récent licenciement de certains employés de Garda, l’arbitre a transmis le courriel à l’avocate de Garda le lendemain. De plus, le 21 juin, l’arbitre a transmis des copies de la correspondance avec M. Smith à l’avocate de Garda. L’arbitre n’a transmis les communications subséquentes avec M. Smith à l’avocate de Garda qu’après avoir rendu sa première décision. Rien n’indiquait à Garda qu’il y avait eu d’autres communications ex parte entre l’arbitre et M. Smith. On ne peut pas consentir à ce qu’on ignore.
[85]
Même en présumant que, contrairement à la jurisprudence établie, une faute procédurale soulevant une crainte raisonnable de partialité puisse être corrigée, la deuxième audience n’a pas corrigé les lacunes du processus qui a mené à la première décision. Comme je l’ai mentionné plus haut, dès qu’il a retiré sa première décision, l’arbitre a commencé à faire preuve d’hostilité envers les avocats de Garda. Le 16 août, dans trois longs courriels envoyés à l’avocate de Garda, il a défendu la plupart des conclusions qu’il avait tirées dans la première décision. Cela, ainsi que ses commentaires ultérieurs sur les témoins, conduirait un observateur raisonnable à craindre que son esprit soit fermé. Une deuxième audience entachée par de tels problèmes ne peut pas corriger quoi que ce soit. En fait, un observateur raisonnable craindrait que, malgré le retrait de sa première décision, l’arbitre ait décidé de maintenir le fond de celle‑ci en dépit tout nouvelle preuve qui lui serait présentée et de punir Garda pour avoir demandé ce retrait.
B.
Le caractère déraisonnable quant au fond
[86]
Garda me demande également de me prononcer sur le fond de l’affaire, non seulement pour conclure que la décision de l’arbitre est déraisonnable sur le fond, mais aussi pour rejeter moi‑même la plainte. Il soutient que le récit de M. Smith concernant l’incident survenu au Sobeys est invraisemblable et que sa position à cet égard a évolué avec le temps. Elle affirme également que Mme Roszell n’est pas un témoin crédible, puisqu’elle a d’abord nié avoir déposé une plainte auprès du ministère des Services à l’enfance, pour ensuite se rétracter lorsqu’une preuve de la plainte a fait surface. De plus, Garda soutient que la preuve démontre que M. Smith était un directeur qui n’a pas le droit de déposer une plainte pour congédiement injuste en vertu du Code. Enfin, le montant des dommages‑intérêts punitifs serait déraisonnable. Sur toutes ces questions, il n’y aurait, selon Garda, qu’une seule issue raisonnable.
[87]
Je refuse de me prononcer sur le fond de l’affaire. Comme la plupart des parties qui demandent un contrôle judiciaire, Garda est naturellement impatiente que la présente affaire connaisse son aboutissement. Néanmoins, la règle générale veut que la question doive être renvoyée au décideur désigné par le Parlement : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paragraphes 139 à 142. Les cours de révision ne devraient pas se substituer au décideur initial.
[88]
Le renvoi de l’affaire est inévitable en cas de crainte raisonnable de partialité. La cour de révision ne peut pas s’appuyer sur les conclusions d’un décideur qui pourrait être partial. De plus, la preuve testimoniale n’a pas été enregistrée et il n’y a aucune transcription fiable des audiences. Il serait dangereux de tenter de prendre une décision sur le fond dans de telles conditions.
IV.
Dispositif et dépens
[89]
Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire de Garda sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre arbitre pour une nouvelle audience.
[90]
Je remarque que le Code a récemment été modifié pour conférer compétence au Conseil canadien des relations industrielles pour entendre les plaintes de congédiement injuste. Conformément à l’article 383 de la Loi no 1 d’exécution du budget de 2017, LC 2017, c 20, le paragraphe 240(1) du Code continue de s’appliquer, dans sa version antérieure, à toute plainte déposée avant la date d’entrée en vigueur de l’article. L’article 383 est entré en vigueur le 29 juillet 2019, tel que prévu par le Décret fixant au 29 juillet 2019 la date d’entrée en vigueur de certaines dispositions de cette loi, TR/2019‑76 (2019), Gazette du Canada, partie II, vol 153. Étant donné que M. Smith a déposé sa plainte avant cette date, l’affaire doit être renvoyée à un arbitre, et non au Conseil canadien des relations industrielles.
[91]
Les dépens sont habituellement adjugés à la partie gagnante. Cependant, en l’espèce, chaque partie devrait assumer ses propres dépens, puisque l’issue découle principalement d’un grave malentendu de la part de l’arbitre en ce qui concerne son rôle. M. Smith, qui n’était pas représenté devant l’arbitre, ne peut pas être blâmé pour cela et être tenu responsable des dépenses engagées par Garda.
JUGEMENT dans le dossier T‑162‑20
LA COUR STATUE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. La décision rendue par l’arbitre le 29 janvier 2020 est annulée.
3. L’affaire est renvoyée à un autre arbitre désigné conformément au Code canadien du travail pour réexamen.
4. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier :
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T‑162‑20
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INTITULÉ :
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CORPORATION GARDAWORLD SERVICES TRANSPORT DE VALEURS CANADA c DEAN A. SMITH
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Affaire entendue par vidéoconférence entre Calgary (Alberta) et Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 26 octobre 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GRAMMOND
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DATE DES MOTIFS :
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Le 2 décembre 2020
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COMPARUTIONS :
J. Raymond Chartier
Samantha Jenkins
Jennifer McBean
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POUR LA DEMANDERESSE
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Glenn Solomon, c.r.
Kajal Ervin
Ryan Phillips
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Avocats
Calgary (Alberta)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Jensen Shawa Solomon Duguid Hawkes LLP
Avocats
Calgary (Alberta)
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POUR LE DÉFENDEUR
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