Dossier : T‑35‑20
Référence : 2020 CF 1064
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2020
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE :
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CORUS ENTERTAINMENT INC.
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demanderesse
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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MOTIFS ET JUGEMENT
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 4 octobre 2006 par un comité d’arbitrage [le comité d’arbitrage, ou le comité] constitué sous le régime de la partie IV de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R‑10, dans sa rédaction en vigueur en 2006 [la Loi sur la GRC].
[2]
Plus précisément, à la suite d’un avis d’audience disciplinaire concernant six contraventions au Code de déontologie de la GRC imputées au gendarme J.P. Harris [le gendarme Harris], une audience s’est ouverte le 2 octobre 2006 devant le comité d’arbitrage. La procédure disciplinaire résultait d’allégations selon lesquelles le gendarme Harris avait obtenu des services sexuels en échange d’argent et autre considération et s’était livré à des contacts ou à des attouchements déplacés de nature sexuelle sur des personnes de sexe féminin qui étaient, à l’époque, âgées de moins de 18 ans. On lui reprochait aussi d’avoir, sans justification légale, fait usage de la force sur une personne de sexe féminin. Plus généralement, la GRC avait eu vent de rumeurs au sein de la police selon lesquelles le gendarme Harris s’était compromis avec des travailleuses du sexe qui étaient mineures.
[3]
Durant l’audience disciplinaire, diverses requêtes ont été formulées et examinées. Finalement, le comité d’arbitrage a fait droit à une requête, présentée par le représentant des membres, au nom du gendarme Harris, visant au rejet des allégations dont il faisait l’objet, au motif que l’audience disciplinaire n’avait pas été convoquée dans le délai prévu au paragraphe 43(8) de la Loi sur la GRC, tel qu’il était libellé à la date de la procédure. Avant d’instruire la requête en rejet, le comité d’arbitrage a aussi examiné une requête présentée par le représentant des officiers compétents, au nom de la GRC, demandant que soit prononcée une interdiction de publication de l’identité des plaignantes, ainsi qu’une requête présentée par le représentant des membres, au nom du gendarme Harris, demandant que soit prononcée une interdiction de publication se rapportant à celui‑ci. Le comité a fait droit aux deux requêtes.
[4]
La société Corus Entertainment Inc., demanderesse dans la présente affaire, est la propriétaire de Global News. Elle voudrait que les interdictions de publication relatives au gendarme Harris et à l’une des plaignantes soient annulées par voie de la présente demande de contrôle judiciaire, de sorte que Global puisse publier un reportage comprenant les informations et images relevant des interdictions de publication.
La décision contestée
[5]
S’agissant de la présente demande, les passages pertinents de la décision du comité d’arbitrage sont les conclusions qu’il a tirées au sujet des interdictions de publication. Ils se présentent ainsi :
[traduction]
3. Interdiction de publication visant les plaignantes
Le représentant des officiers compétents a demandé une interdiction de publication et de radiodiffusion des informations, révélées à l’audience, qui pourraient permettre d’identifier les plaignantes C.C., J.H., K.C. Les moyens invoqués au soutien de la requête étaient que le nom des plaignantes avait été intégralement dévoilé au membre et que le droit à une procédure équitable ne serait pas compromis. L’intérêt du public et des médias ne serait pas compromis puisque les faits seraient connus et que l’identité des plaignantes importait peu. Il a indiqué que les témoins étaient tenues de comparaître devant le comité. Elles se livraient à une activité clandestine (prostitution). Leurs dépositions seraient pour elles une source d’embarras, et l’absence d’une interdiction de publication les dissuaderait de témoigner. À l’époque des faits à l’origine des allégations, C.C. était mineure; K.C. et J.H. avaient moins de 18 ans.
Le représentant des membres a consenti à la requête.
La requête a été accueillie sur la base des moyens présentés par le représentant des officiers compétents. En outre, on craignait pour la sécurité des plaignantes puisqu’elles se livraient à une activité clandestine dans une petite localité.
4. Interdiction de publication visant le membre
Le représentant des membres a demandé une interdiction de publication et de radiodiffusion des vidéos, photographies, illustrations ou descriptions écrites de la personne du membre. [mots supprimés]. L’interdiction demandée n’entraverait pas la procédure. Le représentant des officiers compétents ne s’est pas exprimé.
Le comité a indiqué qu’il devait trouver le juste milieu entre, d’une part, les intérêts de la justice, du public, des médias et des plaignantes et, d’autre part, ceux du gendarme Harris. Nous avons été persuadés que l’interdiction de publication ne compromettrait pas la justice et ne porterait pas atteinte aux droits des personnes concernées. La sécurité personnelle du gendarme Harris ainsi que des autres personnes concernées, y compris les membres du public, serait préservée. L’interdiction a été accordée.
Observations préliminaires – Compétence de la Cour
[6]
Les faits de l’espèce sont inusités. La preuve qui m’a été présentée comprend un affidavit déposé par Mme Jane Gerster, journaliste au Global News, souscrit le 7 janvier 2020 au soutien de la demande de contrôle judiciaire de Corus Entertainment [l’affidavit Gerster]. Un courriel du gendarme Harris est annexé à l’affidavit Gerster. Il est écrit dans le courriel que [traduction] « s’agissant de votre interrogation sur l’interdiction de publication, et de vos démarches pour obtenir une ordonnance judiciaire afin qu’elle soit levée et qu’ainsi vous puissiez publier des vidéos, photographies, illustrations ou descriptions écrites me concernant, je ne m’y oppose pas et vous donne par la présente mon consentement en toute connaissance de cause »
.
[7]
Le dossier de la demanderesse comprend aussi un affidavit de Robert Sandbach, souscrit le 4 février 2020. M. Sandbach se présente comme le père de « C.C. »
, l’une des jeunes femmes dont l’identité a été anonymisée par l’interdiction de publication visant les plaignantes/victimes. Il affirme que, après le décès de sa fille, il a entrepris des démarches pour que l’interdiction de publication de son identité dans une procédure criminelle connexe soit annulée, car il voulait être en mesure d’évoquer la vie de sa fille et sa disparition prématurée afin de venir en aide à d’autres jeunes en difficulté. Il dit qu’il n’était pas au courant de l’interdiction de publication prononcée par le comité d’arbitrage et qu’il a ouvertement discuté de la vie de sa fille avec les médias dans le cadre de ses activités de sensibilisation. Il conteste les interdictions de publication résultant de la décision du comité d’arbitrage. Il déclare appuyer les démarches faites par la demanderesse pour que soit levée l’interdiction de divulguer l’identité de sa fille.
[8]
Les parties sont toutes deux d’avis que ces faits constituent un changement de situation depuis la date à laquelle les interdictions de publication ont été prononcées. Le défendeur ne s’oppose pas à la levée des interdictions dans la mesure où elles concernent le gendarme Harris et « C.C. »
. Il reconnaît que les raisons qui justifiaient les interdictions concernant le gendarme Harris et « C.C. »
à la date de l’audience du comité d’arbitrage n’existent plus.
[9]
Cependant, le défendeur affirme que, bien que la GRC reconnaisse que les interdictions devraient être levées en ce qui concerne le gendarme Harris et « C.C. »
, la GRC n’est pas à même de les lever. Selon le défendeur, les dispositions de la Loi sur la GRC qui étaient en vigueur à la date de l’audience disciplinaire du gendarme Harris exigeaient qu’un comité d’arbitrage préside les audiences disciplinaires officielles portant sur des contraventions prétendues au Code de déontologie (para 43(1) et (2)). Selon les dispositions actuelles de la Loi sur la GRC, les audiences se déroulent maintenant devant un comité de déontologie (para 41(1) et 43(1)). Selon le défendeur, le comité d’arbitrage qui était en place à l’époque de la procédure disciplinaire du gendarme Harris est aujourd’hui functus officio, et la GRC n’est donc pas en état de lever les interdictions. Quand elle a comparu devant moi, l’avocate du défendeur a indiqué que la Loi sur la GRC n’autorise nulle part la mise sur pied d’un comité de déontologie pour que soient levées les interdictions de publication. J’observe que cet aspect ne m’a pas été soumis et qu’il n’y a pas eu d’arguments sur le sujet.
[10]
En conséquence, le défendeur affirme ne pas s’opposer à ce que les interdictions soient levées par la Cour au motif qu’elles ne sont plus justifiées. Cependant, sur le fond de la décision du comité d’arbitrage, il soutient que le comité d’arbitrage n’a pas commis d’erreur en prononçant les interdictions de publication.
[11]
Aucune des parties n’a cité de précédent permettant d’affirmer que la Cour peut tout simplement « lever »
les interdictions de publication prononcées par le comité d’arbitrage au motif que, selon elles, la situation a évolué au point où les interdictions ne sont plus justifiées. Et, à mon avis, la Cour n’a pas le pouvoir de le faire.
[12]
Les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, définissent la compétence de la Cour :
18(1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :
a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.
[...]
(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.
18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.
(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous‑procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.
(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :
a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;
b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.
(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :
a) a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l’exercer;
b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;
c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier;
d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;
e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;
f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.
[…]
[13]
La réparation que sollicite la demanderesse dans son avis de demande est une ordonnance de certiorari, [traduction] « annulant et infirmant les interdictions de publication prononcées par le comité d’arbitrage, dans la mesure où elles concernent le gendarme Harris et “C.C.” ».
Subsidiairement, la demanderesse sollicite une ordonnance de mandamus enjoignant à la GRC de constituer un comité d’arbitrage ou de déontologie pour qu’il réexamine la demande d’interdiction de publication, avec avis aux médias, et qu’il mette à disposition une copie non expurgée de la décision du comité d’arbitrage. La demanderesse sollicite aussi toute autre mesure que la Cour estimera juste. Cependant, elle n’a pas contesté le refus de la GRC de lever l’interdiction de publication, fondé sur le fait qu’elle n’a pas le pouvoir ou la capacité de le faire.
[14]
De manière générale, le rôle de la Cour, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative, consiste à examiner la décision pour savoir s’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur et/ou si la décision était raisonnable compte tenu du droit ainsi que de la preuve dont disposait le décideur quand la décision a été prise. La mesure que la Cour peut prononcer en vertu des paragraphes 18(1) et 18.1(3), par exemple une ordonnance de certiorari, n’est possible que si le décideur s’est fourvoyé au titre de l’un des alinéas du paragraphe 18.1(4).
[15]
Le simple fait que la situation a évolué après que la décision administrative a été prise – en l’occurrence 16 ans plus tard – ne rend pas déraisonnable une décision par ailleurs raisonnable. La Cour n’est pas non plus compétente pour simplement « lever »
les interdictions de publication parce que les motifs qui les justifiaient à la date de l’audience n’existent plus.
[16]
Je constate par ailleurs que la demanderesse n’était pas partie à l’audience disciplinaire, mais voudrait faire annuler la décision du comité d’arbitrage pour ce qui concerne les interdictions de publication. Lors de sa comparution devant moi, elle a indiqué qu’elle présentait la demande en tant que partie directement touchée par l’objet de la demande au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Le défendeur n’a pas contesté la qualité pour agir de la demanderesse.
Question préliminaire – Prorogation de délai
[17]
Selon le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, la demande de contrôle judiciaire doit être présentée dans les 30 jours qui suivent la communication de la décision à la partie concernée. La demanderesse fait valoir que les interdictions de publication ont été prononcées en octobre 2006, mais qu’elles n’ont été portées à son attention qu’en juin 2019. Entre juin et décembre 2019, elle a tenté de régler la question avec la GRC. Elle dit que la GRC ne l’a informée que le 17 décembre 2019 de sa [traduction] « réponse définitive »
selon laquelle elle ne consentirait pas à la levée des interdictions de publication. Elle ajoute qu’elle a alors décidé d’introduire sans plus attendre la présente demande de contrôle judiciaire le 10 janvier 2020. Par ailleurs, compte tenu du critère à quatre volets bien établi qui s’applique en matière de prorogation de délais, il est dans l’intérêt de la justice que la prorogation demandée soit accordée. Sur ce point, la demanderesse se réfère, dans une note de bas de page, au jugement MacDonald c Canada (Procureur général), 2017 CF 2, au paragraphe 8.
[18]
Le défendeur ne s’oppose pas à la prorogation demandée.
[19]
Le critère à quatre volets qui régit la prorogation de délais est énoncé dans l’arrêt Procureur général du Canada c Larkman, 2012 CAF 204 :
[61] Les parties s’entendent pour dire que les questions suivantes sont pertinentes lorsqu’il s’agit pour notre Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour se prononcer sur une demande de prorogation de délai :
(1) Le requérant a‑t‑il manifesté une intention constante de poursuivre sa demande?
(2) La demande a‑t‑elle un certain fondement?
(3) La Couronne a‑t‑elle subi un préjudice en raison du retard?
(4) Le requérant a‑t‑il une explication raisonnable pour justifier le retard?
(Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 C.F. 263 (C.A.); Muckenheim c. Canada (Commission de l’assurance‑emploi), 2008 CAF 249, au paragraphe 8).
[62] Ces principes orientent la Cour et l’aident à déterminer si l’octroi d’une prorogation de délai est dans l’intérêt de la justice (Grewal, ci‑dessus, aux pages 277 et 278). L’importance de chacun de ces facteurs dépend des circonstances de l’espèce. De plus, il n’est pas nécessaire de répondre aux quatre questions en faveur du requérant. Ainsi, « une explication parfaitement convaincante justifiant le retard peut entraîner une réponse positive même si les arguments appuyant la contestation du jugement paraissent faibles et, de la même façon, une très bonne cause peut contrebalancer une justification du retard moins convaincante » (Grewal, à la page 282). Dans certains cas, surtout dans ceux qui sortent de l’ordinaire, d’autres questions peuvent s’avérer pertinentes. La considération primordiale est celle de savoir si l’octroi d’une prorogation de délai serait dans l’intérêt de la justice (voir, de façon générale, l’arrêt Grewal, aux pages 278 et 279; Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Hogervorst, 2007 CAF 41, au paragraphe 33; Huard c. Canada (Procureur général), 2007 CF 195, 89 Admin LR (4th) 1).
(Voir aussi l’arrêt Chan c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CAF 130 aux para 4 et 5.)
[20]
Lors de sa comparution devant moi, la demanderesse a indiqué que l’affidavit Gerster attestait que Mme Gerster n’avait appris l’existence des interdictions de publication qu’en juin 2019. Elle a alors pris contact avec la GRC afin de voir comment les interdictions de publication pouvaient être levées et de faire en sorte qu’elles soient levées par la GRC elle‑même. L’affidavit indique aussi que, le 20 septembre 2019, l’avocat de la demanderesse a écrit à la GRC pour s’enquérir de la position de celle‑ci à propos d’une demande que Global News était en train de rédiger pour faire annuler les interdictions de publication se rapportant au gendarme Harris et à l’une des plaignantes/victimes, « C.C. »
. Plusieurs relances ont suivi, notamment une lettre du 11 décembre 2019, dans laquelle l’avocat de la demanderesse écrivait que, selon lui, les interdictions de publication de 2006 n’étaient plus justifiées. Il priait donc officiellement la GRC d’annuler les interdictions avant que la demanderesse ne présente une demande de contrôle judiciaire pour les faire invalider. Par courriel du 17 décembre 2019, l’avocat de la GRC a répondu à l’avocat de la demanderesse que la GRC n’était pas à même de consentir à la levée des interdictions de publication prononcées par le comité d’arbitrage.
[21]
Au vu de l’affidavit Gerster, je suis d’avis que la demanderesse a montré une intention de diligenter sa demande depuis qu’elle a eu connaissance des interdictions de publication. Je suis également d’avis que la demande a un certain fondement compte tenu de la portée du principe de la publicité des débats, et compte tenu aussi des droits reconnus à la demanderesse par l’alinéa 2b) de la Charte. De plus, la demande met en cause le pouvoir du comité d’arbitrage de prononcer des interdictions de publication, le point de savoir s’il était tenu d’appliquer le critère Dagenais/Mentuck, et le point de savoir si les médias auraient dû être informés des requêtes en interdiction de publication. Il est vraisemblable que le défendeur subirait un préjudice vu que la décision de prononcer les interdictions a été prise il y a 16 ans, mais le défendeur ne s’oppose pas à la prorogation de délai. L’explication donnée par la demanderesse pour justifier le retard à agir comprend le fait que Global News n’a appris l’existence des interdictions qu’au moment d’enquêter sur l’affaire en vue d’un reportage, et a d’abord tenté de régler la question en s’adressant à la GRC. C’est là une explication raisonnable.
[22]
La requête en prorogation de délai est donc accueillie.
Point litigieux
[23]
Selon moi, le seul point litigieux dans la présente affaire est celui de savoir si la décision du comité d’arbitrage de prononcer les interdictions de publication était ou non raisonnable.
Norme de contrôle
La position de la demanderesse
[24]
Selon la demanderesse, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer en l’espèce est celle de la décision correcte. Dans ses conclusions écrites, elle cite généralement à l’appui l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], mais ne donne pas d’autre explication. Lors de sa comparution devant moi, elle a indiqué qu’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, Canadian Broadcasting Corporation c Ferrier, 2019 ONCA 1025 [Ferrier], en particulier ses paragraphes 24, 32, 33, 35 et 36, confirmait son opinion selon laquelle c’est la norme de la décision correcte qui est applicable.
La position du défendeur
[25]
Selon le défendeur, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a jugé que la norme de la décision raisonnable est celle qui est présumée s’appliquer; de plus, aucune des raisons autorisant une dérogation à l’application de cette norme ne vaut en l’espèce. Les anciennes dispositions de la Loi sur la GRC n’énonçaient aucune norme explicite de contrôle ni ne prévoyaient une quelconque voie de recours. Selon le défendeur, l’ancien paragraphe 45.16(7) de la Loi sur la GRC dit que la décision rendue par le commissaire à l’issue d’un appel est définitive et contraignante et que, hormis un contrôle judiciaire en vertu de la Loi sur les Cours fédérales, elle n’est pas susceptible ni d’appel ni de réformation. L’actuel paragraphe 45.16(9) de la Loi sur la GRC exclut lui aussi toute voie de recours. En outre, la décision du comité d’arbitrage de prononcer les interdictions de publication ne faisait pas intervenir de questions constitutionnelles, de questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, ni de questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs.
Analyse
[26]
Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a jugé qu’il y a présomption d’application de la norme de la décision raisonnable dès lors qu’une décision administrative est soumise à l’examen d’une cour de justice (Vavilov, aux para 16, 23, 25). Cette présomption peut être réfutée dans deux cas. Le premier est celui où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel, signalant par là que les normes propres aux voies de recours seront applicables (Vavilov, aux para 17, 33). Le deuxième cas est celui où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. Il en sera ainsi pour certaines catégories de questions, à savoir les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, aux para 17, 53).
[27]
S’agissant de la catégorie des questions constitutionnelles, la Cour suprême a dit que l’examen des questions touchant au partage des compétences entre le Parlement fédéral et les provinces, au rapport entre le législateur et les autres organes de l’État, à la portée des droits ancestraux et droits issus de traités reconnus à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, et à d’autres questions de droit constitutionnel nécessite une réponse décisive et définitive des cours de justice, et que ces questions requièrent donc d’appliquer la norme de la décision correcte (para 55 et 56).
[28]
Selon moi, la question soulevée par la demanderesse dans la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas une question constitutionnelle qui commande l’application de la norme de la décision correcte. La question dont la Cour est saisie concerne deux interdictions précises de publication prononcées il y a plus de 16 ans. La demanderesse fait valoir que le critère Dagenais/Mentuck s’appliquait, mais qu’il n’a pas été pris en compte ou, subsidiairement, que le maintien des interdictions de publication porterait atteinte aux droits garantis par l’alinéa 2b) de la Charte. Selon moi, les arguments de la demanderesse concernent l’effet d’une décision administrative sur les droits garantis à la demanderesse par la Charte.
[29]
Dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré], la Cour suprême établit une distinction entre la situation dans laquelle le décideur administratif doit se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi — auquel cas la norme applicable est celle de la décision correcte — et celle dans laquelle la Cour examine si le décideur administratif a tenu suffisamment compte des valeurs consacrées par la Charte quand il a rendu sa décision discrétionnaire (para 43). Dans le deuxième cas, c’est la norme de la décision raisonnable qu’il convient d’appliquer :
[57] Dans le contexte d’une révision judiciaire, il s’agit donc de déterminer si — en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel — la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte. Comme le juge LeBel l’a souligné dans Multani, lorsqu’une cour est appelée à réviser une décision administrative qui met en jeu les droits protégés par la Charte, « [l]a question se réduit à un problème de proportionnalité » (par. 155) et requiert d’intégrer l’« esprit » de l’article premier dans la révision judiciaire. Même si cette révision judiciaire est menée selon le cadre d’analyse du droit administratif, il existe néanmoins une harmonie conceptuelle entre l’examen du caractère raisonnable et le cadre d’analyse préconisé dans Oakes puisque les deux démarches supposent de donner une marge d’appréciation aux organes administratifs ou législatifs ou de faire preuve de déférence à leur égard lors de la mise en balance des valeurs consacrées par la Charte, d’une part, et les objectifs plus larges, d’autre part.
[58] Si, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, le décideur a mis en balance comme il se doit la valeur pertinente consacrée par la Charte et les objectifs visés par la loi, sa décision sera jugée raisonnable.
(Voir Doré, aux para 43‑58; voir aussi l’arrêt École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 aux para 3‑4, 37‑41 [Loyola].)
[30]
Il convient de noter que, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême n’a pas écarté cette distinction faite dans l’arrêt Doré. Elle s’exprime ainsi :
[57] Bien que des amici curiae aient remis en question la méthode de détermination de la norme de contrôle établie dans l’arrêt Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, le présent pourvoi ne nécessite pas que nous nous y attardions. Il importe par contre d’établir une distinction entre les cas où il est allégué que la décision administrative sous examen a pour effet de restreindre de façon injustifiable les droits consacrés par la Charte canadienne des droits et libertés (comme dans l’arrêt Doré) et les cas où le contrôle judiciaire porte sur la question de savoir si l’une des dispositions de la loi habilitante de l’organisme décisionnel viole la Charte (voir, p. ex., Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, par. 65). Suivant la jurisprudence de notre Cour, l’interprétation d’un décideur administratif sur ce dernier point doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte. Les présents motifs n’ont pas pour effet d’écarter cette jurisprudence.
[31]
Suivant l’arrêt Doré, lorsqu’une décision administrative discrétionnaire fait intervenir les protections énumérées dans la Charte – à la fois les droits qui y sont énoncés et les valeurs qu’ils incarnent –, l’auteur de la décision discrétionnaire doit veiller à ce que ces protections ne soient pas restreintes plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs législatifs qu’il est tenu de chercher à atteindre. Le rôle de la cour de révision qui est saisie d’une demande de contrôle judiciaire et qui est appelée à appliquer le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Doré consiste à se demander si la décision en cause est raisonnable parce qu’elle est le fruit d’une mise en balance proportionnée des protections en jeu conférées par la Charte, d’une part, et du mandat pertinent conféré par la loi, d’autre part (Loyola, aux para 3,4, 40, 41 et 42).
[32]
La demanderesse toutefois invoque l’arrêt Ferrier pour étayer l’application de la norme de la décision correcte. La Cour d’appel de l’Ontario s’exprimait ainsi :
[traduction]
[34] Si les droits garantis par la Charte sont pris en compte par le décideur administratif, c’est la norme de la décision raisonnable qui en général s’appliquera. Dans le jugement Doré, le Comité de discipline du Barreau du Québec avait examiné, puis rejeté, l’argument selon lequel la règle du Code d’éthique des avocats obligeant les avocats à faire preuve « d’objectivité, de modération et de dignité » portait atteinte à la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte. Pareillement, dans l’arrêt Episcopal Corporation of the Diocese of Alexandria‑Cornwall c. Cornwall Public Inquiry, 2007 ONCA 20, 278 D.L.R. (4 th) 550, le commissaire d’enquête avait, après examen du critère Dagenais/Mentuck, rejeté l’argument selon lequel il devait prononcer une interdiction de publication concernant un supposé malfaiteur. Dans les deux cas, c’est la norme de la décision raisonnable qui a été appliquée aux décisions contestées.
[35] En revanche, le refus ou l’omission de considérer un droit applicable garanti par la Charte devrait, à mon avis, commander l’application de la norme de la décision correcte. Comme l’expliquait la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 60, citant l’arrêt Toronto (City) c. SCFP, Section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, au paragraphe 62 : « lorsque la question en litige constitue si clairement une question de droit, à la fois d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre », des réponses uniformes et cohérentes s’imposent. Voir aussi l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555, aux paragraphes 20‑21. Ce point est confirmé par l’arrêt Vavilov, au paragraphe 17 : « [l]a présomption d’application de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée [lorsque] la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. C’est le cas pour certaines catégories de questions, soit les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs ».
[36] La liberté d’expression, y compris la liberté de la presse, garantie par l’alinéa 2b) de la Charte, qui est invoquée par les appelants est à la fois une question d’importance capitale pour le système juridique et une question constitutionnelle. Ainsi que le confirme l’arrêt Vavilov, au paragraphe 53, l’application de la norme de la décision correcte à l’égard de certains types de questions de droit – les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble – […] s’accorde avec le rôle unique du pouvoir judiciaire dans l’interprétation de la Constitution, et fait en sorte que les cours de justice ont le dernier mot sur des questions à l’égard desquelles la primauté du droit exige une cohérence et une réponse décisive et définitive ».
[37] La question soumise au décideur était celle de savoir si le critère Dagenais/Mentuck intéressait la décision discrétionnaire qu’il devait prendre. Il ne s’agit pas là de la même question que celle présentée dans les espèces Doré et Episcopal, qui consistait à se demander en quoi le droit garanti par l’article 2b) de la Charte pouvait influer sur la décision discrétionnaire qu’il devait prendre. Le décideur n’a pas atteint le stade consistant à intégrer le critère Dagenais/Mentuck dans sa décision discrétionnaire parce qu’il a estimé que ce critère ne s’appliquait pas. La norme de la décision raisonnable suppose un éventail d’issues possibles qui toutes se justifient au regard du droit (voir Vavilov, au paragraphe 83). Cette norme ne convient pas ici. Ou bien le critère Dagenais/Mentuck s’appliquait ou bien il ne s’appliquait pas.
[38] Je me réfère ici à un passage de l’arrêt Episcopal qui, selon moi, intéresse directement cette question. Dans ce précédent, le commissaire d’enquête avait appliqué le critère Dagenais/Mentuck pour refuser d’ordonner une audience à huis clos. La cour a estimé que sa décision était réformable par application de la norme de la décision raisonnable parce que le commissaire avait bien pris en compte l’incidence du droit garanti par la Charte sur la décision qu’il devait prendre. Cependant, nous faisions observer, au paragraphe 36, que, dans l’espèce Dagenais elle‑même, le juge qui avait rendu la décision contestée n’avait pas à sa disposition le nouveau critère énoncé quand l’affaire avait été portée devant la Cour suprême. Cela signifiait que [traduction] « le fait qu’il ne soit pas arrivé à un résultat pouvant être étayé selon le nouveau critère […] équivalait à une erreur de droit », réformable par application de la norme de la décision correcte. Il en va de même ici. Comme je l’expliquerai, le décideur n’avait pas l’avantage de l’arrêt rendu par notre Cour dans l’arrêt Langenfeld c. Toronto Police Services Board, 2019 ONCA 716, 437 D.L.R. (4 th) 614, un précédent qui intéresse directement la décision discrétionnaire qu’il devait prendre.
[33]
La Cour d’appel de l’Ontario a estimé que le décideur administratif ne s’était pas fourvoyé en concluant que le critère Dagenais/Mentuck ne s’appliquait pas à la décision de savoir s’il convenait ou non de tenir une audience publique. Cependant, le critère ne définissait pas d’une manière exhaustive l’application de la liberté d’expression, y compris la liberté de la presse, garantie par l’alinéa 2b) de la Charte, dans le contexte de cette affaire, qui supposait la prise en compte d’un critère légal devant s’appliquer si une audience à huis clos était envisagée. La cour ontarienne a infirmé la décision au motif que le décideur avait fait l’impasse sur une jurisprudence récente confirmant que les droits garantis par l’alinéa 2b) de la Charte protègent le droit des membres du public d’assister aux réunions des commissions des services policiers (para 52 à 59). Et, tout en arrivant à cette conclusion par application de la norme de la décision correcte, elle a aussi affirmé que, même si la norme de la décision raisonnable s’appliquait, une décision résultant d’un refus ou d’une omission inexpliquée de prendre en compte un droit applicable garanti par la Charte ne pouvait être jugée raisonnable (para 60).
[34]
Contrairement à l’arrêt Ferrier, la question soumise au comité d’arbitrage en l’espèce n’était pas « celle de savoir si le critère Dagenais/Mentuck intéressait la décision discrétionnaire »
. Les interdictions de publication en cause ont été prononcées à la demande des parties respectives et il n’y a pas eu d’opposition. Par conséquent, et contrairement à l’arrêt Ferrier, le comité d’arbitrage n’a pas été invité à se prononcer ni ne s’est prononcé sur l’applicabilité du critère Dagenais/Mentuck, et il n’a pas refusé d’appliquer le critère. Il n’a pas non plus refusé ou négligé de prendre en compte des droits garantis par la Charte susceptibles d’être plaidés. En fait, comme on le verra plus bas, il a implicitement pris en compte les droits reconnus aux médias par l’alinéa 2b) de la Charte. Et, bien que la demanderesse affirme que l’omission du comité d’arbitrage de prendre explicitement en compte le critère peut être attribuée à une absence d’avis aux médias, il reste que, eu égard aux faits de l’espèce dont il était saisi, le comité d’arbitrage n’a pas commis les erreurs relevées dans l’arrêt Ferrier qui commandaient l’application de la norme de la décision correcte.
[35]
À la fin, comme on le verra plus bas, la question soulevée en l’espèce est celle de savoir si le comité d’arbitrage a bien mis en balance les divers intérêts en jeu, notamment les droits garantis aux médias par l’alinéa 2b) de la Charte, le droit des plaignantes à la protection de leur sécurité et de leur vie privée, enfin les craintes exprimées au sujet de la sécurité personnelle de policiers banalisés. Comme le faisait observer la Cour suprême dans l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 [Sierra Club], le critère souple Dagenais/Mentuck a pour objet « de garantir que le pouvoir discrétionnaire d’interdire l’accès du public aux tribunaux est exercé conformément aux principes de la Charte »
(au para 48). Autrement dit, le critère de l’octroi d’une interdiction de publication requiert de pondérer d’une manière raisonnée les droits garantis par la Charte et autres principes, dont en premier lieu la bonne administration de la justice. Le critère Dagenais/Mentuck rend compte des principes de la Charte permettant de dire si une interdiction de publication devrait être prononcée. En l’espèce, la question de savoir si le comité a raisonnablement mis en équilibre les principes à l’origine du critère Dagenais/Mentuck, notamment les droits garantis aux médias par l’alinéa 2b) de la Charte, relève de la norme de la décision raisonnable.
[36]
En somme, puisque la demanderesse n’a pas réfuté la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, cette norme s’applique à l’étude du bien‑fondé de la présente demande.
[37]
Appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit se demander si la décision est globalement raisonnable. Pour ce faire, elle doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Vavilov, aux para 15, 99). Quand une décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti, alors elle est raisonnable et la juridiction de contrôle doit se montrer circonspecte (Vavilov, au para 85).
La décision du comité d’arbitrage de prononcer les interdictions de publication était‑elle raisonnable?
La position de la demanderesse
[38]
La demanderesse fait valoir que le principe de la publicité des débats est présumé s’appliquer tant aux procédures judiciaires qu’aux procédures quasi judiciaires et que l’accès du public ne sera restreint que lorsque la divulgation serait préjudiciable aux fins de la justice ou nuirait indûment à la bonne administration de la justice (Toronto Star Newspapers Ltd. c Ontario, 2005 CSC 41 au para 4 [Toronto Star]). Elle ajoute que les audiences du comité d’arbitrage sont de nature judiciaire (Southam Inc c Canada (Procureur général), [1997] O.J. no 4533 (ONSC) au para 26 [Southam Inc]) et que le critère à appliquer pour savoir si l’accès du public à un dossier ou à une procédure devrait être restreint est le critère Dagenais/Mentuck (Toronto Star, au para 26). La demanderesse affirme qu’il est obligatoire que les médias soient informés des demandes portant sur des interdictions discrétionnaires de publication (Toronto Star, au para 13).
[39]
La demanderesse affirme qu’il ne ressort pas de la décision que le comité d’arbitrage a donné avis aux médias ou considéré le critère Dagenais/Mentuck et elle ajoute que le pouvoir en vertu duquel les interdictions de publication ont été prononcées n’est pas clair. Elle affirme que, en l’espèce, le critère Dagenais/Mentuck ne pouvait pas être rempli et qu’en conséquence, les interdictions de publication n’ont pas été correctement ou raisonnablement prononcées et qu’elles devraient être annulées.
[40]
En revanche, si la procédure du comité d’arbitrage est considérée comme une procédure de nature administrative, par opposition à une procédure judiciaire ou quasi judiciaire, excluant de ce fait l’application du critère Dagenais/Mentuck, alors le maintien des interdictions de publication serait une atteinte injustifiée aux droits garantis à la demanderesse par l’alinéa 2b) de la Charte (Ferrier, aux para 53 et 57).
La position du défendeur
[41]
Selon le défendeur, le comité d’arbitrage n’a pas commis d’erreur en prononçant les interdictions de publication, et sa décision était raisonnable. Le comité d’arbitrage était habilité à prononcer les interdictions en vertu de l’article 4 des Consignes du commissaire (pratique et procédure), DORS/88‑367 [les Consignes], qui dispose que, « [s]i l’étude d’une question dont une commission est saisie soulève des points qui ne sont pas visés par les présentes Consignes, la commission peut prendre les mesures qu’elle juge nécessaires pour régler ces points »
.
[42]
En outre, le comité d’arbitrage n’était pas tenu de donner aux médias avis des requêtes en interdictions de publication. Il n’avait aucune obligation légale de le faire, et aucune exigence du genre n’existe non plus en common law. S’agissant de procédures judiciaires, l’obligation de donner avis aux médias est plutôt laissée à l’appréciation des juges (Dagenais c Radio‑Canada, [1994] 3 RCS 835 au para 51 [Dagenais]; M.A. c Toronto Police Service, 2015 ONSC 5684 au para 5 [Toronto Police Service]). En l’absence d’une disposition législative ou réglementaire disant le contraire, le comité d’arbitrage ne pouvait pas être soumis à une obligation plus rigoureuse que ne l’est une cour de justice de communiquer un avis aux médias.
[43]
Selon le défendeur, le critère Dagenais/Mentuck a été élaboré dans le contexte de poursuites criminelles et ne peut être appliqué de façon identique dans tous les contextes (Ferrier, aux para 15, 66). En outre, bien que le comité d’arbitrage n’ait pas expressément fait état de ce critère dans ses motifs, il a indiqué les principes qui le sous‑tendent et a raisonnablement mis en balance les effets salutaires des interdictions de publication et leurs effets délétères sur la publicité des débats judiciaires. Les motifs écrits donnés par un organisme administratif ne doivent pas être évalués à l’aune d’une norme de perfection, et le fait de ne pas préciser le nom d’un critère ne rendra pas la décision déraisonnable si le critère est implicitement appliqué (Vavilov, aux para 91 et 128).
[44]
Par ailleurs, la décision du comité d’arbitrage de prononcer les interdictions de publication était raisonnable : ses motifs témoignent d’une analyse axée sur la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, aux para 15, 86, 102 et 106).
Analyse
i.
Pouvoir du comité d’arbitrage
[45]
L’argumentaire de la demanderesse sur le pouvoir du comité d’arbitrage de prononcer les interdictions de publication porte dans sa totalité sur le fait que le pouvoir du comité [traduction] « n’est pas clair »
. Elle ne répond pas à la position du défendeur pour qui le comité d’arbitrage était habilité à prononcer les interdictions en vertu de l’article 4 des Consignes.
[46]
En général, le décideur administratif est « maître de sa propre procédure »
(Knight c Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 RCS 653 à la p. 685). La plupart des décideurs administratifs ont le pouvoir implicite « de concevoir la procédure nécessaire pour s’acquitter de leurs mandats législatifs explicites, dans la mesure où elle est conforme à la loi et à toute exigence d’équité »
(Hillier c Canada (Procureur général), 2019 CAF 44 au para 10). À première vue, l’article 4 des Consignes semble s’accorder avec cette approche.
[47]
Le comité d’arbitrage n’a pas indiqué la source de son pouvoir de prononcer les interdictions de publication, mais il n’était pas tenu de le faire (Guérin c Canada (Procureur général), 2018 CF 94 au para 40). Sur ce point, il convient de noter qu’il écrit dans sa décision que c’est le représentant des officiers compétents, au nom de la GRC, qui avait demandé l’interdiction de publication et de diffusion des informations, révélées à l’audience, qui risquaient d’identifier les plaignantes. Le gendarme Harris a consenti à cette requête. En outre, le représentant du gendarme Harris a demandé l’interdiction de publication se rapportant au gendarme Harris, et le représentant des officiers compétents ne s’est pas exprimé sur la requête du gendarme Harris. La transcription de l’audience du comité d’arbitrage révèle que, quand les requêtes en interdictions de publication se rapportant aux plaignantes ont été formulées, dans le contexte d’arguments avancés par les parties sur ce point, le comité d’arbitrage s’est exprimé ainsi :
[traduction]
S’il n’y a pas d’objection de la part du défendeur en ce qui a trait à la compétence du comité et à son pouvoir de rendre une telle décision, je pense que vous pourriez éviter, vous savez, de présenter des arguments sur le droit du comité de rendre une telle ordonnance, parce que nous avons ce pouvoir.
Comme les parties n’ont pas mis en doute le pouvoir du comité d’arbitrage, celui que le comité d’arbitrage disait avoir, le comité n’a sans doute pas jugé nécessaire de citer la source de son pouvoir lorsqu’il a fait droit aux requêtes présentées.
[48]
Bref, puisque la demanderesse n’a avancé aucun argument ou précédent donnant à penser que l’article 4 des Consignes ne conférait pas au comité d’arbitrage le pouvoir de prononcer les interdictions de publication, je ne suis pas persuadée que le comité n’avait pas ce pouvoir.
ii.
Avis aux médias
[49]
Selon la demanderesse, il ne semble pas que les médias aient reçu avis de l’audience du comité d’arbitrage. Elle ajoute que, s’agissant des demandes d’interdiction discrétionnaires de publication, il est obligatoire que les médias soient informés de la demande pour être en mesure de présenter des arguments.
[50]
La demanderesse invoque l’arrêt Toronto Star, au paragraphe 13, pour affirmer que l’avis aux médias est une obligation, mais ce paragraphe n’est d’aucune aide sur ce point.
[51]
Dans le jugement Toronto Police Service, cité par le défendeur, la Cour supérieure de l’Ontario s’exprime ainsi :
[traduction]
[4] Selon un principe fondamental de notre système judiciaire, les audiences des tribunaux, dans la totalité de leurs aspects, sont ouvertes au public. C’est un principe qui a été rappelé maintes fois par la Cour suprême du Canada. Il a été clairement exprimé dans l’arrêt Dagenais c Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 RCS 835, dans lequel le précurseur de l’ultime critère Dagenais/Mentuck régissant l’octroi des interdictions de publication a été établi. Sur la question de l’avis aux médias, la Cour suprême écrivait, dans l’arrêt Dagenais, que, lorsqu’est demandée une interdiction de publication procédant de la common law, le juge « devrait accorder aux médias la qualité pour agir (s’ils la demandent) » (page 890). Évidemment, les médias ne peuvent avoir la qualité pour agir s’ils ne reçoivent pas avis de l’affaire.
[5] Cela dit, je reconnais que la décision de donner ou non avis aux médias semble être une décision discrétionnaire. Il n’y a pas de règle absolue disant que les médias doivent être informés d’une requête en interdiction de publication. Comme l’écrivait le juge en chef Lamer dans l’arrêt Dagenais, à la page 869 :
Le juge qui entend la demande a donc le pouvoir discrétionnaire d’ordonner que des tiers (par exemple les médias) soient avisés. La question de savoir qui, exactement, doit être avisé et de quelle façon l’avis doit être signifié devrait relever du pouvoir discrétionnaire du juge, exercé conformément aux règles de procédure provinciales en matière criminelle et à la jurisprudence pertinente.
[6] Même si ce pouvoir discrétionnaire existe, il y a, selon moi, une présomption selon laquelle les médias recevront avis de toute requête dans laquelle est demandée une mesure qui aura pour effet de limiter le droit du public, et donc des médias, d’accéder aux procédures judiciaires. Cette présomption découle d’une combinaison, d’une part, du principe de la publicité des débats judiciaires et, d’autre part, du constat que les médias constituent le mécanisme par lequel les membres du public sont informés des activités des tribunaux. Sur ce point, je réitère l’observation faite dans l’arrêt Ottawa Citizen Group Inc. c. Canada (Attorney General) (2005), 2005 CanLII 38578 (C.A. Ont.), 75 O.R. (3d) 590 (C.A.) où le juge MacPherson s’exprimait ainsi, au paragraphe 65 :
À cause de l’importance capitale d’une presse libre et du principe de la publicité des débats judiciaires dans la société canadienne et la Constitution canadienne, il existe une quasi‑présomption contre toute forme de secret dans tous les aspects des procédures judiciaires au Canada.
[…]
[16] En résumé, toutes les fois qu’une partie tente de limiter l’accès à une procédure judiciaire, fût‑ce en demandant l’autorisation d’utiliser un pseudonyme ou des initiales, avis doit en être donné aux médias […]
[17] Par conséquent, à moins d’une ordonnance judiciaire supprimant l’obligation de donner avis, avis doit être donné aux médias de toute demande ou requête portant sur une telle mesure. Plus simplement, le principe de base est qu’avis doit être donné […]
[52]
Selon moi, le jugement Toronto Police Service montre que, bien que l’avis aux médias puisse être une bonne pratique, c’est une exigence discrétionnaire, non impérative.
[53]
La demanderesse fait observer que, dans la Loi sur la GRC ou dans les Consignes, il n’est nullement exigé que les médias soient informés d’une éventuelle interdiction de publication. À défaut d’exigence légale, je reconnais avec le défendeur que le comité d’arbitrage ne pouvait être soumis à une obligation d’avis plus rigoureuse que le pouvoir discrétionnaire conféré aux tribunaux en common law. Par conséquent, il n’y a pas erreur susceptible de contrôle du seul fait que les médias n’ont pas reçu avis des interdictions de publication envisagées.
iii.
Le critère Dagenais/Mentuck
a)
Le critère s’applique‑t‑il?
[54]
La demanderesse, invoquant la décision ontarienne Southam Inc., au paragraphe 26, soutient que les audiences du comité d’arbitrage de la GRC sont de nature judiciaire. Par conséquent, en tant qu’organe judiciaire, le comité d’arbitrage était tenu d’appliquer le critère Dagenais/Mentuck, défini dans l’arrêt Toronto Star, lorsqu’il s’interrogeait sur l’opportunité de prononcer les interdictions de publication. Selon la demanderesse, le comité n’a pas tenu compte du critère, qui de toute façon n’aurait pu être rempli.
[55]
Il est sans doute utile d’expliquer d’abord que, selon le critère Dagenais/Mentuck, des limites au principe de publicité des débats judiciaires et à la liberté de la presse pour ce qui concerne les procédures judiciaires ne peuvent être ordonnées que lorsque la partie qui demande une telle limite établit par une preuve convaincante que :
a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;
b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment ses effets sur le droit à la libre expression, sur le droit de l’accusé à un procès public et équitable, et sur l’efficacité de l’administration de la justice.
(Dagenais, à la p. 878; Mentuck, au para 32; Sierra, au para 45.)
[56]
Pour ce qui concerne le droit criminel, la Cour suprême du Canada a, dans l’arrêt Toronto Star, déclaré que la présomption de « publicité »
des procédures judiciaires est bien établie. En outre, « le critère Dagenais/Mentuck s’applique à chaque fois qu’un juge exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression et la liberté de la presse relativement à des procédures judiciaires »
(au para 7, soulignement dans l’original. Voir aussi Société Radio‑Canada c La Reine, 2011 CSC 3 au para 13).
[57]
Et, bien que le critère Dagenais/Mentuck ait été élaboré dans le contexte de procédures criminelles, la Cour suprême du Canada a jugé, dans l’arrêt Sierra Club, que le critère s’applique aussi aux procédures civiles :
[48] Mentuck illustre bien la souplesse de la méthode Dagenais. Comme elle a pour objet fondamental de garantir que le pouvoir discrétionnaire d’interdire l’accès du public aux tribunaux est exercé conformément aux principes de la Charte, à mon avis, le modèle Dagenais peut et devrait être adapté à la situation de la présente espèce, où la question centrale est l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal d’exclure des renseignements confidentiels au cours d’une procédure publique.
[58]
Quant aux décisions participant du droit administratif, l’arrêt Southam Inc., qui est invoqué par la demanderesse, était en réalité une contestation constitutionnelle. Dans cette affaire, les demandeurs priaient la Cour de justice de l’Ontario de déclarer le paragraphe 45.1(14) de la Loi sur la GRC, tel qu’il était alors libellé, invalide et inopérant parce qu’il portait atteinte à la liberté de la presse garantie par l’alinéa 2b) de la Charte. Le paragraphe 45.1(14) obligeait un comité d’arbitrage à tenir à huis clos une audience portant sur un manquement prétendu au code de déontologie. Examinant cette disposition, la cour ontarienne s’était exprimée ainsi :
[traduction]
Le législateur a établi, pour les présumés manquements au code de déontologie devant être examinés par un comité d’arbitrage, une procédure très formelle, semblable à une procédure judiciaire. Les droits du membre dont la conduite est mise en cause sont déterminés par le comité d’arbitrage, sous réserve d’appel devant le commissaire. Le membre s’expose à de très lourdes sanctions, y compris, dans le cas d’un membre qui n’est pas officier (comme c’était le cas en l’espèce), à un renvoi des forces de police.
À cause du caractère public des fonctions d’un agent de la paix, et vu les larges pouvoirs conférés par la loi aux agents de la paix dans l’exercice de leurs fonctions, et parce que les procédures formelles d’un comité d’arbitrage peuvent compromettre à ce point les droits d’un membre de la GRC, le public a un droit fondamental à une telle audience. Le rôle du comité d’arbitrage est manifestement un rôle judiciaire.
Je ne suis pas nécessairement disposé à appuyer cette proposition d’une manière radicale et sans nuance, et je n’ai pas non plus à le faire, mais il me semble que les procédures judiciaires dont il est question à l’article 45.1 de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada concernent des sujets d’une importance publique telle que l’on ne saurait dire que le principe de la publicité des débats n’entre pas en jeu. La disposition excluant le public priverait les médias de la possibilité de s’enquérir de la procédure. La conclusion inéluctable est que le paragraphe 45.1(14) de la Loi sur la GRC fait intervenir l’alinéa 2b) de la Charte.
[59]
La Cour de justice de l’Ontario a estimé que le paragraphe 45.1(14), une disposition de portée générale touchant la protection de la vie privée, ne pouvait se justifier en tant que limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte, et elle a invalidé cette disposition. Ce qui intéresse la présente affaire, cependant, c’est que le rôle d’un comité d’arbitrage de la GRC soit qualifié de judiciaire.
[60]
Le défendeur ne s’exprime pas sur la manière de qualifier le rôle du comité d’arbitrage. Il ne prétend pas que le comité d’arbitrage ne s’est pas engagé dans une prise de décision de nature judiciaire ou quasi judiciaire puisqu’il ne s’est pas réellement prononcé sur l’opportunité d’infliger ou non une sanction disciplinaire au gendarme Harris, étant donné que l’audience se limitait à l’examen de requêtes de nature procédurale (voir Ferrier, aux para 46 à 52). Le défendeur ne prétend pas non plus que le critère Dagenais/Mentuck ne s’applique pas, il se contente d’affirmer, citant l’arrêt Ferrier (au para 66), que ce critère ne peut s’appliquer de manière identique dans tous les contextes.
[61]
Les parties ne signalent aucune décision de la Cour définissant la nature du comité d’arbitrage de la GRC lorsqu’il est saisi de questions disciplinaires. Je constate que, dans un autre contexte, la Cour d’appel fédérale a estimé qu’un décideur administratif, au cours d’une audience disciplinaire, n’avait pas appliqué validement le critère en refusant d’occulter dans la version publique de sa décision le nom de certains témoins (voir l’arrêt Canada (Procureur général) c Philps, 2019 CAF 240, aux para 22‑29).
[62]
Et, bien que ce ne soit pas déterminant, il ressort clairement de la transcription que le comité d’arbitrage estimait que sa fonction était de nature judiciaire.
[63]
Selon moi, il est probable que le comité d’arbitrage exerçait un rôle judiciaire ou quasi judiciaire en statuant sur les requêtes en interdiction de publication et en rejet des accusations portées contre le gendarme Harris pour cause de prescription.
[64]
Cependant, eu égard aux arguments peu nombreux qui ont été avancés devant moi, j’hésite à tirer une conclusion définitive sur la nature du rôle du comité d’arbitrage quand il a répondu aux requêtes en interdiction de publication et, en tout état de cause, il m’est par ailleurs inutile de le faire. La raison en est que j’ai conclu que le comité d’arbitrage a validement appliqué les principes sous‑tendant le critère Dagenais/Mentuck, comme on le verra ci‑après.
b)
Le comité d’arbitrage a‑t‑il raisonnablement pris en considération les principes qui sous‑tendent le critère Dagenais/Mentuck?
[65]
Selon la demanderesse, il ne semble pas que le comité d’arbitrage ait pris en considération le critère Dagenais/Mentuck et, en tout état de cause, le critère n’aurait en l’occurrence pas pu être satisfait.
[66]
Comme je l’ai déjà souligné, le comité d’arbitrage n’a pas désigné le critère Dagenais/Mentuck par son nom quand il a mené son analyse, mais cela n’est pas une omission fatale. Sa décision était également succincte, mais cela n’est pas non plus rédhibitoire, d’autant que les requêtes en interdiction de publication ont été déposées par les parties et n’ont pas été contestées. Il est d’ailleurs bien établi qu’à elle seule, la brièveté de motifs ne rend pas une décision raisonnable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). Les motifs rédigés par un décideur administratif ne doivent pas non plus être évalués à l’aune de la norme de la perfection (Vavilov, au para 91).
[67]
Ainsi que l’écrit la Cour suprême dans l’arrêt Sierra Club, même si, dans chaque cas, la liberté d’expression entre en jeu dans un contexte différent, le cadre établi dans l’arrêt Dagenais fait appel aux principes fondamentaux de la Charte afin de pondérer la liberté d’expression avec d’autres droits et intérêts, et peut donc être adapté et appliqué à diverses circonstances (au para 38).
[68]
Sur ce point – et comme l’a souligné le défendeur –, le critère Dagenais/Mentuck a été élaboré dans le contexte de procédures criminelles, et il ne peut pas être appliqué de manière identique dans tous les contextes. C’est ce qui ressort de la décision Toronto Star c. AG Ontario, 2018 ONSC 2586, où la Cour supérieure de justice de l’Ontario écrivait, au paragraphe 93, que [traduction] « [l]’institution concernée et les faits de l’espèce peuvent requérir l’application la plus stricte du critère
Dagenais/Mentuck, ou bien une application modifiée et plus laxiste. On ne saurait parler d’une application uniforme du principe de publicité des débats »
. Il est de jurisprudence constante que le critère Dagenais/Mentuck est un critère souple (Sierra Club, au para 48).
[69]
La décision du comité d’arbitrage doit être étudiée au regard de cet arrière‑plan jurisprudentiel. En conséquence, selon moi, la question est celle de savoir si le comité d’arbitrage a été attentif aux points soulevés – en l’occurrence les principes sous‑tendant le critère Dagenais/Mentuck, à savoir les droits garantis aux médias par l’alinéa 2b) de la Charte, et les autres intérêts – et si sa décision témoigne d’une mise en balance proportionnée de ces intérêts (Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32 aux para 53 à 56; Robinson c Canada (Procureur général), 2020 CF 942, au para 58).
[70]
Quant à l’interdiction de publication concernant les plaignantes, le comité d’arbitrage a admis que le risque était la possible révélation de leur identité. Cependant, il a constaté que leur nom avait été révélé au gendarme Harris et donc que le droit de celui‑ci à une procédure équitable n’était pas compromis. Le comité a conclu que les droits du public et des médias ne seraient pas compromis puisque les faits seraient connus et que l’identité des plaignantes importait peu. Par ailleurs, au moment des faits à l’origine des plaintes, « C.C. »
était mineure et « K.C. »
et « J.H. »
étaient âgées de moins de 18 ans. Elles se livraient à la prostitution juvénile. Le comité a reconnu que leur témoignage serait pour elles une source d’embarras et qu’elles hésiteraient à témoigner à moins d’une interdiction de publication. Et, fait à noter, le comité d’arbitrage a estimé qu’il y avait lieu de craindre pour la sécurité des plaignantes vu leur implication dans une activité clandestine au sein d’une petite collectivité.
[71]
Le comité précise également qu’il a fait droit à la requête au vu des moyens avancés par le représentant des officiers compétents. La transcription de l’audience disciplinaire révèle que les conclusions du représentant faisaient état de la mise en balance des intérêts en jeu, notamment l’intérêt du public au bon déroulement des procédures et au traitement équitable des parties; le droit de la presse et du public à la liberté d’expression; le droit du gendarme Harris à une audience publique et équitable, vu que ses droits personnels étaient notablement concernés; enfin le respect de la vie privée des personnes qui seraient contraintes de comparaître comme témoins. S’agissant de la presse, la GRC ne demandait pas une procédure à huis clos, mais un moyen moins limité de protéger l’identité des témoins, qui toutes étaient de jeunes personnes, et la GRC avait donc l’obligation de protéger leurs droits et de faire en sorte que les procédures ne leur nuisent pas indûment. Leur identité avait été révélée au gendarme Harris, qui avait été en mesure de présenter une défense pleine et entière. En outre, l’interdiction de publication ne porterait pas véritablement atteinte au droit du public de prendre connaissance des faits. La connaissance des faits se distinguait de la connaissance du nom des jeunes personnes, puisque leur nom avait peu de rapport avec la compréhension que le public avait des faits.
[72]
Selon moi, il ressort nettement des motifs du comité d’arbitrage, ainsi que du dossier, que le comité d’arbitrage a été attentif non seulement aux droits garantis aux médias par l’alinéa 2b), mais aussi à tous les intérêts concurrents en jeu. Le comité a estimé que l’interdiction de publication de renseignements susceptibles de révéler l’identité des plaignantes était nécessaire puisque les plaignantes étaient très jeunes, qu’elles étaient vulnérables et que, si leur identité était connue, leur sécurité serait compromise. Par ailleurs, l’interdiction était étroitement circonscrite, se limitant à anonymiser les noms des plaignantes; le public aurait donc accès à tous les autres aspects de l’audience. Le comité a donc conclu implicitement que l’interdiction de publication était nécessaire afin de prévenir un risque sérieux pour la bonne administration de la justice et qu’elle constituait un empiétement minimal, une mesure équilibrée. Il y a donc conformité au premier volet du critère Dagenais/Mentuck.
[73]
Le comité d’arbitrage a aussi effectué un exercice de mise en équilibre apparenté au second volet du critère Dagenais/Mentuck. Au deuxième stade de ce critère, le décideur doit être convaincu que les effets bénéfiques de l’interdiction de publication l’emportent sur ses conséquences nuisibles pour les droits et intérêts des parties et du public, y compris ses conséquences pour le droit à la liberté d’expression, le droit de l’accusé à un procès équitable et public, et l’efficacité de l’administration de la justice. Le comité a étudié le risque pour les plaignantes et mis en opposition ce risque et l’absence de conséquences nuisibles de l’interdiction, à savoir que les droits du public et des médias ne seraient pas compromis puisque le dossier resterait public et que le droit du gendarme Harris à un procès équitable ne serait pas compromis. Voilà qui, selon moi, satisfait au second volet du critère.
[74]
Quant à l’interdiction de publication demandée au nom du gendarme Harris, le comité d’arbitrage a explicitement reconnu, dans sa décision, qu’il [traduction] « devait mettre en balance l’intérêt de la justice, celui du public, celui des médias, celui des plaignantes et celui du gendarme Harris »
. Il s’est dit persuadé que la justice ne serait altérée par l’interdiction de publication et la diffusion de vidéos, photographies, illustrations ou descriptions écrites du gendarme Harris, et que l’interdiction ne porterait pas atteinte aux droits des personnes concernées. Par ailleurs, la sécurité personnelle du gendarme Harris et autres, y compris les membres du public, serait préservée. La transcription de l’audience montre que les fonctions du gendarme Harris au sein de la GRC consistaient en des opérations secrètes et que le gendarme Harris craignait que son aptitude à les exercer, ainsi que sa sécurité personnelle et la sécurité personnelle de ses collègues au sein de la GRC, ne soient compromises à moins d’une interdiction de publication.
[75]
Encore une fois, le comité d’arbitrage, après avoir discerné le risque pour la sécurité du gendarme Harris et autres personnes, a souligné que l’interdiction de publication était de portée limitée puisqu’elle interdisait la publication d’images visuelles ou de descriptions du gendarme Harris. Le comité a reconnu et mis en balance les intérêts concurrents en jeu, il a pris note de l’absence de conséquences négatives, notamment le fait qu’il n’y aurait aucune atteinte aux intérêts de la justice et que les droits d’aucune des personnes concernées ne seraient compromis. Selon moi, les principes du critère Dagenais/Mentuck sont respectés.
[76]
Bref, le comité d’arbitrage a pris en compte tous les principes pertinents sous‑tendant le critère Dagenais/Mentuck pour étudier les interdictions envisagées de publication, il a appliqué ces principes aux faits et, selon moi, sa décision était raisonnable.
[77]
Dans ses observations écrites, la demanderesse n’a pas contesté que les conclusions du comité d’arbitrage étaient raisonnables. Elle croyait simplement que le comité n’avait pas appliqué le critère Dagenais/Mentuck. Cependant, lorsqu’elle a comparu devant moi, elle a soulevé plusieurs questions additionnelles. Selon elle, le comité a fait l’impasse sur une disposition précisant que les interdictions de publication devraient « expirer le plus tôt possible suivant ce qui est requis pour éliminer le risque que le procès soit inéquitable »
(Dagenais, au para 26). Je ne suis pas convaincue que les interdictions de publication soient déraisonnables à ce titre. De plus, l’identité des plaignantes était protégée, notamment en raison de leur jeune âge et du préjudice actuel et futur que risquait de leur causer la révélation de leur identité et de leur présence dans le commerce du sexe. Il est difficile de voir pourquoi la protection devrait, dans ces conditions, être temporaire.
[78]
Lors de sa comparution devant moi, la demanderesse a aussi affirmé que le comité d’arbitrage n’avait pas fait reposer son évaluation du risque sur une preuve tangible. Elle se fonde sur l’arrêt Dagenais, où l’on peut lire que le risque « doit être réel et important […] dont l’existence est bien appuyée par la preuve »
(Dagenais, au para 34; Toronto Star, au para 27), et, selon elle, les conclusions du comité sur le risque n’étaient que des conjectures. Je reconnais que le comité ne s’en est pas rapporté à la preuve qui lui était soumise au soutien de l’interdiction de publication durant l’audience disciplinaire. Et, bien que l’avis de demande puisse inclure, aux termes de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, une demande de transmission d’une copie certifiée du dossier du comité d’arbitrage se rapportant à sa décision, si un dossier a été produit, il ne figure pas dans celui de la Cour, et la demanderesse n’a pas non plus joint de documents du comité d’arbitrage à son dossier de requête, si ce n’est la décision et la transcription du dossier d’audience disciplinaire. Je n’ai donc aucun moyen de savoir quels éléments de preuve, s’il en est, le comité avait à sa disposition quand il a rendu sa décision il y a 16 ans.
[79]
Cependant, compte tenu du contexte, et considérant que le critère Dagenais/Mentuck ne doit pas être appliqué de manière mécanique, mais qu’il s’agit plutôt d’un critère souple qui doit être appliqué en fonction du contexte (Toronto Star, au para 31), je ne suis pas convaincue que le comité d’arbitrage a commis une erreur susceptible de contrôle en s’en rapportant uniquement aux conclusions des parties sur le risque. En particulier, le représentant de la GRC a formulé et demandé les interdictions de publication pour protéger l’identité des plaignantes, et aucune des parties ne s’y est opposée. Je remarque aussi que la demanderesse ne conteste pas que les risques décelés existaient à la date du prononcé des interdictions, et je note que, selon le dossier, une interdiction de publication du nom de « C.C. »
a été prononcée dans des procédures criminelles connexes. Par ailleurs, compte tenu de la vulnérabilité naturelle des enfants, il peut y avoir des cas où un préjudice objectif, déduit par application de la raison et de la logique, suffira (voir l’arrêt A.B c Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46 aux para 12‑17).
[80]
La demanderesse a aussi affirmé que la décision du comité d’arbitrage était inéquitable au plan de la procédure parce qu’elle n’offrait aucun moyen de la contester. Selon moi, cet argument, qui n’a pas été développé dans les conclusions écrites de la demanderesse, est mal fondé. Les requêtes étaient formulées par les parties, et elles ont été accueillies intégralement. Les parties étaient à même de recourir à toutes voies de recours, internes ou autres, qui leur étaient ouvertes pour contester la décision, au moyen de la Loi sur la GRC ou d’une autre manière. Or, la demanderesse a contesté la décision au moyen de la présente demande de contrôle judiciaire.
[81]
Enfin, s’agissant de l’argument subsidiaire de la demanderesse selon lequel, si le critère Dagenais/Mentuck n’a pas d’application, le maintien des interdictions de publication constituerait alors une atteinte injustifiée à ses droits selon l’alinéa 2b) de la Charte (elle cite l’arrêt Ferrier, aux para 53 et 57), étant donné ma conclusion selon laquelle le comité d’arbitrage a implicitement pris en compte les droits garantis aux médias par l’alinéa 2b) de la Charte, en même temps qu’il évaluait les principes à l’origine du critère Dagenais/Mentuck. Il ne m’est pas nécessaire d’examiner cet argument.
Dispositif
[82]
En conclusion, le comité d’arbitrage n’a pas commis d’erreur en s’interrogeant sur l’opportunité de prononcer les interdictions de publication. Sa décision était raisonnable parce qu’elle appliquait les principes constituant le fondement du critère Dagenais/Mentuck, et que les interdictions restreignaient la publication d’une manière limitée et raisonnée.
[83]
Je reconnais que ce résultat est insatisfaisant en ce que Global News souhaite publier un reportage concernant le gendarme Harris et « C.C. »
, et en ce que le gendarme Harris et le père de « C.C. »
ont indiqué qu’ils souhaitaient obtenir la levée des interdictions de publication se rapportant au gendarme Harris et à « C.C. ».
Cependant, il s’agit là d’un changement de situation survenu après la décision du comité d’arbitrage, et la Cour n’est pas compétente pour lever simplement, sur ce fondement, les interdictions.
[84]
Cela dit, à l’affidavit Gerster sont annexées plusieurs communications de la GRC indiquant que, si un membre de la GRC souhaite obtenir la levée d’une interdiction de publication, il peut faire cette demande à la GRC. Cette affirmation semble contredire la position du défendeur dans la présente demande de contrôle judiciaire, dès lors que le défendeur affirme que la Loi sur la GRC ne confère pas le pouvoir de mettre sur pied un comité de déontologie qui lèverait les interdictions. L’affidavit Gerster ne dit pas non plus si cette information a été transmise au gendarme Harris. Celui‑ci peut sans doute directement s’adresser à la GRC et lui en faire la demande. M. Sandbach pourrait lui aussi s’adresser directement à la GRC.
[85]
S’ils le font, et si la GRC envisage de lever les interdictions, elle devra aussi se demander si la révélation de l’identité de « C.C. »
conduirait par inadvertance à l’identification des deux autres plaignantes.
[86]
Quant à la demanderesse, elle a encore le loisir de publier son reportage et elle n’est restreinte que dans la mesure des interdictions limitées de publication. Et, si la demanderesse ne se satisfait pas de la décision de la GRC selon laquelle celle‑ci n’a pas le pouvoir de lever les interdictions de publication, il lui serait sans doute loisible de contester cette décision. Je m’abstiens de tirer une conclusion sur cet aspect.
JUGEMENT dans le dossier T‑35‑20
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑35‑20
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INTITULÉ :
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CORUS ENTERTAINMENT INC. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VISIOCONFÉRENCE, SUR LA PLATEFORME ZOOM
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 9 NovembRe 2020
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MOTIFS ET JUGEMENT :
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LA JUGE STRICKLAND
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DATE DES MOTIFS :
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LE 17 NovembRe 2020
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COMPARUTIONS :
Brendan Hughes
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POUR LA demanderesse
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Melissa Gratta
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POUR LE défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
O’Donnell, Robertson et associés
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LA demanderesse
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Ministère de la Justice Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE défendeur
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