Date: 20010111
Dossier: T-1294-99
ENTRE:
ROBERT MONDAVI WINERY
demanderesse
-et-
SPAGNOL'S WINE & BEER MAKING SUPPLIES LTD.
défenderesse
MOTIFS D'ORDONNANCE
LE JUGE HENEGHAN
INTRODUCTION
[1] Robert Mondavi Winery (la demanderesse) fait appel d'une ordonnance rendue le 20 novembre 2000 par le protonotaire adjoint Giles. Dans son ordonnance non motivée, le Protonotaire adjoint a rejeté un avis de requête pour obtenir l'autorisation de déposer l'affidavit de Anthony Gismondi.
[2] Spagnol's Wine & Beer Making Supplies Ltd. (la défenderesse) conteste l'appel et souscrit à la décision rendue par le Protonotaire adjoint.
LES FAITS
[3] La demanderesse est une personne morale, constituée selon les lois de l'État de la Californie des État-Unis d'Amérique (les États-Unis). Elle possède et exploite cinq vineries aux États-Unis. Elle fait le commerce de ses produits sur tout le territoire américain et exporte également ses vins dans de nombreux pays, dont le Canada. Quelques-uns des produits de la demanderesse sont désignés sous l'étiquette WOODBRIDGE.
[4] La défenderesse fabrique des trousses pour la fabrication artisanale de vin et de bière que les consommateurs peuvent faire à la maison. Les produits de la défenderesse ne sont pas des boissons alcoolisées prêtes à être consommées, mais plutôt des trousses avec lesquelles les clients peuvent fabriquer leur propre vin. L'une des trousses destinées à la vinification mise en vente par la défenderesse porte le nom de WOODBRIDGE ESTATES FROM OUR VINEYARD TO YOUR HOME. La défenderesse vend ses trousses de vinification, dont la WOODBRIDGE ESTATES FROM OUR VINEYARD TO YOUR HOME, dans différents magasins de détails au Canada.
[5] Le 24 novembre 1999, la demanderesse a introduit sa demande de contrôle judiciaire, sollicitant une ordonnance pour faire radier la marque de commerce WOODBRIDGE ESTATES FROM OUR VINEYARD TO YOUR HOME & Design du registre canadien des marques de commerce. La demanderesse demande une ordonnance portant qu'au mois de mai 1991, alors que la défenderesse avait commencé à employer la marque de commerce WOODBRIDGE ESTATES FROM OUR VINEYARD TO YOUR HOME & Design au Canada en liaison avec les trousses de vinification, cette marque créait de la confusion avec la marque de commerce WOODBRIDGE utilisée par la demanderesse, marque que la demanderesse avait antérieurement utilisée en matière de vin.
[6] La demanderesse a déposé au soutien de sa demande l'affidavit de Michael Beyer, vice-président directeur et chef du contentieux de la demanderesse. L'affidavit, signé le 14 décembre 1999, a été déposé le 22 décembre 1999. La défenderesse a déposé les affidavits de Don Sproule et de Keith Davis, les deux signés le 24 février 2000, en réponse à la preuve par affidavits de la demanderesse. Ces affidavits ont été signifiés et déposés le 24 février 2000. Dans son affidavit, M. Davis a dit que le mot WOODBRIDGE n'était pas saillant sur les étiquettes utilisées par la demanderesse, à tout le moins jusqu'en 1992[1].
[7] Selon la demanderesse, la position du souscripteur de l'affidavit, déposé par la défenderesse, met en cause l'emploi de la marque de commerce WOODBRIDGE fait au Canada par la demanderesse. La demanderesse affirme que la position de la défenderesse à cet égard met également en cause la perception du public canadien quant à l'association de la marque de commerce WOODBRIDGE, avant la date des faits, à la demanderesse.
[8] Après le dépôt de la preuve de chacune des parties, celles-ci ont pris des arrangements en vue de contre-interroger les auteurs des affidavits. En avril 2000, MM. Sproule et Davis, souscripteurs d'affidavits pour la défenderesse, ont été contre-interrogés. Au cours de leur contre-interrogatoire, autant M. Sproule que M. Davis ont été interrogés au sujet d'un article écrit par M. Anthony Gismondi, responsable de la chronique des vins au quotidien Vancouver Sun. L'article a paru le 26 avril 1989. Ni M. Sproule ni M. Davis ne connaissaient l'article en question, et la série de questions n'a pas été d'une grande utilité.
[9] Bien que la demanderesse ait eu en main l'article signé par M. Gismondi depuis le début de mars 2000, elle n'a fait aucune démarche pour que le dépôt d'un affidavit supplémentaire lui soit autorisé dans le cadre du contre-interrogatoire des souscripteurs d'affidavits de la défenderesse. La demanderesse a obtenu un affidavit de M. Gismondi le 24 juin 2000. Et, bien qu'elle ait sollicité le consentement de la défenderesse pour le dépôt de cet affidavit supplémentaire, les parties ne sont pas parvenues à un consensus. La demanderesse a alors introduit un avis de requête pour obtenir l'autorisation du tribunal pour déposer l'affidavit supplémentaire.
[10] L'audition de l'avis de requête a eu lieu le 20 novembre 2000 devant le Protonotaire adjoint, et celui-ci a rejeté la requête. Bien que ses motifs n'aient pas été fournis par écrit, il appert que les deux parties se sont entendues sur le fondement de l'ordonnance rendue par le Protonotaire adjoint. La demanderesse affirme toutefois dans sa requête :
... [TRADUCTION] exerçant son pouvoir discrétionnaire, le Protonotaire adjoint a dit à l'audience qu'il rejetait la requête de la demanderesse parce que celle-ci n'avait pas su démontrer : que l'affidavit de M. Gismondi était pertinent, que la défenderesse ne subirait aucun préjudice, ni que la demanderesse n'avait pas accès à l'affidavit de M. Gismondi avant les contre-interrogatoires[2].
QUESTION EN LITIGE
[11] La question qui fait l'objet du présent appel est de savoir si la décision du Protonotaire adjoint, à savoir l'exclusion de l'affidavit, « résulte manifestement d'une erreur » : voir Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, à la page 452 (C.A.F.).
Argumentation de la demanderesse
[12] La demanderesse soutient que le Protonotaire adjoint a commis une erreur manifeste lorsqu'il a décidé d'exclure l'affidavit de M. Gismondi. Et du même coup, elle reconnaît que le Protonotaire adjoint a posé les principes convenables et que sa compréhension des faits était juste. Toutefois, la demanderesse dit que le Protonotaire adjoint est arrivé à une conclusion erronée et que, partant, celle-ci était mal fondée en droit.
[13] Plus particulièrement, la demanderesse dit que le Protonotaire adjoint a eu tort de ne pas conclure que l'affidavit de M. Gismondi était pertinent et revêtait de l'importance dans le règlement final de la demande. Par ailleurs, la demanderesse soutient que le Protonotaire adjoint a commis une erreur relativement à la question du préjudice subi par la défenderesse. La demanderesse affirme qu'il n'y avait aucune preuve d'un quelconque préjudice causé à la défenderesse. Compte tenu de ces erreurs, la demanderesse expose que l'appel en l'espèce devrait être considéré comme une audition de novo sur le fond de la requête initiale visant à obtenir l'autorisation de déposer l'affidavit de M. Gismondi.
Argumentation de la défenderesse
[14] De son côté, la défenderesse soutient qu'il n'y a pas d'erreur manifeste dans la décision du Protonotaire adjoint et que l'argumentation de la demanderesse repose essentiellement sur le fait que la décision rendue le 20 novembre 2000 est inacceptable pour elle, ce qui n'est toutefois pas suffisant pour infirmer la décision du Protonotaire adjoint. En l'absence d'une erreur de droit manifeste, la Cour d'appel ne devrait pas intervenir dans l'ordonnance discrétionnaire faisant l'objet de la demande de contrôle.
ANALYSE
[15] La présente instance consiste en une demande présentée sous le régime de la Partie 5 des Règles de la Cour fédérale (1998). Il s'agit d'un recours en radiation présenté en vertu de la Loi sur les marques de commerce, L.R., ch. T-10, art. 1, et introduit, conformément à la règle 300d), au moyen d'une demande régie par les règles contenues à la Partie 5.
[16] La preuve dans ce type de demande se fait au moyen d'affidavits. Les règles 306 et 307 traitent respectivement du dépôt des affidavits des parties demanderesse et défenderesse. La règle 312 permet le dépôt d'affidavits complémentaires avec l'autorisation de la Cour.
[17] Le déroulement de la présente demande est également soumis aux règles contenues à la Partie 3 des Règles de la Cour fédérale (1998). Les règles de la Partie 3 sont des règles applicables à toutes les instances en Cour fédérale du Canada. La règle 84(2) traite du dépôt des affidavits après la tenue du contre-interrogatoire et dispose en ces termes :
84(2) La partie qui a contre-interrogé l'auteur d'un affidavit déposé dans le cadre d'une requête ou d'une demande ne peut par la suite déposer un affidavit dans le cadre de celle-ci, sauf avec le consentement des autres parties ou l'autorisation de la Cour. |
84(2) A party who has cross-examined the deponent of an affidavit filed in a motion or application may not subsequently file an affidavit in that motion or application, except with the consent of all other parties or with leave of the Court. |
|
[18] L'appel en l'espèce a été examiné sur la base du postulat de l'applicabilité à la fois de la règle 312 et de la règle 84(2). Dans le cadre de son argumentation, la demanderesse a fait valoir que ces règles doivent recevoir une interprétation qui permette de les rendre réciproquement conciliables.
[19] La demanderesse expose que le critère général qui permet d'accorder l'autorisation de déposer des affidavits complémentaires, sous le régime de la règle 312, est de savoir si les éléments complémentaires remplissent les conditions que voici :
a. ils vont dans le sens des intérêts de la justice;
b. ils aideront la Cour;
c. ils ne causeront pas de préjudice grave à la partie adverse.
À cet égard, la demanderesse s'en rapporte aux décisions rendues par notre cour dans Fogal c. Canada (1999), 161 F.T.R. 121, à la page 124 (C.F. 1re inst.), et Sierra Club of Canada c. Canada (Ministre des Finances) (26 octobre 1999) No de greffe T-85-97 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 3.
[20] La demanderesse soutient que des éléments similaires régissent l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'accorder l'autorisation de déposer un affidavit complémentaire conformément à la règle 84(2). La demanderesse dit que la documentation complémentaire, dont le dépôt est sollicité en vertu de la règle 84(2), doit satisfaire au critère ainsi défini :
a. impossibilité d'y avoir accès avant la tenue du contre-interrogatoire;
b. pertinence dans l'affaire en question;
c. absence d'un préjudice grave causé à la partie adverse.
La demanderesse se reporte aux décisions Ruggles c. Fording Coal Ltd., [1999] F.C.J. no 906, au paragraphe 6 (C.F. 1re inst.); Inverhuron & District Ratepayers' Assn. c. Canada (Ministre de l'Environnement), [2000] F.C.J. no 59, au paragraphe 6; et Salton Appliances (1985) Corp. c. Salton Inc. [2000] F.C.J. no 74, aux paragraphes 17 et 18 (C.F. 1re inst.).
[21] Dans la décision Salton Appliances précitée, le juge Lemieux a récemment étudié l'effet combiné des règles 312 et 84(2). À mon avis, les deux règles peuvent fonctionner ensemble quoique cela ne change en rien le fait que chaque règle ait un objet distinct.
[22] La règle 312 est applicable lorsqu'une partie à une demande sollicite le dépôt d'une preuve complémentaire à l'égard de cette demande. Quant à la règle 84(2), elle est applicable lorsqu'une partie sollicite le dépôt d'affidavits complémentaires après la tenue du contre-interrogatoire des auteurs des affidavits déjà déposés en preuve. L'admission des affidavits complémentaires, dans l'une ou l'autre situation, est subordonnée à l'autorisation du tribunal, laquelle commande la prise en considération des circonstances qui donnent lieu à la demande d'autorisation. Bien que les règles 312 et 84(2) aient donné lieu à la définition de critères variés, ceux-ci ont en commun certains aspects, dont la question du préjudice et la nécessité de servir les intérêts de la justice.
[23] En l'espèce, les renseignements que la demanderesse veut introduire au moyen de l'affidavit de M. Gismondi étaient déjà à sa disposition avant le contre-interrogatoire, en avril 2000, des souscripteurs d'affidavits de la défenderesse. La demanderesse a volontairement choisi, pour des raisons stratégiques, de ne pas solliciter le consentement de la défenderesse ni l'autorisation du tribunal pour le dépôt de l'affidavit, avant que les contre-interrogatoires aient lieu. Au contraire, elle a préféré interroger les souscripteurs d'affidavits de la défenderesse sur leur compréhension de l'article de M. Gismondi. Fait regrettable pour la demanderesse, aucun des souscripteurs en question n'était au courant de l'article. Ils n'ont pu répondre à une seule question à cet égard.
[24] Il est raisonnable de conclure que la demanderesse a tenu compte de la pertinence et de l'utilité de l'affidavit avant de faire le choix stratégique de ne pas solliciter l'autorisation de déposer l'affidavit avant la tenue des contre-interrogatoires en avril 2000. Il n'y a aucun élément qui permette de conclure que l'affidavit a une utilité différente, simplement parce que la demanderesse a choisi de ne pas le déposer plus tôt.
[25] Même si le Protonotaire adjoint n'a pas motivé sa décision par écrit, il appert qu'il a examiné la pertinence de l'affidavit en cause et le rôle que celui-ci revêt en l'instance, et qu'il a également examiné la question du préjudice à l'égard de la défenderesse, ainsi que l'existence antérieure de ces éléments de preuve.
[26] La défenderesse soutient avoir préparé son dossier de manière à répondre à l'argumentation de la demanderesse, telle qu'exposée dans l'affidavit initialement déposé au soutien de la demande. La défenderesse dit, dans l'ensemble, qu'elle subira un préjudice si la demanderesse obtient la permission de présenter maintenant une preuve complémentaire. Il semble que le Protonotaire adjoint ait abondé dans le même sens.
[27] La position de la défenderesse en l'instance est bien fondée. Rien au dossier ne démontre que l'exclusion de l'affidavit causerait un préjudice à la demanderesse. Au contraire, il semble que la demanderesse ait initialement conçu son dossier sans avoir recours à l'affidavit de M. Gismondi.
[28] En conséquence, je ne suis pas convaincue que le protonotaire adjoint a commis une erreur manifeste dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu'il a rejeté la requête de la demanderesse visant à obtenir l'autorisation de déposer l'affidavit de M. Gismondi.
[29] L'appel est rejeté avec dépens.
« E. Heneghan »
Ottawa (Ontario)
Le 11 janvier 2001.
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois, LL.B.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1294-99
INTITULÉ DE LA CAUSE : ROBERT MONDAVI WINERY c.
SPAGNOL'S WINE & BEER MAKING
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO
DATE DE L'AUDIENCE : 11 décembre 2000
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MADAME LE JUGE HENEGHAN
EN DATE DU : 11 janvier 2001
ONT COMPARU :
M. MICHAEL CHARLES POUR LA DEMANDERESSE
M. ANDREW BRODKIN POUR LA DÉFENDERESSE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
BERESKIN & PARR
TORONTO POUR LA DÉFENDERESSE
GOODMAN PHILLIPS & VINEBERG
TORONTO POUR LA DÉFENDERESSE
Date: 20010111
Dossier: T-1294-99
OTTAWA (ONTARIO), le 11 janvier 2001
EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE E. HENEGHAN
ENTRE:
ROBERT MONDAVI WINERY
demanderesse
-et-
PAGNOL'S WINE & BEER MAKING SUPPLIES LTD.
défenderesse
ORDONNANCE
L'appel est rejeté avec dépens.
« E. Heneghan »
J.C.F.C.
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois, LL.B.
[1] Affidavit de Keith Davis signé le 24 février 2000, Dossier de la défenderesse, page 87, par. 25 et 26.
[2] Dossier de requête de la demanderesse, page 65.