Dossier : T-551-19
Référence : 2020 CF 1090
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2020
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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MICHÈLE BERGERON
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demanderesse
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et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, à l’encontre de la décision du 30 janvier 2019 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne [la CCDP] a rejeté, en application de l’alinéa 41(1)d) de la de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la LCDP], la plainte de la demanderesse dans laquelle elle alléguait des représailles en contravention de l’article 14.1 de la LCDP.
[2]
La demande a été instruite par vidéoconférence le 3 novembre 2020.
[3]
Pour les motifs suivants, la demande est rejetée.
II.
Faits
[4]
En 1999, la demanderesse a été embauchée comme avocate par le ministère de la Justice [le ministère]. Elle a travaillé pendant deux ans avant de prendre un congé en mai 2001 parce qu’elle souffrait d’une maladie chronique. En 2005, elle a essayé de retourner au travail. Cependant, la demanderesse et le ministère n’ont pas été en mesure de s’entendre sur un plan adéquat de retour au travail. En mai 2008, le ministère a informé la demanderesse de son intention de laisser son poste vacant. Le ministère a pourvu son poste en juin 2008, ce qui a amené la demanderesse a déposé une série de griefs et de plaintes contre le ministère, dont certains sont à l’origine de litiges devant la Cour et la Cour d’appel fédérale.
[5]
Dans son premier grief, qui a été déposé en juillet 2008 [le premier grief], la demanderesse alléguait que l’employeur n’avait pas pris de mesures d’adaptation à son égard. En septembre 2008, la demanderesse a déposé une plainte auprès de la CCDP [la plainte relative à la vacance du poste] pour les mêmes motifs que ceux invoqués dans le premier grief.
[6]
Le 3 mars 2009, la demanderesse a déposé un deuxième grief contre son employeur, alléguant cette fois avoir été la cible de représailles par son employeur parce qu’elle avait déposé une plainte devant la CCDP [le deuxième grief]. Le 27 avril 2009, la demanderesse a déposé une autre plainte devant la CCDP pour les mêmes motifs que ceux invoqués dans la seconde plainte [la plainte de représailles].
[7]
Le 21 décembre 2011, la CCDP, dans deux décisions distinctes, a refusé de statuer sur la plainte relative à la vacance du poste et sur la plainte de représailles. La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de ces deux décisions. Sa demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de la décision de la CCDP relative à la plainte de représailles a été accueillie. La Cour a conclu que la CCDP a manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas compte du rapport relatif aux articles 40 et 41 et elle a renvoyé la plainte de représailles à la CCDP pour qu’une nouvelle décision soit rendue : Bergeron c Canada (Procureur général), 2013 CF 301. Le juge Zinn a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la plainte relative à la vacance du poste, une décision qui a été confirmée par la Cour d’appel fédérale : Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160. L’autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême a été rejetée.
[8]
Le 13 août 2014, la CCDP a rendu sa décision à la suite du réexamen de la plainte de représailles. La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision au motif que la CCDP n’avait pas tenu compte de ses observations de 2011 concernant le rapport relatif aux articles 40 et 41. Le 19 janvier 2017, la Cour a conclu que la CCDP avait manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas compte des observations formulées par la demanderesse en 2011 au sujet du rapport relatif aux articles 40 et 41, ni des observations de 2014 de la demanderesse et du défendeur formulées en réponse au rapport supplémentaire fondé sur les articles 40 et 41. Le juge Brown a renvoyé la plainte de représailles à la CCDP pour qu’elle rende une nouvelle décision : Bergeron c Canada (Procureur général), 2017 CF 57.
[9]
Le 30 janvier 2019, à la suite du réexamen, la CCDP a rendu sa deuxième décision par laquelle, pour une troisième fois, elle a décidé de ne pas statuer sur la plainte de représailles de la demanderesse en application de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, parce qu’elle avait déjà été traitée au moyen de la procédure de grief.
[10]
La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision rendue par la CCDP le 30 janvier 2019, cette fois au motif qu’elle est déraisonnable et non pour des motifs d’ordre procédural.
III.
Question en litige
[11]
La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision de la CCDP de ne pas statuer sur la plainte de représailles de la demanderesse était raisonnable.
IV.
Dispositions applicables
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Les dispositions suivantes de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, sont pertinentes en l’espèce :
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Les dispositions suivantes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6, sont pertinentes en l’espèce :
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Les dispositions suivantes de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 [la LRTPF], sont pertinentes en l’espèce :
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V.
Analyse
A.
Norme de contrôle
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Les parties conviennent que la décision de ne pas statuer sur la plainte de représailles de la demanderesse est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 30, la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions soulevées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et que cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans les fonctions du décideur administratif. Aucune des exceptions réfutant cette présomption ne s’applique en l’espèce.
[16]
Comme il a été statué dans l’arrêt Bergeron CAF, la marge de manœuvre dont dispose la CCDP est assez vaste en raison de la tâche qui lui est confiée, qui exige qu’elle se fonde sur des considérations factuelles et politiques : Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c Farwaha, 2014 CAF 56, aux para 90‑99. La CCDP dispose d’un « degré remarquable de latitude »
lorsqu’elle examine des décisions de cette nature : Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au para 38 (une cour de révision doit « faire preuve de beaucoup de déférence »
lors du contrôle d’une décision rendue à l’issue de l’article 41).
B.
La décision de la CCDP de ne pas statuer sur la plainte de la demanderesse était‑t‑elle raisonnable?
[17]
La demanderesse est d’avis qu’il était déraisonnable pour la CCDP de conclure que la sous‑ministre adjointe avait déjà tranché l’ensemble des plaintes en matière de droits de la personne dans les deux décisions qu’elle a rendues concernant les griefs. La demanderesse soutient que cette conclusion est manifestement fausse puisque la décision à l’égard du premier grief ne portait pas sur les actes de représailles. Dans la décision sur le deuxième grief, la sous‑ministre adjointe a conclu que les allégations de représailles n’étaient pas fondées, sans aborder en détail l’ensemble des allégations de la demanderesse. La demanderesse soutenait que l’employeur avait refusé de lui fournir des renseignements relatifs à l’emploi et de lui verser des prestations d’assurance‑maladie prolongées, et qu’il avait menacé de mettre son nom sur une liste de dotation prioritaire.
[18]
La demanderesse soutient en outre qu’il était déraisonnable pour la CCDP de conclure que la plainte de représailles était frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, car il n’est pas raisonnable de qualifier de frivole une plainte qui n’a pas été tranchée de façon définitive. Elle fait aussi valoir que la procédure interne de règlement des griefs ne lui a pas permis d’obtenir une réparation subsidiaire adéquate. Une simple affirmation de la part d’un employeur accusé de représailles que les allégations portées contre lui ne sont pas fondées ne devrait pas être acceptée à titre de réparation subsidiaire adéquate. Le principe énoncé dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, 2011 CSC 52 [Figliola], ne devrait pas être invoqué pour permettre à un défendeur de s’exonérer d’une plainte de représailles.
[19]
Dans ce contexte, le rôle de la CCDP est de vérifier si elle dispose d’une preuve suffisante en vue d’établir s’il convient de tenir une enquête eu égard à l’ensemble des faits : Kirkpatrick c Canada (Procureur général), 2019 CF 196, au para 27 [Kirkpatrick]. La CCDP n’est pas tenue d’examiner attentivement la preuve comme si elle devait se pencher sur l’affaire au fond. Elle doit plutôt être convaincue que l’examen de la plainte est justifié : Kirkpatrick, au para 28. La tâche qui incombe à la CCDP au regard de l’alinéa 41(1)d) et du paragraphe 44(3) de la LCDP consiste à écarter les plaintes pour lesquelles une réparation adéquate a déjà été accordée. La question du caractère adéquat est dans une large mesure affaire de jugement et de faits, et elle doit notamment être examinée au regard du principe selon lequel la CCDP doit se garder de consacrer les rares ressources disponibles à des affaires qui ont été examinées au fond par une autre instance, ou qui auraient pu l’être. Sur ce dernier point, précisons qu’il est possible d’invoquer l’alinéa 41(1)d) lorsque le plaignant n’a pas exercé le recours adéquat dans une autre instance ou ne l’a pas exercé jusqu’au bout.
[20]
Dans l’arrêt Figliola, précité, la Cour suprême s’est penchée sur la question de savoir de quelle façon un tribunal des droits de la personne devrait exercer sa discrétion de refuser d’instruire une plainte lorsqu’un autre tribunal administratif, qui a une compétence concurrente en matière de droit de la personne, a déjà rendu une décision. La Cour suprême a établi trois facteurs à prendre en compte pour déterminer si un autre décideur a déjà statué de manière appropriée sur une plainte en matière de droits de la personne : (1) Existait‑il une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne? (2) La question juridique tranchée dans l’autre forum était‑elle essentiellement la même que celle soulevée dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne? (3) Le plaignant a‑t‑il eu la possibilité de connaître les éléments invoqués contre lui et de les réfuter?
[21]
La demanderesse soutient qu’il faut établir une distinction entre l’arrêt Figliola et la présente affaire, puisqu’il n’aborde pas les cas où le décideur dans l’autre instance est également le défendeur dans la plainte en matière de droits de la personne. Au contraire, la demanderesse soutient que les motifs de la Cour suprême dans l’arrêt Figliola supposent que le décideur est distinct et indépendant des parties. Elle invoque l’arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, pour affirmer qu’une exception s’applique à la compétence exclusive se rattachant à la procédure de grief dans les cas qui soulèvent un conflit d’intérêt évident pour l’employeur. Elle a aussi invoqué l’arrêt Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, pour faire valoir que la décision de la CCDP de ne pas statuer sur la plainte fait en sorte que l’employeur juge de sa propre affaire et se soustrait à toute responsabilité relative aux représailles qui lui incombe en vertu de la LCDP.
[22]
Dans l’arrêt Vaughan, la Cour suprême a cité l’exemple des cas de dénonciation, où les tribunaux ont été réticents à conclure que le seul recours de l’employé dans cette situation était de déposer un grief dans une procédure interne au ministère même qu’il avait dénoncé. Cependant, la Cour a clairement établi qu’un processus n’est pas déficient simplement parce que le décideur est un fonctionnaire : Vaughan, au para 37.
[23]
Dans l’arrêt Penner, la Cour suprême a relevé de possibles effets injustes dans le cas où le résultat de l’audience disciplinaire empêche le plaignant d’intenter un recours personnel dans le cadre d’une action civile. Aucune de ces circonstances ne s’applique en l’espèce. La présente affaire ne concerne pas une plainte pour dénonciation et la demanderesse ne s’est pas vue refuser l’accès à un décideur indépendant.
[24]
En l’espèce, la sous‑ministre adjointe avait compétence pour trancher les questions en matière de droit de la personne en vertu du paragraphe 208(2) de la LRTFP, ainsi que la capacité d’accorder une réparation. Rien ne permet de conclure que la sous‑ministre adjointe avait un parti pris contre la demanderesse ou qu’elle n’a pas tranché le grief de façon impartiale. Les questions soulevées dans la procédure de grief étaient essentiellement les mêmes que celles soulevées dans la plainte de représailles. La demanderesse a eu la possibilité de prendre connaissance des éléments invoqués contre elle et de les réfuter, bien qu’elle ait choisi de ne pas tirer parti des multiples invitations à discuter de son grief. Par conséquent, à mon avis, les principes énoncés dans l’arrêt Figliola s’appliquent.
[25]
Aux termes du paragraphe 209(1) de la LRTFP, un fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief individuel portant sur une mesure disciplinaire. La demanderesse a décidé de ne pas se prévaloir de cette possibilité apparemment parce que son employeur avait indiqué qu’il soulèverait une objection relative à la compétence. Il lui était loisible de soulever une telle objection, mais celle‑ci n’aurait pas été déterminante en l’espèce contrairement à la situation qui occupait la Cour suprême dans l’arrêt Penner. Rien n’empêchait la demanderesse de présenter des contre‑arguments.
[26]
La Cour doit accorder à la CCDP une grande marge de manœuvre quant à son appréciation et à sa pondération des faits. En l’espèce, l’agente des griefs avait compétence pour examiner les plaintes en matière de droits de la personne conformément au paragraphe 208(2) de la LRTFP, et c’est ce qu’elle a fait. Elle avait le pouvoir d’accorder une mesure de réparation adéquate. Les questions soulevées dans le grief étaient essentiellement les mêmes que celles invoquées dans la plainte. En outre, la demanderesse a eu l’occasion de connaître les éléments invoqués contre elle et de les réfuter. Compte tenu de ce qui précède, la Commission a raisonnablement évalué la plainte eu égard à la norme établie dans l’arrêt Figliola.
[27]
Bien que l’agente des griefs n’ait pas abordé expressément trois des plaintes de la demanderesse, elle a conclu que les allégations selon lesquelles l’employeur avait pris des mesures discriminatoires, disciplinaires et de représailles à son encontre n’étaient pas fondées. Il est bien établi que le décideur administratif n’est pas tenu de traiter toutes les questions qui lui ont été adressées : Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au para 16; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65; Bergeron CAF, au para 58.
[28]
Compte tenu du rapport d’enquête détaillé préparé pour la CCDP qui faisait état de l’historique de la procédure de grief et qui fait partie de ses motifs, il était raisonnable pour la CCDP de conclure qu’elle n’avait pas à statuer sur la plainte.
VI.
Conclusion
[29]
Je suis convaincu que la décision de la CCDP de ne pas statuer sur la plainte de la demanderesse est raisonnable et qu’elle est étayée par le dossier. La plainte de la demanderesse a été examinée au fond dans le cadre de la procédure de grief au cours de laquelle elle a eu l’occasion de faire examiner ses questions et d’obtenir réparation. Il ne lui était pas interdit d’envisager l’arbitrage comme solution de rechange, mais elle a choisi de ne pas le faire. Essentiellement, puisqu’elle était insatisfaite de l’issue du grief, elle a sollicité une réparation auprès d’une autre instance. Il était raisonnable pour la CCDP de refuser de statuer sur la plainte.
[30]
Bien que la demanderesse ait réclamé des dépens, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire de ne pas en adjuger compte tenu des circonstances de l’affaire.
JUGEMENT dans le dossier T-551-19
LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Richard G. Mosley »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mylène Boudreau, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
t-551-19
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INTITULÉ :
|
MICHÈLE BERGERON C PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À oTTAWA
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 3 NOVEMBRE 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE MOSLEY
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 27 NOVEMBRE 2020
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COMPARUTIONS :
Emily Cumbaa
Megan Fultz
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POUR LA DEMANDERESSE
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Korinda McLaine
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Raven Cameron Ballentyne & Yazbeck LLP
Avocats
Ottawa (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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