Date : 20201113
Dossier : T‑1202‑19
Référence : 2020 CF 1056
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2020
En présence de madame la juge McVeigh
ENTRE :
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ASHOT TUNIAN
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demandeur
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et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur à l’égard d’une décision rendue le 24 juin 2019 par la Commission des libérations conditionnelles du Canada [la Commission des libérations conditionnelles]. Le demandeur soutient que la Commission des libérations conditionnelles a commis une erreur en incluant les ordonnances de dédommagement impayées dans sa peine afin de calculer à quel moment il était admissible à une suspension du casier (anciennement connue sous le nom de « pardon »).
II.
Contexte
[2]
Le 21 octobre 1999, le demandeur a plaidé coupable à un chef d’accusation de fraude de plus de 5 000 $, une infraction prévue au paragraphe 380(1) du Code criminel, LRC, 1985, c C‑46, et il a :
- été condamné à un emprisonnement de six mois;
- été condamné à une probation de neuf mois;
- fait l’objet de quatre ordonnances de dédommagement au titre de l’article 738 du Code criminel.
[3]
Les quatre ordonnances de dédommagement indépendantes [ODI] visaient :
a) Costco, pour un montant de 751 $;
b) la coopérative de crédit Nanaimo (Nanaimo Credit Union), pour un montant de 22 250 $;
c) (le nom de la personne a été caviardé à des fins de protection des renseignements personnels), pour un montant de 5 000 $;
d) (le nom de la personne a été caviardé à des fins de protection des renseignements personnels), pour un montant de 3 800 $.
[4]
Le 11 avril 2002, le demandeur a remboursé la coopérative de crédit, et, le 23 avril 2002, il a payé la somme due à Costco.
[5]
En novembre 2017, le demandeur a présenté une demande de suspension du casier au titre de l’article 3 de la Loi sur le casier judiciaire, LRC, 1985, c C‑47, la disposition qui permet une suspension du casier. Le 27 novembre 2017, la demande retournée informait le demandeur qu’il manquait des documents à l’appui.
[6]
Le demandeur a retenu les services d’un avocat et a effectué, en 2018, les paiements des deux parties restantes, conformément aux ordonnances. Le 6 juin 2018, (nom caviardé à des fins de protection des renseignements personnels) a donné une quittance au demandeur en échange du paiement, et, le 13 juin 2018, (nom caviardé à des fins de protection des renseignements personnels) a fait la même chose.
[7]
Le demandeur a présenté de nouveau sa demande de suspension du casier, celle‑ci étant datée du 27 juin 2018. Le 4 juillet 2018, la demande et les frais ont été retournés accompagnés d’une lettre selon laquelle la preuve de paiement relative à trois des ordonnances de dédommagement était manquante. Le 18 juillet 2018, le demandeur a fourni la preuve demandée quant aux paiements des montants exigés dans ces ordonnances. Le demandeur a de nouveau fourni la preuve de paiement relative aux ordonnances de dédommagement dans une lettre datée du 16 avril 2019. La Commission des libérations conditionnelles et l’avocat du demandeur se sont parlé au téléphone et la Commission des libérations conditionnelles a informé l’avocat que le demandeur n’était pas encore admissible à la suspension du casier.
[8]
Le suivi effectué après cet appel téléphonique est la décision d’une personne à la Division de la clémence et suspension du casier de la Commission des libérations conditionnelles du Canada et c’est celle‑ci qui fait l’objet du présent contrôle. La décision est le résultat d’une demande retournée et d’une discussion continue au sujet de l’admissibilité. Dans une lettre datée du 24 juin 2019 envoyée à l’avocat du demandeur, la personne en cause décrivait les exigences réglementaires, y compris le paragraphe 4(1) de la Loi sur le casier judiciaire. Selon la lettre, une personne n’est pas admissible à présenter une demande de suspension du casier avant l’expiration de toute peine, et [traduction] « cela comprend les paiements relatifs aux ordonnances de dédommagement indépendantes qui doivent être faits directement à la victime ainsi que ceux qui doivent être faits à la cour »
. La lettre contient un extrait du Guide de demande de suspension du casier :
Vous devez obtenir les renseignements de la cour pour chacune de vos condamnations. Cela DOIT inclure une preuve de paiement (y compris la date du paiement final) pour toute amende, suramende compensatoire et somme prévue par des ordonnances de restitution ou de dédommagement. Si on vous a ordonné de restituer de l’argent à une personne ou à une entité, il se peut que les tribunaux ne soient pas capables de confirmer que vous avez payé (si c’est le cas, appelez la CLCC au 1‑800‑874‑2652).
III.
Question en litige
[9]
La question en litige est celle de savoir si la décision de l’agent selon laquelle une peine n’est pleinement purgée que lorsque les paiements exigés dans des ordonnances de dédommagement indépendantes ont été faits était raisonnable.
A.
Question préliminaire
[10]
Le demandeur n’a pas produit d’affidavit. Plutôt, une assistante juridique a prêté serment à l’égard d’un affidavit fondé sur des connaissances directes. Toutefois, cela ne semble pas possible, car un certain nombre des éléments de preuve à l’égard desquels elle avait prêté serment précédaient la rétention des services de l’avocat. De plus, d’autres éléments de preuve à l’égard desquels elle a prêté serment ne montrent pas qu’elle aurait eu une connaissance personnelle de ceux‑ci, ce qui contrevient à l’article 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles]. L’affidavit contenait des éléments de preuve qui n’avaient pas été présentés au décideur. En raison du non‑respect de l’article 81 des Règles, le défendeur demande que peu de poids soit accordé à l’affidavit ou, du moins, à des parties de celui‑ci.
[11]
De plus, les arguments écrits contiennent des éléments de preuve qui ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal [le DCT]. Le défendeur demande que je rejette ces éléments de preuve, qui figurent aux paragraphes 1, 2 et 4 du dossier du demandeur.
[12]
Le demandeur n’a pas répondu à cet argument.
[13]
Je conviens que cet affidavit n’est pas conforme à l’article 81 des Règles. Il contient de nouveaux éléments de preuve et des renseignements quant auxquels, contrairement à ce qu’elle croyait, l’assistante juridique n’aurait pas eu une connaissance personnelle, et il n’est pas non plus expliqué pourquoi les nouveaux éléments de preuve n’ont pas été fournis préalablement au décideur, puisqu’ils existaient avant la présentation de la demande (Elliot c Sa Majesté La Reine, 2017 CAF 145 au para 8).
[14]
Par conséquent, je n’accorderai aucun poids aux affaires quant auxquelles l’assistante juridique n’avait pas une connaissance directe ou qui ne constituaient pas des éléments de preuve présentés au décideur; je rejetterai les éléments de preuve qui n’étaient pas à la disposition du décideur et qui sont apparus pour la première fois dans la preuve du demandeur.
[15]
Toutefois, il semble que l’ensemble des renseignements qui étaient à la disposition du décideur sont déjà contenus dans le DCT (à l’exception des nouveaux éléments de preuve). Il n’y avait aucun changement discernable dans ce qui a été présenté dans la preuve et ce qui aurait pu faire l’objet d’un débat avec ou sans l’affidavit.
IV.
Norme de contrôle
[16]
La présente affaire est fortement tributaire de l’interprétation faite par le décideur de sa loi constitutive. En ce qui concerne l’interprétation d’une loi constitutive, la loi est claire depuis longtemps : la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]).
[17]
Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique et sur une analyse intrinsèquement cohérente (Vavilov, précité, aux para 85 et 102). La décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la raisonnabilité de la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).
V.
Analyse
[18]
Les dispositions pertinentes de la loi figurent dans l’annexe A ci‑jointe.
[19]
Depuis qu’il a déposé l’avis de demande, le demandeur a reconnu que les ODI font partie de la peine. Ce principe est bien établi dans la jurisprudence, et les ODI dont les exigences de paiement n’ont pas été respectées sont incluses dans la totalité de la peine (R c Kelly, 2018 NSCA 24 [Kelly] au para 52; Loi sur le casier judiciaire, art 2(1); Code criminel, LRC, 1985, c C‑64, art 673, 738; R c Yates, 2002 BCCA 583 au para 7).
[20]
La Commission des libérations conditionnelles a compétence exclusive en vertu de la Loi sur le casier judiciaire en ce qui concerne la suspension du casier, et un pouvoir discrétionnaire absolu au moment d’ordonner une suspension du casier. Pour qu’un demandeur soit admissible à présenter une demande de suspension du casier, il doit, selon la Loi sur le casier judiciaire, s’être écoulé une certaine période après que la peine a été purgée. Une peine est purgée lorsque l’incarcération et la probation sont terminées et lorsque les amendes ont été payées. En l’espèce, la déclaration de culpabilité du demandeur concernait une infraction commise avant le 29 juin 2010, et sa période d’inadmissibilité est donc de cinq ans pour les infractions punissables par voie de mise en accusation et de trois ans pour les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire (Loi sur le casier judiciaire, art 4, libellé de 1999).
[21]
Dans sa plaidoirie, le demandeur a affirmé que la décision n’était pas raisonnable, puisqu’il existe toutes sortes de raisons pour lesquelles une personne peut ne pas être en mesure d’acquitter le paiement exigé dans l’ordonnance de dédommagement dont elle fait l’objet, et que cet élément doit être pris en compte au moment d’établir si une peine a été purgée pour les fins d’admissibilité à une suspension du casier. Le demandeur a énuméré certaines raisons pour lesquelles une personne peut ne pas être en mesure d’acquitter le paiement exigé dans une ordonnance de dédommagement, notamment les raisons suivantes : la victime ne souhaite pas communiquer avec la personne; il n’est pas possible de retrouver la victime; l’entreprise victime fait faillite et la personne n’a donc aucune entité à laquelle faire le paiement.
[22]
Le demandeur a soutenu qu’un autre problème qui rendrait la décision déraisonnable serait le suivant : si vous ne pouvez pas trouver une personne, comment pouvez‑vous, une fois que vous avez purgé votre peine et terminé votre probation, retourner devant la cour qui vous a imposé une peine pour faire modifier le dédommagement. Il a fait valoir qu’il est impossible de retourner devant le tribunal pénal qui vous a imposé la peine une fois que vous vous êtes acquitté des autres éléments de la peine infligée, parce que les ordonnances de dédommagement en cause sont des ordonnances civiles et que le tribunal pénal n’a donc plus compétence.
[23]
Selon le demandeur, ces facteurs doivent être pris en considération, car l’arrêt Vavilov (au para 101) mentionne que le décideur ne peut pas rendre une décision qui est « indéfendable […] compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision »
. Avant l’arrêt Vavilov, une décision pouvait être justifiable et une foule de décisions pouvaient être considérées comme raisonnables. Or, maintenant, non seulement l’issue doit être raisonnable, mais aussi le processus de raisonnement. Les motifs doivent « [faire] état d’une analyse rationnelle […] »
, sinon la décision sera déraisonnable (Vavilov, au para 103).
[24]
D’après le demandeur, la décision est indéfendable. Je ne suis pas de cet avis.
[25]
Le demandeur a soutenu que le fait qu’il a tenté de payer plus tôt les paiements exigés dans les ordonnances de dédommagement est un élément dont le décideur aurait dû tenir compte. Mais, en l’espèce, cet élément de preuve n’a pas été présenté au décideur. Aucun élément de preuve n’a été soumis à l’égard de tentatives visant à trouver les personnes que le demandeur devait dédommager. Les seuls éléments de preuve figurant dans la demande sont les suivants : le demandeur a été condamné à une peine en 1999; il a fait en 2002 les paiements relatifs à deux ordonnances; il a fait en 2018 les paiements relatifs aux deux autres ordonnances.
[26]
Les cas de figure hypothétiques présentés par le demandeur ne se sont pas réalisés. Aucun élément de preuve n’a été présenté à l’égard de tentatives visant à payer les montants exigés dans les ordonnances durant les 19 années qui ont suivi le prononcé de la peine et le moment où le demandeur a terminé de faire tous les paiements exigés dans les ordonnances de dédommagement, mis à part l’élément de preuve attestant le moment où les paiements exigés dans les ordonnances ont été faits. Le demandeur me demande de spéculer sur ce qui pourrait rendre la décision déraisonnable. Je ne peux pas conclure que la décision est déraisonnable en fonction d’éléments de preuve qui n’ont pas été soumis au décideur.
[27]
J’ajouterais que, en prononçant les ordonnances de dédommagement, le juge qui impose la peine prend en considération un certain nombre de facteurs, notamment la capacité du demandeur de payer et la situation des victimes. Toutefois, aucun élément de preuve n’a été déposé, comme la transcription du prononcé de la peine, et nous nous retrouvons donc dans un vide et ne pouvons certainement pas spéculer sur les raisons pour lesquelles le demandeur n’a pas payé plus tôt les montants exigés dans les ordonnances, de sorte que la période pertinente commencerait au moment où il serait admissible à une suspension du casier.
[28]
Dans tous les documents écrits, le demandeur a fait valoir que le défendeur a commis une erreur en :
examinant les ODI de 1999 comme si elles avaient été délivrées aujourd’hui;
les traitant davantage comme une amende, laquelle, si elle était impayée, prolongerait en fait la peine.
[29]
Même si le demandeur cite la décision R c Kelly et convient qu’il n’est pas incontesté qu’une ODI fait partie d’une peine, il établit toutefois une distinction entre la délivrance actuelle d’ODI et le moment où elles ont été délivrées dans le cas du demandeur (en 1999).
[30]
Le demandeur soutient que les ODI sont très différentes maintenant de ce qu’elles étaient en 1999; il existe maintenant des processus visant à ce qu’elles soient justes et appropriées. Il prétend que, il y a 20 ans, les ODI étaient [traduction] « des outils inefficaces qui, une fois délivrées, ne relevaient plus des tribunaux ou du système de justice pénale »
.
[31]
Le demandeur affirme que les ODI délivrées ne faisaient pas partie de sa probation; elles étaient plutôt des ordonnances indépendantes prévoyant des paiements qui devaient être faits immédiatement. Par conséquent, il s’agissait de jugements de facto que les victimes pouvaient faire exécuter dans des procédures civiles et elles ne faisaient pas partie de la peine.
[32]
Par ailleurs, le demandeur soutient qu’il n’est pas logique que les ODI de 1999 fassent partie de la peine. Elles ne faisaient pas partie de sa probation, les ODI ne faisaient pas partie du système de justice pénale à l’époque et le non‑paiement des montants dont elles exigeaient le paiement dans le cas où il y a eu pardon entraînerait une situation absurde : une peine perpétuelle.
[33]
Ces arguments ne sont pas fondés, étant donné qu’il est bien établi dans la jurisprudence que tous les types d’ordonnances de dédommagement font partie de la peine, que ce soit des ordonnances rendues en 1999 ou en 2020.
VI.
Conclusion
[34]
Selon la loi, vous n’êtes pas admissible à demander la prise de mesures discrétionnaires au titre de la Loi sur le casier judiciaire pour une suspension du dossier avant l’écoulement du délai réglementaire depuis que la peine a été purgée. Cette peine comprend une période de probation, et en l’espèce, la peine n’a pas été purgée avant que les paiements exigés dans les quatre ordonnances de dédommagement indépendantes aient été faits en entier (ou aient autrement fait l’objet d’un règlement). Comme les montants n’ont pas été payés avant 2018, la peine n’a pas été purgée avant 2018; par conséquent, le demandeur n’était pas admissible. Sa demande et son argent ont été retournés, et il s’est vu expliquer ultérieurement par téléphone et par écrit pourquoi le fait que les paiements exigés dans ces ordonnances de dédommagement n’aient pas été faits avant 2018 le rendait inadmissible à une suspension du casier en raison du fait que sa peine n’avait pas été purgée avant ce moment. Je juge qu’il s’agit d’une décision raisonnable.
[35]
La demande est rejetée, et aucuns dépens ne sont adjugés, car le défendeur n’a pas sollicité de dépens.
JUGEMENT dans le dossierT‑1202‑19
LA COUR STATUE que :
La demande est rejetée.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Glennys L. McVeigh »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
ANNEXE A
Code criminel, LRC, 1985, c C‑64
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Loi sur le casier judiciaire, LRC, 1985, c C‑47
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Loi sur le casier judiciaire, libellé de 1999
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1202‑19
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INTITULÉ :
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ASHOT TUNIAN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 9 NOVEMBRE 2020 À VANCOUVER, COLOMBIE‑BRITANNIQUE (COUR ET PARTIES) ET abbotsford, COLOMBIE‑BRITANNIQUE (parties)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 9 NOVEMBRE 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE MCVEIGH
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DATE DES MOTIFS :
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LE 13 NOVEMBRE 2020
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COMPARUTIONS :
Christopher Terepocki
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POUR LE DEMANDEUR
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Maia McEachern
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Grace, Snowdon & Terepocki LLP
Abbotsford (Colombie‑Britannique)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUR LE DÉFENDEUR
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