Dossier : T‑1767‑18
Référence : 2020 CF 1020
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2020
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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JAMES RUSTON
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Le demandeur, James Ruston, est un détenu sous responsabilité fédérale qui purge depuis 1992 une peine d’emprisonnement à perpétuité pour un meurtre au premier degré commis en 1989, quand il avait 17 ans. Ses problèmes de toxicomanie, notamment son incapacité de s’abstenir de consommer de l’alcool, ont entraîné la révocation de la semi‑liberté de M. Ruston à plusieurs reprises depuis qu’elle lui a été accordée pour la première fois en 2007. Il a également été condamné pour conduite avec facultés affaiblies en 2011 pendant qu’il était en libération conditionnelle; il a conduit en état d’ébriété environ six fois en six mois avant sa condamnation pour conduite avec facultés affaiblies.
[2]
La plus récente révocation de la libération conditionnelle de M. Ruston, qui est l’objet du présent contrôle judiciaire, découle d’événements qui se sont produits en 2017, dont voici un résumé :
une autre tentative de suicide pendant l’incarcération de M. Ruston; celui‑ci a refusé l’offre subséquente d’une évaluation psychiatrique;
la suspension de la libération conditionnelle de M. Ruston pour manquement à la condition spéciale de s’abstenir de consommer de l’alcool; la suspension a ensuite été annulée en raison (i) du retour de M. Ruston à un programme de traitement de la toxicomanie au centre résidentiel communautaire où il a été envoyé à sa remise en liberté et (ii) de l’ajout du médicament Antabuse;
la suspension de la libération conditionnelle de M. Ruston pour ne pas avoir pris la marijuana à des fins médicales comme il devait le faire, c’est‑à‑dire qu’il a pris seulement la moitié des quatre comprimés qui lui ont été donnés et a empoché le reste; sa libération conditionnelle a cependant été maintenue, car la pharmacie a réglé le problème en distribuant elle‑même la médication, et M. Ruston se faisait administrer deux comprimés le matin et deux en soirée;
à l’occasion d’une sortie du centre résidentiel communautaire en vue de participer à une course de bienfaisance pour se rendre ensuite à une plage locale, M. Ruston a saisi cette possibilité pour prendre un autobus afin d’aller dîner seul dans une autre partie de la ville, sans informer le centre du changement de plans;
consommation d’alcool de façon illicite dans des espaces publics et privés, notamment des restaurants, des autobus et sous un canal;
remise d’un échantillon d’urine incomplet ou substitué;
possession d’une bouteille de vodka presque vide, trouvée dans le sac à dos de M. Ruston lors d’une fouille de sa chambre à un moment où il avait deux heures de retard pour fournir son échantillon d’urine; le Service correctionnel du Canada a donc délivré un mandat de suspension le jour même;
comportement instable pendant l’entrevue postsuspension avec son agent de libération conditionnelle et son psychologue, notamment en riant et en faisant des grimaces au psychologue lorsque l’agent de libération conditionnelle parlait.
[3]
En soulignant que le centre résidentiel communautaire n’appuierait plus M. Ruston, l’agent de libération conditionnelle a recommandé la révocation de la semi‑liberté de M. Ruston. Une évaluation psychologique du risque et un rapport détaillé ont été réalisés au début de 2018. Le psychologue a conclu que la probabilité de récidive était de niveau faible à modéré. Cependant, après une audience, la Commission des libérations conditionnelles du Canada [la Commission] a conclu que le risque représenté par M. Ruston avait augmenté pour atteindre le seuil du risque inacceptable et a révoqué sa semi‑liberté en avril 2018. La Section d’appel de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [la Section d’appel] a confirmé cette décision. M. Ruston sollicite à présent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel.
[4]
À l’audience de l’affaire dont je suis saisi, l’avocat du défendeur a fait savoir que M. Ruston avait été libéré après la décision de la Section d’appel. Je souligne qu’aucune des parties n’a informé la Cour de ce fait avant l’audience; tout aussi troublant, sinon plus, est le fait que l’avocat du demandeur ne m’en a pas informé au moment de présenter ses observations initiales. Je ne connais pas les circonstances applicables à l’une ou l’autre des parties qui ont entraîné cette omission. Je suis néanmoins prêt à « leur accorder le bénéfice du doute ».
Je rappelle toutefois aux avocats leurs devoirs envers la Cour, en tant qu’officiers de justice, conformément au paragraphe 11(3) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, comme le souligne la décision Logeswaren c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1374, en particulier les paragraphes 15 et 18.
[5]
Les circonstances de la libération de M. Ruston soulèvent une question préliminaire, à savoir si la présente demande de contrôle judiciaire est purement théorique et, dans l’affirmative, quelle est la réparation qu.il convient d’accorder. Dans la négative, la seule autre question à trancher est de savoir si la décision de la Section d’appel et la décision sous‑jacente de la Commission sont déraisonnables : May c Canada (Procureur général), 2020 CF 292 au para 12, citant Maldonado c Canada (Procureur général), 2019 CF 1393 au para 18; Cartier c Canada (Procureur général), 2002 CAF 384 au para 10.
[6]
Les parties ont préconisé des réparations différentes en raison de la libération de M. Ruston. Le demandeur a demandé l’annulation de la décision de la Section d’appel, mais sans renvoi pour nouvel examen, tandis que le défendeur a soutenu que la seule réparation qu’il convient d’accorder est le retrait de la révocation du dossier. Après l’audience, j’ai invité les parties à présenter d’autres observations concernant la réparation qu’il convient d’accorder dans les circonstances.
[7]
Le demandeur n’a pas répondu. Le défendeur a confirmé la semi‑liberté subséquente accordée à M. Ruston en octobre 2019 conformément à [traduction] « une nouvelle demande distincte de semi‑liberté au sens du paragraphe 122(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMLC) […] »
De plus, après la décision d’accorder de nouveau la semi‑liberté à M. Ruston, la Commission a maintenu la semi‑liberté de M. Ruston pour deux périodes supplémentaires de six mois chacune, la plus récente décision étant datée du 13 octobre 2020. Le défendeur a joint à sa réponse des copies des trois décisions. Le défendeur maintient sa position selon laquelle la décision rendue par la Commission en avril 2018 était raisonnable et ne devrait pas être annulée. À titre subsidiaire, si la Cour juge que la décision est déraisonnable, elle devrait être annulée, mais continuer de figurer au dossier du délinquant de M. Ruston afin de s’assurer que les antécédents du délinquant ne contiennent pas de lacune chronologique ou informationnelle. La réponse du défendeur ne mentionne pas la question du possible caractère théorique. En effet, à mon avis, les deux positions du défendeur sous‑entendent que la Cour tranche la demande de contrôle judiciaire sur le fond.
[8]
Toutefois, j’estime que a) il n’existe plus de litige et b) les circonstances de l’affaire ne justifient pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de trancher. Par conséquent, pour les motifs suivants, je rejette la demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère purement théorique.
II.
Analyse
[9]
L’arrêt de principe concernant le caractère théorique est l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski]. La décision établit un cadre à deux volets, dont le premier consiste à déterminer s’il y a un « litige actuel »
qui a des conséquences sur les droits des parties; en l’absence d’un litige actuel, « la cause est considérée comme théorique »
: Borowski, précité, à la p 353. La Cour conserve néanmoins le pouvoir discrétionnaire de trancher l’affaire dont elle est saisie lorsque les circonstances le justifient. Ce deuxième élément du cadre exige la prise en compte des principes suivants :
1) l’existence d’une relation de nature contradictoire;
2) la nécessité de favoriser l’économie des ressources judiciaires;
3) la nécessité pour la Cour d’être consciente de sa fonction juridictionnelle au sein du gouvernement.
[10]
La Cour d’appel fédérale a élaboré ces deux principes dans l’arrêt Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195 [Démocratie en surveillance] au para 14. Les parties ayant un intérêt dans l’issue de l’affaire débattront‑elles pleinement des questions en litige, malgré l’absence de litige actuel? L’affaire comporte‑t‑elle une question de nature répétitive de courte durée ou qui échapperait autrement au contrôle judiciaire? En tranchant l’affaire, la Cour résoudra‑t‑elle un véritable litige? La Cour d’appel fédérale a fait la mise en garde suivante : « [e]n l’absence d’un réel différend, l’énonciation de principes juridiques par l’appareil judiciaire peut être vue comme un acte gratuit d’élaboration du droit, cette dernière relevant exclusivement de l’organe législatif du gouvernement [; par conséquent,] le pouvoir discrétionnaire d’agir de la sorte doit être exercé avec prudence »
: Canada (Revenu national) c McNally, 2015 CAF 248 au para 5.
a)
Aucun litige actuel
[11]
En gardant ces principes à l’esprit, et en raison de la nouvelle semi‑liberté accordée à M. Ruston en octobre 2019 pour une période de six mois et des deux prolongations subséquentes de six mois de cette semi‑liberté, dont la deuxième a été accordée il y a à peine quelques semaines, je conclus qu’il n’y a plus de « litige actuel »
. J’ai examiné cette question du point de vue de la question de savoir si l’annulation de la décision de la Section d’appel pourrait aider M. Ruston s’il avait gain de cause sur le fond (ce qui ne signifie pas que c’est établi en l’espèce). Je conclus que ce ne serait pas le cas.
[12]
Le motif de la révocation de sa semi‑liberté était la conclusion de la Commission selon laquelle le risque que représentait M. Ruston avait atteint le seuil du risque inacceptable en raison des circonstances qui étaient alors en jeu, telles qu’elles sont résumées au paragraphe 2 ci‑dessus. L’annulation de la décision signifierait seulement que les circonstances seraient réexaminées (si l’affaire était renvoyée pour nouvel examen), et pas nécessairement qu’un résultat différent s’ensuivrait.
[13]
De plus, le niveau de risque n’a pas empêché la Commission de tenir compte des circonstances subséquentes (d’avril 2018 à octobre 2019) qui favorisaient l’octroi d’une nouvelle semi‑liberté à M. Ruston. En d’autres termes, si le but de la demande d’annulation de la décision sans renvoi de l’affaire pour nouvel examen était d’éliminer l’obstacle potentiel à la (re)mise en liberté que présente la conclusion de risque accru, il semble qu’il ne s’agissait pas là d’un obstacle suffisant pour empêcher la Commission d’accorder à nouveau la semi‑liberté à M. Ruston.
[14]
De plus, je remarque, à la lumière de la décision rendue en octobre 2019, que la Commission semble avoir réexaminé les circonstances en jeu dans sa décision de 2018 de révoquer la semi‑liberté, telle que l’évaluation psychologique du risque effectuée en 2018 (mentionnée au paragraphe 3 ci‑dessus), et que son plan correctionnel jugeait élevés ses niveaux d’intervention en fonction de facteurs statiques et dynamiques. Même si la décision de confirmer la révocation de la semi‑liberté était annulée, sans être renvoyée pour nouvel examen, il y aurait tout de même une décision subséquente et non contestée de la Commission qui a réexaminé certaines des circonstances entraînant la révocation de la semi‑liberté de M. Ruston en 2018, bien que la Commission ait procédé à cet examen sans l’intervention ou l’encadrement de la Cour. Je note également que lorsque la Commission tient une audience (comme elle l’a fait dans le cadre de sa décision de 2019) ou rend une décision, elle est tenue de conserver un dossier des procédures ou une copie de la décision et des motifs et ce, jusqu’à la date d’expiration de la peine du délinquant : para 166(1) et (2) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620.
[15]
Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est théorique.
b)
Les circonstances ne justifient pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire
[16]
Je passe maintenant à la question de savoir si, en l’absence d’un litige réel, la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher la question. Je suis d’avis que les circonstances ne le justifient pas.
[17]
Tout d’abord, à mon avis, la relation de nature contradictoire avait disparu au moment de l’audience devant la Cour ou tendait fortement dans cette direction, comme l’a confirmé la récente prolongation de six mois. Bien que les parties ayant un intérêt dans l’issue de l’affaire aient pleinement débattu des questions en litiges, cela s’est produit en partie parce qu’aucune des parties n’a informé la Cour du statut de M. Ruston avant l’audience. La (re)mise en liberté de M. Ruston n’a été révélée qu’après les observations du demandeur sur le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire. À ce moment‑là, les ressources judiciaires avaient déjà été dépensées. Cela dit, au moment de l’audience devant la Cour, la Commission avait de nouveau accordé la semi‑liberté à M. Ruston en octobre 2019, ainsi qu’une prolongation de six mois.
[18]
Deuxièmement, l’affaire porte sur une question qui s’est répétée plus d’une fois dans les antécédents carcéraux de M. Ruston, soit la révocation ou la suspension de sa libération conditionnelle. Cependant, à mon avis, la révocation d’avril 2018 n’a pas été d’une durée si courte qu’elle échappait au contrôle judiciaire. La Section d’appel a rendu sa décision en août 2018 et le demandeur a déposé sa demande de contrôle judiciaire en octobre de la même année, soit un an avant que la Commission n’accorde de nouveau la semi‑liberté à M. Ruston. Bien que les retards dans la progression de l’affaire aient entraîné un examen du statut à un moment donné, le demandeur a déposé une demande d’audience en août 2019. (Finalement, l’affaire devait être entendue en mars 2020, mais cette audience a été reportée à juin 2020 en raison de la pandémie de COVID‑19.) Si ce n’était des divers retards survenus, dont certains à la demande des parties, l’affaire aurait pu être entendue avant octobre 2019.
[19]
Je conclus toutefois que le principe de l’économie judiciaire milite contre l’examen du bien‑fondé de la présente demande de contrôle judiciaire, en partie parce que, en lien avec sa décision d’octobre 2019, la Commission a réexaminé certaines des circonstances en jeu dans sa décision d’avril 2018. De plus, comme il a été mentionné dans la discussion ci‑dessus au sujet de l’absence de litige actuel, selon moi, à la lumière de la libération subséquente et continue de M. Ruston, il ne servirait à rien, sur le plan pratique, de déterminer si la décision de la Section d’appel, y compris la décision rendue par la Commission en avril 2018, était déraisonnable. Enfin, pour ce même motif, j’estime qu’il n’y a plus de réel différend à régler entre les parties; la décision rendue par la Commission en avril 2018 n’a pas entravé la (re)mise en liberté de M. Ruston.
III.
Conclusion
[20]
Je conclus donc que la demande de contrôle judiciaire de M. Ruston est théorique, et je ne vois aucune raison d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour statuer sur son bien‑fondé.
[21]
Aucune des parties ne demande de dépens; par conséquent, aucuns dépens ne sont adjugés.
JUGEMENT dans le dossier T‑1767‑18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée en raison de sa nature théorique, et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1767‑18
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INTITULÉ :
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JAMES RUSTON c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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OTTAWA (ONTARIO) (PAR TÉLÉCONFÉRENCE)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 3 JUIN 2020
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE FUHRER
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 30 OCTOBRE 2020
|
COMPARUTIONS :
Brian A. Callender
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POUR LE DEMANDEUR
|
Taylor Andreas
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Brian A. Callender
Avocat
Kingston (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
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