Date : 20201104
Dossier : IMM-3631-19
Référence : 2020 CF 1028
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2020
En présence de monsieur le juge McHaffie
ENTRE :
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JING YU
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Jing Yu est arrivée au Canada en 2007 en tant que résidente permanente dans le cadre du programme des travailleurs qualifiés et devait, à ce titre, être effectivement présente au Canada pour 730 jours pendant une période quinquennale, en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Lorsqu’elle a demandé la citoyenneté canadienne en 2012, Mme Yu avait respecté cette obligation de résidence. Cependant, lorsqu’elle a été invitée à se présenter à une audience devant un juge de la citoyenneté en 2016, elle vivait depuis presque cinq ans en Chine où elle était retournée en 2011 pour s’occuper de son père qui avait subi un accident vasculaire cérébral (AVC). Elle a donc été jugée interdite de territoire au Canada aux termes de l’article 41 de la LIPR pour non-respect de l’obligation de résidence et a été frappée d’une mesure de renvoi du Canada. Compte tenu de cette mesure, sa demande de citoyenneté a été refusée conformément à l’alinéa 5(1)f) de la LIPR.
[2]
Mme Yu a interjeté appel de la mesure de renvoi devant la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et soulevé des motifs d’ordre humanitaire. Elle soutient, dans la présente demande de contrôle judiciaire, que le rejet par la SAI de son appel était déraisonnable.
[3]
Je conclus que la décision de la SAI était raisonnable. Contrairement à ce que fait valoir Mme Yu, la SAI n’a pas restreint son analyse au non-respect de l’obligation de résidence en excluant d’autres facteurs. Elle a plutôt raisonnablement considéré les différents facteurs pertinents pour trancher les appels sur l’obligation de résidence fondés sur des motifs d’ordre humanitaire, ainsi que la preuve et les arguments avancés par Mme Yu. Même si cette dernière a fait valoir un certain nombre d’arguments appuyant sa demande, cela ne veut pas dire que la SAI était tenue de conclure que ces facteurs l’emportaient sur le manquement considérable à l’obligation de résidence. En particulier, même si le délai mis à traiter la demande de citoyenneté de Mme Yu a certainement affecté sa situation et son respect de l’obligation de résidence, je ne puis accepter son affirmation selon laquelle il s’agissait d’un abus de pouvoir ou que ce délai était autrement illégal. Il n’était pas non plus déraisonnable de la part de la SAI de ne pas accepter le retard de traitement à titre de considération d’ordre humanitaire important favorable à l’appel de Mme Yu.
[4]
Quant aux autres arguments de Mme Yu, je ne pense pas que les motifs de la SAI attestent que celle-ci n’a pas fait preuve de la sensibilité et de la compassion requises aux fins d’une évaluation des motifs d’ordre humanitaire appropriée. Je ne conviens pas non plus avec Mme Yu que les erreurs mineures qu’elle a signalées dans la décision en ont affecté l’issue ou qu’elles l’ont rendue globalement indigne de foi ou déraisonnable.
[5]
Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
II.
Questions à trancher et norme de contrôle
[6]
La principale question qui se pose dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la SAI a eu tort de rejeter l’appel de Mme Yu fondé sur des motifs d’ordre humanitaire contre la mesure de renvoi dont elle a été frappée. Mme Yu soulève un certain nombre d’arguments pour contester la décision de la SAI, lesquels posent collectivement les trois questions suivantes :
L’agent chargé de l’examen des motifs d’ordre humanitairea-t-il omis d’évaluer correctement les faits pertinents et les facteurs d’ordre humanitaire, et a-t-il effectivement ignoré l’ensemble des facteurs à l’exception du manquement à l’obligation de résidence?
La décision de la SAI témoigne-t-elle d’un manque de compassion ou de sensibilité et omet-elle donc d’appliquer l’approche requise aux fins des évaluations des motifs d’ordre humanitaire?
Certaines erreurs dans la décision établissent-elles que l’évaluation de la SAI est déraisonnable ou qu’elle manque de crédibilité?
[7]
À l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, Mme Yu a également fait valoir qu’elle a été privée d’équité procédurale parce qu’elle n’a pas bénéficié d’une audience devant un juge de la citoyenneté qui lui aurait permis de prouver son respect de l’obligation de résidence. Cependant, cet argument est sans rapport avec le caractère raisonnable ou juste de la décision de la SAI et revient à contester le refus de sa demande de citoyenneté au lieu de faire appel de la mesure de renvoi. Mme Yu a intenté une demande distincte d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement au refus de sa demande de citoyenneté, et notre Cour a refusé d’accorder l’autorisation d’appel : Dossier de la Cour no T-1299-16 (18 octobre 2016). Cet argument n’a donc pas été dûment soumis à la Cour en l’espèce et ne sera pas examiné plus avant.
[8]
Les décisions de la SAI relativement à l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire sont soumises à la norme de la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 58; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux para 16-17, 23-25. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon cette norme, la Cour entame son examen en se penchant sur les motifs du décideur administratif avec une « attention respectueuse »
et en cherchant à comprendre le fil du raisonnement suivi : Vavilov, au para 84. La Cour doit évaluer si la décision est raisonnable en termes d’issue et de processus, en gardant à l’esprit les contraintes juridiques et factuelles auxquelles la décision est assujettie : Vavilov, aux para 87, 99. Les contraintes factuelles comprennent la preuve dont disposait le décideur, laquelle doit être raisonnablement examinée et prise en considération : Vavilov, aux para 125-126. Les contraintes juridiques comprennent le régime législatif applicable et les précédents contraignants qui l’interprètent : Vavilov, aux para 108-114.
[9]
Une décision raisonnable est justifiée, transparente, intelligible pour la personne visée, et atteste « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
lorsque lue dans son ensemble compte tenu du contexte administratif, du dossier présenté au décideur et des observations des parties : Vavilov, aux para 81, 85, 91, 94-96, 99, 127-128. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAI satisfait à cette norme.
III.
Analyse
A.
La SAI a dûment tenu compte de tous les facteurs et faits pertinents.
[10]
Pour faire droit à un appel ou surseoir à une mesure de renvoi pour des motifs d’ordre humanitaire, la SAI doit être convaincue qu’il y a « des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales »
: alinéa 67(1)c) et paragraphe 68(1) de la LIPR. La SAI doit, dans le cadre de cette évaluation, tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par la décision, et prendre généralement en considération la liste non exhaustive de facteurs énoncés dans Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL), au para 14. S’agissant des appels sur l’obligation de résidence, ces facteurs ont été reformulés et énoncés de nouveau dans Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CanLII 80733 (CA CISR), au para 38, conf par 2011 CF 292, au para 27. Les facteurs définis dans cette décision sont les suivants :
(i) l’étendue du manquement à l’obligation de résidence;
(ii) les raisons du départ et du séjour à l’étranger;
(iii) le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience;
(iv) les liens familiaux avec le Canada;
(v) la question de savoir si l’intéressé a tenté de revenir au Canada à la première occasion;
(vi) les bouleversements que vivraient les membres de la famille au Canada si l’intéressé est renvoyé du Canada ou si on lui refuse l’entrée dans ce pays;
(vii) les difficultés que vivrait l’intéressé s’il est renvoyé du Canada ou s’il se voit refuser l’admission au pays;
(viii) l’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales.
[11]
Comme le notait récemment le juge Southcott dans Shaheen, le recours à ces facteurs n’éclipse pas les principes généraux énoncés dans l’arrêt Kanthasamy concernant l’octroi de mesures pour des motifs d’ordre humanitaire : Shaheen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1328, aux para 28-30; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux para 13-15. Ces principes généraux reconnaissent que les mesures pour des motifs d’ordre humanitaire visent à mitiger la rigidité de la loi dans les cas indiqués, mais qu’ils ne visent pas à créer un régime d’immigration parallèle : Kanthasamy, aux para 15, 23.
[12]
En l’espèce, la SAI a énuméré la liste de facteurs énoncés dans Ambat. Elle a reconnu que cette liste n’était pas exhaustive, et que le dernier facteur lié aux « circonstances particulières »
pouvait supposer de prendre en compte « toute autre circonstance factuelle pertinente »
.
[13]
Je conviens avec Mme Yu que l’évaluation de ces facteurs doit aller au-delà de leur simple énonciation; elle doit consister à examiner dûment et raisonnablement les facteurs pertinents et à évaluer le poids qu’il convient d’accorder à chacun d’eux dans l’affaire dont il est question. Mais à mon avis, la SAI a effectué une telle analyse. Mme Yu soutient qu’elle n’a véritablement accordé de poids qu’au premier facteur, l’étendue du manquement. Elle ajoute que les autres facteurs lui sont tous favorables et auraient dû l’emporter sur le premier. Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord.
[14]
La demande de Mme Yu visant à obtenir une mesure fondée sur des considérations d’ordre humanitaire découlait du fait qu’elle n’avait pas respecté l’obligation de résidence imposée à tous les résidents permanents par l’article 28 de la LIPR. Aux termes de cette disposition, les résidents permanents doivent être effectivement présents au Canada 730 jours sur une période de cinq ans (avec certaines restrictions et exceptions inapplicables en l’espèce) :
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L’évaluation de la résidence a été effectuée après le retour de Mme Yu au Canada en vue de son entrevue avec un juge de la citoyenneté en mai 2016. Mme Yu ne conteste pas qu’au cours de la période quinquennale pertinente allant de mai 2011 à mai 2016, elle était présente au Canada environ 146 jours, au total, ce qui est bien en deçà de l’exigence de 730 jours.
[16]
L’inclusion de « l’étendue du manquement à l’obligation de résidence »
comme facteur de l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire reconnaît qu’en règle générale, plus le manquement est important, plus ce facteur aura tendance à peser contre l’octroi d’une mesure pour des motifs d’ordre humanitaire, et plus les autres facteurs d’ordre humanitaire devront être convaincants pour justifier une telle mesure. La SAI a le pouvoir discrétionnaire de pondérer chaque facteur en fonction des circonstances, et notre Cour n’a pas pour rôle de pondérer à nouveau les facteurs : Ambat (CF), au para 32; Vavilov, au para 125.
[17]
La SAI a examiné les motifs présentés par Mme Yu pour justifier son départ et son séjour à l’étranger, à savoir qu’elle est retournée en Chine pour s’occuper de son père qui avait subi un AVC. Elle est restée en Chine pendant presque cinq ans, notamment parce qu’elle ignorait devoir respecter continuellement l’obligation de résidence. Ayant examiné ces motifs conjointement, évalué les circonstances entourant la santé de son père et la mesure dans laquelle sa maladie a obligé Mme Yu à rester à l’extérieur du Canada, la SAI a estimé que son père n’était plus gravement malade, et que la présence de Mme Yu n’était plus une nécessité.
[18]
Il ne fait aucun doute que le fait de prodiguer des soins à des parents malades ou âgés est un rôle important qui peut représenter une considération d’ordre humanitaire importante au moment de décider s’il convient d’accorder une dispense de l’obligation de résidence. Cependant, comme avec n’importe quel facteur d’ordre humanitaire, les circonstances particulières de la demanderesse doivent être évaluées, y compris la nature de ses responsabilités en matière de soins et la mesure dans laquelle elles ont rendu nécessaire ou expliquent le manquement à l’obligation de résidence. L’évaluation de la SAI portant que « [le] désir [de Mme Yu] de passer du temps avec ses parents est compréhensible après l’AVC de son père, mais la durée de son séjour n’est pas justifiée dans les circonstances »
était raisonnable en l’espèce. Les arguments de Mme Yu concernant la description que la SAI a faite de son rôle et de celui d’autres membres de la famille reviennent à demander à notre Cour de s’immiscer dans des conclusions factuelles de la SAI qui étaient étayées par le dossier. Ce n’est pas le rôle de la Cour saisie d’un contrôle judiciaire : Vavilov, au para 125.
[19]
La SAI a également fait remarquer que Mme Yu avait déployé peu d’efforts pour revenir au Canada afin de se conformer à l’obligation de résidence. Il était raisonnable de sa part de conclure que l’incompréhension de Mme Yu quant à l’obligation de résidence ne mitigeait pas son absence. Notre Cour a réitéré un certain nombre de fois qu’il incombe aux demandeurs de connaître leurs droits et leurs obligations aux termes de la LIPR, notamment en ce qui touche le respect de l’obligation de résidence : El Assadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 58, au para 55; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tefera, 2017 CF 204, aux para 27-28.
[20]
Contrairement à ce qu’a fait valoir Mme Yu dans ses observations, la SAI n’a ni ignoré ni omis de pondérer les motifs de son départ et de son séjour prolongé à l’extérieur du Canada. La SAI a effectué une évaluation détaillée de ce facteur, notamment en examinant la mesure dans laquelle la santé de son père l’obligeait à rester à l’extérieur du Canada. Le fait que la SAI a conclu que ce facteur ne justifiait pas la longue absence de Mme Yu ne signifie pas qu’il n’a pas été examiné ou pondéré.
[21]
De même, la SAI a examiné et pondéré le degré d’établissement de Mme Yu avant son départ et au moment de l’audience. Elle a ainsi examiné les divers éléments de l’établissement de Mme Yu, notamment la durée de la période qu’elle avait passée au Canada ainsi que ses activités et sa situation avant son départ pour la Chine et après son retour. La SAI a conclu que l’établissement de Mme Yu était « un facteur favorable, même s’il est quelque peu superficiel pour un travailleur qualifié et un résident permanent du Canada depuis 12 ans »
. Encore une fois, je ne vois rien de déraisonnable dans cette conclusion qui dément à mon avis l’affirmation de Mme Yu selon laquelle la SAI n’a ni examiné ni évalué les facteurs autres que l’étendue du manquement à l’obligation de résidence. Même si Mme Yu a fourni un décompte détaillé du nombre de jours qu’elle a passés au Canada avant et après la période quinquennale, le temps passé au Canada en dehors de la période quinquennale applicable n’est qu’un aspect dont la SAI peut tenir compte au moment d’évaluer l’établissement et de décider si l’octroi d’une mesure pour des motifs d’ordre humanitaire est justifié.
[22]
Mme Yu soutient que la SAI n’a pas dûment tenu compte du fait que le retard lié au traitement de sa demande de citoyenneté était un motif majeur de son manquement à l’obligation de résidence. Elle affirme que le délai de presque quatre ans qui s’est écoulé entre sa demande présentée en juillet 2012 et sa convocation à une audience devant un juge de la citoyenneté en mai 2016 était déraisonnable, arbitraire et abusif et qu’il constituait un abus de ses droits et une violation de la loi. Elle affirme que, si l’audience de citoyenneté avait été convoquée dans un délai raisonnable, elle se serait conformée à l’obligation de résidence et aurait obtenu la citoyenneté, ce qui lui aurait permis de rester en Chine pour une durée indéfinie. Elle soutient qu’il était déraisonnable de la part de la SAI d’ignorer ce qu’elle estime être la [traduction] « cause première »
du non-respect.
[23]
La SAI a examiné cette question, citant la remarque du juge Annis selon laquelle « [l]a demanderesse ne peut raisonnablement invoquer les délais du processus administratif pour justifier son propre défaut de respecter son obligation de résidence »
: Nassif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 873, au para 32. La Loi sur la citoyenneté ne prévoit aucun délai fixe à l’intérieur duquel les demandes de citoyenneté doivent être traitées : article 5, 12, 13, 14 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C- 29. Le demandeur qui estime que le délai de traitement est déraisonnable peut demander à notre Cour de délivrer une ordonnance de mandamus : Torres Victoria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 857, au para 37. Cependant, je ne dispose d’aucun motif me permettant de conclure que le retard de traitement de la demande de Mme Yu, aussi long puisse-t-il avoir été, était arbitraire ou abusif, contraire à la Loi sur la citoyenneté ou qu’il a porté atteinte à ses droits comme elle le prétend. Par ailleurs, comme l’obligation de résidence n’est suspendue ni par une demande de citoyenneté ni par le retard mis à traiter une telle demande, le simple délai afférent ne peut en soi justifier le non-respect de l’obligation de résidence.
[24]
Mme Yu tente d’établir une distinction avec la décision Nassif sur la base des faits de cette affaire. Elle soutient en particulier que, contrairement à M. Nassif, elle est revenue vivre au Canada pendant presque trois ans à « la première occasion »
, c’est-à-dire après avoir été avisée de l’audience sur la citoyenneté. Je ne puis accepter qu’il s’agisse d’une distinction, et ce, pour deux raisons. Premièrement, compte tenu des conclusions factuelles de la SAI concernant la capacité de Mme Yu de quitter la Chine malgré la maladie de son père, nous ne pouvons pas dire qu’elle a quitté la Chine et qu’elle est revenue au Canada à « la première occasion »
. Elle est plutôt revenue lorsqu’elle a cru à tort qu’elle y était d’abord obligée. Deuxièmement, sans égard au degré d’établissement subséquent, la question concerne encore la mesure dans laquelle le manquement peut être considéré comme ayant [traduction] « été causé par »
un retard administratif ou justifié par ce retard. Ainsi, même si l’issue dans Nassif ne peut certainement pas dicter celle du cas de Mme Yu, attendu que chaque affaire fondée sur des motifs d’ordre humanitaire dépendra de circonstances et de facteurs particuliers, le principe énoncé dans Nassif demeure pertinent quant à la question de savoir si et dans quelle mesure le retard de traitement d’une demande de citoyenneté constitue une considération d’ordre humanitaire pertinente.
[25]
L’argument de Mme Yu revient effectivement à dire que comme elle aurait satisfait à l’obligation de résidence si sa demande avait été traitée dans ce qu’elle estime être un délai raisonnable, cela devrait constituer une considération d’ordre humanitaire suffisamment favorable pour la soustraire au non-respect de son obligation de résidence. Cependant, même si Nassif ne va pas jusqu’à empêcher systématiquement la prise en compte des retards de traitement à titre de circonstance d’ordre humanitaire pertinente, rien dans la présente affaire n’établit que le retard allait au-delà des délais de traitement habituels ou attendus, ou qu’il a empêché Mme Yu de revenir au Canada pour s’assurer qu’elle remplissait son obligation. Le fait d’accepter l’affirmation de Mme Yu selon laquelle le retard mis à traiter sa demande de citoyenneté était la cause première de son manquement et qu’il devrait s’agir d’une considération déterminante de sa demande pour des motifs d’ordre humanitaire reviendrait effectivement à ajouter à l’article 28 de la LIPR une exception à l’obligation de résidence qui ne s’y trouve pas. Dans les circonstances, je ne peux juger déraisonnable l’évaluation à l’issue de laquelle la SAI a conclu que le retard de traitement n’était pas une considération importante.
[26]
En plus des facteurs qui précèdent, la SAI a examiné les difficultés auxquelles Mme Yu serait exposée sur le plan personnel et financier si elle était renvoyée en Chine. Elle a ainsi noté que Mme Yu s’était fiancée à un Canadien, que le couple attendait un enfant, lequel serait Canadien, peu importe où il naîtrait. La SAI a examiné la situation financière de la famille et l’accès à d’autres moyens pour que la famille demeure réunie en Chine ou au Canada, notamment au moyen éventuel de visas ou du parrainage du conjoint. Encore une fois, j’estime que la SAI a évalué ces facteurs raisonnablement, concluant en fin de compte que l’absence de grande difficulté était un facteur défavorable.
[27]
Enfin, la SAI a examiné l’intérêt supérieur de l’enfant à naître de Mme Yu et conclu que ce facteur n’était pas favorable à l’octroi d’un sursis à la mesure de renvoi. Le ministre soutient que la SAI n’aurait pas dû tirer cette conclusion, la Cour suprême ayant reconnu que le fœtus n’était pas une personne juridique : Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (Région du Nord-Ouest) c G. (D.F.), [1997] 3 RCS 925, aux para 15-16. Il n’est pas nécessaire que je tranche cette question puisque Mme Yu a bénéficié de cette évaluation et que, de toute façon, la SAI a conclu qu’il n’était pas justifié d’accorder une mesure pour des motifs d’ordre humanitaire, l’argument du ministre n’affecterait donc pas l’issue de la demande. Je note toutefois que je trouve persuasif le raisonnement tenu par le juge Barnes de notre Cour dans Kaur c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 549, au para 5.
[28]
Dans l’ensemble, la SAI a relevé des facteurs positifs dans la situation de Mme Yu, en particulier son établissement initial et actuel. Elle a toutefois estimé que tout bien considéré, le manquement important à l’obligation de résidence l’emportait sur les facteurs favorables, et que les considérations d’ordre humanitaire étaient insuffisantes pour justifier l’octroi d’une mesure spéciale. Je ne puis accepter l’argument de Mme Yu selon lequel cette conclusion signifie effectivement que le manquement était le seul facteur considéré, ou que d’autres facteurs ont été ignorés. Mme Yu fait essentiellement valoir que la SAI aurait dû pondérer les facteurs différemment et que, dans sa situation, il n’existait qu’une seule issue raisonnable, à savoir lui octroyer une mesure spéciale. Je ne puis être d’accord. L’existence de facteurs favorables ne dicte pas l’issue particulière d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Même si les demandeurs estiment invariablement que les facteurs positifs de leur dossier devraient l’emporter sur les éléments défavorables, la SAI est chargée par le législateur d’entreprendre sa propre démarche indépendante de pondération et de parvenir à une conclusion quant à la question de savoir si les facteurs justifient l’octroi d’une mesure pour des motifs d’ordre humanitaire discrétionnaire dans l’affaire dont elle est saisie. À moins que cette évaluation ne soit déraisonnable, la Cour ne doit pas substituer sa propre évaluation de cette pondération : Ambat (CF), au para 32; Vavilov, aux para 108, 125.
B.
La SAI n’a pas fait preuve d’une sensibilité inadéquate.
[29]
Mme Yu soutient que la décision de la SAI trahit une absence de compassion ou de sensibilité. Notre Cour a reconnu qu’une décision pour des motifs d’ordre humanitaire peut être déraisonnable si elle atteste un manque de sensibilité à l’égard des circonstances d’un demandeur : Tosunovska c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1072, au para 21.
[30]
En plus de se référer à l’ensemble des motifs de la SAI, Mme Yu cite deux passages qui témoignent selon elle d’un manque de sensibilité. Premièrement, elle critique la déclaration de la SAI portant qu’elle « a de la famille en Chine, elle peut y trouver du travail, et elle y était heureuse pendant près de cinq ans avant de revenir »
. Mme Yu affirme qu’elle s’occupait de son père qui avait subi un AVC, et qu’elle était stressée en attendant la citoyenneté. Dans les circonstances, elle soutient que de qualifier sa situation d’« heureuse »
témoigne d’un manque de compassion ou de sensibilité. Je ne puis être d’accord. Dans le contexte, la SAI examinait le degré de difficultés auquel elle serait exposée si elle devait retourner en Chine, et semble avoir utilisé le terme « heureuse »
pour dire [traduction] « de bon gré »
ou [traduction] « sans grandes difficultés »
. Je ne crois pas que la SAI a conclu que Mme Yu était heureuse dans sa situation, eu égard à la maladie de son père ou à sa présence en Chine. Quoi qu’il en soit, même si ce choix terminologique était peut-être malheureux, le fait de s’emparer d’un mot au vu de l’ensemble des motifs irait à l’encontre de la directive de la Cour suprême du Canada selon laquelle le contrôle selon la norme du caractère raisonnable n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
dans laquelle une « erreur mineure »
justifie d’infirmer une décision : Vavilov, aux para 100, 102.
[31]
De même, je ne vois aucune insensibilité dans l’évaluation par la SAI des difficultés pouvant découler de la perte de l’emploi récent de Mme Yu dans un cabinet d’avocats au Canada. La SAI a fait remarquer que « rien ne permet de penser que l’absence de ce revenu causera de graves difficultés à qui que ce soit »
. Mme Yu soutient que son travail acharné lui a procuré ce revenu qui devrait être respecté, au lieu d’être simplement mis de côté par la SAI. À mon avis, Mme Yu impute à la SAI une évaluation qui ne ressort pas de la décision. La SAI n’a pas méprisé la poste de Mme Yu ou le revenu qu’elle en tire. Au contraire, elle a pris acte de son nouveau poste dans le cadre de son établissement au Canada qui a été reconnu comme un facteur favorable. Reconnaître que la perte de ce poste ne causerait pas une grave difficulté financière, lorsqu’il s’agit de savoir si le refus d’une mesure pour des motifs d’ordre humanitaire entraînera des difficultés (l’un des facteurs Ambat) ne témoigne pas d’une insensibilité, même si Mme Yu aurait préféré que son emploi lui soit plus favorable.
[32]
Ayant examiné l’ensemble de la décision, je ne puis conclure qu’elle témoigne d’une insensibilité à l’égard des circonstances de Mme Yu.
C.
Les erreurs dans les motifs de la SAI ne minent pas le caractère raisonnable de la décision.
[33]
Mme Yu soutient que plusieurs erreurs contenues dans la décision de la SAI attestent que cette décision est indigne de foi et démontrent à quel point l’attention accordée à sa situation et à la preuve considérable qu’elle a soumise était négligeable. Elle cite trois erreurs en particulier.
[34]
Premièrement, elle note que la SAI l’a désignée comme une « citoyenne chinoise, âgée de 42 ans »
, alors qu’elle avait en fait 44 ans au moment de la décision. Cette erreur mineure, qui découle d’une faute de calcul ou d’une erreur typographique, n’a aucune incidence sur la décision de la SAI. Elle ne mine en rien le caractère raisonnable des conclusions de la SAI, ni ne laisse penser que cette dernière a omis d’examiner la preuve.
[35]
De même, Mme Yu cite la déclaration de la SAI portant qu’elle a « étudié à l’université de 2007 à 2011 »
. Mme Yu fait remarquer que, même si elle a suivi en 2007 une formation à court terme sur la création d’entreprise, elle ne s’est inscrite à l’université McGill qu’à l’automne 2009. Encore une fois, je ne puis accepter que cette différence ait le moindrement affecté l’évaluation de la SAI. Il était peut-être plus exact pour la SAI de répéter, comme elle l’a fait ailleurs, que Mme Yu « a commencé à suivre des cours dès octobre 2007 »
, plutôt que de dire qu’elle avait « étudié à l’université »
. Cependant, la SAI évaluait l’établissement de Mme Yu avant son départ, concluant que, durant la période allant de 2007 à 2011, elle avait démontré un établissement en tant qu’étudiante, la preuve de sa recherche d’emploi étant limitée. La question de savoir si elle était étudiante à l’université ou si elle suivait simplement des cours de formation est dépourvue de pertinence. Quoi qu’il en soit, la SAI a raisonnablement conclu que l’établissement de Mme Yu était favorable à son évaluation des motifs d’ordre humanitaire, si bien qu’aucune erreur n’aurait pu pencher en sa défaveur. Je ne puis conclure que cet élément atteste que la décision dans son ensemble est indigne de foi ou déraisonnable.
[36]
Enfin, Mme Yu affirme que la SAI a eu tort de laisser entendre qu’elle pouvait « venir au Canada au moyen d’un super visa »
, grâce auquel la famille pourrait se retrouver. Le « super visa »
est un visa à entrées multiples qui permet aux parents ou aux grands-parents d’un citoyen canadien de séjourner au Canada pendant des périodes allant jusqu’à deux ans à la fois. Mme Yu soutient qu’elle n’est pas admissible au programme et que sa mention montre que la SAI n’a pas, sur certaines questions d’immigration, les connaissances spécialisées requises pour rendre une décision raisonnable. Aucune partie n’a soumis de renseignements ayant trait au programme ni d’arguments concernant l’admissibilité de Mme Yu à un tel visa. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que son admissibilité soit décisive pour ce qui est du caractère raisonnable de la décision. La SAI examinait les difficultés qui découleraient du refus de la demande de Mme Yu, mettant en avant d’autres moyens qui lui permettraient de séjourner au Canada avec son fiancé. Même si Mme Yu n’est pas admissible à un super visa en particulier, la conclusion de la SAI était simplement fondée sur l’existence d’autres recours au titre de la LIPR qui permettraient à la famille de se retrouver. En d’autres mots, je ne puis conclure que l’inclusion du terme « super »
, même s’il est erroné, rend déraisonnable l’analyse ou la décision.
[37]
La tentative par Mme Yu d’invoquer des erreurs sans pertinence pour donner l’impression que la décision de la SAI est indigne de foi et déraisonnable n’est absolument pas convaincante. Comme l’a répété la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit examiner le contexte administratif dans lequel une décision est rendue et « se rappeler que les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection »
: Vavilov, au para 91; voir aussi Miranda c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] FCJ no 437 (TD), aux para 3-5. Mme Yu demande par ses arguments à notre Cour d’appliquer une norme de perfection qui n’est pas justifiée.
IV.
Conclusion
[38]
La SAI a fait une évaluation exhaustive et éclairée des facteurs d’ordre humanitaire pertinents, appliquant un cadre approprié et évaluant les circonstances de Mme Yu. Bien que cette dernière considère que les facteurs qui lui étaient favorables auraient dû l’emporter sur son manquement à l’obligation de résidence, le fait qu’une issue différente aurait pu être retenue ne justifie pas de conclure qu’une décision est déraisonnable.
[39]
Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[40]
Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
[41]
Enfin, avec le consentement de Mme Yu et conformément au paragraphe 4(1) de la LIPR et au paragraphe 5(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, l’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme défendeur.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3631-19
LA COUR ORDONNE :
L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme défendeur.
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
« Nicholas McHaffie »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3631-19
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INTITULÉ :
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JING YU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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MONTRéal (québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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le 28 janvier 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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le juge MCHAFFIE
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DATE DES MOTIFS :
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LE 4 novembre 2020
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COMPARUTIONS :
Jing Yu
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POUR SON PROPRE COMPTE
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Lynne Lazaroff
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pour lE DÉFENdEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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pour le défendeur
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