Date : 20201030
Dossier : IMM-4418-19
Référence : 2020 CF 1017
[traduction française]
Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2020
En présence de madame la juge Pallotta
ENTRE :
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EMMANUEL DUKUZEYEZU, CLEMENTINE NYIRANEZA
DUKUZEYEZU, MICHAEL LUKUNDO DUKUZEYEZU,
MATTHEW KWIZERA DUKUZEYEZU
et ETHAN NTWALI DUKUZEYEZU
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Monsieur et Madame Dukuzeyezu et leurs trois enfants sont des réfugiés rwandais qui résident en Zambie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision d’un agent des visas (l’agent) du Haut-commissariat du Canada à Dar Es Salaam, rejetant leur demande de résidence permanente en tant que réfugiés parrainés par le secteur privé. Après avoir rencontré en entrevue les demandeurs en Zambie, l’agent a conclu que ceux-ci ne répondaient pas aux conditions relatives à la réinstallation des réfugiés aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], au motif qu’ils n’avaient pas établi qu’ils avaient été persécutés au Rwanda et qu’ils avaient une « solution durable »
au Rwanda et en Zambie.
[2]
M. et Mme Dukuzeyezu ont fui le Rwanda séparément avec leurs parents et leurs frères et sœurs respectifs en 1994 pendant le génocide au Rwanda. Ils allèguent qu’ils ne peuvent pas retourner au Rwanda parce qu’ils y seraient exposés à la persécution. En dépit du fait qu’ils résident en Zambie depuis plus de 20 ans, ils affirment qu’ils n’ont pas d’avenir en Zambie parce qu’ils ne disposent pas d’un cheminement clair vers la résidence permanente ou la citoyenneté de ce pays.
[3]
Les demandeurs estiment que la décision de l’agent était déraisonnable. Ils affirment que l’agent a omis de bien prendre en compte le risque présent et prospectif de persécution auquel ils sont exposés au Rwanda, et ils contestent les motifs de l’agent pour conclure qu’ils disposaient d’une solution durable au Rwanda et en Zambie. De plus, ils prétendent que l’agent a manqué à l’équité procédurale en omettant de leur donner une possibilité raisonnable de répondre aux préoccupations quant à leurs perspectives d’obtenir la résidence permanente en Zambie.
[4]
Le défendeur soutient que la décision de l’agent était raisonnable et équitable sur le plan de la procédure, et que les demandeurs ne se sont tout simplement pas acquittés du fardeau qui leur incombait.
[5]
Même si je conclus que l’agent n’a pas manqué à l’équité procédurale, je conviens avec les demandeurs que la décision de l’agent était déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Questions en litige et norme de contrôle
[6]
Les questions en litige dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :
La décision de l’agent de rejeter les demandes de résidence permanente était-elle raisonnable?
L’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale?
[7]
La norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique au bien-fondé de la décision rendue par l’agent est un contrôle empreint de déférence, mais rigoureux : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 12 et 13, 75 et 85. La cour de révision doit établir si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov au para 99. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov au para 85. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov au para 100.
[8]
Une norme de contrôle qui s’apparente à celle de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Vavilov au para 23.
III.
Question préliminaire : Admissibilité de l’affidavit de l’agent
[9]
Les demandeurs contestent l’admissibilité des paragraphes 15 à 20 de l’affidavit de l’agent, produit par le défendeur, au motif que ces paragraphes complètent les motifs de l’agent.
[10]
Le défendeur réplique que les affidavits à l’appui peuvent servir dans un contrôle judiciaire à faire la lumière sur des éléments factuels et contextuels qui n’apparaissent pas ailleurs dans le dossier ou à fournir au tribunal de révision des indices généraux, par exemple sur la manière dont la demande de renseignements a été traitée, dont les documents ont été recueillis ou dont l’évaluation a été effectuée : Edw. Leahy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2012 CAF 227 au para 145 [Leahy]. Le défendeur soutient que l’affidavit de l’agent ne s’écarte pas de ces limites.
[11]
Je ne suis pas d’accord. Les paragraphes 15 à 20 de l’affidavit de l’agent ne se limitent pas à des renseignements contextuels, et l’information qu’ils fournissent n’est pas visée par une exception à la règle générale voulant que les contrôles judiciaires des décisions administratives doivent être instruits selon les renseignements dont le décideur disposait : Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 au para 39. J’estime que les paragraphes en question complétaient de façon inacceptable les motifs de l’agent : Leahy au para 145; Ghirmatsion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 519 au para 7 [Ghirmatsion]; Dinani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 141 aux para 6 et 7.
[12]
Il ne suffit pas qu’une décision administrative soit justifiable — elle doit aussi être justifiée au moyen des motifs : Vavilov au para 86. De plus, le fait d’autoriser les décideurs à compléter leurs motifs après le fait dans des affidavits mine la transparence du processus décisionnel : Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255 au para 46, citant Simmonds c Canada (Ministre du Revenu national), 2006 CF 130. Aucun poids ne devrait être accordé à un affidavit qui cherche à corriger une décision entachée d’une erreur en présentant d’autres motifs plus solides : Ghirmatsion au para 8. Par conséquent, je n’ai pas tenu compte des paragraphes 15 à 20 de l’affidavit de l’agent pour trancher la question de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.
[13]
Les demandeurs ont produit deux affidavits à l’appui de leur demande de contrôle judiciaire — un de M. Dukuzeyezu et un d’un assistant juridique travaillant avec l’avocat des demandeurs. Le défendeur n’a pas contesté l’admissibilité des affidavits, et je les ai pris en compte. Selon le dossier certifié, il semble que les affidavits à l’appui produits par les demandeurs contiennent des éléments de preuve dont ne disposait pas l’agent. Cette preuve n’était pas essentielle à mes conclusions.
IV.
Analyse
A.
La décision de l’agent de rejeter les demandes de résidence permanente était-elle raisonnable?
[14]
Les demandeurs ont demandé la résidence permanente au Canada en tant que membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières (personnes de pays d’accueil). Pour ce faire, ils devaient établir i) qu’ils ont besoin de protection, et ii) qu’ils n’ont aucune possibilité raisonnable de solution durable, réalisable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada, à savoir soit le rapatriement volontaire ou la réinstallation dans le pays dont ils ont la nationalité ou dans lequel ils avaient leur résidence habituelle, soit la réinstallation ou une offre de réinstallation dans un autre pays : article 139 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR].
[15]
En ce qui concerne le besoin de protection, Mme Dukuzeyezu a allégué qu’elle craint d’être persécutée en raison de ses origines ethniques mixtes hutues et tutsies. Son frère, sa sœur et sa mère ont tenté de retourner au Rwanda. Son frère a été tué, et sa sœur et sa mère ont été forcées de fuir et sont désormais des citoyennes française et canadienne, respectivement. M. Dukuzeyezu a allégué qu’il craignait d’être persécuté en raison d’un conflit familial au sujet d’une terre. Il est retourné au Rwanda en 2005 avec sa sœur et son époux, et il a découvert que son oncle et d’autres membres de la famille résidaient sur la terre agricole dont il avait hérité après le décès de ses parents. En raison du conflit foncier qui s’en est suivi, le beau-frère de M. Dukuzeyezu a été battu et emprisonné et s’est par la suite enfui en Ouganda avec son épouse. M. Dukuzeyezu allègue qu’il est rapidement retourné en Zambie parce que son oncle voulait l’éliminer en tant que fils aîné et héritier de la propriété familiale, avec la complicité de responsables gouvernementaux.
[16]
En ce qui concerne la solution durable, les demandeurs ont allégué qu’ils ne pouvaient pas rester en Zambie parce qu’ils ne disposent pas d’un cheminement clair vers la résidence permanente ou la citoyenneté. M. et Mme Dukuzeyezu résident en Zambie depuis plus de 20 ans, et ce pays n’a pas de politique pour l’intégration des réfugiés. En dépit du fait que leurs trois enfants sont nés en Zambie, ils sont des citoyens du Rwanda. Le statut des demandeurs en tant que réfugiés n’est pas permanent, limite leurs perspectives d’emploi et les expose à la discrimination.
[17]
L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de membre de la catégorie de personnes de pays d’accueil aux termes de l’article 96 de la LIPR et de l’article 147 du RIPR, et qu’ils ne répondent pas aux conditions relatives à la réinstallation énoncées dans la LIPR parce qu’ils ont une solution durable au Rwanda et en Zambie. La lettre de refus fait état des motifs qui suivent :
[traduction]
-Votre demande d’asile repose sur des conflits fonciers à l’égard d’une propriété appartenant à votre famille à quelque 80 kilomètres de Kigali. Ce conflit a eu lieu en 2005 et tant que vous ne vous immiscez pas dans le conflit, il ne semble pas y avoir de raison pour que votre sécurité soit compromise au Rwanda. Les conflits fonciers entre parents ne correspondent pas à la définition de « persécution » telle qu’on l’entend dans le contexte de la protection des réfugiés.
-Le Rwanda de 2019 n’est plus le Rwanda de 2005 : il est maintenant réputé être un pays où les gens peuvent retourner sans danger et peuvent compter sur la protection de l’État.
-Vous avez été interrogé par les autorités zambiennes et vous avez choisi de maintenir votre statut de réfugié en Zambie, ce qui semble être intéressé parce que vous aviez une demande d’immigration au Canada en cours de traitement. Je constate que vous avez fait des études supérieures en Zambie et que vous vous payez des études universitaires en médecine. Il semble que vous avez plus de ressources qu’il n’en faut pour demander la résidence en Zambie et, plus tard, la naturalisation.
[18]
Des motifs supplémentaires figurent dans les notes consignées au Système mondial de gestion des cas (le SMGC), dont :
DÉCISION RELATIVE À LA SÉLECTION : LES DEMANDEURS N’ONT PAS ÉTABLI COMMENT ILS SERAIENT EXPOSÉS À LA MOINDRE PERSÉCUTION S’ILS RETOURNAIENT AU RWANDA. [M. DUKUZEYEZU] RÉPOND AUX CRITÈRES POUR LA NATURALISATION EN ZAMBIE ET A FAIT DES ÉTUDES SUPÉRIEURES. IL SEMBLE QU’UNE SOLUTION DURABLE SOIT DISPONIBLE OU QU’IL PEUT RETOURNER AU RWANDA LOIN DE LA TERRE FAMILIALE OÙ IL A VÉCU UN CONFLIT AUPARAVANT.
1)
Risque présent et futur de persécution au Rwanda
a)
L’allégation de persécution fondée sur les origines ethniques formulée par Mme Dukuzeyezu
[19]
Les parties conviennent que les motifs et les notes consignées au SMGC de l’agent n’abordaient pas expressément les allégations de persécution fondée sur les origines ethniques formulées par Mme Dukuzeyezu. Le défendeur estime que cela s’explique par le fait que Mme Dukuzeyezu n’a pas soulevé la persécution fondée sur les origines ethniques lors de l’entrevue avec l’agent. J’estime toutefois que Mme Dukuzeyezu n’avait pas à le faire. Cette dernière avait déjà soulevé ce motif dans son formulaire de demande et était en droit de s’attendre à ce que l’agent prenne en compte le motif de la persécution qui avait été expressément soulevé. L’obligation d’examiner tous les motifs permettant de demander l’asile incombe à l’agent et s’applique aussi aux motifs que le demandeur a peut-être omis de soulever : Vilmond c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 926 au para 18.
[20]
De plus, en dépit du fait que les demandeurs n’ont peut-être pas soulevé la crainte de persécution de Mme Dukuzeyezu fondée sur ses origines ethniques lors de l’entrevue, ils ont bel et bien mentionné sa crainte de retourner au Rwanda. Selon les notes de l’entrevue consignées par l’agent, M. Dukuzeyezu a affirmé à ce dernier [traduction] « [M]on épouse a un problème qui fait qu’elle ne peut pas y retourner »
. L’agent a alors demandé à Mme Dukuzeyezu en quoi consistait le problème, et celle-ci a répondu que sa mère et sa sœur étaient retournées au Rwanda en 1997, mais qu’elles avaient été forcées de fuir encore en 2004. Elle a affirmé [traduction] « La raison qui leur a fait prendre la fuite pourrait m’arriver »
. Rien n’indique que l’agent a demandé d’autres renseignements quant aux raisons pour lesquelles Mme Dukuzeyezu craignait de retourner au Rwanda pour apprécier la question de savoir si elle avait des motifs de demander l’asile comme l’agent était tenu de le faire. L’agent s’est contenté d’écrire, sans citer de source, qu’après 1997, (lorsque la mère et la sœur sont rentrées), le HCR [traduction] « a[vait] déclaré que le Rwanda est un pays sûr où chacun peut retourner »
. Les demandeurs prétendent que l’agent faisait allusion à des dispositions de cessation du HCR qui ont été invoquées en juin 2013, et que les dispositions ne présentaient pas le Rwanda comme un pays sûr où chacun pouvait retourner, mais prévoyaient plutôt que les personnes qui avaient fui le génocide dans les années 1990 n’étaient plus considérées comme des réfugiés de prime abord. C’est aussi mon avis. Selon les principes directeurs du HCR, les motifs relatifs à la protection internationale accordée aux réfugiés peuvent toujours s’appliquer dans des cas particuliers :
Besoins continus de protection internationale
19. Même lorsque les circonstances ont globalement changé, de sorte que le statut de réfugié n’a plus lieu d’être, une protection internationale continue peut être nécessaire pour des cas individuels présentant des circonstances particulières. Il y a donc un principe général selon lequel tous les réfugiés concernés par une cessation générale doivent avoir la possibilité, sur leur demande, de faire réexaminer cette cessation sur la base d’éléments propres à leur situation individuelle.
[…]
Demandes de statut de réfugié après une déclaration de cessation
ix. Une déclaration de cessation générale ne doit pas constituer automatiquement un obstacle aux demandes de statut de réfugié, que ce soit au moment de la déclaration ou après celle-ci. Même dans le cas où une cessation générale aurait été déclarée pour un pays en particulier, celle-ci n’empêcherait pas les personnes quittant ce pays de demander le statut de réfugié. Il peut s’agir, par exemple, de membres de sous-groupes distincts, tels que ceux fondés sur l’appartenance ethnique, la religion, la race ou les opinions politiques, qui seraient toujours confrontés à des circonstances justifiant le statut de réfugié. A l’inverse, une personne peut avoir une crainte fondée de persécution de la part d'une personne ou d'un groupe privé, que le gouvernement n’est pas en mesure ou se refuse à contrôler, comme par exemple la persécution fondée sur l’appartenance sexuelle.
Principes directeurs sur la protection internationale no 3 : Cessation du Statut de réfugié dans le contexte de l’article IC(5) et (6) de la Convention de 1951 relative au Statut des réfugiés.
[Non souligné dans l’original.]
[21]
En fait, le Commissariat pour les réfugiés de la Zambie (le CRZ) a établi que les demandeurs avaient qualité de réfugié, malgré la cessation générale invoquée par le HCR, et a certifié le statut de réfugié des demandeurs en novembre 2017 en délivrant un certificat de réfugié. Les notes consignées par l’agent dans le SMGC font état de l’échange suivant entre les demandeurs et l’agent :
[traduction]
[...] Nous avons fait les entrevues, et ils ont conclu que nous étions toujours exposés à la persécution et, par conséquent, nous ne pouvons pas être naturalisés puisque nous sommes des réfugiés. QUAND VOTRE ENTREVUE AVEC LE GOUV. DE LA ZAMBIE A-T-ELLE EU LIEU? En 2017, je crois, peut-être en 2016.
[22]
L’agent n’a pas relevé la conclusion du CRZ selon laquelle les demandeurs avaient été reconnus comme des réfugiés rwandais : Ghirmatsion aux para 58 et 59. En fait, il a interprété à tort le statut de réfugié des demandeurs comme étant un [traduction] « choix »
au lieu d’une conclusion tirée par un responsable zambien, en précisant dans la lettre de refus : [traduction] « Vous avez été interrogé par les autorités zambiennes et vous avez choisi de maintenir votre statut de réfugié en Zambie, ce qui semble être intéressé parce que vous aviez une demande d’immigration au Canada en cours de traitement ».
[23]
Le défendeur souligne à juste titre que le statut de réfugié reconnu aux demandeurs par la Zambie n’était pas déterminant quant aux questions que devait trancher l’agent; toutefois, la cessation générale invoquée par le HCR ne l’était pas non plus. L’agent devait mener une appréciation indépendante de l’allégation de persécution fondée sur ses origines ethniques formulée par Mme Dukuzeyezu : Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621 au para 28. J’estime qu’il ne l’a pas fait. Par conséquent, la conclusion de l’agent voulant que les demandeurs n’aient pas établi un risque de persécution s’ils retournaient au Rwanda était déraisonnable.
b)
L’allégation de persécution fondée sur un conflit foncier formulée par M. Dukuzeyezu
[24]
Les demandeurs contestent aussi les conclusions de l’agent concernant les allégations de persécution formulées par M. Dukuzeyezu. L’agent a conclu que le conflit intervenu en 2005 au sujet de la terre agricole ne constituait pas de la persécution « du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques »
aux termes de l’article 96 de la LIPR. Les demandeurs soutiennent que cette conclusion était déraisonnable parce que l’agent a supposé qu’un conflit foncier ne pouvait jamais équivaloir à de la persécution fondée sur un motif prévu dans la Convention, et n’a pas pris en compte la question de savoir si les affirmations formulées par M. Dukuzeyezu pendant l’entrevue — soit que son oncle voulait le tuer en tant que fils aîné et héritier de la terre, avec la complicité du gouvernement du Rwanda — représentaient des circonstances pouvait équivaloir à de la persécution fondée sur le motif de l’appartenance à un groupe social (c.‑à‑d. les liens familiaux de par son père), de la race, des origines ethniques ou des opinions politiques perçues.
[25]
Je ne suis pas convaincue que l’agent a supposé qu’un conflit foncier ne pouvait jamais équivaloir à de la persécution fondée sur un motif prévu dans la Convention. L’affirmation de l’agent selon laquelle les conflits fonciers entre parents n’équivalent pas à de la persécution dans le contexte de protection des réfugiés ne peut être interprétée séparément, mais elle doit être prise en compte dans le contexte juridique et factuel de la décision dans son ensemble : Vavilov aux para 89 et 90. Le contexte en question comprend la conclusion de l’agent selon laquelle le conflit foncier avait eu lieu plus de dix ans plus tôt, en 2005, et qu’il n’y avait pas de raison apparente de se sentir menacés tant que les demandeurs ne s’immisçaient pas dans le conflit. J’estime que l’agent a pris en compte la question de savoir si le contexte factuel décrit par M. Dukuzeyezu avait donné lieu à une crainte fondée de persécution reposant sur un motif prévu dans la Convention, et l’agent a tiré une conclusion raisonnable voulant que ce ne fût pas le cas.
c)
Situation dans le pays
[26]
Les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent était déraisonnable parce que ce dernier avait démontré une incompréhension ou une méconnaissance de la situation au Rwanda. Ils invoquent le passage souligné qui suit de la décision Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 au paragraphe 30 :
En l’espèce, même si le dossier du tribunal ne porte aucune mention de documents sur la situation en Afghanistan, on peut supposer que l’agent soit la connaissait, soit pouvait facilement disposer de la documentation sur celle-ci afin d’exécuter ses fonctions correctement. J’ajoute que s’il peut être établi que l’agent a rendu sa décision sans connaître la situation dans le pays, ceci peut en soi constituer un motif valable pour infirmer la décision dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire. Ce serait vraiment inadmissible que des agents canadiens des visas se prononcent sur des demandes d’asile sans se rapporter à la situation du pays ou sans en avoir pris connaissance.
[27]
La mention répétée voulant que le Rwanda soit un pays sûr où chacun peut retourner constituait le seul renvoi à la situation dans le pays dans la lettre de refus et les notes consignées dans le SMGC de l’agent. J’ai déjà examiné cet argument et les conséquences des dispositions de cessation du HCR dans le contexte de la crainte de persécution fondée sur les origines ethniques alléguée par Mme Dukuzeyezu. En ce qui concerne la conclusion raisonnable de l’agent selon laquelle la situation de Mme Dukuzeyezu n’engendrait pas une crainte fondée de persécution reposant sur un motif prévu dans la Convention, la disposition de cessation du HCR n’est pas importante puisque Mme Dukuzeyezu ne remplit pas le seuil requis de persécution fondée sur un motif prévu dans la Convention. Par conséquent, je ne vois pas la nécessité d’analyser la question plus en profondeur.
2)
Solution durable
[28]
Les demandeurs contestent la conclusion de l’agent voulant que deux solutions durables s’offrent à eux : retourner au Rwanda, ou s’intégrer localement en Zambie.
[29]
J’estime que la conclusion de l’agent quant à une solution durable au Rwanda était déraisonnable, pour les mêmes raisons que j’ai énumérées précédemment.
[30]
Une conclusion relative à une solution durable en Zambie offrirait un fondement suffisant pour permettre à l’agent de rejeter la demande de résidence permanente des demandeurs, aux termes de l’alinéa 139(1)d) de la LIPR (Karimzada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 152 au para 25; Salimi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 872 au para 7). La question en litige dans le contrôle judiciaire est celle de savoir si la conclusion d’une solution durable en Zambie de l’agent était raisonnable.
[31]
Les demandeurs soutiennent que la conclusion de l’agent reposait sur des conclusions déraisonnables selon lesquelles les demandeurs disposent des ressources voulues pour demander la résidence en Zambie, puis la citoyenneté, que M. Dukuzeyezu répond aux critères pour la naturalisation en Zambie et est très instruit, et que les demandeurs ont choisi, pour des raisons intéressées, de maintenir leur statut de réfugié plutôt que de demander la résidence permanente et la citoyenneté en Zambie. Les demandeurs soutiennent qu’il n’y avait aucun fondement probant pour étayer la conclusion de l’agent selon laquelle les demandeurs obtiendraient un statut permanent en Zambie si la famille renonçait à son statut de réfugié. De plus, ils soutiennent que l’agent a omis d’examiner la question de savoir s’ils pouvaient obtenir la résidence permanente en Zambie dans un laps de temps raisonnable, et sans risquer d’être refoulés au Rwanda après avoir renoncé à leur statut de réfugié.
[32]
Le défendeur soutient qu’il incombait aux demandeurs d’établir leur allégation selon laquelle ils ne disposaient pas d’un cheminement clair vers la naturalisation en Zambie, et qu’ils ne s’étaient tout simplement pas acquittés de ce fardeau. Il ajoute qu’une solution durable n’a pas à être parfaite — il suffit, aux termes du paragraphe 139(1), qu’elle soit durable : Ntakirutimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 272 au para 16. Le défendeur soutient que même s’ils ne peuvent pas obtenir la résidence permanente ou la citoyenneté en Zambie, les demandeurs ont continué de voir leur statut de réfugiés renouvelé périodiquement au cours des deux décennies pendant lesquelles ils y ont vécu et qu’ils s’en sortent bien — M. et Mme Dukuzeyezu ont pu faire des études qu’ils ont payées eux-mêmes. Le défendeur estime que les demandeurs semblent avoir une solution permanente en Zambie de sorte que la nature non permanente du statut de réfugié ne rend pas, en soi, la conclusion de l’agent déraisonnable.
[33]
J’estime que la conclusion d’une solution durable en Zambie tirée par l’agent n’est pas justifiée et, par conséquent, elle était déraisonnable. Je ne suis pas convaincue par l’argument du défendeur selon lequel les demandeurs disposent d’une solution durable fondée sur le statut de réfugié continu parce que les motifs ne précisent pas ce sur quoi l’agent s’est fondé pour tirer une telle conclusion, et une cour de révision ne devrait pas fournir des motifs qui n’ont pas été donnés : Vavilov au para 97. L’agent s’est plutôt fondé sur la capacité des demandeurs de se faire naturaliser en Zambie. Selon la lettre de refus de l’agent, les demandeurs ont [traduction] « plus de ressources qu’il n’en faut pour demander la résidence en Zambie et, plus tard, la naturalisation »
et selon les notes consignées dans le SMGC, M. Dukuzeyezu [traduction] « répond aux critères pour la naturalisation en Zambie et est très instruit »
. Toutefois, l’agent n’a renvoyé à aucun élément de preuve pour étayer ces affirmations, et le dossier ne comprend aucune preuve que le fait de disposer de ressources et d’être instruit pourrait mener à un statut permanent en Zambie dans un délai raisonnable. De plus, les demandeurs ont affirmé pendant l’entrevue qu’ils ne pouvaient pas demander la citoyenneté ou se faire naturaliser parce que [traduction] « [n]ous avons fait les entrevues, et [le gouvernement de la Zambie a] conclu que nous étions toujours exposés à de la persécution et, par conséquent, nous ne pouvons pas être naturalisés puisque nous sommes des réfugiés »
. Rien n’indique que l’agent a rejeté les éléments de preuve des demandeurs selon lesquels ils devraient renoncer à leur statut de réfugié avant de demander la résidence permanente ou la citoyenneté, et l’agent n’a pas pris en compte la question de savoir si la renonciation exposerait les demandeurs au risque d’être refoulés par leur renvoi au Rwanda. Dans la décision Al-Anbagi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 273 au paragraphe 30, la Cour a souligné que la solution durable offerte par un pays tiers doit au moins, selon la prépondérance des probabilités, se traduire par une possibilité raisonnable d’atteindre, dans un délai raisonnable, le statut permanent légal ou de fait permettant l’intégration locale dans ce pays ou d’habiter dans ce pays sans peur d’être victime de refoulement. Les motifs de l’agent ne justifiaient pas la conclusion voulant que la Zambie offrait une solution durable.
B.
L’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale?
[34]
Les demandeurs soutiennent que si l’agent avait de l’information selon laquelle les réfugiés du Rwanda pouvaient obtenir la citoyenneté en Zambie, il aurait dû dévoiler la source de l’information et leur donner une possibilité de répondre. Les demandeurs prétendent que l’omission de l’agent à cet égard constituait un manquement à l’équité procédurale.
[35]
En règle générale, un agent des visas n’est pas tenu d’informer les demandeurs des préoccupations découlant des conditions de la LIPR ou du RIPR ou qui y sont liées directement : Ayyalasomayajula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 248 au para 18; Ali c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7681 (CF) au para 19. Toutefois, en ne divulguant pas les renseignements externes sur lesquels il se fonde, et dont les demandeurs ne pouvaient raisonnablement prévoir qu’il les consulterait, le décideur contrevient à l’équité procédurale : Qin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 147 au para 38; Qureshi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1081 aux para 31 et 32.
[36]
En l’espèce, les demandeurs n’ont pas établi que l’agent s’était fondé sur de tels renseignements externes. Quoi qu’il en soit, l’agent a expressément soulevé des préoccupations quant à la capacité des demandeurs d’obtenir le statut de résident permanent en Zambie en entrevue et leur a donné une occasion de répondre à ce moment. J’estime que l’agent n’était pas tenu d’en faire davantage, et les demandeurs n’ont pas établi que l’agent avait manqué à l’équité procédurale.
V.
Dépens
[37]
Les demandeurs affirment qu’il y a des raisons spéciales justifiant l’adjudication de dépens en l’espèce. Plus particulièrement, les demandeurs prétendent que des dépens peuvent être adjugés si une partie « a inutilement ou de façon déraisonnable prolongé l'instance ou […] a agi d'une manière qui peut être qualifiée d'inéquitable, d'oppressive, d'inappropriée ou de mauvaise foi »
: Johnson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262 au para 26; Qin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1154 au para 34.
[38]
Bien que je conclue que la décision de l’agent était déraisonnable, cela ne justifie pas en soi l’adjudication de dépens aux demandeurs. Je ne suis pas convaincue que le défendeur a agi d’une manière qui justifie l’adjudication de dépens en l’espèce.
[39]
Aucuns dépens ne seront adjugés.
VI.
Conclusion
[40]
Pour les motifs exposés précédemment, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
[41]
Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-4418-19
LA COUR STATUE que :
La décision est annulée et l’affaire renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Christine M. Pallotta »
Juge
Traduction certifiée conforme
Isabelle Mathieu
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-4418-19
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INTITULÉ :
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EMMANUEL DUKUZEYEZU ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 20 juillet 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE PALLOTTA
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DATE DES MOTIFS :
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Le 30 octobre 2020
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COMPARUTIONS :
Timothy Wichert
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POUR LES DEMANDEURS
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Kareena Wilding
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Timothy Wichert
Avocat
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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