Date : 20201029
Dossiers : T-870-20
T-1048-20
Référence : 2020 CF 1013
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 29 octobre 2020
En présence de monsieur le juge Manson
ENTRE :
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FRESENIUS KABI CANADA LTD.
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA SANTÉ
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
La Cour est saisie de demandes de contrôle judiciaire réunies visant deux décisions du ministre de la Santé [le défendeur] rendues par l’entremise du Bureau des médicaments brevetés et de la liaison [le BMBL], sous l’autorité du Bureau des présentations et de la propriété intellectuelle [le BPPI] de Santé Canada. Dans les décisions, datées respectivement du 30 juillet et du 1er septembre 2020 [les décisions], le défendeur a décidé de ne pas délivrer d’avis de conformité [AC] à Fresenius Kabi Canada Ltd. [la demanderesse] à l’égard de sa présentation de nouveau médicament [PNM] no 230637 concernant le médicament IDACIOMC, qui contient 40 mg d’adalimumab dans un volume de 0,8 mL (50 mg/mL).
II.
Contexte
[2]
IDACIO est un biosimilaire d’un médicament fabriqué par AbbVie Biotechnology Ltd. [AbbVie] vendu sous le nom commercial HUMIRA®. AbbVie est la propriétaire des brevets canadiens suivants inscrits au registre des brevets à l’égard d’HUMIRA : 2,385,745, 2,494,756, 2,504,868, 2,847,142, 2,898,009 et 2,801,917. Dans sa demande d’avis de conformité présentée en vertu paragraphes 7(1) et (2) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement AC], la demanderesse s’est efforcée de traiter de chacun des brevets inscrits conformément à l’obligation qui lui incombait à cet égard. La demanderesse doit, en vertu d’autres cadres réglementaires en vigueur au Canada, obtenir un avis de conformité pour pouvoir vendre IDACIO et en faire la publicité.
[3]
AbbVie et la demanderesse ont conclu un contrat de licence confidentiel [le contrat], qui régit leur relation et autorise la demanderesse à accomplir certains actes au regard des brevets inscrits. Se référant à ce contrat, la demanderesse a tenté d’invoquer le consentement d’AbbVie visé au paragraphe 7(2) du Règlement AC. Cette disposition la dispense de devoir remplir certaines conditions énoncées au paragraphe 7(1) et auxquelles il faut satisfaire avant que le défendeur puisse délivrer un avis de conformité. La présente demande porte sur l’interprétation de ce qui constitue un consentement valide aux termes du paragraphe 7(2) du Règlement AC.
[4]
AbbVie a plusieurs fois exprimé son consentement au défendeur sous diverses formes, notamment dans des lettres datées du 30 septembre, du 15 octobre et du 4 décembre 2019 adressées au BPPI. La teneur du consentement était semblable. Comme l’a succinctement déclaré la demanderesse : [traduction] « la propriétaire des brevets (AbbVie) a consenti à a) la délivrance d’un avis de conformité conformément au contrat confidentiel qu’elle a conclu avec Fresenius, b) à la fabrication et à la construction d’IDACIO, et c) à l’exploitation et à la vente d’IDACIO à partir du 15 février 2021 »
. Les lettres précisaient que le consentement était fourni conformément au paragraphe 7(2) du Règlement AC. Par exemple, la lettre du 4 décembre 2019 mentionnait :
[traduction] Conformément au paragraphe 7(2) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et aux seules fins de ce règlement, AbbVie Biotechnology Ltd. […] consent par la présente à la fabrication, à la construction et, à partir du 15 février 2021, à l’exploitation et à la vente au Canada d’IDACIO par Fresenius Kabi Canada Ltd […]
[5]
En outre, il y a eu à plusieurs reprises communication entre les parties et AbbVie pour clarifier la nature du consentement donné :
Le 28 octobre 2019, le BPPI a informé la demanderesse que la date de prise d’effet du consentement au titre du paragraphe 7(2) du Règlement AC était le 16 février 2021;
Le 6 décembre 2019, le BPPI a rendu une décision portant que les exigences du paragraphe 7(2) du Règlement AC n’avaient pas été remplies. Le consentement d’AbbVie prendra effet après le 15 février 2021;
À la suite d’une demande présentée en mars 2020, le BPPI a accepté d’examiner d’autres observations de la demanderesse. Le 6 avril suivant, il a toutefois déclaré que le BMBL [traduction]
« ne tient pas compte du contenu/libellé des règlements à l’amiable intervenus entre la première personne et la deuxième personne »
aux fins d’application du Règlement AC;Entre le 27 avril et le 15 juin 2020, la demanderesse a soumis des extraits du contrat conclu avec AbbVie ainsi que des explications et des observations concernant les défis particuliers que posent les médicaments biosimilaires, notamment en ce qui a trait à la publicité, à la préapprobation, et aux tests de vérifications des lots;
Le 27 juillet 2020, le BPPI a demandé à AbbVie de clarifier l’intention qu’elle avait exprimée dans sa lettre du 4 décembre 2019. Dans une réponse datée du 7 août 2020, AbbVie mentionne des dispositions du contrat, mais s’en remet au BPPI pour décider si le consentement est valide aux termes du paragraphe 7(2) du Règlement AC;
Le 30 juillet 2020, Santé Canada a fait savoir que l’examen (c.‑à‑d. l’étude de l’innocuité et de l’efficacité) de la présentation no 230637 était terminé et qu’elle avait demandé à AbbVie de confirmer la date de prise d’effet du consentement, ajoutant que l’avis de conformité ne serait délivré que si un consentement était obtenu. La décision de juillet est à l’origine de la première demande de contrôle judiciaire (T‑870‑20);
La décision de septembre, rendue le 1er septembre 2020, est à l’origine de la seconde demande de contrôle judiciaire (T‑1048‑20). Ces décisions sont décrites plus en détail ci‑après.
I.
Décisions faisant l’objet du contrôle
[6]
La présente demande de contrôle judiciaire vise deux décisions. La décision de juillet explique qu’AbbVie a été priée de préciser la date de prise d’effet du consentement avant qu’un avis de conformité ne soit délivré, car selon la position antérieure exprimée par le défendeur (par exemple dans sa décision du 6 décembre 2019), un consentement visant uniquement la « fabrication »
et la « construction »
ne remplirait pas les exigences du paragraphe 7(2) du Règlement AC, vu les activités de « vente »
et de « publicité »
autorisées par les avis de conformité.
[7]
La décision de septembre confirme que le défendeur estime encore que l’avis de conformité ne peut être délivré avant le 15 février 2021, date à laquelle AbbVie a effectivement consenti aux quatre activités énumérées au paragraphe 7(2) du Règlement AC – fabrication, construction, exploitation ou vente. Le consentement d’AbbVie doit être sans équivoque et viser les quatre activités. Le défendeur a estimé que le terme « ou »
utilisé pour relier les quatre activités énoncées au paragraphe 7(2) du Règlement AC ne pouvait être interprété de manière à obtenir un résultat absurde ou à entraver le mécanisme efficace d’application des droits conférés par les brevets prévu par le Règlement AC. Par ailleurs, un règlement ou une licence ne permet pas de prouver le consentement, qui doit être sans équivoque et fourni par la propriétaire des brevets. Le défendeur se retrouverait autrement à devoir interpréter des contrats, en s’appuyant uniquement sur les observations d’une seule partie. La décision du défendeur ne pouvait être contournée par la prise en compte des difficultés invoquées associées à la mise en marché d’un médicament biosimilaire.
II.
Questions à trancher
[8]
Les questions à trancher sont les suivantes :
Le refus du défendeur de délivrer un avis de conformité avant le 15 février 2021, fondé sur son interprétation du consentement valide aux termes du paragraphe 7(2) du Règlement AC, était‑il déraisonnable?
Si les décisions du défendeur sont déraisonnables, notre Cour devrait‑elle rendre une ordonnance de mandamus?
III.
Norme de contrôle
[9]
La norme de contrôle est celle du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 83‑87 [Vavilov]).
IV.
Dispositions pertinentes
[10]
Les paragraphes 7(1) et (2) du Règlement AC sont libellés comme suit :
7(1) Le ministre ne peut délivrer d’avis de conformité à la seconde personne avant le dernier en date des jours suivants :
a) le lendemain du premier jour où sont expirés tous les brevets et certificats de protection supplémentaire à l’égard desquels la seconde personne est tenue de faire une déclaration ou une allégation en application des paragraphes 5(1) ou (2) et qui ne font pas l’objet d’une allégation;
b) le jour où la seconde personne se conforme à l’alinéa 5(3)e);
c) le quarante-sixième jour après la date de signification de l’avis d’allégation visé à l’alinéa 5(3)a);
d) le lendemain du dernier jour de la période de vingt‑quatre mois qui commence à la date à laquelle une action a été intentée en vertu du paragraphe 6(1);
e) le lendemain du premier jour où sont expirés tous les brevets et les certificats de protection supplémentaire faisant l’objet d’une déclaration de contrefaçon faite dans une action intentée en vertu du paragraphe 6(1);
f) le lendemain du premier jour où sont expirés tous les certificats de protection supplémentaire — autres que ceux qui ont été tenus non contrefaits dans une action visée à l’alinéa e) — qui, à la fois :
(i) mentionnent un brevet visé aux alinéas a) ou e),
(ii) ne font pas l’objet d’une déclaration ou d’une allégation faite en application des paragraphes 5(1) ou (2),
(iii) sont inscrits au registre à l’égard de la même présentation ou du même supplément que le brevet.
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’égard d’un brevet ou d’un certificat de protection supplémentaire si le ministre a reçu la preuve du propriétaire du brevet qu’il consent à ce que la seconde personne fabrique, construise, exploite ou vende la drogue au Canada.
V.
Analyse
[11]
La demanderesse fait valoir que le consentement à l’un des droits de brevet au titre du paragraphe 7(2) du Règlement AC autorise le défendeur à délivrer un avis de conformité. AbbVie ne s’oppose pas à la délivrance immédiate d’un tel avis et toutes les questions de contrefaçon de brevet susceptibles de se poser entre elle et la demanderesse sont résolues au moyen du contrat. Par ailleurs, la lecture que fait le défendeur du paragraphe 7(2) du Règlement AC est contraire à son simple libellé et incompatible avec son objet, et les décisions de suspendre la délivrance de l’avis de conformité jusqu’au 15 février 2021 sont déraisonnables compte tenu de l’absence de risque de contrefaçon de brevets.
[12]
Selon le défendeur, AbbVie doit consentir sans équivoque à l’ensemble des droits de brevet mentionnés au paragraphe 7(2) du Règlement AC avant qu’un avis de conformité puisse être délivré. Le terme « ou »
utilisé dans cette disposition pour relier les quatre droits de brevet ne peut être interprété de manière disjonctive, car cela aboutirait à un résultat absurde ou mettrait en échec l’objet clair de la disposition. AbbVie n’a consenti à toutes les activités énoncées au paragraphe 7(2) du Règlement AC qu’à compter du 15 février 2021.
[13]
Le Règlement AC, pris en vertu de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4 [la Loi sur les brevets], veille à ce que le processus d’approbation des médicaments au titre du Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870 [le Règlement sur les aliments et drogues], pour une inscription subséquente ou un médicament générique, respecte certains droits de brevet liés au premier médicament ou médicament innovant. En particulier, le Règlement AC cherche à établir un équilibre entre les droits de brevet associés aux médicaments innovants et l’arrivée sur le marché en temps opportun de médicaments concurrents moins chers (Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, (2006) C Gaz II, vol 140, no 21, à la p 1510 [le REIR]).
[14]
Le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets prévoit une exception pour les « travaux préalables »
aux termes de laquelle les fabricants de médicaments inscrits subséquemment peuvent utiliser un médicament innovant et breveté pour solliciter des approbations pour une version concurrente de ce médicament. Le Règlement AC empêche le recours abusif à cette exception en prévoyant les conditions qui doivent être remplies avant qu’un avis de conformité ne soit délivré. Ces conditions, énoncées au paragraphe 7(1) du Règlement AC, ne s’appliquent pas lorsque la preuve du consentement est fournie par le propriétaire du brevet conformément au paragraphe 7(2). C’est l’interprétation du « consent[ement] [à ce que la seconde personne] fabrique, construise, exploite ou vende »
le médicament conformément au paragraphe 7(2) du Règlement AC qui est en cause :
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’égard d’un brevet ou d’un certificat de protection supplémentaire si le ministre a reçu la preuve du propriétaire du brevet qu’il consent à ce que la seconde personne fabrique, construise, exploite ou vende la drogue au Canada.
[15]
Pour les motifs qui suivent, les décisions sont déraisonnables, car :
AbbVie a consenti sans équivoque aux quatre activités énoncées au paragraphe 7(2) du Règlement AC. Le fait que le consentement soit échelonné dans le temps ne le rend pas invalide;
Le défendeur a commis une erreur dans son analyse du libellé du paragraphe 7(2) du Règlement AC et dans son interprétation disjonctive, mais inclusive du mot
« ou »
;Le défendeur a commis une erreur dans son interprétation de l’objet du Règlement AC en omettant de reconnaître le double objet du régime.
[16]
Dans ses lettres, par exemple celle du 4 décembre 2019, AbbVie consent sans équivoque, conformément au paragraphe 7(2) du Règlement AC, aux quatre activités. Son consentement a un aspect temporel, puisqu’elle [traduction] « consen[t] par la présente à la fabrication, à la construction et, à partir du 15 février 2021, à l’exploitation et à la vente au Canada d’IDACIO par Fresenius Kabi Canada Ltd… »
Ce consentement est clair et sans équivoque quant aux intentions de la propriétaire des brevets. AbbVie ne s’oppose pas à la délivrance immédiate d’un avis de conformité. Le consentement exprimé ne rend pas nécessaire l’interprétation du contrat et n’appuie pas la conclusion du défendeur selon laquelle le consentement de la propriétaire des brevets est incertain. La nature temporelle du consentement donné aux quatre activités ne confirme pas que ce consentement ne sera valide qu’à partir du 15 février 2021.
[17]
Dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21 [Rizzo], la Cour suprême a adopté le « principe moderne »
d’interprétation législative préconisé par Driedger :
Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
(Rizzo, précité citant Driedger dans Construction of Statutes (2e éd, 1983))
[18]
Ainsi, l’interprétation législative suppose d’examiner trois éléments essentiels, soit le libellé, le contexte et l’objet (Canada Trustco Mortgage Co c Canada, 2005 CSC 54). Comme l’a mentionné la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, précité au paragraphe 118 :
[118] Notre Cour a adopté ce « principe moderne » en tant que méthode appropriée d’interprétation des lois parce que c’est uniquement à partir du texte de loi, de l’objet de la disposition législative et du contexte dans son ensemble qu’il est possible de saisir l’intention du législateur : Sullivan, p. 7‑8. Les personnes qui rédigent et adoptent des textes de loi s’attendent à ce que les questions concernant leur sens soient tranchées à la suite d’une analyse qui tienne compte du libellé, du contexte et de l’objet de la disposition concernée, que l’entité chargée d’interpréter la loi soit une cour de justice ou un décideur administratif. Une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui respecte l’intention du législateur doit donc tenir pour acquis que les instances chargées d’interpréter la loi — qu’il s’agisse des cours de justice ou des décideurs administratifs — effectueront cet exercice conformément au principe d’interprétation susmentionné.
[19]
Il ne s’agit pas d’une liste aux fins d’un contrôle selon la norme du caractère raisonnable, mais plutôt d’éléments qui peuvent amener une cour de révision à perdre confiance dans la conclusion à laquelle un décideur est parvenu (Vavilov, au para 106). Par ailleurs, le décideur ne peut « échafauder une interprétation »
à partir du résultat souhaité, en adoptant une interprétation qu’il sait de moindre qualité, mais plausible, simplement parce que cette interprétation paraît possible et opportune (Vavilov, au para 121).
[20]
Dans la décision de septembre, le BPPI indique aux pages 7 et 8 :
[traduction] Bien que le paragraphe 7(2) du Règlement MB(AC) emploie le terme « ou », celui‑ci ne peut être interprété de manière disjonctive, car cela mènerait à un résultat absurde ou mettrait en échec l’objet clair de la disposition dans laquelle il est employé […]
[…]
Le « ou » du paragraphe 7(2) du Règlement MB(AC) figurait dans les dispositions correspondantes de l’ancien règlement, et ce, depuis l’entrée en vigueur en 1993 de ce règlement (voir DORS/93‑133, Gazette du Canada, Partie II, vol. 127, no 6, pages 1383‑1389). Cependant, la disposition n’a jamais eu pour objet d’autoriser Santé Canada à délivrer un avis de conformité sans qu’un consentement n’ait été donné à l’égard de toutes les activités énumérées.
[21]
Par conséquent, le défendeur contourne une lecture textuelle de la disposition en affirmant que le « ou »
devrait avoir un sens conjonctif plutôt que disjonctif afin d’éviter un résultat absurde. Une lecture textuelle met plutôt l’accent en premier lieu sur le sens ordinaire des mots dans une disposition, sens ordinaire que l’auteur est présumé avoir voulu donner.
[22]
Habituellement, le terme « ou »
est présumé être disjonctif, mais aussi inclusif de telle sorte que le propriétaire de brevet peut, comme en l’espèce, consentir à chacune ou à une combinaison des activités énumérées – fabrication, construction, exploitation ou vente – pour remplir les exigences du paragraphe 7(2) du Règlement AC :
[traduction]
Le « ou » est toujours disjonctif en ce sens qu’il indique toujours que les choses énumérées avant et après lui marquent un choix. Toutefois, il est ambigu en ce sens qu’il peut être inclusif ou exclusif. […] Lorsque le « ou » est inclusif, les options peuvent être cumulatives : a) ou b) ou les deux; a) ou b) ou c), ou deux d’entre elles ou les trois à la fois.
À l’instar du « et » marquant la possibilité de l’addition ou du choix, le « ou » inclusif exprime l’idée de « et/ou ».
[…]
Concernant le « ou » inclusif, les tribunaux affirment parfois qu’il est conjonctif ou, pire, qu’il a le sens de « et ». Le « ou » est toujours disjonctif et, à moins que le rédacteur n’ait commis une erreur, il ne doit jamais être interprété comme signifiant « et ».
(Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 2e éd (Toronto : Irwin Law Inc., 2007, aux p 81‑82)).
[23]
En fait, deux affaires invoquées par le défendeur dans la décision de septembre appuient cette présomption.
[24]
Dans l’arrêt IWA Local, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick [CA N‑B] a rejeté l’idée voulant que la Commission du travail ne puisse tenir d’audience « et »
prendre un vote en raison du libellé législatif selon lequel la Commission [traduction] « […] peut entreprendre ou commander tout examen des dossiers ou toute autre enquête qu’elle juge nécessaire, notamment en tenant toute audience ou en prenant tout vote qu’elle estime nécessaire »
[non souligné dans l’original]. La CA N‑B a estimé que la Commission avait le pouvoir discrétionnaire d’à la fois tenir une audience et prendre un vote. La CA N‑B parle d’« absurdité »
, mais cette absurdité n’existerait que si on ne considère pas le « ou »
comme étant inclusif (Re International Woodworkers of America, Local 2-306, and Miramichi Forest Products Ltd, (1971), 21 DLR (3d) 239 (CA N‑B) à la p 242 [IWA Local]).
[25]
Dans R c Shaw, la Cour d’appel de Saskatchewan a estimé que l’emploi de « ou »
dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique au paragraphe relatif à « [l’]infliction de punitions par voie d’amende, pénalité, ou emprisonnement, dans le but de faire exécuter toute loi de la province »
était [traduction] « distributif »
, c’est-à-dire que la province [traduction] « peut exercer un ou plusieurs de ces pouvoirs simultanément »
(R c Shaw, [1920] 3 WWR 611 (CA Sask) au para 34).
[26]
En contournant cette analyse textuelle, le défendeur n’a pas non plus reconnu que le consentement vise de toute façon les quatre activités énumérées au paragraphe 7(2) du Règlement AC.
[27]
La décision de septembre indique aux pages 8 et 9 que le Règlement AC :
[traduction] […] « vise à assurer la protection efficace des brevets » en veillant à ce que l’exception relative aux « travaux préalables » ne permette réellement de délivrer un avis de conformité pour un médicament générique qu’à l’expiration du brevet ou à une date antérieure que l’innovateur estime justifiée au regard de l’allégation de la compagnie générique, ou seulement si la cour rejette l’action de l’innovateur intentée en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement MB(AC) afin d’obtenir une déclaration portant que la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente d’un médicament conformément à la présentation ou au supplément visé au paragraphe 5(1) ou (2), contrefait tout brevet ou tout certificat de protection supplémentaire visé par une allégation faite dans cet avis.
[28]
Le défendeur affirme qu’il est raisonnable d’interpréter le paragraphe 7(2) du Règlement AC de manière à éviter qu’on y recoure abusivement ou qu’on porte atteinte aux droits des brevetés. En effet, le Règlement AC vise à créer un équilibre qui permette les travaux préalables visés par l’exception prévue par la Loi sur les brevets, en faisant en sorte que la délivrance de l’avis de conformité en vertu du Règlement sur les aliments et drogues à l’égard d’un produit qui fera son entrée sur le marché corresponde à l’état du brevet relatif au produit de référence. Cet objectif serait entravé si la seconde personne se voit délivrer un avis de conformité lui permettant de vendre le médicament alors qu’elle n’y est pas autorisée.
[29]
Les décisions contestées dans la présente affaire ne tiennent pas compte de l’ensemble du contexte et de l’objet du Règlement AC, et mettent plutôt étroitement l’accent sur l’aspect mise en application des droits. Le double objet du Règlement AC est de créer un équilibre entre une mise en application efficace des droits conférés par les brevets à l’égard de médicaments nouveaux et innovants et l’entrée sur le marché en temps opportun des produits génériques concurrents moins chers (RIER, précité). Ce double objet a été affirmé par la Cour suprême dans l’arrêt Bristol‑Myers Squibb Co c Canada (Procureur général), 2005 CSC 26 [Biolyse], qui rappelle l’historique législatif et les déclarations publiques du gouvernement qui témoignaient d’un désir de parvenir à un « équilibre »
entre les droits des brevetés et l’intérêt « essentiel »
du public « à veiller à ce que des médicaments génériques soient accessibles à des prix compétitifs dès que possible après l’expiration du brevet »
(Biolyse, précité aux para 47‑48). Ce double objet concorde avec la portée limitée du paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets qui est « expressément destiné à prévenir la contrefaçon par les personnes qui utilisent “l’invention brevetée” en se prévalant des exceptions relatives aux “travaux préalables” […] Voilà […] ce que le gouverneur en conseil est autorisé à réglementer »
(Biolyse, au para 53).
[30]
Il est déraisonnable de donner au paragraphe 7(2) une interprétation qui permette de refuser la délivrance de l’avis de conformité alors que le consentement est clairement donné par la propriétaire du brevet à l’égard des activités énumérées et que cette dernière indique explicitement qu’elle donne le consentement visé au paragraphe 7(2) du Règlement AC. Je conviens que le défendeur ne devrait pas se retrouver à devoir interpréter le contrat pour évaluer le consentement effectivement donné – il est raisonnable d’exiger que la preuve de ce consentement soit directement fournie par la propriétaire du brevet. Cependant, étant donné que celle-ci donne ce consentement à maintes reprises, en renvoyant expressément au paragraphe 7(2) du Règlement AC – notamment dans les lettres datées du 30 septembre, du 15 octobre et du 4 décembre 2019 –, on ne peut affirmer qu’un consentement sans équivoque n’a pas été obtenu en l’espèce. En fait, un consentement à toutes les activités énumérées au paragraphe 7(2) du Règlement AC a valablement été donné, quoiqu’à deux dates différentes.
[31]
Le choix de la propriétaire du brevet de consentir aux quatre activités à différentes dates ne crée pas d’absurdité devant être corrigée en donnant au « ou »
inclusif et disjonctif le sens d’un « et »
conjonctif. Dans l’arrêt R c Wu, une ancienne disposition du Code criminel (art 734.7(1)) prévoyait que le délinquant pouvait être emprisonné pour non‑paiement d’une amende si :
[le tribunal est convaincu que] l’application des articles 734.5 [suspension de licences, permis, etc.] et 734.6 [exécution civile] n’est pas justifiée dans les circonstances ou que le délinquant a, sans excuse raisonnable, refusé de payer l’amende ou de s’en acquitter en application de l’article 736 [mode facultatif de paiement des amendes]. [Non souligné dans l’original.]
[32]
Cette réforme en matière de peines était censée répondre aux préoccupations découlant de l’emprisonnement excessif de personnes indigentes qui ne payaient pas leurs amendes. Il était absurde de donner un sens disjonctif au « ou »
, car le délinquant pouvait néanmoins être emprisonné en raison de sa pauvreté (R c Wu, 2003 CSC 73, aux para 60‑63 [Wu]). La Cour suprême a expliqué ce qui suit : « Il n’est pas rare que les tribunaux interprètent un “ou” comme un “et” quand le contexte législatif l’exige »
(Wu, précité, au para 62). Lorsqu’elle s’est référée à l’arrêt IWA Local à l’appui de cette déclaration, je ne crois pas nécessairement que la Cour suprême voulait dire que le « ou »
et le « et »
étaient interchangeables à volonté. Sullivan décrit la différence entre la résolution d’une ambiguïté et la correction d’une erreur du législateur :
[traduction] Il vaut la peine de faire la distinction entre la résolution d’une ambiguïté et la correction d’une erreur du rédacteur, car celle‑ci nécessite une preuve bien plus solide de l’intention du législateur. L’ambiguïté doit être résolue d’une manière ou d’une autre et elle peut l’être sur le fondement de motifs quelque peu hypothétiques; cependant, l’erreur du rédacteur ne peut être corrigée que si la cour est certaine de l’intention du législateur que ce dernier n’a pas su exprimer.
(Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd (LexisNexis Canada Inc., 2014) à §4.102)
[33]
Par conséquent, contrairement à ce que fait valoir le défendeur, il n’y a pas de résultat absurde. Comme l’explique l’arrêt Rizzo au paragraphe 27 :
[…] on qualifiera d’absurde une interprétation qui mène à des conséquences ridicules ou futiles, si elle est extrêmement déraisonnable ou inéquitable, si elle est illogique ou incohérente, ou si elle est incompatible avec d’autres dispositions ou avec l’objet du texte législatif.
[34]
La délivrance d’un avis de conformité fondée sur le consentement donné par un propriétaire de brevet ne peut être jugée incohérente ou incompatible avec la loi compte tenu du double objet du Règlement AC et du libellé explicite du paragraphe 7(2) du Règlement AC. Cette disposition exige le consentement du propriétaire du brevet dans le cadre de son mécanisme d’exécution.
[35]
Je note par ailleurs que l’avis de conformité est essentiel au lancement en temps opportun des produits biosimilaires, qui leur permet de demeurer compétitifs et d’établir leur position sur le marché. La demanderesse a mentionné plusieurs conséquences néfastes propres aux fabricants de médicaments biosimilaires qu’elle pourrait subir en cas de retard, notamment parce qu’il peut exister d’autres produits biosimilaires à l’adalimumab. Un lancement retardé, attribuable à la délivrance tardive de l’un avis de conformité requis aux fins d’examen et d’approbation des documents publicitaires pharmaceutiques et des tests, pourrait entraîner la mise à l’écart du produit importé et permettre à d’autres produits biosimilaires d’entrer sur le marché.
A.
Si les décisions sont déraisonnables, notre Cour devrait‑elle rendre une ordonnance de mandamus?
[36]
Une ordonnance de mandamus est justifiée lorsque les conditions suivantes sont remplies :
il existe une obligation légale d’agir;
l’obligation existe envers le requérant;
il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation;
lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, certaines règles supplémentaires s’appliquent;
le requérant n’a aucun autre recours;
l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;
le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé;
compte tenu de la balance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.
(Apotex Inc c Canada (Procureur général) (1993), [1994] 1 CF 742 (CAF), aux p 19‑21, conf [1994] 3 RCS 1100)
[37]
Dans la présente affaire, l’examen de l’efficacité et de l’innocuité d’IDACIO est terminé. Si la PNM est satisfaisante, le défendeur est contraint de délivrer un avis de conformité. En vertu du Règlement sur les aliments et drogues, il est tenu de délivrer l’avis de conformité si les exigences relatives à l’efficacité et à l’innocuité sont remplies. L’existence d’une matrice factuelle et réglementaire complexe, invoquée par le défendeur, n’est plus étayée à ce stade. Santé Canada a exercé son pouvoir discrétionnaire en terminant son examen et l’article C.08.004 oblige le défendeur à délivrer un avis de conformité dans un tel cas :
C.08.004(1) Sous réserve de l’article C.08.004.1, après avoir terminé l’examen d’une présentation de drogue nouvelle, d’une présentation abrégée de drogue nouvelle ou d’un supplément à l’une de ces présentations, le ministre :
a) si la présentation ou le supplément est conforme aux articles C.08.002, C.08.002.1 ou C.08.003, selon le cas, et à l’article C.08.005.1, délivre un avis de conformité;
b) si la présentation ou le supplément n’est pas conforme aux articles C.08.002, C.08.002.1 ou C.08.003, selon le cas, ou à l’article C.08.005.1, délivre un avis à cet effet au fabricant.
[38]
La décision de juillet confirme l’achèvement de l’examen d’IDACIO par Santé Canada et indique que le seul élément qu’il reste à examiner est l’exigence du consentement visé au paragraphe 7(2) du Règlement AC. Par ailleurs, ce règlement ne confère pas au ministre le pouvoir discrétionnaire de ne pas délivrer d’avis de conformité une fois que le propriétaire du brevet a fourni le consentement requis. À cet égard, il n’est d’aucune utilité de renvoyer cette question d’interprétation pour qu’elle soit réexaminée (Vavilov, au para 124). La présente affaire réunit les conditions requises pour qu’une ordonnance de mandamus soit rendue.
VI.
Conclusion
[39]
Je fais droit à la présente demande et rends une ordonnance de mandamus pour enjoindre au ministre de délivrer un avis de conformité dans la présente affaire. Aucuns dépens n’ont été sollicités en l’espèce.
JUGEMENT DANS LES DOSSIERS T-870-20 ET T-1048-20
LA COUR STATUE que :
Il est fait droit à la demande;
La demande visant à obtenir une ordonnance de mandamus est accueillie et le ministre de la Santé devra délivrer l’avis de conformité à Fresenius Kabi Canada Ltd.;
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Michael D. Manson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-870-20 and T-1048-20
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INTITULÉ :
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FRESENIUS KABI CANADA LTD. c LE MINISTRE DE LA SANTÉ
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 21 octobre 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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Le juge Manson
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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Le 29 octobre 2020
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COMPARUTIONS :
Andrea Rico Wolf
Tim Gilbert
Andrew Moeser
Zarya Cynader
Kevin Siu
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pour la demanderesse
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James Schneider
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pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
GILBERT’S LLP
Toronto (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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