Dossier : IMM-5099-19
Référence : 2020 CF 964
[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]
Montréal (Québec), le 14 octobre 2020
En présence de monsieur le juge Gascon
ENTRE :
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KOKOU FELIX HOUSOU
MANSAJ ADJELEVO
VICTOR HOUSOU
MICHAEL HOUSOU
AKOSUA BLESSING HOUSOU
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Le demandeur principal en l’espèce, M. Kokou Felix Housou, est citoyen du Togo. Il a fui son pays de nationalité il y a environ 26 ans et a obtenu le statut de réfugié au Ghana, pays voisin du Togo, où il habite avec sa famille depuis lors. Les quatre autres demandeurs sont les personnes à charge de M. Housou, à savoir sa femme et ses enfants.
[2]
En juin 2019, un agent d’immigration [Agent] du haut‑commissariat du Canada à Dakar, au Ghana [HCC] a rejeté la demande de visa de résident permanent présentée par M. Housou à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières (en vertu de la sous‑catégorie de personnes de pays d’accueil) [Décision]. L’Agent a conclu que M. Housou ne satisfaisait pas aux exigences applicables prévues à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], ainsi qu’à l’alinéa 139(1)d) et aux articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR]. L’Agent a conclu que M. Housou n’a pas réussi à démontrer que sa crainte d’être persécuté dans son pays de nationalité du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques était vraisemblable. L’Agent a également conclu que M. Housou et sa famille disposaient d’une solution durable et locale au Ghana.
[3]
M. Housou sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la Décision. Il soulève quatre motifs distincts à l’encontre de la Décision de l’Agent. Premièrement, il soutient que ce dernier a commis une erreur de droit fondamentale en introduisant des exigences supplémentaires dans la définition de réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR, en contravention de la jurisprudence bien établie qui énonce le critère régissant la protection des réfugiés. Deuxièmement, il fait valoir que la Décision n’est pas suffisamment justifiée et intelligible, puisqu’elle incite le lecteur à émettre des hypothèses quant au raisonnement suivi par l’Agent sur des questions fondamentales. Troisièmement, M. Housou soutient que l’Agent s’est fondé sur des conjectures au sujet de la perspective d’une solution durable au Ghana plutôt que d’examiner sa situation personnelle. Finalement, M. Housou reproche à l’Agent d’avoir mal interprété ou écarté des éléments de preuve en tirant des conclusions de fait importantes. Il demande à la Cour de rejeter la Décision et de renvoyer l’affaire devant le HCC pour qu’un autre agent d’immigration rende une nouvelle décision.
[4]
Le Ministre répond que la question de la solution durable au Ghana est déterminante quant à l’issue de la demande de M. Housou et que ce dernier ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait à cet égard.
[5]
Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire de M. Housou. Malgré les habiles observations contraires présentées par l’avocat du demandeur, je conviens avec le Ministre que la question de la solution durable est déterminante en l’espèce. Après avoir examiné la preuve dont l’Agent disposait et le droit applicable, je ne vois aucune raison d’annuler la Décision de l’Agent à l’égard de cette question. Le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau d’établir que sa famille et lui ne disposaient pas d’une solution durable au Ghana. Je suis convaincu que la Décision est justifiée et intelligible, et que l’Agent a tenu compte de l’ensemble de la preuve pertinente pour rendre sa Décision. Bien que les motifs de l’Agent aient pu être mieux détaillés, ceux‑ci montrent que la Décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’Agent est assujetti. Sa conclusion relative à l’existence d’une solution durable permet de confirmer le rejet de la demande de visa de M. Housou. Par conséquent, aucun motif ne justifie l’intervention de la Cour. Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas à traiter des autres arguments soulevés par le demandeur à l’égard du caractère raisonnable de la Décision.
II.
Contexte
A.
Contexte factuel
[6]
M. Housou est un citoyen du Togo d’origine ethnique ewe. En 1993, il a fui son pays de nationalité avec les membres de sa famille en raison des troubles civils ayant cours dans son pays d’origine. Il a demandé l’asile au Ghana, qui partage une frontière avec le Togo à l’ouest. M. Housou soutient avoir quitté le Togo après qu’une attaque à son domicile ait causé la mort de son père, qui était membre d’un parti politique d’opposition. M. Housou fait valoir que sa famille et lui ont été pris pour cible par le parti au pouvoir, qui était toujours en place au Togo à la date du dépôt de sa demande de visa. Le demandeur craint d’être persécuté par le parti au pouvoir en raison des incidents auxquels sa famille a dû faire face.
[7]
M. Housou a été reconnu comme réfugié au sens de la Convention par le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCR] et par le gouvernement du Ghana. Il vit dans un camp de réfugiés au Ghana depuis son arrivée au pays en 1993.
[8]
M. Housou a été jugé admissible à se réinstaller au Canada à titre de réfugié par le Bureau des réfugiés de l’archidiocèse de Toronto. En décembre 2017, le Bureau des réfugiés a envoyé une demande de parrainage de réfugié aux autorités canadiennes intérieures de l’immigration. L’engagement de parrainage a été approuvé en août 2018. En juin 2019, l’Agent a fait passer une entrevue à M. Housou et sa femme, à la suite de laquelle il a rejeté la demande de réinstallation à titre de réfugié.
B.
Décision
[9]
Comme c’est souvent le cas pour les demandes de visa, la Décision de l’Agent est courte. Cependant, les notes consignées par l’Agent dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC], qui font partie de la Décision, permettent de mieux comprendre son analyse et les motifs invoqués pour rejeter la demande de M. Housou.
[10]
L’Agent a tiré deux conclusions principales. Il a d’abord conclu que M. Housou n’appartenait pas à la catégorie de réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ni à celle des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières (pays d’accueil). En ce qui a trait à l’allégation de M. Housou selon laquelle il appartenait à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières en vertu de l’article 145 du RIPR, l’Agent a fait remarquer que, durant l’entrevue, le demandeur et sa femme n’ont pas affirmé qu’ils étaient personnellement persécutés du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social ou de leurs opinions politiques au Togo, leur pays de nationalité. En ce qui a trait à la catégorie de personnes de pays d’accueil visée à l’article 147 du RIPR, l’Agent a conclu que, durant l’entrevue, M. Housou n’avait pas établi qu’une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne au Togo ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves et personnelles pour lui.
[11]
Par la suite, l’Agent a examiné la question de l’existence d’une solution durable et a conclu que M. Housou ne répondait pas aux exigences de l’alinéa 139(1)d) du RIPR, puisque sa famille et lui disposaient d’une solution durable et locale au Ghana. Pour arriver à cette conclusion, l’Agent a statué que M. Housou avait le statut de réfugié au Ghana et qu’il aurait pu présenter une demande de résidence permanente ou de nationalité en vertu des lois en vigueur au pays, mais qu’il ne l’a jamais fait. L’Agent a également souligné que M. Housou avait accès à l’éducation et aux soins de santé au Ghana, qu’il pourrait s’y déplacer librement pour chercher du travail et que ses enfants allaient à l’école dans ce pays. L’Agent a ajouté que le demandeur a pu solliciter l’aide des autorités ghanéennes lorsqu’il en a eu besoin. À la lumière de cette preuve, l’Agent a conclu que le demandeur et sa famille semblaient disposer d’une solution locale et durable et qu’un visa de résident permanent ne pourrait être délivré dans ces circonstances.
C.
Cadre législatif
[12]
Les dispositions applicables du RIPR prévoient ce qui suit :
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D.
Norme de contrôle
[13]
Nul ne conteste que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent d’immigration relativement à une demande de visa de résident permanent au titre de l’une des catégories de réfugiés est celle de la décision raisonnable (Shahbazian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 680 [Shahbazian] au para 18; Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 au para 13). Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la décision raisonnable est la norme qu’il convient d’appliquer. Dans cet arrêt, les juges majoritaires de la Cour suprême ont énoncé un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable lorsqu’une cour de justice se penche sur le fond d’une décision administrative. Ils ont conclu que la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable, sauf si l’intention du législateur ou la primauté du droit commande le recours à une autre norme (Vavilov aux para 10, 17). Je suis convaincu qu’aucune de ces deux exceptions ne s’applique en l’espèce et que rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable à la Décision est celle de la décision raisonnable.
[14]
En ce qui concerne la teneur même de la norme de la décision raisonnable, le cadre établi dans l’arrêt Vavilov ne représente pas un écart marqué par rapport à l’approche antérieure de la Cour suprême telle qu’elle a été énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, et les arrêts qui l’ont suivi, qui étaient fondés sur « les caractéristiques d’une décision raisonnable »
, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). La cour de révision doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision »
pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [si elle] est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov aux para 83, 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31).
III.
Analyse
A.
Solution durable
[15]
M. Housou soutient que la conclusion de l’Agent selon laquelle sa famille et lui disposent d’une [traduction] « solution durable et locale »
au Ghana au sens de l’alinéa 139(1)d) du RIPR est déraisonnable, puisque cette conclusion principale repose sur l’hypothèse qu’ils ont « accès »
à un mécanisme indéterminé pour obtenir la nationalité. M. Housou fait également valoir que l’Agent a mal apprécié la preuve relative à ses interactions avec les autorités ghanéennes. Selon M. Housou, il est bien établi que l’analyse de la solution durable exige des agents d’immigration qu’ils s’intéressent à la situation personnelle du demandeur et qu’une conclusion quant à l’existence d’une solution durable ne peut être théorique ou conjecturale. Il soutient que les motifs de l’Agent n’abordent pas la question de savoir s’il satisfaisait effectivement aux exigences applicables concernant la résidence permanente ou la nationalité dans les circonstances. Finalement, M. Housou soutient que l’Agent a mal apprécié la preuve ou qu’il n’en a pas tenu compte en concluant qu’il a été en mesure [traduction] « d’obtenir l’aide des autorités ghanéennes »
. Selon le demandeur, la preuve démontre plutôt qu’au moment où il s’est adressé à la police après un incident au cours duquel il a été blessé, on lui a seulement dit d’aller à l’hôpital.
[16]
En réponse à l’argument du Ministre relatif au caractère déterminant de la conclusion de l’Agent quant à l’existence d’une « solution durable »
, M. Housou soutient que la question ne peut être analysée en vase clos et que la conclusion erronée de l’Agent selon laquelle il n’a pas le statut de réfugié au sens de la Convention outre‑frontières influence et vicie sa conclusion sur la question de la solution durable.
[17]
Je ne suis pas convaincu par les arguments de M. Housou.
[18]
La question à trancher est celle de savoir si l’agent d’immigration a raisonnablement conclu que l’étranger, en s’appuyant sur une évaluation de sa situation personnelle et des conditions dans son pays de résidence, dispose d’une solution durable dans un autre pays que le Canada (Al-Anbagi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 273 au para 17). Il s’agit d’une analyse fondée sur les faits qui est tributaire des éléments de preuve dont disposait le décideur (Shahbazian au para 22).
[19]
Il est bien établi dans la jurisprudence que le fardeau de preuve sur la question de la solution durable incombe au demandeur (Issa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1365 au para 19; Qurbani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 127 au para 18; Salimi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 872 au para 7). Pour que sa demande de visa soit accueillie, M. Housou devait établir qu’aucune possibilité raisonnable de solution durable n’était, à son égard, réalisable dans un délai raisonnable au Ghana. M. Housou n’a pas présenté une preuve suffisante pour s’acquitter de ce fardeau.
[20]
M. Housou soutient que l’erreur de l’Agent concernant le statut de réfugié au sens de la Convention outre‑frontières déteint sur la question de la situation durable et qu’elle influence cette dernière. Malgré les valeureux efforts déployés par l’avocat de M. Housou à l’audience, cet argument ne me convainc pas. Même si je supposais que l’Agent avait tort et que M. Housou appartenait à la catégorie de réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, la preuve au dossier ne contient aucun élément de preuve démontrant que le demandeur ne disposait d’aucune possibilité raisonnable de solution durable au Ghana. En outre, la Cour a bien établi que l’existence d’une solution durable dans un autre pays que le Canada constitue un fondement suffisant pour rejeter une demande de résidence permanente à titre de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger (Mushimiyimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1124 au para 20).
[21]
En l’espèce, je suis convaincu que l’Agent a tenu compte de la situation personnelle de M. Housou. Ses motifs illustrent clairement que le demandeur n’était pas en mesure d’établir qu’il ne disposait d’aucune solution durable au Ghana, où il vivait depuis 26 ans en tant que réfugié au sens de la Convention. À l’entrevue, M. Housou a eu l’occasion de démontrer que le Ghana ne pouvait lui offrir une telle solution, mais il n’a fourni aucune preuve convaincante à cet égard. Il n’a pas établi qu’il lui serait impossible de demander le statut de résident permanent au Ghana. Lorsqu’il a été interrogé à ce sujet, il a simplement répondu qu’il n’en a pas fait la demande, car [traduction] « rester ne serait pas une solution idéale »
et parce que [traduction] « son cœur n’était pas au Ghana »
. Il n’a pas démontré que sa famille et lui n’avaient pas accès au logement, à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé. Au contraire, la preuve figurant dans les notes du SMGC et dans le dossier démontrent que M. Housou et sa famille ont bénéficié de ces services depuis qu’ils vivent au Ghana même s’ils habitent dans un camp de réfugiés. En outre, lorsqu’on a demandé à la femme de M. Housou si elle avait déjà présenté une demande de résidence permanente au Ghana, elle a simplement répondu par la négative. Elle n’a pas été en mesure de justifier sa réponse après avoir été interrogée davantage sur la question, malgré le fait qu’elle vit au Ghana comme réfugiée depuis l’enfance.
[22]
De plus, je souligne que les certificats d’enregistrement de réfugiés du HCR de M. Housou, de sa femme et de leurs enfants indiquent qu’ils ont droit à [traduction] « tous les droits et libertés fondamentaux dont jouissent l’ensemble des Ghanéens, y compris l’accès aux moyens de subsistance, aux services sociaux et à d’autres services, sans être discriminés en raison de leur nationalité »
.
[23]
Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas d’accord avec M. Housou pour dire que l’Agent a mal interprété ou écarté des éléments de preuve en concluant qu’il disposait d’une solution durable au Ghana. En ce qui a trait à la conclusion de l’Agent selon laquelle M. Housou a réussi à obtenir de l’aide auprès des autorités ghanéennes, je constate que le demandeur a affirmé que des individus ont coupé une partie de ses doigts et qu’il a été empoisonné à son travail et que, lorsqu’il s’est adressé à la police, on lui a dit d’aller à l’hôpital. Il s’agit certes d’un incident très malheureux, mais je ne vois pas en quoi cela reflète l’incapacité de M. Housou à solliciter l’aide des autorités ghanéennes. Lorsque le demandeur a mentionné ces incidents à l’entrevue, il n’a jamais établi ou même tenté d’établir un lien entre ceux‑ci et une crainte réelle de persécution pour un motif prévu par la Convention. Selon la preuve, il s’est adressé à la police pour rapporter une blessure physique, et non pour alléguer être victime de persécution pour un motif prévu par la Convention. Dans ces circonstances, il était certainement loisible à l’Agent de conclure que la réponse de la police, qui l’a redirigé vers l’hôpital, consistait en une [traduction] « aide »
dispensée par les autorités ghanéennes.
[24]
M. Housou s’insurge en particulier contre le commentaire de l’Agent selon lequel il devrait répondre aux exigences en matière de nationalité au Ghana s’il en faisait la demande. Le demandeur soutient qu’il s’agit de spéculations et que l’Agent n’a pas évalué s’il répondrait effectivement à ces exigences. Cependant, je ne puis retenir cet argument puisqu’il équivaut essentiellement à un renversement du fardeau de la preuve. Il appartenait à M. Housou d’établir qu’il ne disposait d’aucune possibilité raisonnable de solution durable au Ghana. La situation « n’a certes pas à être parfaite »
et la possibilité d’obtenir un statut légal permanent en tant que réfugié ou en tant que résident permanent dans un pays peut satisfaire au critère tant que la solution est durable (Shahbazian au para 22). En l’espèce, bien qu’il ait vécu au Ghana pendant plus de 26 ans, M. Housou n’a même pas tenté d’obtenir le statut de résident permanent ou la nationalité dans ce pays. Dans ces circonstances, il lui incombait d’établir que le fait qu’il ait été accepté comme réfugié au Ghana ne lui offrait pas une solution durable. Cependant, le demandeur n’a tout simplement présenté aucune preuve établissant que le Ghana n’offrait aucune possibilité raisonnable de solution durable pour sa famille et lui.
[25]
Les motifs de l’Agent ne sont peut-être pas aussi détaillés et précis que M. Housou l’aurait souhaité. Cependant, je ne suis pas convaincu qu’ils ne satisfont pas aux exigences de justification et d’intelligibilité. Les motifs fournis par un décideur administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91). Les motifs invoqués par un décideur administratif n’ont pas à être exhaustifs ou parfaits. Il suffit qu’ils soient compréhensibles et justifiés (Vavilov au para 86). Les motifs présentés par le décideur devraient démontrer que la décision faisant l’objet du contrôle était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et qu’elle est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le décideur et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30; Vavilov aux para 105-107).
[26]
Le cadre d’analyse révisé établi dans l’arrêt Vavilov exige que la cour de révision procède au contrôle judiciaire selon une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs »
de la décision (Société canadienne des postes au para 26). Si le décideur a motivé sa décision, la cour de révision doit amorcer son analyse du caractère raisonnable de la décision en examinant « les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et [en cherchant] à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion »
(Vavilov au para 84). Les motifs doivent être interprétés de façon globale et contextuelle, à la lumière de l’ensemble du dossier et en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils ont été fournis (Vavilov aux para 91-94, 97, 103). L’appréciation du caractère raisonnable d’une décision doit être rigoureuse, tout en étant sensible et respectueuse du rôle du décideur administratif (Vavilov aux para 12-13). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a comme point de départ la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct et de l’expertise des décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75, 93). Autrement dit, la cour de révision doit continuer d’appliquer une approche fondée sur la déférence, surtout eu égard aux conclusions de fait et à l’appréciation de la preuve. Avant de pouvoir infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov au para 100). En l’espèce, l’analyse de l’Agent quant à l’existence d’une solution durable ne comporte aucune lacune suffisamment capitale ou importante pour rendre la Décision déraisonnable (Vavilov aux para 96-97, 100). Les seules lacunes se trouvent dans la propre preuve de M. Housou.
[27]
Pour reprendre les termes utilisés par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, l’examen de l’analyse de l’Agent ne m’amène pas à « perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur »
(Vavilov au para 122; Société canadienne des postes aux para 52-53).
B.
Autres arguments de M. Housou
[28]
Compte tenu de ma conclusion relative à la conclusion de l’Agent quant à l’existence d’une solution durable, il n’est pas nécessaire d’aborder les autres arguments avancés par M. Housou à l’encontre du caractère raisonnable de la Décision. Je ferai toutefois quelques remarques supplémentaires sur les arguments du demandeur.
[29]
M. Housou soutient que l’Agent a commis une erreur de droit fondamentale en ce qui a trait au critère juridique régissant la protection des réfugiés tel qu’il est énoncé à l’article 96 de la LIPR. Il fait valoir que l’Agent a exigé à tort qu’il fournisse la preuve que sa femme et lui seraient [traduction] « personnellement persécutés »
pour pouvoir conclure qu’ils sont des réfugiés au sens de la Convention et que, ce faisant, il a indûment importé l’exigence selon laquelle il doit démontrer qu’il serait personnellement exposé à un risque de persécution dans son analyse de l’article 96 de la LIPR.
[30]
Je ne suis pas d’accord et je ne suis pas convaincu qu’une telle erreur peut être constatée dans la Décision ou en être déduite. L’article 96 de la LIPR n’exige pas que le demandeur établisse « qu’il a été lui-même persécuté dans le passé ou qu’il le serait à l’avenir; il lui suffit de démontrer que la crainte qu’il entretient résulte non pas d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à son endroit, mais d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à l’endroit des membres d’un groupe auquel il appartient »
(Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 [Garces Canga] au para 49; Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1 au para 33; Alcantara Moradel c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 404 aux para 22‑23). Les tribunaux ont clairement indiqué qu’afin de satisfaire à la définition de réfugié au sens de la Convention, le demandeur doit démontrer l’existence d’une crainte subjective et objective de persécution et établir qu’il fait lui‑même l’objet de persécution pour un motif prévu dans la Convention (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 à la p 721; Debnath c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 332 [Debnath] au para 31). Le demandeur peut établir sa crainte d’être persécuté en observant le traitement réservé aux personnes qui se trouvent dans une situation semblable à la sienne (Garces Canga au para 51; Jean-Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285 au para 15).
[31]
Cependant, la Cour a également établi que le recours aux termes « personnellement »
, « personnellement exposé à un risque »
ou « risque personnel »
par un décideur ne signifie pas nécessairement qu’il a introduit des exigences supplémentaires dans la définition de réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR et qu’il a ainsi fusionné les articles 96 et 97 de la LIPR (Debnath au para 32; Mavhiko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1066 au para 25; Pillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1312 aux para 42, 44). À mon avis, l’Agent n’a jamais mentionné ou sous‑entendu dans sa Décision que M. Housou devait démontrer qu’il serait « personnellement exposé à un risque »
.
[32]
M. Housou soutient également que, prises dans leur ensemble, les conclusions de l’Agent équivalent à des conclusions implicites défavorables quant à la crédibilité. Je ne suis pas d’accord et je ne peux déceler de conclusion relative à la crédibilité dans la Décision. L’Agent n’a pas rejeté le récit de M. Housou et ne l’a pas non plus dépeint comme mensonger. Il a simplement souligné que, lors de l’entrevue, M. Housou n’a pas mentionné les aspects importants de l’événement – sa fuite du Togo en 1993 – sur lequel repose sa crainte d’être persécuté pour un motif prévu dans la Convention. Le fait que l’Agent a indiqué dans les notes du SMGC que M. Housou était [traduction] « petit »
en 1993 (à l’âge de 21 ans) ou qu’il [traduction] « ne parle pas français »
ne signifie pas qu’il a tiré des conclusions relatives à la crédibilité. En lisant la Décision dans son contexte, je suis convaincu qu’il s’agit seulement d’observations relatives au fait que M. Housou n’a pas présenté de détails pertinents quant à sa crainte de persécution alléguée lors de l’entrevue.
[33]
Je reconnais que lorsque le décideur conclut que la preuve présentée est insuffisante pour étayer une allégation, cela peut parfois cacher une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Cependant, l’analyse s’intéresse d’abord à la décision et la réponse dépend en fin de compte du libellé et du contexte de la décision. Le terme « crédibilité »
est souvent utilisé à tort dans un sens élargi pour signifier que les éléments de preuve ne sont pas convaincants ou suffisants. Il s’agit toutefois de deux concepts distincts. L’évaluation de la crédibilité est liée à la fiabilité de la preuve. Lorsqu’on conclut que la preuve n’est pas crédible, on conclut que l’origine de la preuve (par exemple le témoignage du demandeur) n’est pas fiable. La fiabilité de la preuve est une chose, mais la preuve doit aussi avoir une valeur probante suffisante pour satisfaire à la norme de preuve applicable. L’évaluation de la suffisance porte sur la nature et la qualité des éléments de preuve qu’un demandeur doit présenter pour obtenir réparation, sur leur valeur probante et sur l’importance que le juge des faits doit accorder aux éléments de preuve, qu’il s’agisse d’une cour ou d’un décideur administratif. Le droit de la preuve est un système binaire qui renferme seulement deux possibilités : ou bien le fait s’est produit, ou bien il ne s’est pas produit. Si le juge des faits entretient un doute, la règle selon laquelle le fardeau de la preuve incombe à l’une des parties permet de trancher, et le décideur doit s’assurer qu’il dispose d’une preuve suffisante quant à l’existence ou à l’inexistence d’un fait pour satisfaire à la norme de preuve applicable. La preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités (F H c McDougall, 2008 CSC 53 aux para 45-46). On ne peut présumer que, lorsque l’agent d’immigration conclut que la preuve ne démontre pas le bien‑fondé de la demande du demandeur, l’agent n’a pas cru le demandeur.
[34]
En l’espèce, l’Agent a fondé son raisonnement et son évaluation sur l’insuffisance de la preuve, et je ne peux relever de passages qui pourraient être qualifiés de conclusion implicite ou déguisée au sujet de la crédibilité. Une lecture attentive de la Décision et des notes versées dans le SMGC confirme qu’aux yeux de l’Agent, il s’agissait d’une question d’insuffisance de preuve et non de crédibilité. En l’espèce, l’Agent a conclu que, compte tenu du peu d’éléments de preuve présentés, M. Housou n’avait pas établi à l’entrevue que [traduction] « sa crainte d’être persécuté était vraisemblable »
. Dans sa Décision, l’Agent a mentionné qu’à l’entrevue, M. Housou était incapable d’établir par une preuve suffisante qu’il craignait d’être persécuté en raison de l’incident qui s’est produit au Togo en 1993. Tout au long de la Décision et dans les notes du SMGC, l’Agent a mentionné que M. Housou n’avait pas présenté suffisamment de preuve probante à l’appui de sa demande. Il a précisé que [traduction] « ni M. Housou ni son épouse n’ont allégué être personnellement exposés à un risque de persécution »
, et que M. Housou [traduction] « n’a pas établi à l’entrevue qu’il avait été et qu’il est encore personnellement et sévèrement touché par une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne au Togo »
. Bien que l’Agent ait utilisé une fois le terme « vraisemblable »
, le libellé dans son contexte ne peut être interprété comme une conclusion défavorable voilée quant à la crédibilité ou une appréciation indirecte de la crédibilité (Garces Canga aux para 36-37). En résumé, la demande de M. Housou a été rejetée, « non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve »
(Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 au para 31).
IV.
Conclusion
[35]
Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Housou est rejetée. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que les motifs détaillés qui accompagnent la Décision démontrent que la conclusion est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
[36]
Lors de l’audience, les avocats des deux parties ont convenu que les noms des quatre personnes à charge de M. Housou devaient figurer dans l’intitulé. L’intitulé sera modifié en conséquence et apparaîtra tel quel dans le présent jugement.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5099-19
LA COUR ORDONNE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens.
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
L’intitulé est modifié, avec effet immédiat, pour ajouter la femme de M. Housou et leurs enfants en tant que demandeurs.
« Denis Gascon »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5099-19
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INTITULÉ :
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KOKOU FELIX HOUSOU, MANSAH ADJELEVO, VICTOR HOUSOU, MICHAEL HOUSOU ET AKOSUA BLESSING HOUSOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À MONTRÉAL (QUÉBEC)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 23 SEPTEMBRE 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GASCON
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 14 OCTOBRE 2020
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COMPARUTIONS :
Samuel Plett
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POUR LES DEMANDEURS
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Prathima Prashad
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Plett Law Professional Corporation
Ottawa (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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