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Date : 20031103

Dossier : T-1721-03

Référence : 2003 CF 1278

ENTRE :

                                         PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS

et PFIZER CANADA INC.

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

                                                            LILLY ICOS, sarl, et

ELI LILLY CANADA INC.

                                                                                                                                    défenderesses

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE KELEN

[1]                La Cour est saisie d'une requête présentée par les demanderesses en vue d'obtenir d'urgence une injonction provisoire en attendant que les parties soient prêtes à plaider au fond une requête en injonction interlocutoire visant à interdire aux défenderesses d'importer au Canada, de distribuer et de vendre un produit pharmaceutique appelé CIALIS, un nouveau médicament administré par voie orale servant au traitement du dysfonctionnement érectile. Les demanderesses soutiennent que le CIALIS viole le brevet qu'elles détiennent sur le VIAGRA.

LES FAITS

[2]                La demanderesse, Pfizer Canada Inc., est une entreprise canadienne qui fait partie de la société multinationale pharmaceutique Pfizer Inc., fabricante du VIAGRA, le [traduction] « premier traitement efficace par voie orale du dysfonctionnement érectile » . Le VIAGRA fait l'objet du brevet canadien no 2 163 446, qui a été délivré le 7 juillet 1998 pour une invention intitulée « pyrazolopyrimidinones pour le traitement de l'impotence » . Le brevet vise l'usage exclusif de compositions pharmaceutiques contenant un inhibiteur sélectif de l'enzyme PDE5 servant au traitement par voie orale du dysfonctionnement érectile et il expire en 2014.

[3]                La codemanderesse Pfizer Ireland Pharmaceuticals est propriétaire du brevet. Pfizer Canada est titulaire d'une licence de brevet en vertu de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4. Elle vend du VIAGRA au Canada depuis mars 1999, c'est-à-dire depuis qu'elle a obtenu l'homologation réglementaire requise. Le chiffre des ventes accumulées au Canada entre la date du lancement du produit et le mois de juillet 2003 oscille autour de 182 millions de dollars. Pfizer a dépensé environ 40 millions de dollars pour faire la publicité et la promotion du VIAGRA au Canada.


[4]                Les défenderesses Lilly Icos, sarl, et Eli Lilly Canada Inc. ont, sous la marque de commerce CIALIS, lancé sur le marché un nouveau médicament administré par voie orale qui est utilisé pour le traitement du dysfonctionnement érectile. Le 17 septembre 2003, Lilly a obtenu l'homologation réglementaire canadienne lui permettant d'importer et de vendre du CIALIS au Canada.

[5]                En 2002, les défenderesses ont introduit devant notre Cour une action en invalidation du brevet détenu par Pfizer sur le VIAGRA pour raison d'évidence. Toujours en 2002, les demanderesses ont entamé une action en contrefaçon tendant à obtenir une injonction interdisant aux défenderesses d'importer et de vendre du CIALIS. Cette action a toutefois été déclarée irrecevable au motif qu'elle était prématurée avant que le CIALIS ne fasse l'objet de l'homologation réglementaire canadienne. Dès que le CIALIS a fait l'objet de l'homologation réglementaire requise, les demanderesses ont introduit contre les défenderesses la présente action en contrefaçon dans laquelle elles réclament une injonction provisoire pour empêcher les défenderesses d'importer et de vendre du CIALIS, opérations qui devraient commencer après le 1er novembre 2003.

[6]                Dans leur preuve, les défenderesses signalent que Santé Canada a reconnu - ce que les recherches cliniques ont confirmé - que le CIALIS présente des caractéristiques différentes de celles du VIAGRA et notamment les suivantes :

(i)          Le CIALIS devient efficace dans les 30 minutes de son ingestion et son action dure jusqu'à 36 heures, tandis que le VIAGRA n'est efficace que pendant quatre heures;

(ii)         Le CIALIS peut être pris indépendamment de la nourriture alors que l'efficacité du VIAGRA peut être retardée en cas d'ingestion de repas à teneur élevée en gras.

[7]                Il ressort de la preuve que la vente imminente du CIALIS au Canada a été annoncée dans un grand nombre de journaux et de magazines, ainsi qu'à la télévision et dans des revues médicales spécialisées. À l'audience, les défenderesses ont produit plusieurs reportages de journaux télévisés diffusés dans diverses régions au Canada. Ces émissions portaient sur l'homologation dont le CIALIS avait fait l'objet le 17 septembre 2003, sur les avantages éventuels de ce médicament et sur son lancement imminent au Canada.

[8]                Les défenderesses participent à des essais cliniques portant sur le CIALIS sur des patients au Canada depuis mars 1999 à plus de 120 endroits en collaboration avec plus d'une centaine de médecins canadiens. À la suite de l'homologation, les défenderesses ont envoyé un avis à 23 000 médecins canadiens et 7 000 pharmacies canadiennes et les représentants des ventes des défenderesses ont appelé plus de 400 médecins par jour depuis que les autorités ont homologué le produit. En conséquence, des milliers de Canadiens attendent la vente du CIALIS au Canada.


[9]                Suivant les éléments de preuve non contredits, le CIALIS est maintenant vendu dans 48 pays, y compris le Royaume-Uni, l'Australie, les pays scandinaves et l'Europe. Le CIALIS n'a pas encore été homologué aux États-Unis, mais les demanderesses ont introduit une action en contrefaçon contre Lilly aux États-Unis en prévision de son homologation. (Un troisième médicament utilisé pour le traitement du dysfonctionnement érectile, le LEVITRA, qui est fabriqué par la société Bayer, a été homologué le 19 août 2003 aux États-Unis, où il est vendu).

[10]            Le Canada est le seul pays où les demanderesses sollicitent une injonction interlocutoire pour empêcher la vente du CIALIS.

CRITÈRE APPLICABLE EN MATIÈRE D'INJONCTIONS PROVISOIRES

[11]            L'injonction provisoire est une réparation rare et exceptionnelle. Celui qui la réclame doit démontrer l'urgence de la situation en plus d'établir qu'il existe une question sérieuse à juger, qu'il risque de subir un préjudice irréparable si la réparation qu'il réclame ne lui est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients le favorise.

[12]            Dans le jugement Fournier Pharma Inc. c. Apotex Inc., (1999), 1 C.P.R. (4th) 344, après avoir passé en revue la jurisprudence de notre Cour, la juge Tremblay-Lamer conclut ce qui suit au paragraphe 3 :

Il est de jurisprudence constante que les injonctions provisoires constituent une réparation rare et exceptionnelle. Ainsi que la Cour l'a déclaré dans le jugement The Kun Shoulder Rest :

[...]

La Règle 469(2) des Règles [maintenant la règle 374] prévoit l'octroi d'injonctions provisoires. Cette disposition s'écarte des règles procédurales qui s'appliquent aux demandes ordinaires d'injonction interlocutoire. Tant les Règles que la nature particulière d'une demande d'injonction provisoire exigent que le requérant fasse la preuve d'une urgence d'une importance telle qu'il n'existe aucune autre façon de procéder pour empêcher le préjudice qui est en train de se produire ou qui risque d'arriver.                  En plus d'établir l'urgence de l'injonction, le requérant doit également satisfaire au critère à trois volets applicable à toute injonction.

[13]            Dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, la Cour suprême du Canada a énoncé le critère à trois volets qui s'applique aux injonctions interlocutoires en déclarant ce qui suit à la page 334 :

L'arrêt Metropolitan Stores établit une analyse en trois étapes que les tribunaux doivent appliquer quand ils examinent une demande de suspension d'instance ou d'injonction interlocutoire. Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu'il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond. Il peut être utile d'examiner chaque aspect du critère et de l'appliquer ensuite aux faits en l'espèce.


[14]            La Cour applique donc le critère à trois volets au cas dont elle est saisie, en tenant compte de la nécessité pour la requérante de démontrer l'urgence de la situation. Il y a lieu de noter que l'injonction provisoire prévue par les Règles de la Cour fédérale (1998) n'est valide que pour 14 jours. Or, les parties ne prévoient pas terminer les contre-interrogatoires qui doivent être menés au sujet des nombreux affidavits avant un ou deux mois. En conséquence, elles sollicitent une injonction provisoire qui n'est pas prévue par les Règles, mais que la Cour a la compétence inhérente de prononcer.

ANALYSE

1.          Urgence

[15]            Comme le lancement du CIALIS au Canada devrait avoir lieu peu de temps après le 1er novembre 2003 et comme les parties ne contestent pas que la situation est urgente, la Cour estime que le critère de l'urgence qui doit être respecté pour que la Cour puisse prononcer une injonction provisoire a été satisfait en l'espèce. Je passe donc à l'examen du critère à trois volets en fonction du délai écoulé entre le lancement prévu du CIALIS et le moment où les parties seront prêtes à plaider au fond sur la requête en injonction interlocutoire.

2.          Question sérieuse à juger

[16]            En dépit de l'argument des défenderesses suivant lequel il y a lieu de s'interroger sur la validité du brevet des demanderesses, vu notamment l'arrêt dans lequel la Cour d'appel du Royaume-Uni a jugé que le brevet concernant le VIAGRA était invalide pour cause d'évidence, vu la décision de l'Office européen des brevets de révoquer le brevet sur le VIAGRA, vu la décision du Bureau des brevets des États-Unis de réexaminer le brevet relatif au VIAGRA et vu l'argument que les demanderesses n'ont soumis à la Cour aucune preuve tendant à démontrer que le CIALIS contrefait le brevet délivré pour le VIAGRA, je suis convaincu que l'action que les défenderesses ont intentée en 2002 devant notre Cour pour faire invalider le brevet des demanderesses et l'action en contrefaçon des demanderesses soulèvent une question sérieuse à juger, ce qui satisfait à la première partie du critère à trois volets applicable aux injonctions interlocutoires.

3.          Préjudice irréparable

Thèse des demanderesses

a)          Effritement des droits exclusifs conférés par le brevet et des avantages connexes

[17]            Suivant les demanderesses, la contrefaçon de leur brevet par les défenderesses aura pour effet d'affaiblir considérablement et de façon irréparable les droits exclusifs que leur confère leur brevet et de porter irrémédiablement atteinte à leur achalandage, à leur image de marque, à leur part de marché et à leur capacité de capitaliser sur ces atouts pendant la durée de validité du brevet.


[18]          Les demanderesses affirment qu'un marché exclusif comporte de nombreux avantages, outre le profit. Parmi ces avantages, il y a lieu de mentionner l'édification de l'image de la compagnie, le renforcement de la position occupée sur le marché auprès des patients et des médecins, l'établissement d'une position solide dans la distribution et la commercialisation et la constitution d'une marque de commerce forte. Il est impossible selon les demanderesses d'attribuer une valeur à l'un ou l'autre de ces éléments qui souffriront de l'interruption de ce marché exclusif.

b)          Inadéquation de l'indemnité monétaire

[19]            En ce qui concerne les dommages-intérêts, les demanderesses affirment qu'il est impossible maintenant - et qu'il le sera tout autant après le procès - de rendre compte avec exactitude des pertes subies parce que le marché exclusif et le marché concurrentiel vont évoluer différemment. Elles font valoir qu'au Canada, le marché des produits destinés au traitement du dysfonctionnement érectile en est encore à ses premiers balbutiements, de sorte qu'on risque fort de se tromper lorsqu'il s'agit d'évaluer l'essor du marché et les ventes faites sur le marché. Qui plus est, l'étude prévisionnelle des marchés est une science complexe qui pose de multiples problèmes, surtout dans le domaine des médicaments délivrés sur ordonnance où la réglementation vient fausser les règles habituelles du marché.

[20]            Les demanderesses affirment qu'il n'existe pas de données fiables permettant de prédire l'évolution du marché parce qu'il y a trop d'inconnues. Elles expliquent que la répugnance des hommes à admettre leur impuissance fait obstacle à la publication d'études de marché fiables et ajoutent que, comme le traitement du dysfonctionnement érectile par voie orale au moyen d'inhibiteurs de l'enzyme PDE5 est nouveau, les données du marché ne sont compilées que depuis peu de temps et qu'elles ne concernent qu'un « nouveau » marché de monopole. On ne peut donc se fier sur les renseignements connus pour prédire l'évolution du marché canadien étant donné qu'il y a trop d'inconnues.

c)          Réactions hostiles ou impossibilité d'obtenir l'injonction au cours du procès

[21]            Les demanderesses affirment que le prononcé d'une injonction au procès alors que le CIALIS est déjà sur le marché depuis deux ou trois ans engendrerait des réactions hostiles à son égard. En fait, le CIALIS serait retiré aux médecins et aux patients, ce qui engendrerait une réaction d'hostilité à l'égard des demanderesses, étant donné que les patients arrêteraient d'acheter les autres médicaments fabriqués par Pfizer.


[22]            Les demanderesses soutiennent que, si elles ne réussissent à obtenir une injonction qu'après le procès, après le lancement du CIALIS sur le marché, Pfizer sera confrontée à un dilemme, celui de décider si elle doit retirer le médicament des mains des patients qui l'utilisent ou renoncer au droit à l'exclusivité dans ce marché. L'expérience européenne permet de penser que, si le CIALIS est sur le marché ne serait-ce que pendant une courte période de temps, une grande partie des patients souffrant de dysfonctionnement érectile au Canada commenceront à l'utiliser. Les demanderesses voudront éviter de faire l'objet d'une réaction d'hostilité. En conséquence, si elles n'obtiennent pas une injonction provisoire et interlocutoire, les demanderesses perdront la protection que leur conférerait une injonction prononcée au procès qui leur permettrait d'éviter cette réaction d'hostilité.

Thèse des défenderesses


[23]            Les défenderesses affirment que le mécontentement et l'hostilité que les demanderesses évoquent ne pourraient se produire au cours de la période intermédiaire, c'est-à-dire pendant la période d'un ou deux mois précédant le débat sur l'injonction interlocutoire. Par ailleurs, en quoi le Canada serait-il différent du reste de la planète? Les demanderesses ne réclament pas d'injonction dans les 48 pays où le CIALIS est présentement vendu en concurrence avec le VIAGRA. Les défenderesses soutiennent que les demanderesses n'ont présenté aucun élément de preuve convaincant sous forme de sondages ou d'études scientifiques pour démontrer que le mécontentement ou l'hostilité qu'elles évoquent se produiront. Les témoins des défenderesses ont déclaré qu'il est fort peu probable qu'on assiste à une réaction d'hostilité envers les demanderesses. Le public estimerait seulement que les demanderesses font valoir les droits que la loi leur reconnaît. De surcroît, les défenderesses affirment que la seule chose qui importe pour les consommateurs, ce sont les avantages que leur procure un médicament déterminé, et non qui le fabrique. Les médecins et les patients canadiens n'iraient pas jusqu'à mettre leur santé et leur bien-être en péril en « boycottant » les produits des demanderesses parce qu'un tribunal canadien a jugé que le CIALIS ne peut être vendu légalement au Canada.

[24]            Les défenderesses font également valoir que si cette réaction d'hostilité devait effectivement se produire, elle aurait déjà eu lieu, parce que des milliers de patients canadiens souffrant de dysfonctionnement érectile et les médecins qui les soignent attendent déjà avec impatience le lancement du CIALIS sur le marché canadien.

Conclusions de la Cour au sujet du préjudice irréparable

[25]            Il est de jurisprudence constante qu'une injonction interlocutoire (ou une injonction provisoire) ne peut être accordée que dans les cas où l'existence d'un préjudice irréparable a été établie au moyen de preuves claires. Selon la jurisprudence, le demandeur doit présenter une preuve « claire et non spéculative » démontrant qu'il subira un préjudice irréparable si le CIALIS est importé et vendu au Canada (voir l'arrêt Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de hockey, [1994] 166 N.R. 44 (C.A.F.)).


[26]            L'argument des demanderesses au sujet de la réaction de mécontentement et d'hostilité ne repose pas sur des éléments de preuve clairs et non spéculatifs. Qui plus est, la présumée perte d'achalandage doit être combinée à des éléments de preuve clairs tendant à démontrer que la perte d'achalandage ne peut être calculée sous forme de dommages-intérêts. Il faut présenter des preuves au sujet de ces deux volets du préjudice irréparable. Or, en l'espèce, les demanderesses n'ont présenté aucun élément de preuve clair au sujet de l'un ou l'autre de ces éléments. Ainsi que le juge Heald l'a déclaré dans l'arrêt Centre Ice, précité, à la page 47 :

[...] Si elle est établie au terme d'une instruction complète de l'affaire, la perte d'achalandage, de réputation et de caractère distinctif peut fort bien constituer un préjudice irréparable et conduire au prononcé d'une injonction permanente. Cependant, ainsi qu'il ressort de la jurisprudence de notre Cour, faute d'éléments de preuve établissant clairement qu'un préjudice irréparable résulterait à cette étape-ci de la confusion créée, la Cour ne devrait pas prononcer d'injonction interlocutoire.

[27]            Je constate également que les demanderesses n'ont porté à mon attention aucune décision canadienne pertinente dans laquelle un tribunal saisi d'une affaire portant sur la contrefaçon d'un brevet aurait prononcé une injonction provisoire ou une injonction interlocutoire. Pour leur part, les défenderesses invoquent la décision rendue par le juge en chef Thurlow de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Cutter Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories of Canada, Ltd., (1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.A.F.), autorisation d'appel refusée à (1980), 47 C.P.R. (2d) 53n (C.S.C.) dans laquelle il a jugé que, par définition, la violation des droits conférés par un brevet ne peut être réparée qu'au moyen d'un dédommagement monétaire, qu'il n'y a habituellement aucune raison pour laquelle les dommages subis dans une affaire de brevet ne peuvent être mesurés ou calculés avec précision et, finalement, que rien n'autorise de penser que le défendeur dans un procès en contrefaçon d'un brevet pharmaceutique ne sera pas en mesure de payer les dommages-intérêts auxquels il pourrait être condamné.

[28]            Dans le même ordre d'idées, dans le jugement Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), (1997), 74 C.P.R. (3d) 460, le juge Dubé tient les propos suivants à la page 464 :

[...] Le seuil de conformité en matière de préjudice irréparable est toutefois très élevé. Une injonction est une mesure de réparation extraordinaire et elle est discrétionnaire. La Cour ne devrait pas l'accorder rien que pour favoriser une partie au détriment d'une autre dans ce qui est évidemment une bataille en cour que se livrent deux producteurs sur le marché des médicaments d'ordonnance.

[29]            Après examen des éléments de preuve confidentiels relatifs aux chiffres de vente du VIAGRA sur le marché canadien entre mars 1999 et août 2003, je suis persuadé que le manque à gagner futur relatif à la vente du VIAGRA peut être mesuré et calculé avec précision lorsque le CIALIS sera lancé sur le marché canadien, surtout pour la période comprise entre le lancement du CIALIS et le moment où les parties seront prêtes à plaider au fond la requête en injonction interlocutoire. Selon la preuve, la vente du VIAGRA au cours des trois dernières années se caractérise par une courbe linéaire qui a connu une hausse graduelle constante. Je ne vois aucune raison de penser que cette tendance ne se maintiendra pas.

[30]            La Cour se demande aussi pourquoi les demanderesses ne réclament une injonction interlocutoire qu'au Canada, et non dans l'un ou l'autre des 48 autres pays où le CIALIS est vendu en concurrence avec le VIAGRA. À mon sens, la raison qui saute aux yeux est la difficulté de démontrer l'existence d'un préjudice irréparable. Voici à cet égard ce que déclare le juge Rothstein (maintenant juge à la Cour d'appel) dans le jugement Effem Foods Ltd. c. H.J. Heinz Co. of Canada Ltd., (1997), 75 C.P.R. (3d) 331 (C.F. 1re inst.), à la page 333 :


Des intervenants aussi avertis du marché que les présentes parties au litige devraient, en matière de préjudice, être en mesure de fournir à la Cour des éléments de preuve fondés sur l'expérience tirée du passé ainsi qu'une analyse mathématique ou statistique des circonstances attestant que le préjudice ne peut être raisonnablement calculé, de façon que la Cour puisse déterminer avec un certain degré de certitude que le genre de préjudice allégué se produirait en effet et qu'il ne peut être évalué.

En l'espèce, les deux géants pharmaceutiques en présence sont en mesure de fournir à la Cour des chiffres raisonnablement précis fondés sur l'expérience tirée du passé ainsi que des analyses mathématiques ou statistiques ou encore des preuves fondées sur les mêmes éléments démontrant que la perte ne peut raisonnablement être calculée. Pour pouvoir conclure à l'existence d'un préjudice irréparable, la Cour doit avoir en mains des éléments de preuve clairs et non spéculatifs démontrant que la perte ne peut être mesurée ou calculée en dollars. Comme cette preuve n'a pas été rapportée en l'espèce, les demanderesses n'ont pas réussi à convaincre la Cour qu'elles subiront un préjudice irréparable si l'injonction provisoire qu'elles réclament ne leur est pas accordée.

4.          Prépondérance des inconvénients

[31]            Notre Cour a jugé que la « prépondérance des inconvénients » peut revêtir une importance capitale lorsqu'il existe des doutes au sujet de la solidité de l'un des volets du critère régissant les injonctions interlocutoires. Toutefois, ainsi que le juge Stone l'a signalé dans l'arrêt Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., (1989), 24 C.P.R. (3d) 1, à la page 20 (C.A.F.) :


Évidemment, s'il est conclu que les dommages-intérêts recouvrables par un demandeur constitueront un redressement adéquat, il s'ensuivra normalement que l'espèce n'est pas de celles pouvant donner lieu à la délivrance d'une injonction interlocutoire.

Je suis d'avis que, dans le cas qui nous occupe, les dommages-intérêts peuvent être calculés et qu'ils constituent une réparation adéquate, surtout pendant la période précédant le moment où les parties seront prêtes à plaider sur l'injonction interlocutoire. En conséquence, la prépondérance des inconvénients ne revêt pas une importance capitale en l'espèce et elle ne constitue pas un point tournant.

DISPOSITIF

[32]            Pour ces motifs, la présente requête en injonction provisoire est rejetée. Lorsque l'injonction interlocutoire sera plaidée, la Cour aura en mains la transcription des contre-interrogatoires, de sorte que la preuve sera alors complète. Les parties soumettront un échéancier pour la tenue des contre-interrogatoires et elles préciseront les dates où elles seront disponibles pour l'instruction de la requête en injonction interlocutoire. Cet échéancier devra être soumis dans un délai de cinq jours. En cas de désaccord, les parties devront soumettre dans les sept jours suivants des observations écrites au sujet d'un échéancier acceptable. Je rendrai alors une ordonnance établissant l'échéancier, et l'administrateur judiciaire fixera la date de l'audience. En ce qui concerne les dépens, je suis convaincu que la présente requête en injonction provisoire fait raisonnablement partie du litige opposant les parties et, pour cette raison, les dépens suivront l'issue de la cause.


               « Michael A. Kelen »                                                                                                   ________________________________

             Juge

OTTAWA (Ontario)

Le 3 novembre 2003

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1721-03

INTITULÉ :                                        PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS et PFIZER

CANADA INC. c. LILLY ICOS, sarl, et ELI LILLY CANADA INC.

                                                                             

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 28 octobre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                       Le 3 novembre 2003

COMPARUTIONS :

Robert H.C. MacFarlane                       POUR LES DEMANDERESSES

Michael E. Charles

Andrew I. McIntosh

Donald M. Cameron                              POUR LES DÉFENDERESSES

R. Scott MacKendrick

Jane E. Caskey                                     

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BERESKIN & PARR                           POUR LES DEMANDERESSES

Toronto (Ontario)

Tél : (416) 364-7311                

OGILVY RENAULT                            POUR LES DÉFENDERESSES

Toronto (Ontario)

Tél : (426) 340-6188                


                               COUR FÉDÉRALE

                                               

Date : 20031103

Dossier : T-1721-03

ENTRE :

PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS

et PFIZER CANADA INC.

                                                                      demanderesses

et

LILLY ICOS, sarl, et

ELI LILLY CANADA INC.

                                                                        défenderesses

                                                                                                                      

                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                                                                                                                      


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