Dossier : T‑353‑19
Référence : 2020 CF 756
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 10 juillet 2020
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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VIIV SOINS DE SANTÉ ULC
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA SANTÉ
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Afin de respecter ses obligations aux termes de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne, aussi appelé AECG, le Canada a adopté la Loi de mise en œuvre de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne, LC 2017, c 6, partie 2 [la LMO]. Pour mettre en œuvre le régime sui generis de protection supplémentaire « semblable à un brevet »
pour les produits pharmaceutiques décrits à l’article 20.27 de l’AECG, le Canada a introduit le certificat de protection supplémentaire, ou CPS, dans les nouveaux articles 104 à 134 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4. Le Règlement sur les certificats de protection supplémentaire, DORS/2017‑165 [le RCPS], administré par le ministre de la Santé, complète ce nouveau régime de protection pharmaceutique au Canada.
[2]
Pour compenser le temps consacré à la recherche et à l’obtention d’une autorisation de mise sur le marché de produits novateurs, les brevetés admissibles peuvent obtenir jusqu’à deux ans de protection supplémentaire pour l’ingrédient médicinal ou la combinaison d’ingrédients médicinaux énumérés dans un CPS. Cette protection supplémentaire comprend le droit d’exclure d’autres parties « en ce qui a trait à la fabrication, à la construction, à l’exploitation ou à la vente d’une drogue contenant l’ingrédient médicinal ou la combinaison d’ingrédients médicinaux mentionné dans le [CPS] »
: Loi sur les brevets, art 113, par 115(1); RCPS, art 4. Comme condition préalable à l’obtention d’un CPS, l’ingrédient ou la combinaison doit être inscrit dans une autorisation de vente approuvée, aussi appelée Avis de conformité, ou AC.
[3]
Les faits pertinents ne sont pas contestés. ViiV a déposé une présentation de drogue nouvelle auprès de Santé Canada pour obtenir un AC pour le JULUCA®, une polythérapie à dose fixe en une seule pilule. Le JULUCA est conçu pour traiter le virus de l’immunodéficience humaine [VIH] chez les adultes dont la charge virale est stable et supprimée, et il constitue une solution de rechange aux régimes médicamenteux à doses multiples. Composé des ingrédients médicinaux dolutégravir et rilpivirine, il s’agit du premier médicament combiné à dose fixe approuvé au Canada contenant cette combinaison novatrice. Santé Canada a publié l’Avis de conformité en citant ces deux ingrédients médicinaux : Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870 [le RAD], alinéa C.08.004(1)a).
[4]
Le JULUCA a été inscrit au registre des drogues innovantes, sous le brevet canadien no 2606282, intitulé « Dérivé polycyclique de la carbamoylpyridone à activité inhibitrice sur l’intégrase du VIH »
(le brevet 282) : Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le RMB(AC)], art 2, par 4(2) et par 4(2.1). Certaines des 437 revendications du brevet 282, appartenant à ViiV Soins de santé et à Shionogi & Co., Ltd., visent le dolutégravir. Toutefois, aucune des revendications ne vise la rilpivirine, l’autre ingrédient médicinal contenu dans le JULUCA.
[5]
ViiV, fabricant autorisé par le propriétaire du brevet 282, a par la suite demandé un CSP pour le JULUCA. L’article 106 de la Loi sur les brevets et le paragraphe 3(2) du RCPS établissent les critères requis pour obtenir un CPS. Le ministre (représenté par la Direction générale des produits de santé et des aliments de Santé Canada) a informé ViiV de l’évaluation préliminaire selon laquelle la demande de ViiV n’était pas admissible à un CPS, parce que le brevet 282 ne s’applique pas à la combinaison des ingrédients médicinaux dolutégravir et rilpivirine, selon les modalités prescrites au paragraphe 3(2) du RCPS. ViiV a déposé une preuve et des observations en réponse. Le ministre a rejeté la demande de ViiV en raison de ces mêmes préoccupations. ViiV demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision du ministre.
[6]
Les questions suivantes se posent :
A.
Quelle est la norme de contrôle applicable?
1)
Le refus du ministre de délivrer un CPS pour le JULUCA était‑il raisonnable? Cela soulève la question plus pointue : l’interprétation, par le ministre, de l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS, à savoir qu’un brevet admissible doit contenir une revendication de tous les ingrédients médicinaux d’un médicament combiné pour que soit justifiée la délivrance d’un CPS, était‑elle conforme au texte, au contexte et à l’objet de ces dispositions? Il y a trois questions subsidiaires :
a)
L’interprétation du ministre est‑elle raisonnablement conforme au « sens ordinaire et grammatical »
du texte de ces dispositions relatives au CPS?
b)
Le ministre a‑t‑il raisonnablement interprété ces dispositions relatives au CPS d’une manière conforme à la Loi sur les brevets, compte tenu de l’alinéa 106(1)d) de la Loi sur les brevets et de l’alinéa 4(2)a) du RMB(AC)?
c)
Le ministre a‑t‑il raisonnablement interprété l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et l’alinéa 3(2)a) du RCPS, d’une manière conforme à l’AECG, comme l’exige l’article 3 de la LMO, en se fondant uniquement sur le REIR du RCPS et sur la ligne directrice connexe?
[7]
Je conclus que la question subsidiaire c) est déterminante. Les présents motifs portent donc uniquement sur la norme de contrôle appropriée et sur la question de savoir si le ministre a raisonnablement interprété l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et l’alinéa 3(2)a) du RCPS, d’une manière conforme à l’AECG, comme l’exige l’article 3 de la LMO, en s’appuyant uniquement sur le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (le REIR) du RCPS et sur la ligne directrice connexe. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire, parce que le ministre a examiné de façon déraisonnable les observations de ViiV fondées sur l’article 20.27 de l’AECG, au sujet de l’interprétation correcte de l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS, en omettant de tenir compte de l’AECG même, en plus du REIR du RCPS et de la ligne directrice. Cette affaire sera renvoyée au ministre pour nouvelle décision.
II.
Les dispositions applicables
[8]
Voir l’annexe ci‑jointe.
III.
Analyse
A.
Quelle est la norme de contrôle applicable?
[9]
À l’audience, les parties ont convenu que la norme de contrôle applicable était la décision raisonnable, compte tenu de l’arrêt de principe de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Il existe maintenant une présomption réfutable selon laquelle toutes les décisions administratives peuvent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Vavilov, précité, aux para 9‑10. Je conclus qu’aucune des situations qui réfutent cette présomption (résumées dans Vavilov, précité, aux para 17 et 69) n’est présente dans l’affaire qui nous occupe.
[10]
La norme de la décision raisonnable signifie que les tribunaux ne doivent intervenir que lorsque c’est nécessaire. Il ne s’agit pas d’une simple formalité, mais plutôt d’un contrôle rigoureux : Vavilov, précité, au para 13. Lorsqu’elle examine une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable, « […] la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée »
: Vavilov, précité, au para 15. Selon la CSC, pour être raisonnable, la décision « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
: Vavilov, précité, au para 85. En somme, la décision doit posséder les caractéristiques du caractère raisonnable (justification, transparence et intelligibilité), et elle doit être justifiée par rapport aux contraintes factuelles et juridiques applicables dans les circonstances : Vavilov, au para 99. Les contraintes imposées au décideur peuvent comprendre le régime législatif en vigueur et les principes d’interprétation des lois, entre autres considérations applicables dans un cas particulier : Vavilov, précité, au para 106. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, précité, au para 100.
[11]
Comme le cœur du contrôle judiciaire devant la Cour est une question d’interprétation des lois, il convient de souligner que la CSC a été très précise en jugeant que : « [l]es questions d’interprétation de la loi ne reçoivent pas un traitement exceptionnel. Comme toute autre question de droit, on peut les évaluer en appliquant la norme de la décision raisonnable »
: Vavilov, précité, au para 115. La CSC nous rappelle également que : « [l]a cour qui interprète une disposition législative le fait en appliquant le “principe moderne” en matière d’interprétation des lois, selon lequel il faut lire les termes d’une loi “dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur” »
[renvois omis] : Vavilov, précité, au para 117. De plus, « le décideur administratif doit démontrer dans ses motifs qu’il est conscient des “éléments essentiels” de l’interprétation législative[, à savoir] son texte, […] son contexte et […] son objet »
: Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 42; Vavilov, précité, au para 120.
[12]
Enfin, dans le contexte du contrôle judiciaire devant notre Cour, « [i]l est bien établi que la loi interne est présumée respecter les obligations internationales du Canada et qu’elle doit être interprétée d’une manière qui reflète les principes du droit international coutumier et conventionnel »
[renvois omis] : Vavilov, précité, au para 182.
1)
Le refus du ministre de délivrer un CPS pour le JULUCA était‑il raisonnable? L’interprétation du ministre de l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS, à savoir qu’un brevet admissible doit revendiquer tous les ingrédients médicinaux d’un médicament combiné pour appuyer la délivrance d’un CPS, était‑elle conforme au texte, au contexte et à l’objet de ces dispositions?
c) Le ministre a‑t‑il raisonnablement interprété l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et l’alinéa 3(2)a) du RCPS d’une manière conforme à l’AECG, comme l’exige l’article 3 de la LMO, en s’appuyant uniquement sur le REIR du RCPS et sur la ligne directrice connexe?
[13]
Il existe un principe d’interprétation législative selon lequel [traduction] « même lorsque le texte législatif est clair, il faut quand même examiner le contexte et l’objet de la loi afin de déterminer s’il y a des ambiguïtés latentes qui doivent être résolues »
: Entertainment Software Assoc v Society Composers, 2020 FCA 100 [Entertainment Software] au para 84. Dans ce contexte, l’article 3 de la LMO exige que toute loi fédérale qui met en œuvre une disposition de l’AECG ou remplit une obligation aux termes de l’AECG (comme les dispositions du régime des CPS) soit interprétée d’une manière conforme à l’AECG. Je conclus que la décision du ministre démontre qu’il n’a pas tenu compte de la signification des dispositions applicables liées au CPS, dans le contexte plus large et suivant l’objectif du régime législatif en ce qui a trait à l’AECG même pour toute ambiguïté latente, compte tenu de la substance des observations de ViiV sur ce point. C’est là une erreur qui rend la décision déraisonnable. Un résumé des parties pertinentes de la décision du ministre, des observations de ViiV devant le ministre et la Cour, ainsi que des autres observations du ministre devant la Cour, suivi de mon analyse, illustre cette lacune déterminante dans la décision du ministre.
i)
La décision du ministre
[14]
En rejetant la demande de CSP de ViiV pour le JULUCA, le ministre a jugé que le brevet 282 [traduction] « ne s’appliqu[ait] pas à la combinaison des ingrédients médicinaux dolutégravir et rilpivirine de l’une des manières prescrites par [le paragraphe 3(2) du RCPS] »
. Cette constatation découle de la conclusion du ministre selon laquelle [traduction] « lorsque le médicament approuvé contient une combinaison d’ingrédients médicinaux, [un] brevet [admissible] doit inclure une revendication pour la combinaison de tous les ingrédients médicinaux, une revendication pour la combinaison de tous les ingrédients médicinaux, telle qu’elle est obtenue par un procédé spécifique, ou une revendication pour l’utilisation de la combinaison de tous les ingrédients médicinaux »
, afin de satisfaire aux exigences du paragraphe 3(2) du RCPS. Le ministre a également souligné que, contrairement au régime du RMB(AC), le régime des CPS ne s’applique qu’aux médicaments contenant un nouvel ingrédient médicinal ou une nouvelle combinaison d’ingrédients médicinaux.
[15]
Pour en arriver à cette conclusion, le ministre s’est appuyé sur le REIR du RCPS et sur la ligne directrice connexe. Dans son évaluation finale, le ministre a conclu que toutes les dispositions du paragraphe 106(1) de la Loi sur les brevets devaient être interprétées de manière cohérente, afin de respecter l’intention sous‑jacente à la disposition, telle qu’elle est décrite dans le REIR du RCSP : le brevet admissible n’a pas à protéger la combinaison approuvée d’ingrédients médicinaux, mais il doit inclure au moins une revendication visant la même combinaison des mêmes ingrédients médicinaux pour se rapporter à la même combinaison des mêmes ingrédients médicinaux. L’évaluation préliminaire du ministre faisait également référence à la ligne directrice du RCPS comme appui supplémentaire pour conclure que [traduction] « lorsque le médicament contient une combinaison d’ingrédients médicinaux, le brevet doit porter sur la combinaison “en tant que telle” »
. Le ministre affirme que les deux documents « [fournissent] des renseignements contextuels utiles »
à des fins d’interprétation et qu’ils peuvent être consultés : Takeda Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2013 CAF 13 [Takeda] au para 124. Je ne suis pas en désaccord, mais ce ne sont pas les seules ressources sur lesquelles le ministre s’appuie pour déterminer la bonne interprétation des dispositions applicables du CPS.
[16]
Le ministre n’a fait allusion qu’en passant à l’AECG, en citant la section sur les objectifs du REIR du RCPS, à la page 8. Le ministre a réitéré l’engagement du Canada à fournir [TRADUCTION] « une période supplémentaire de protection semblable à celle des brevets pour les médicaments contenant de nouveaux ingrédients médicinaux et de nouvelles combinaisons d’ingrédients médicinaux »
. L’AECG n’a été expressément mentionné nulle part ailleurs, et le ministre n’a pas tenu compte des observations de ViiV concernant le fait que l’AECG appuyait l’interprétation qu’elle proposait de l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS.
[17]
Le ministre a pris acte de l’observation de ViiV (en réponse à l’évaluation préliminaire) selon laquelle le JULUCA était le premier médicament contenant une combinaison de dolutégravir et de rilpivirine ayant été approuvée et ayant fait l’objet d’un AC de Santé Canada. Le ministre a toutefois répondu que le fait de délivrer un CPS lorsque le brevet sous‑jacent est lié à un seul ingrédient médicinal ancien, mais que le médicament approuvé dans l’AC contient une nouvelle combinaison avec cet ingrédient plus ancien, résulterait en un CSP d’une portée beaucoup plus large que la protection sui generis envisagée pour les médicaments contenant de nouveaux ingrédients médicinaux ou de nouvelles combinaisons d’ingrédients médicinaux. Par exemple, l’interprétation de ViiV rendrait admissibles à la protection du CPS des médicaments déjà approuvés comme le TIVICAY et le TRIUMEQ, qui contiennent tous deux le dolutégravir comme ingrédient médicinal. Je fais toutefois remarquer qu’en établissant les objectifs du chapitre 20 de l’AECG, l’article 20.1 de l’AECG ne mentionne pas les « nouveaux »
produits, mais plutôt les produits « novateurs et créatifs »
.
ii)
Les observations de ViiV sur l’AECG
[18]
ViiV a présenté des observations importantes en réponse à l’objection préliminaire du ministre et à la Cour sur la façon dont l’interprétation privilégiée par le ministre n’était pas conforme aux obligations du Canada aux termes de l’AECG, et sur la façon dont son interprétation privilégiée l’était. En bref, ViiV prétend que, selon l’article 20.27 de l’AECG, le régime sui generis du Canada vise à protéger les ingrédients médicinaux uniques ou les combinaisons d’ingrédients médicinaux contenus dans de nouveaux « produits »
pharmaceutiques (comme le JULUCA) protégés par un « brevet de base »
en vigueur (comme le brevet 282). De l’avis de ViiV, un « brevet de base »
comprend un brevet contenant une revendication relative à au moins un ingrédient médicinal contenu dans un médicament combiné parce que ce brevet, même s’il n’énumère qu’un seul ingrédient de la combinaison, protège néanmoins l’ensemble du produit; autrement dit, il protège le produit « en tant que tel »
. Cela est conforme au paragraphe 115(1) de la Loi sur les brevets, qui prévoit qu’un CPS couvrant un seul ingrédient médicinal protégera un médicament contenant cet ingrédient médicinal en plus de tout autre, comme ce serait le cas pour un médicament combiné comme le JULUCA. ViiV soutient que l’interprétation du ministre fait complètement abstraction de cette possibilité.
[19]
ViiV affirme en outre que l’interprétation du ministre ne protège pas adéquatement les produits médicamenteux combinés à dose fixe en refusant l’accès à ces protections supplémentaires. Mettant l’accent sur le fait que les ingrédients médicinaux individuels contenus dans les produits combinés sont souvent mis au point par des fabricants non apparentés et sont donc assujettis à des droits de brevet distincts, ViiV soutient que, sans la protection supplémentaire que procure le CPS, les fabricants seraient incités à continuer de commercialiser des traitements comme deux produits distincts (ou plus) et seraient dissuadés d’innover en matière de thérapies combinées à dose fixe. Cela irait à l’encontre des objectifs du chapitre 20 de l’AECG (Propriété intellectuelle), à savoir : a) faciliter la production et la commercialisation de produits novateurs et créatifs et la prestation de services entre les Parties; b) assurer un niveau approprié et efficace de protection et de mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle : article 20.1 de l’AECG
[20]
Enfin, ViiV soutient que la pharmacothérapie à dose fixe du JULUCA répond aux exigences de l’article 2 de la LMO, car a) une autorisation de mise en marché (c’est‑à‑dire un AC dans le contexte canadien) a été accordée; b) le produit n’a pas fait l’objet d’une période de protection sui generis; c) l’autorisation de mise en marché mentionnée en a) est la première autorisation de mise en marché du produit.
iii)
Les autres observations du ministre en réponse à ViiV
[21]
Le ministre n’est pas d’accord et prétend, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, que son interprétation privilégiée de l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS concorde avec les obligations du Canada, parce que chaque signataire de l’AECG est : « libre de déterminer la méthode appropriée pour mettre en œuvre les dispositions [de l’AECG] dans le cadre de son système et de ses pratiques juridiques »
: paragraphe 20.2(2) de l’AECG; R c Hape, 2007 CSC 26 [Hape] au para 53. Le ministre souligne que le choix du Canada d’étendre le régime des CPS seulement aux produits conformes à son interprétation du paragraphe 3(2) du RCPS reflète fidèlement l’exigence de l’AECG selon laquelle un brevet de base protège « un produit en tant que tel »
. Il mentionne également le REIR du RCPS comme preuve de l’intention du gouverneur en conseil selon laquelle l’admissibilité relative au RPSC suppose un appariement direct de tous les ingrédients médicinaux entre le brevet et le médicament autorisé. Le ministre soutient donc que son interprétation s’inscrit dans le mandat de réglementation de l’AECG et qu’elle est présumée être conforme aux obligations internationales du Canada : Sullivan, précité, aux para 18.5 et 18.6.
[22]
En réponse à l’affirmation de ViiV selon laquelle l’un des objets du régime des CPS est de reconnaître les efforts de recherche des innovateurs qui ont donné lieu à des médicaments combinés à dose fixe comme le JULUCA, le ministre soutient que le régime des CPS récompensera les innovateurs détenant un brevet admissible ayant des revendications quant à la combinaison de tous les ingrédients médicinaux et qui se conforment aux autres exigences du régime des CPS.
iv)
Analyse
[23]
Je reconnais que le ministre s’appuie sur la ligne directrice du RCPS et sur le REIR du RCPS pour appuyer sa position, alors que ViiV souligne que ces documents n’ont pas force de loi : Apotex Inc c Canada (Santé), 2017 CF 857 au para 70; Gilead Sciences Canada Inc c Canada (Santé), 2012 CAF 254 au para 44; Teva Canada Ltd c Sanofi‑Aventis Canada Inc, 2014 CAF 67 aux para 77-78; Campana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 49 aux para 19-20; Eli Lilly Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2003 CAF 24 aux para 6, 29-36. À mon avis, ces positions ne sont pas irréconciliables.
[24]
Cependant, je conclus que le fait, pour le ministre, de s’appuyer uniquement sur le REIR du RCPS et sur la ligne directrice connexe, sans tenir compte des observations de ViiV sur l’AECG, est déraisonnable. Je conviens que ni le REIR du RCPS ni la ligne directrice n’ont force de loi et qu’ils ne peuvent donc remplacer les termes utilisés dans la loi, mais ils peuvent être des outils utiles pour déterminer l’intention derrière une disposition contestée : Takeda, précité, au para 124. Le ministre n’a pas agi de façon déraisonnable en faisant référence au REIR du RCPS pour conclure que les dispositions particulières du paragraphe 106(1) de la Loi sur les brevets devaient être interprétées de manière uniforme. Cela dit, je fais remarquer que le REIR du RCPS, sous la rubrique « b) Autorisations de mise en marché »
, mentionne ceci : « La Loi prévoit également que pour qu’un ingrédient médicinal ou une combinaison d’ingrédients médicinaux soit admissible à un CPS, il faut que l’ingrédient médicinal ou la combinaison de tous les ingrédients médicinaux soit contenu dans une drogue visée par une autorisation de mise en marché au Canada. »
Cela n’est pas exact, car le paragraphe 106(1) de la Loi sur les brevets mentionne seulement « un ingrédient médicinal ou […] une combinaison d’ingrédients médicinaux »
; le paragraphe 3(2) du RCPS est la source de la formulation « l’ingrédient médicinal ou […] la combinaison de tous les ingrédients médicinaux »
.
[25]
Je remarque en outre que la ligne directrice du RCPS semble faire siennes les « clarifications »
suivantes, qui paraissent contredire l’affirmation du ministre selon laquelle le sens grammatical et ordinaire des mots du paragraphe 3(2) du RCPS peut être compris sans ces clarifications :
une revendication de l’ingrédient médicinal (dans le cas d’une drogue contenant un seul ingrédient médicinal) ou la combinaison de tous les ingrédients médicinaux (dans le cas d’une drogue contenant plus d’un ingrédient médicinal) contenus dans une drogue pour laquelle l’autorisation de mise en marché mentionnée dans la demande de CPS a été délivrée [caractères gras ajoutés]
[26]
Chose plus importante encore, je juge qu’il est déraisonnable de la part du ministre de s’appuyer uniquement sur ces documents, à l’exclusion de l’AECG. Le texte de l’AECG, plutôt que le REIR du RCPS, ou en plus de celui‑ci, doit également être consulté afin de faire la lumière sur la portée de la protection applicable au régime des CPS du Canada et de déterminer les intentions du Canada à cet égard : Art. 3 de la LMO; Appulonappa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 59 au para 40; Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 aux para 112‑113; Bureau de l’avocat des enfants c Balev, 2018 CSC 16 aux para 32‑33. Je souscris à l’observation de ViiV selon laquelle l’AECG semble offrir une protection plus vaste que ne le permet l’interprétation du ministre. Comme je l’ai souligné précédemment, en établissant les objectifs du chapitre 20 de l’AECG, l’article 20.1 de l’AECG ne mentionne pas les « nouveaux »
produits, mais plutôt les produits « novateurs et créatifs »
; l’arrêt Takeda confirme qu’un médicament ne sera pas enregistré dans le registre des drogues innovantes s’il s’agit d’une variante mineure d’un produit préexistant : Takeda, précité, au para 121. On ne peut pas dire que le JULUCA est une variante mineure d’un produit préexistant. En fait, il est considéré comme innovant, en raison de la délivrance de l’AC. De plus, je suis persuadée que l’interprétation de ViiV, à savoir que le brevet 282 protège le produit (c.‑à‑d. le JULUCA) en tant que tel, n’est pas incompatible à première vue avec l’AECG. Par conséquent, je conclus que le ministre aurait dû examiner ces arguments plus attentivement, en faisant directement référence à l’AECG, afin de déceler toute ambiguïté latente, avant de rendre sa décision finale.
[27]
Le ministre, soulignant que le Canada est autorisé à mettre en œuvre l’AECG conformément à ses propres préférences, fait valoir que le REIR du RCPS et la ligne directrice démontrent clairement que le Canada avait l’intention de suivre une approche étroite lors de la mise en œuvre du régime des CPS : Article 20.2 de l’AECG; Hape, précité, au para 53. Je ne suis pas de cet avis. Selon moi, une disposition permettant aux signataires de mettre en œuvre des régimes donnés conformément à leurs propres règles ne dispense pas en soi les décideurs d’expliquer adéquatement qu’une interprétation plus limitée de portée nationale était voulue. Rien dans le dossier de la présente affaire ne donne à penser que le Canada avait l’intention d’adopter une approche plus limitée que ce qui était envisagé dans l’AECG, ou qu’il avait toujours interprété l’AECG de façon plus limitée que l’autre interprétation suggérée par ViiV. En fait, ni l’un ni l’autre de ces documents ne tient compte du texte de l’AECG même, ni de la LMO, lorsqu’il décrit la portée prévue de la protection offerte par le CPS. Dans de telles situations, l’accent doit être mis sur ce que le législateur a réellement fait dans la législation, et non sur ce qui a été dit dans de tels documents d’accompagnement. Étant donné que la législation nationale est présumée être conforme à un traité applicable, l’accent doit être mis sur ce que le législateur a réellement fait dans la législation; cette présomption exige du décideur administratif qu’il prenne en compte tout élément applicable du droit international dans le contexte entourant l’adoption de la législation lorsqu’il l’interprète : Entertainment Software, précité, aux para 90‑91. L’article 3 de la LMO renforce ce principe dans l’affaire dont je suis saisie : Glaxosmithkline Biologicals SA c Canada (Santé), 2020 CF 397 aux para 27‑28. Le fait que le ministre ne se soit même pas demandé si l’alinéa 3(2)a) du RCPS pouvait être interprété en harmonie avec l’AECG, plutôt que de le limiter expressément, a été fatal pour son évaluation.
[28]
Lorsque les observations portent sur des questions clés ou des arguments principaux soulevés par les parties, le décideur doit les prendre en compte : LMO, art. 3; Vavilov, précité, au para 128. Je conclus que le défaut du ministre d’analyser la portée de la protection prévue à l’article 20.27 de l’AECG, au moment de déterminer l’interprétation appropriée de l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS, rend le processus décisionnel injustifié et, donc, déraisonnable : Vavilov, précité, au para 86.
[29]
Enfin, les observations écrites et orales du ministre sur l’AECG dans le cadre du présent contrôle judiciaire n’ont pour effet que de mettre en évidence cette lacune déterminante dans la décision du ministre, et elles ne peuvent être invoquées à cette étape pour renforcer une décision autrement déraisonnable. Par exemple, les avocats du ministre ont fait valoir que le libellé de l’article 115 de la Loi sur les brevets et le libellé des alinéas 106(1)d) et e) appuient une interprétation plus limitée. Toutefois, le ministre n’a pas mis de l’avant cette analyse dans sa décision même. Bien que la Cour puisse chercher à compléter la décision par les motifs qui « auraient été fournis si la question avait été soulevée »
, ce n’est pas le cas en l’espèce : Vavilov, précité, au para 98. Le ministre était saisi de la question de l’interprétation appropriée de la disposition, et il a eu l’occasion d’examiner le régime plus large pour justifier davantage son interprétation, mais il a choisi de ne pas le faire. Si le ministre souhaite s’appuyer sur de telles justifications à l’avenir, il devrait se livrer à une telle analyse dans la décision, que la Cour pourrait alors examiner : Vavilov, précité, au para 98, citant Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 54.
IV.
Conclusion
[30]
Le ministre n’a pas examiné adéquatement les observations de ViiV sur l’AECG, concernant l’interprétation appropriée de l’alinéa 106(1)c) de la Loi sur les brevets et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS. Comme ces observations portent sur le fond de la présente affaire, le fait de ne pas en avoir tenu compte a rendu déraisonnable la décision du ministre de refuser un CPS pour le JULUCA. J’accueillerai donc la demande de contrôle judiciaire de ViiV; l’affaire devra être renvoyée au ministre pour nouvelle décision.
[31]
Compte tenu de l’article 131 de la Loi sur les brevets, je n’adjuge aucuns dépens dans la présente affaire.
JUGEMENT dans le dossier T‑353‑19
LA COUR STATUE : i) que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie; ii) que l’affaire doit être renvoyée au ministre pour nouvelle décision; iii) qu’aucuns dépens ne sont adjugés.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
C. Laroche, traducteur
Annexe – les dispositions applicables
A. Article 20.27 de l’AECG
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B. Loi de mise en œuvre de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne, LC 2017, c 6, partie 2
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C. Loi sur les pensions, LRC 1985, c P‑4
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D. Règlement sur les certificats de protection supplémentaire, DORS/2017‑165, par 3(2)
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E. Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870
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F. Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 :
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑353‑19
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INTITULÉ :
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VIIV SOINS DE SANTÉ ULC c LE MINISTRE DE LA SANTÉ
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 15 janvier 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 10 juillet 2020
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COMPARUTIONS :
Kristin Wall
Morgan Westgate
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Pour le demandeur
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J. Sanderson Graham
Sadian Campbell
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Kristin Wall
Morgan Westgate
Norton Rose Fulbright
Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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