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Date : 20200619


Dossier : IMM-3817-19

Référence : 2020 CF 711

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 juin 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

FELICIA ZEAH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Felicia Zeah, la demanderesse, est une citoyenne du Nigéria. Elle a demandé l’asile au Canada au motif qu’elle craignait d’être persécutée dans son pays en raison de sa bisexualité.

[2]  La demande d’asile de la demanderesse a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] le 28 septembre 2018, pour des motifs liés à la crédibilité.

[3]  La demanderesse a porté cette décision en appel devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR. Par une décision datée du 23 mai 2019, la SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[4]  La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Son principal argument est que les conclusions défavorables de la SAR en matière de crédibilité sont déraisonnables.

[5]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec la demanderesse sur un point essentiel. Par conséquent, la SAR doit rendre une nouvelle décision.

II.  CONTEXTE

[6]  La demanderesse est née à Lagos en janvier 1958. Avant de venir au Canada, elle a vécu aux États-Unis pendant plus de trente ans.

[7]  Pendant qu’elle vivait aux États-Unis, la demanderesse a obtenu un diplôme d’associé en sciences infirmières du Collège communautaire et technique de Minneapolis en 2006 et un baccalauréat en sciences de l’Université Bethel en 2010. La demanderesse a travaillé aux États-Unis en tant qu’infirmière pendant près de 20 ans.

[8]  La demanderesse indique qu’elle a réalisé qu’elle était bisexuelle lorsqu’elle a eu une relation sexuelle secrète avec une camarade de classe, B.M., à la fin du secondaire (de 1975 à 1977). La famille de la demanderesse connaissait Mme M., mais croyait que les deux jeunes femmes étaient simplement amies.

[9]  En 1983, la demanderesse a épousé un homme nigérian. Mme M. a également épousé un homme au Nigéria la même année.

[10]  Munis de visas de visiteur, la demanderesse et son mari se sont rendus aux États-Unis en 1985, mais ne sont jamais repartis. La demanderesse affirme qu’ils ont divorcé en 1986. La demanderesse a deux enfants d’âge adulte issus de ce mariage, qui vivent aux États-Unis.

[11]  Lors de l’audience devant la SPR, la demanderesse a déclaré qu’elle avait maintenu le contact avec Mme M. après le secondaire, y compris pendant qu’elle était aux États-Unis. Les deux femmes ont eu une brève relation sexuelle en 2001 lorsque la demanderesse est retournée au Nigéria pour un séjour de deux semaines. Ce fait n’est pas mentionné dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] de la demanderesse. La demanderesse a déclaré dans son témoignage devant la SPR que Mme M. et elle ont eu des sentiments l’une pour l’autre jusqu’en 2014.

[12]  La demanderesse a également indiqué qu’elle avait eu une liaison avec deux autres femmes aux États-Unis – une liaison de six mois en 2003 avec B.K. et une autre relation secrète avec une femme de 2005 à 2015. Aucune de ces relations n’est mentionnée dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA.

[13]  En 1989, la demanderesse a épousé James Wells, un citoyen des États-Unis. M. Wells a tenté de parrainer la demanderesse pour qu’elle obtienne la citoyenneté américaine, mais cela n’a pas abouti. Dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, la demanderesse indique que M. Wells a retiré son parrainage parce qu’il a découvert que la demanderesse avait eu une relation avec une femme (l’exposé circonstancié n’indique pas clairement à quel moment cela s’est produit et qui était cette femme). Devant la SPR, la demanderesse a toutefois indiqué que M. Wells avait poursuivi le parrainage, mais que la demande avait été rejetée en raison de préoccupations quant à l’authenticité de la preuve de son divorce d’avec son premier mari.

[14]  La demanderesse et M. Wells ont divorcé en 1999.

[15]  La même année, la demanderesse a épousé son troisième mari, Wilson Zeah, également un citoyen des États‑Unis. La demanderesse affirme qu’elle a eu un enfant avec M. Zeah, un fils né en 2000 qui vit également aux États-Unis.

[16]  M. Zeah a lui aussi tenté de parrainer la demanderesse pour qu’elle obtienne la citoyenneté américaine, sans succès. Selon la demanderesse, cet échec était encore une fois attribuable à des préoccupations quant à l’authenticité des documents censés établir son divorce d’avec son premier mari.

[17]  La demanderesse et M. Zeah ont divorcé en juin 2017 après avoir été séparés pendant deux ans. La demanderesse indique dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA que la relation a pris fin parce que M. Zeah a découvert sa relation avec Mme M.

[18]  Dans une lettre datée du 15 août 2017, qui a été déposée auprès de la SPR, M. Zeah indique qu’il a pris connaissance de cette relation en juin 2014, lorsqu’il a entendu la demanderesse parler au téléphone avec son [TRADUCTION] « amante ».

[19]  Selon la demanderesse, après que M. Zeah a découvert sa relation avec Mme M., il l’a menacée de divorce. Se sentant déprimée, la demanderesse (qui ne buvait pas) s’est soûlée, a appelé sa cousine Bukky Thomas au Nigéria et [TRADUCTION] « a vidé [son] cœur », entre autres en lui révélant qu’elle était bisexuelle et qu’elle entretenait une relation avec Mme M. La demanderesse n’indique pas à quel moment exactement cela s’est produit, mais, compte tenu de la lettre de M. Zeah, il semble que ce serait en juin 2014 ou vers cette date.

[20]  Après cet entretien téléphonique, Mme Thomas a commencé à faire chanter la demanderesse. Lorsqu’il est devenu impossible pour la demanderesse de lui remettre l’argent qu’elle réclamait, Mme Thomas a tenté de faire chanter Mme M. Finalement, Mme Thomas a informé le mari de Mme M. de la relation entre les deux femmes et a [TRADUCTION] « répandu la nouvelle dans la communauté » au Nigéria. En conséquence, Mme M. a été arrêtée par la police nigériane et, sous la torture, elle a nommé la demanderesse comme son amante. En raison de ce qui est arrivé à Mme M., Mme M. et les membres de sa famille ont cherché à se venger de certains membres de la famille de la demanderesse au Nigéria.

[21]  Entre-temps, la demanderesse a obtenu l’aide d’une avocate aux États-Unis pour l’aider à régulariser son statut dans ce pays.

[22]  À l’appui de sa demande d’asile, la demanderesse a déposé un affidavit souscrit le 7 août 2017 par sa dernière avocate aux États‑Unis, Me Rachel Petersen.

[23]  Me Petersen affirme que la demanderesse a retenu ses services pour la première fois en 2012. À cette époque, une mesure de renvoi définitive des États-Unis avait été prise contre la demanderesse. La demanderesse avait précédemment demandé l’annulation de cette mesure. Le dossier de la présente demande ne précise pas pour quels motifs cette réparation avait été demandée. La demande d’annulation a été rejetée, et la demanderesse a porté cette décision en appel devant la Commission des appels en matière d’immigration [Board of Immigration Appeals ou BIA] des États‑Unis. L’appel a été rejeté par la BIA le 12 octobre 2012. Cette décision ne fait pas partie du dossier de la présente demande (bien qu’elle soit mentionnée dans une décision subséquente de la BIA qui fait partie du dossier). Malgré l’issue de cet appel, aucune disposition n’a été prise à l’époque pour faire exécuter la mesure de renvoi.

[24]  Avec l’aide de Me Petersen, en 2014 ou vers cette date, la demanderesse a demandé la réouverture de son appel auprès de la BIA (la date exacte à laquelle la requête en réouverture a été présentée ne figure pas dans le dossier de la présente demande). Dans cette requête, la demanderesse a soulevé pour la première fois la nécessité pour elle d’obtenir l’asile aux États-Unis. Elle a soutenu que, en tant que femme chrétienne, elle serait exposée à un risque de la part du groupe Boko Haram si elle devait retourner au Nigéria. La demanderesse n’a donné aucun autre motif pour demander l’asile.

[25]  Par une décision datée du 9 juin 2015, la BIA a rejeté la requête en réouverture de l’appel. (MPetersen indique dans son affidavit que la requête a été rejetée en 2016, mais cela semble être une erreur puisque la décision de la BIA, datée du 9 juin 2015, a été déposée auprès de la SPR et fait partie du dossier de la présente demande.)

[26]  Me Petersen indique dans son affidavit que, avec son aide, la demanderesse a interjeté appel de cette décision devant la Cour d’appel des États-Unis du huitième circuit et que cet appel a été rejeté. Elle n’indique pas à quel moment cette décision a été rendue, et la décision de la Cour d’appel ne fait pas partie du dossier relatif à la présente demande. Toutefois, Me Petersen ajoute qu’à un moment donné après le rejet de l’appel (et vraisemblablement pendant que la demanderesse était encore aux États-Unis), la demanderesse [TRADUCTION] « [lui] a confié qu’elle avait déjà eu une partenaire de même sexe au Nigéria et qu’elle avait peur d’elle, mais elle n’en avait jamais parlé avant le dépôt de la requête en réouverture de son dossier ». Me Petersen indique que c’était apparemment parce que la demanderesse [TRADUCTION] « avait été trop gênée pour le dire auparavant ».

[27]  Lorsqu’on lui a demandé à l’audience devant la SPR pourquoi elle n’avait pas mentionné son orientation sexuelle plus tôt, la demanderesse a répondu que son avocate venait du Nigéria et qu’elle craignait que la communauté nigériane locale n’apprenne son orientation sexuelle. La demanderesse a également déclaré dans son témoignage qu’elle n’en avait pas parlé à son avocate parce qu’elle ne voulait pas que son mari apprenne qu’elle était bisexuelle. La demanderesse a affirmé que son mari assistait toujours aux rencontres avec l’avocate.

[28]  En dépit des décisions défavorables et de la mesure de renvoi en suspens, il semble qu’aucune disposition n’ait été prise pour faire exécuter la mesure de renvoi. Toutefois, selon Me Petersen, la demanderesse [TRADUCTION] « risquait à tout moment d’être expulsée du pays ».

[29]  En juin 2017, la demanderesse a voyagé par autobus depuis sa maison située à Brooklyn Park, au Minnesota, jusqu’à Plattsburgh, à New York. De Plattsburgh, elle a pris un taxi pour se rendre à un poste frontalier près de Lacolle, au Québec, où elle a demandé l’asile le 17 juin 2017.

[30]  Après un court séjour à Montréal, la demanderesse s’est rendue à Toronto. Avec l’aide d’un avocat de Toronto (qui n’était pas Me Navaneelan), la demanderesse a rempli un formulaire FDA, qui comprenait un exposé circonstancié, à l’appui de sa demande d’asile. Elle a signé ce document le 6 juillet 2017, et il a été déposé le lendemain auprès de la CISR.

[31]  Le 14 septembre 2017, l’avocat de la demanderesse a déposé un formulaire FDA modifié (signé par la demanderesse le même jour) qui ajoutait trois membres de la famille vivant au Nigéria, à savoir deux demi-frères et une demi-sœur, à la liste des membres de la famille qu’elle avait fournie dans son formulaire FDA initial. Ces trois membres de la famille n’avaient pas été inclus dans le formulaire FDA initial, malgré les instructions données sur le formulaire d’énumérer, entre autres, « [les] frères et sœurs, y compris [les] demi-frères et demi-sœurs ». À l’audience, on n’a pas demandé à la demanderesse pourquoi elle avait initialement omis ces trois membres de sa famille.

[32]  Le 14 septembre 2017, en plus du formulaire FDA modifié, l’avocat de la demanderesse a également déposé deux lettres : une lettre d’un des demi-frères et une lettre de la demi-sœur. Les deux lettres étaient datées du 21 août 2017 et ont été signées le même jour au greffe de la Haute Cour à Ijebu-Ode, au Nigéria. Les deux lettres indiquent que les auteurs ignoraient que la demanderesse était bisexuelle jusqu’à ce qu’ils l’apprennent d’une cousine, Bukky Thomas. Ni l’une ni l’autre ne mentionne quand cette divulgation s’est produite ni dans quelles circonstances.

[33]  La demanderesse a également produit une lettre (datée du 15 août 2017) de B.K., qui a confirmé qu’elle avait entretenu une relation avec la demanderesse pendant six mois en 2003.

[34]  En outre, la demanderesse a produit un rapport daté du 11 août 2017, établi par Gerald M. Devins, psychologue clinicien. M. Devins avait rencontré la demanderesse ce jour-là pour une séance de consultation unique (d’une durée non précisée). Selon l’avis de M. Devins, la demanderesse répondait aux critères diagnostiques d’un trouble lié à des facteurs de stress avec une durée prolongée.

[35]  Enfin, peu avant son audience devant la SPR, la demanderesse a déposé des lettres et des photos démontrant sa participation aux activités de la communauté LGBTQ de Toronto.

[36]  La SPR a rejeté la demande d’asile pour des motifs liés à la crédibilité. En particulier, la SPR a soutenu que le fait que la demanderesse a tardé à demander l’asile aux États-Unis, le fait qu’elle s’est brièvement réclamée de nouveau de la protection du Nigéria en 2001 et le fait qu’elle a omis de révéler sa bisexualité lorsqu’elle a finalement demandé l’asile témoignaient d’une absence de crainte subjective de la part de la demanderesse et, par conséquent, ont eu une incidence négative sur la crédibilité de la demanderesse. La SPR a jugé déraisonnable l’explication fournie par la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle fondait sa demande d’asile uniquement sur le groupe Boko Haram. Selon la SPR, [TRADUCTION] « une personne qui prétend craindre les autorités au Nigéria en raison de sa bisexualité aurait exprimé cette crainte dans ses derniers efforts pour stopper son expulsion des États-Unis ». En outre, la SPR a conclu que l’allégation de bisexualité de la demanderesse n’était pas crédible. La SPR a également conclu que le rapport du psychologue [TRADUCTION] « a une valeur probante minimale » et qu’il [TRADUCTION] « ne fournit pas de preuve probante crédible que la demanderesse est bisexuelle ». Enfin, la SPR a conclu que la preuve de la participation de la demanderesse aux activités de la communauté LGBTQ [TRADUCTION] « n’établit pas son orientation sexuelle, car ces activités sont ouvertes à tous ». La SPR ne mentionne pas la lettre de B.K. ni celles du demi-frère et de la demi-sœur de la demanderesse.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[37]  La demanderesse a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Elle n’a pas demandé l’admission de nouveaux éléments de preuve.

[38]  La demanderesse a soutenu que la SPR avait commis une erreur dans l’évaluation de sa crédibilité. Elle a fait valoir que les facteurs sur lesquels la SPR s’était fondée, soit son défaut de demander l’asile aux États-Unis, son retard à divulguer son orientation sexuelle et son retour au Nigéria en 2001, reflétaient un examen [TRADUCTION] « microscopique » des éléments de preuve. Selon la demanderesse, la SPR s’était concentrée sur des [TRADUCTION] « questions périphériques » et n’avait fait [TRADUCTION] « aucun effort sérieux » pour examiner la question [TRADUCTION] « au cœur » de la demande d’asile de la demanderesse, à savoir sa bisexualité. La demanderesse a soutenu que l’approche de la SPR n’était pas conforme aux Directives du président relatives aux procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre (communément appelées les Directives sur l’OSIGEG). La demanderesse a également fait remarquer que la SPR n’avait pas mentionné la lettre de B.K., qui allait au [traduction] « cœur de la demande d’asile ». Enfin, la demanderesse a soutenu que la SPR avait commis une erreur en n’accordant aucune valeur au rapport du psychologue et à la preuve de sa participation aux activités de la communauté LGBTQ.

[39]  La SAR a rejeté l’appel de la demanderesse.

[40]  La SAR a fait remarquer que son rôle consiste à examiner les décisions de la SPR selon la norme de la décision correcte. Tout en signalant qu’elle pouvait s’en remettre à l’évaluation de la crédibilité du témoignage de vive voix faite par la SPR si elle estimait que la SPR « jouissait d’un véritable avantage dans les circonstances », la SAR a indiqué que la SPR ne jouissait pas d’un tel avantage en l’espèce.

[41]  La SAR a souligné que la SPR avait analysé d’un même coup les questions de la présentation tardive de la demande d’asile et de l’orientation sexuelle, mais elle les a pour sa part examinées et analysées séparément.

[42]  En ce qui concerne le retard à présenter une demande d’asile et, une fois la demande présentée, le fait de ne pas avoir mentionné la crainte d’être persécutée pour des motifs liés à l’orientation sexuelle, la SAR a reconnu, contrairement à la SPR, que la demanderesse peut avoir jugé qu’il n’y avait pas de raison impérieuse de demander l’asile, alors qu’il existait une autre façon pour elle de régulariser son statut aux États-Unis, en l’occurrence, par l’entremise d’une demande de parrainage conjugal. Toutefois, la SAR a conclu que le retard à présenter une demande d’asile après 2012 (c’est-à-dire après l’échec des demandes de parrainage et la délivrance d’une mesure de renvoi) avait porté atteinte à la crédibilité de la demanderesse. La SAR a indiqué qu’elle avait examiné les Directives sur l’OSIGEG et le rapport du psychologue et qu’elle concluait néanmoins que l’explication donnée par la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle avait gardé sa bisexualité secrète n’était « pas raisonnable » et témoignait d’une absence de crainte subjective.

[43]  La SAR a également tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité du fait que, lorsqu’elle a fini par demander l’asile aux États-Unis, la demanderesse a fait une fausse déclaration en affirmant qu’elle craignait d’être persécutée par Boko Haram.

[44]  La SAR a résumé ainsi ses conclusions à cet égard :

La SAR juge que le défaut de l’appelante de demander l’asile avant de savoir qu’elle risquait sérieusement d’être renvoyée au Nigéria, même s’il n’est pas idéal, peut être considéré comme raisonnable. Cependant, son défaut de le faire après avoir pris conscience de la réelle possibilité d’être renvoyée au Nigéria, lorsqu’ajouté à ses fausses déclarations intentionnelles quant au fondement de sa réelle crainte alléguée (c.-à-d. son orientation sexuelle), porte atteinte à sa crédibilité en général. Après avoir indépendamment et rigoureusement tenu compte des éléments de preuve et des Directives sur l’OSIGEG, je suis incapable de tirer une conclusion différente de celle de la SPR quant à la crédibilité de l’appelante en général.

[45]  En ce qui concerne l’orientation sexuelle de la demanderesse, la SAR a affirmé que, compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve, « y compris le témoignage de l’appelante, le rapport [de M.] Devins, les lettres de la famille [de la demanderesse], les documents à l’appui provenant d’organisations LGBTQI à Toronto et les Directives sur l’OSIGEG », elle n’était pas convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse était bisexuelle. La SAR a expliqué ainsi le fondement de cette conclusion :

Les agissements de l’appelante, y compris ses raisons et son explication quant aux fausses déclarations qu’elle a faites aux autorités des États‑Unis selon lesquelles elle craignait de retourner au Nigéria en raison de Boko Haram et non de son orientation sexuelle, son défaut de dévoiler sa bisexualité à son avocate jusqu’en 2016‑2017 même après que son troisième époux a appris qu’elle était bisexuelle en 2014, et le fait qu’elle savait ou aurait dû savoir que son statut aux États‑Unis était dangereusement précaire minent sa crédibilité et, dans l’ensemble, les lettres de soutien de sa famille ou de la femme avec qui elle aurait entretenu une relation ne peuvent l’emporter sur ces éléments.

[46]  En résumé, la demanderesse n’était pas un témoin crédible et elle « a omis de présenter suffisamment d’éléments de preuve convaincants à l’appui de son allégation selon laquelle elle est une personne bisexuelle ».

[47]  Enfin, la SAR a conclu que, bien que la demanderesse ait voyagé au Nigéria avant que sa bisexualité ne soit mise au jour, ce fait attestait une absence de crainte subjective, étant donné que la demanderesse est retournée dans son prétendu pays de persécution alors qu’elle avait un statut « précaire » aux États-Unis. La SAR a toutefois fait remarquer que cette conclusion n’était pas un facteur déterminant.

[48]  Pour ces motifs, la SAR a rejeté l’appel et a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

IV.  NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[49]  Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la décision de la SAR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable.

[50]  Il existe maintenant une présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, à laquelle on ne devrait déroger « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10). Rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique en l’espèce. Je fais également remarquer qu’il était bien établi, dans la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov, que les questions soulevées par la demanderesse devraient être évaluées selon la norme de la décision raisonnable : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35.

[51]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit » (Vavilov au para 82).

[52]  L’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov au para 95). C’est pour cette raison que le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov au para 96).

[53]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable appelle la retenue judiciaire. Bien que cela n’ait jamais voulu dire qu’il faut « respecter aveuglément » les conclusions des décideurs désignés par la loi ou que l’« adhésion aveugle » à leurs conclusions est exigée (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 48; Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23 au para 41), la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov « souligne une fois de plus que le contrôle judiciaire concerne non seulement le résultat, mais aussi la justification du résultat (lorsque des motifs sont requis) » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 29). La norme de la décision raisonnable vise à faire en sorte que « les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13).

[54]  Le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83). Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, une cour de révision doit d’abord « examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov au para 84, guillemets internes omis). Lors du contrôle judiciaire, il faut accorder une « attention particulière » aux motifs écrits du décideur et les « interpréter de façon globale et contextuelle. L’objectif est justement de comprendre le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov au para 97). L’évaluation du caractère raisonnable de la décision doit comporter une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov aux para 12 et 13).

[55]  Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La norme de la décision raisonnable « exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision » (ibid.). Une cour de justice qui applique cette norme « ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendu à la place du décideur administrative, ne tente pas de prendre en compte l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution “correcte” au problème » (Vavilov au para 83).

[56]  Il incombe à la demanderesse de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Elle doit établir que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

V.  QUESTIONS EN LITIGE

[57]  La demanderesse conteste la décision de la SPR pour trois motifs, et je formulerais les questions en litige ainsi :

  • a) La conclusion de la SAR quant à la crédibilité était-elle déraisonnable?

  • b) L’évaluation de la preuve corroborante par la SAR était-elle déraisonnable?

  • c) L’évaluation par la SAR du fait que la demanderesse s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays était-elle déraisonnable?

[58]  Comme je l’expliquerai, il n’est nécessaire d’examiner que la première question en litige.

VI.  ANALYSE

A.  La conclusion de la SAR quant à la crédibilité était-elle déraisonnable?

[59]  La demanderesse soutient que la SAR a commis deux erreurs fondamentales dans l’évaluation de sa crédibilité. Premièrement, elle soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que le fait qu’elle a tardé à divulguer son orientation sexuelle aux États-Unis – et, dans le même ordre d’idées, à présenter une demande d’asile dans ce pays – a eu une incidence négative sur sa crédibilité. Deuxièmement, elle soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que le fait qu’elle n’a pas divulgué son orientation sexuelle lorsqu’elle a finalement demandé l’asile aux États-Unis – citant plutôt sa peur de Boko Haram – minait aussi sa crédibilité.

[60]  La présente affaire est quelque peu inhabituelle en ce sens que, même s’il y a un litige quant à la question de savoir si la demanderesse a omis de présenter une demande d’asile aux États-Unis en temps opportun, il n’est pas contesté que, lorsqu’elle a finalement invoqué la nécessité pour elle d’obtenir l’asile dans ce pays, sa demande d’asile n’était pas fondée sur le motif qu’elle invoque maintenant au Canada. Par conséquent, la question déterminante n’est pas de savoir si une conclusion défavorable quant à la crédibilité de l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle craint d’être persécutée au Nigéria en raison de sa bisexualité peut être tirée du fait que la demanderesse a tardé à demander l’asile aux États-Unis. La question déterminante est plutôt de savoir si une telle conclusion peut être tirée du fait qu’elle n’a pas soulevé la question de sa bisexualité lorsqu’elle a fini par demander l’asile aux États‑Unis.

[61]  J’ai résumé les principes directeurs concernant l’importance du retard à présenter une demande d’asile dans les décisions Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 334 au para 24, et Guecha Rincon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 173 au para 19. À titre de rappel :

  • a) Un retard à faire une demande d’asile n’est pas déterminant; c’est un facteur dont le décideur peut tenir compte dans l’appréciation de la crédibilité de cette demande (Calderon Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 412 aux para 19 et 20).

  • b) Un retard peut révéler en particulier une absence de crainte de persécution du demandeur d’asile dans le pays en question (Huerta c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 271 (CAF), 157 NR 225). En d’autres termes, un retard peut avoir un caractère probant quant à la crédibilité de l’affirmation faite par le demandeur d’asile selon laquelle il craint d’être persécuté dans le pays de référence (Kostrzewa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1449 au para 27).

  • c) La question de savoir si le demandeur d’asile a tardé à présenter sa demande, et, le cas échéant, la durée du retard doit être appréciée au regard du moment où la crainte du demandeur d’asile a pris naissance, selon son récit personnel.

  • d) La question à se poser est la suivante : le demandeur a-t-il agi d’une manière compatible avec la crainte de persécution qu’il invoque?

  • e) Un retard à présenter la demande d’asile peut être incompatible avec l’existence d’une crainte subjective, parce qu’on s’attend généralement à ce qu’un demandeur d’asile véritablement animé d’une crainte demande la protection à la première occasion (Osorio Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 851 aux para 14 et 15).

  • f) Lorsqu’un demandeur d’asile ne demande pas la protection à la première occasion, le décideur doit, lorsqu’il soupèse l’importance de ce retard, se demander pourquoi le demandeur d’asile a agi ainsi. Une autre explication satisfaisante du retard à demander l’asile peut l’amener à conclure que ce retard n’est pas incompatible avec la crainte de persécution alléguée par le demandeur d’asile. En l’absence d’une autre explication satisfaisante, il est loisible au décideur de conclure que, quoi que dise maintenant le demandeur d’asile, il ne craint pas réellement la persécution, et que c’est la véritable raison pour laquelle il n’a pas demandé l’asile plus tôt (Espinosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1324 au para 17; Dion John c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1283 au para 23; Velez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 923 au para 28).

  • g) La question de savoir si l’explication est satisfaisante ou non dépend des circonstances de l’affaire, et notamment des caractéristiques et des circonstances propres au demandeur d’asile et à sa compréhension du processus de l’immigration et de la protection des réfugiés (Gurung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1097 aux para 21 à 23; Licao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 89 aux para 57 à 60; Dion John aux para 21 à 29).

[62]  Il ressort de ce qui précède que, pour évaluer l’importance du retard à présenter une demande d’asile, il faut répondre à trois questions de fait essentielles. Premièrement, selon le demandeur d’asile, à quel moment sa crainte subjective de persécution s’est-elle cristallisée? Deuxièmement, à quel moment le demandeur d’asile a-t-il eu sa première occasion de présenter une demande d’asile? Et troisièmement, pourquoi, selon le demandeur d’asile, n’a-t-il pas saisi cette occasion? Seul un retard inexpliqué après que la crainte s’est cristallisée et après la première occasion de présenter une demande d’asile peut raisonnablement appuyer la conclusion selon laquelle la crainte subjective ne devrait pas être considérée comme fondée.

[63]  En l’espèce, l’analyse doit commencer par la question de savoir à quel moment la demanderesse a commencé à craindre d’être exposée à un risque au Nigéria en raison de sa bisexualité.

[64]  La SAR a conclu que « la crédibilité de [la demanderesse] est minée du fait qu’elle a attendu de se voir délivrer son ordonnance de renvoi définitive avant de demander l’asile, et ce, après qu’elle a pris conscience ou aurait dû prendre conscience de l’importance du risque qu’elle courait d’être renvoyée au Nigéria, à savoir en 2012 ou vers cette date » (en italique dans l’original). Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que cette conclusion est déraisonnable. Pour évaluer l’importance du retard de la demanderesse à demander l’asile, il faut évaluer la crédibilité de la demanderesse compte tenu de ses propres gestes. Ces gestes doivent, à leur tour, être mesurés en fonction de la crainte subjective invoquée par la demanderesse (Chen au para 26). Même si l’on accepte comme étant raisonnable la conclusion de la SAR selon laquelle la demanderesse avait pris conscience ou aurait dû prendre conscience en 2012 de l’importance du risque qu’elle courait d’être renvoyée au Nigéria, la demanderesse n’a jamais prétendu qu’à ce moment-là elle craignait d’être persécutée au Nigéria parce qu’elle était bisexuelle. À cette époque, son secret était encore bien gardé. Ce fait n’a changé qu’en juin 2014 ou vers cette date, lorsque la demanderesse a malencontreusement divulgué son secret à sa cousine. Selon la demanderesse, c’est à ce moment que s’est cristallisée la crainte qui sous-tend sa demande d’asile au Canada. Le fait qu’elle n’ait pas auparavant demandé l’asile pour ce motif aux États-Unis n’est tout simplement pas pertinent, parce que, dans l’esprit de la demanderesse, elle n’avait aucune raison de le faire. Par conséquent, il était déraisonnable pour la SAR de tirer une conclusion défavorable en matière de crédibilité, le cas échéant, du fait que la demanderesse n’a pas demandé l’asile aux États-Unis sur le fondement de sa bisexualité entre 2012 et environ juin 2014. Toutefois, cette erreur n’est pas déterminante en soi.

[65]  Il n’est pas contesté que la demanderesse aurait pu demander l’asile aux États-Unis dès que sa crainte de persécution au Nigéria s’est cristallisée (parce qu’elle risquait d’être expulsée et que son secret était désormais connu). La question déterminante, comme je l’ai déjà mentionné, est de savoir s’il était déraisonnable pour la SAR de rejeter les raisons données par la demanderesse pour expliquer pourquoi elle ne l’avait pas fait et pourquoi elle avait plutôt demandé l’asile sur le fondement de sa crainte alléguée de Boko Haram.

[66]  La demanderesse a donné deux raisons pour expliquer pourquoi sa demande d’asile aux États-Unis ne reposait pas sur sa crainte d’être persécutée au Nigéria parce qu’elle est bisexuelle. La première raison était que son avocate venait du Nigéria et qu’elle craignait que la communauté nigériane locale ne découvre son orientation sexuelle si elle lui en parlait. La deuxième raison était qu’elle n’avait pas parlé de son orientation sexuelle avec son avocate parce que son mari assistait toujours aux rencontres avec celle-ci et qu’elle ne souhaitait pas qu’il apprenne son orientation sexuelle.

[67]  Dans le cadre de l’appel qu’elle a interjeté devant la SAR, la demanderesse a contesté expressément l’évaluation de ces éléments de preuve par la SPR. La SAR a traité les explications de la demanderesse ainsi :

L’explication de l’appelante quant au fait d’avoir tardivement dévoilé que sa prétendue crainte de retourner au Nigéria procédait de son orientation sexuelle était qu’elle ne voulait pas que la communauté nigériane aux États‑Unis en vienne à apprendre son orientation sexuelle. Elle soutient qu’elle ne connaissait pas le principe du secret professionnel de l’avocat; elle craignait que son avocate aux États‑Unis, qui est d’origine nigériane, ne révèle son secret à la communauté nigériane aux États‑Unis.

De même, la décision de l’appelante de ne pas informer son troisième époux du fait qu’elle était bisexuelle découle de raisons de confidentialité et non de sécurité. Aucun élément de preuve ne donne à penser que son troisième époux (ou l’un ou l’autre des autres ex‑époux de l’appelante) avait fait subir de mauvais traitements à l’appelante.

Bien qu’il ne fasse aucun doute que l’orientation sexuelle est une affaire intrinsèquement confidentielle et qu’il y ait des raisons légitimes de vouloir garder ces renseignements aussi confidentiels que possible, j’estime qu’il n’est pas raisonnable, dans le contexte d’un éventuel renvoi dans un pays où une personne affirme craindre d’être persécutée du fait de son orientation sexuelle, que la personne en question opte pour la confidentialité plutôt que la sécurité. Ces agissements témoignent d’une absence de crainte subjective.

[68]  À mon avis, cette analyse pose plusieurs problèmes sérieux, qui font en sorte qu’elle manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.

[69]  Premièrement, la SAR ne tire pas de conclusion expresse en matière de crédibilité quant à l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle ne connaissait pas le principe du secret professionnel de l’avocat. Même si, en lisant entre les lignes, on peut inférer que la SAR a dû rejeter l’allégation, il n’en reste pas moins que rien n’explique pourquoi elle l’a rejetée. Compte tenu de l’importance de cette question, une explication était nécessaire.

[70]  Deuxièmement, si l’on suppose (comme la SAR a dû le faire) que les règles relatives au secret professionnel de l’avocat au Minnesota (où les communications ont eu lieu) sont les mêmes qu’au Canada, la SAR semble avoir simplement présumé que les communications de la demanderesse avec son avocate seraient assujetties au secret professionnel, sans examiner la question de savoir si cela aurait été le cas si le mari de la demanderesse était présent lors des rencontres, comme la demanderesse l’a prétendu.

[71]  Troisièmement, la demanderesse n’a pas laissé entendre qu’elle ne voulait pas divulguer sa bisexualité à son mari parce qu’elle craignait qu’il lui fasse du mal physiquement. Il n’est pas clair pourquoi la SAR a jugé bon de soulever pour ensuite rejeter une question que la demanderesse elle-même n’avait pas soulevée.

[72]  Quatrièmement, et c’est le plus important, il est déraisonnable d’affirmer qu’il ne serait pas raisonnable qu’une personne opte pour la protection de sa vie privée plutôt que la sécurité, compte tenu des Directives sur l’OSIGEG et de l’accent que met ce document sur la nécessité de se montrer sensible à la situation particulière du demandeur d’asile. Les Directives sur l’OSIGEG insistent sur le fait qu’il est important d’évaluer les incohérences ou les omissions importantes dans le récit d’un demandeur d’asile en tenant compte des obstacles culturels, psychologiques ou d’autre nature susceptibles d’expliquer raisonnablement l’incohérence ou l’omission (voir en particulier les points 7.4.1 et 7.7.1; voir également Yahaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1570 aux para 14 et 15). Ces facteurs peuvent également avoir une incidence directe sur l’importance du retard à présenter une demande d’asile (voir les Directives sur l’OSIGEG, au point 8.5.11; voir aussi le point g) du paragraphe 61 ci-dessus). Comme l’indique le paragraphe d’introduction applicable à toutes les Directives du président de la CISR, « [b]ien qu’elles ne soient pas d’application obligatoire, les directives devraient être appliquées par les décideurs, qui doivent justifier leur décision de s’en écarter, le cas échéant ». Voir aussi McKenzie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 555 aux para 45 à 48.

[73]  Il incombait à la SAR d’évaluer les actes de la demanderesse à la lumière de sa situation personnelle, telle qu’elle a été divulguée dans le dossier, notamment son âge, ses antécédents, le temps qu’elle prétend avoir caché son orientation sexuelle, ses sentiments de honte ou d’embarras, les attitudes dominantes de sa communauté, etc. La SAR ne l’a pas fait. Le silence de la SAR en ce qui concerne la situation personnelle de la demanderesse et les réalités sociales et juridiques d’une personne qui s’identifie à une minorité sexuelle fait en sorte que sa décision manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.

[74]  Cette erreur entache également la conclusion de la SAR concernant la « fausse déclaration » de la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle avait cherché à obtenir l’asile aux États-Unis.

[75]  Après avoir rejeté l’explication de la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas mentionné que son orientation sexuelle la mettait en danger au Nigéria, la SAR a conclu que le fait que la demanderesse avait « déclar[é] activement de façon erronée » que la source de sa crainte de retourner au Nigéria était Boko Haram « min[ait] gravement sa crédibilité ». La SAR n’explique pas pourquoi le fait de demander l’asile en raison de la crainte de Boko Haram constitue une fausse déclaration active. La demanderesse n’a jamais admis qu’au moment où elle a tenté de rouvrir son appel auprès de la BIA, elle ne craignait pas véritablement d’être exposée à un risque de la part de Boko Haram si elle devait retourner au Nigéria. Sans mener une analyse plus poussée, il était déraisonnable pour la SAR de juger qu’il s’agissait d’une fausse déclaration active, plutôt que d’un énoncé incomplet, au pire, des motifs de la crainte de la demanderesse de retourner au Nigéria. En outre, même s’il s’agissait d’une fausse déclaration, son importance devait tout de même être évaluée à la lumière de la situation particulière de la demanderesse avant qu’une conclusion défavorable puisse être raisonnablement tirée (voir Gabila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 574 au para 31).

[76]  Plus fondamentalement, la prémisse sur laquelle repose la conclusion défavorable que la SAR a tirée de la fausse déclaration de la demanderesse est que la demanderesse n’avait pas de bonne raison de ne pas informer son avocate ou les autorités américaines de sa prétendue crainte d’être persécutée en raison de son orientation sexuelle. Étant donné la conclusion que l’analyse de la SAR à ce sujet était déraisonnable, la conclusion que la SAR a tirée de cette prémisse est également déraisonnable. La SAR ne pouvait pas raisonnablement conclure que la crédibilité de la demanderesse a été gravement minée par le fait que la demanderesse n’a pas invoqué ce qu’elle qualifie maintenant de véritable fondement de sa crainte, invoquant plutôt un autre fondement, sans d’abord analyser convenablement la raison pour laquelle la demanderesse ne voulait pas révéler ce fondement supplémentaire à ce moment-là.

[77]  En toute justice pour la SAR, il faut dire que ni la commissaire de la SPR ni l’avocat qui a représenté la demanderesse devant la SPR (encore une fois, pas Me Navaneelan) n’ont fait grand-chose pour monter un dossier de preuve susceptible d’aider le tribunal à trancher ces questions importantes. Personne n’a tenté de clarifier auprès de la demanderesse qui était l’avocate nigériane dont la discrétion ne lui inspirait pas confiance. Personne n’a tenté de préciser à quel moment cette avocate l’avait représentée. Personne n’a tenté de déterminer ce que la demanderesse savait du secret professionnel de l’avocat ou du devoir de confidentialité des avocats. Personne n’a demandé à la demanderesse pourquoi elle n’avait pas cherché à retenir les services d’un autre avocat si elle ne faisait pas confiance à son avocate. La demanderesse a indiqué que son mari assistait toujours aux rencontres avec l’avocate. Bien que personne ne lui ait demandé de quel mari ou de quelle avocate elle parlait, compte tenu du contexte, il semble qu’elle faisait référence à son troisième mari, M. Zeah, et à Me Petersen. Cependant, personne n’a demandé à la demanderesse pourquoi M. Zeah assistait toujours aux rencontres avec son avocate après avoir appris son secret en juin 2014 et décidé de divorcer d’elle. Fait important, il semble que ce serait après ce moment-là que la demanderesse préparait la demande visant à faire rouvrir son appel auprès de la BIA.

[78]  Cela dit, même selon le dossier insuffisant dont la SAR était saisie, il y avait peut-être des raisons valables de rejeter l’explication de la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle n’a pas demandé l’asile à la première occasion en invoquant son orientation sexuelle. Par exemple, la demanderesse devait faire confiance à Me Petersen, qui l’avait aidée préparer sa requête en réouverture de l’appel à un moment donné après juin 2014, parce qu’elle lui a finalement révélé sa bisexualité (bien que trop tard pour que cela l’aide aux États-Unis). En effet, pour sa part, Me Petersen ne laisse pas entendre qu’il y avait quelque préoccupation que ce soit concernant un manque de confiance entre la demanderesse et elle. De plus, même si la demanderesse avait déjà hésité à faire connaître sa bisexualité à M. Zeah, cela n’avait plus d’importance après qu’il a appris son secret en juin 2014. S’il était encore présent aux rencontres après cette date, qui portaient probablement sur la requête en réouverture de l’appel auprès de la BIA, il n’y avait aucune raison de ne pas soulever une question dont il avait déjà connaissance. Le défendeur soutient que la conclusion de la SAR peut donc pour ce motif être confirmée parce qu’elle est raisonnable.

[79]  Le problème, bien sûr, c’est que la SAR n’a donné aucun de ces motifs pour rejeter l’explication de la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle n’a pas révélé son orientation sexuelle lorsqu’elle a finalement soulevé la question de la nécessité pour elle d’obtenir l’asile aux États-Unis. Mon rôle n’est pas « de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées » (Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11, cité avec approbation dans Vavilov au para 97). Comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, lorsque les motifs fournis par le décideur administratif « comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative » (au para 96). Comme l’a expliqué ensuite la majorité des juges (au para 96) :

Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines, par. 26-28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. Cela reviendrait également à adopter une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui serait axée uniquement sur le résultat de la décision, à l’exclusion de la justification de cette décision.

[80]  La SAR devait expliquer de façon raisonnable à la demanderesse pourquoi elle rejetait son explication quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis au motif de sa bisexualité à la première occasion. Elle ne l’a pas fait.

B.  Les conséquences de cette conclusion

[81]  La SAR a tiré un certain nombre d’autres conclusions défavorables quant à la crédibilité de la demanderesse, notamment en ce qui concerne son allégation fondamentale selon laquelle elle est bisexuelle. La demanderesse conteste plusieurs de ces conclusions. Aux fins des présentes, il suffit de dire que je ne suis pas convaincu que ces conclusions puissent être isolées de l’erreur que j’ai précisée ci-dessus. Au contraire, la SAR elle-même considérait que la conclusion que j’ai jugée viciée était essentielle à ses autres conclusions :

En résumé, la SAR conclut que les éléments de preuve de l’appelante concernant les raisons pour lesquelles elle avait omis d’informer les autorités des États-Unis et son avocate que sa crainte de retourner au Nigéria procédait de son orientation sexuelle et avait activement affirmé à tort que cette crainte été fondée sur Boko Haram vont droit au cœur de sa demande d’asile.

La SAR juge que la conclusion qui précède est importante et que l’appelante n’a pas été une [sic] témoin crédible. La SAR est d’avis que l’appelante a omis de présenter suffisamment d’éléments de preuve convaincants à l’appui de son allégation selon laquelle elle est une personne bisexuelle.

[82]  Je suis d’accord avec la SAR pour dire que ces questions « [vont] au cœur » de la demande de la demanderesse. De même, l’analyse menée par la SAR au sujet du retard de la demanderesse à présenter une demande d’asile aux États-Unis en raison de son orientation sexuelle est au cœur de la décision de rejeter l’appel et de confirmer les conclusions de la SPR. Étant donné que cette analyse est fondamentalement viciée, une nouvelle audience doit être tenue. Cette conclusion étant suffisante en soi pour trancher la présente demande, il n’est pas nécessaire de traiter les autres motifs soulevés par la demanderesse.

VII.  CONCLUSION

[83]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SAR datée du 23 mai 2019 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[84]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3817-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 23 mai 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3817-19

 

INTITULÉ :

FELICIA ZEAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 MARS 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 juin 2020

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

Pour la demanderesse

 

Suzanne M. Bruce

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anthony Navaneelan

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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