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Date : 20200609


Dossier : IMM‑4968‑19

Référence : 2020 CF 676

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 juin 2020

En présence de madame la juge Fuhrer

Dossier : IMM‑4968‑19

ENTRE :

SHENGFA ZHOU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, Shengfa Zhou, est un citoyen de la République populaire de Chine, province du Guangdong, qui invoque une crainte de persécution parce qu’il a manifesté contre l’expropriation de la propriété de sa famille, ce qui l’a amené à être détenu par les autorités locales. En vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le demandeur conteste la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] datée du 3 mai 2019 [la décision de la SAR] de rejeter l’appel du demandeur à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] datée du 27 décembre 2017 [la décision de la SPR] de rejeter sa demande d’asile. La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur, ainsi que son père Yaoshen Zhou [père], lequel s’est par la suite retiré volontairement en tant que partie à la procédure devant la Cour, n’étaient pas crédibles et n’avaient pas de crainte subjective. Le demandeur sollicite l’annulation de la décision de la SAR et le renvoi de l’affaire pour nouvelle décision.

[2]  Compte tenu des restrictions liées à la COVID‑19, et avec le consentement des parties, l’affaire a été entendue par téléconférence. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

II.  Contexte

[3]  Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile et son exposé circonstancié, le demandeur a soutenu qu’en décembre 1998, le gouvernement chinois a pris possession de force de la terre familiale. En décembre 1999, ses parents ont été avisés que leur hukou agricole avait été modifié de force pour un hukou non agricole. Par conséquent, ils ont perdu leur terre, leurs dividendes et leurs moyens de subsistance et ont été plongés dans la pauvreté.

[4]  Le 9 septembre 2014, les agents du village ont affiché un avis indiquant que leur terre et leur maison seraient reprises par le gouvernement local. On leur a ordonné de déménager avant le 30 décembre 2014. Le demandeur a découvert que le gouvernement devait leur verser une indemnisation de 2 500 yuans par mètre carré, mais ils n’ont reçu que 800 yuans par mètre carré.

[5]  Le 11 septembre 2014, le demandeur, son père et plusieurs autres villageois se sont rendus devant le gouvernement local de canton pour exprimer leur insatisfaction par rapport à l’indemnisation. Les responsables du canton ont avisé la police locale, qui aurait arrêté le demandeur, son père et les autres qui se sont plaints.

[6]  Entre le 11 et le 13 septembre 2014, les responsables locaux se seraient relayés pour leur faire un [traduction« lavage de cerveau ». Ils leur ont dit que, s’ils consentaient au déménagement, ils seraient libérés. Au départ, le demandeur et son père ont refusé de signer. Toutefois, les responsables les ont prévenus que deux personnes d’un autre village ont été envoyées en prison pour une période de six ans pour ne pas avoir consenti à une réinstallation forcée. Le demandeur a affirmé avoir été terrifié à l’idée que la même chose lui arrive et que lui‑même et son père ont donc signé la déclaration de consentement.

[7]  Le demandeur a emprunté tout l’argent qu’il pouvait et a trouvé un passeur pour obtenir un visa. Le 12 mars 2015, Shengfa Zhou a quitté la Chine et est arrivé au Canada le 14 mars 2015, en provenance de Los Angeles et de Seattle. Son père a quitté la Chine le 26 novembre 2015 avec l’aide d’un passeur et il est arrivé au Canada le 30 novembre 2015, aussi en provenance de Los Angeles et de Seattle. Je fais remarquer que la mère de Shengfa Zhou [mère] a présenté une demande d’asile en 2001 fondée sur la politique de planification familiale de la Chine. Même si sa demande a été rejetée, elle vivait toujours au Canada lorsque le demandeur et son père sont arrivés en 2015.

[8]  Le demandeur et son père ont demandé l’asile en juillet 2017, plus de deux ans après leur arrivée au Canada. Comme je l’ai indiqué, leurs demandes ont été rejetées par la SPR et la SAR. Après avoir obtenu l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, le père a été volontairement retiré de la demande par ordonnance datée du 9 octobre 2019. Shengfa Zhou demeure le seul demandeur nommé dans la présente demande.

III.  Décision de la SPR

[9]  Même si c’est la décision de la SAR qui est examinée dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la décision de la SPR indique pourquoi le demandeur a contesté la décision de la SAR; un résumé de la décision de la SPR est donc justifié. La SPR a conclu que le demandeur et son père [traduction« n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour appuyer leur crainte de retourner en Chine ». L’évaluation de la crédibilité portait sur plusieurs facteurs qui, mis ensemble, ont amené la SPR à douter de la crédibilité des demandeurs, notamment :

  1. Résidence : Il y a eu de la confusion en ce qui concerne le bien qui faisait l’objet de l’expropriation alléguée et le lieu où les demandeurs vivaient réellement – 56, rue Nan Ling Dong [indiqué dans la [traduction« carte d’enregistrement du ménage du père »], 56, rue Dongnan [l’adresse domiciliaire indiquée sur la carte d’identité de résident ou CIR du père] ou 8, rue Hebei [indiquée dans le formulaire générique du père – là où le père aurait vécu à plusieurs moments après s’être marié et où lui‑même et le demandeur auraient déménagé après que le père a reçu l’avis d’expropriation; après plusieurs questions, le père a indiqué que seuls l’ameublement et les effets ont été déménagés du 56, rue Dongnan au 8, rue Hebei, mais qu’il avait toujours vécu au 56 rue Donghan] – la situation n’a pas non plus été précisée dans le témoignage de vive voix du père décrit comme [traduction« semant la confusion et contradictoire » dans la décision de la SPR];

  2. Date limite de réinstallation : Il y avait une divergence entre la date limite de réinstallation indiquée dans l’exposé circonstancié du FDA du père [déclarée le 3 décembre 2014] et celui du demandeur [déclaré le 30 décembre 2014], même si les deux demandeurs ont reconnu dans leur témoignage de vive voix que la date limite était le 30 décembre 2014; le père a indiqué dans son témoignage oral que le 0 après le 3 a été oublié ou qu’il s’agissait d’une erreur typographique qu’il n’avait pas remarquée. La SPR n’était pas satisfaite de cette explication compte tenu des autres modifications à l’exposé circonstancié du FDA du père, concluant qu’il s’agissait [traduction« d’une réflexion après coup de sa part pour rendre sa propre histoire conforme à celle fournie par son fils dans son exposé circonstancié du FDA »;

  3. Absence d’une corroboration fiable de l’expropriation : Le père a appris l’expropriation parce qu’elle était annoncée sur le babillard du gouvernement local; lorsqu’il a été interrogé pour savoir s’il avait fait des efforts afin d’obtenir une copie de l’avis, il a répondu au départ qu’il n’en avait pas fait, mais il a plus tard indiqué qu’il avait abordé les autorités locales du village pour obtenir une copie mais qu’elle lui avait été refusée; la SPR a considéré que ce témoignage était une exagération ou un embellissement de son témoignage et a rejeté les deux documents manuscrits censés être des déclarations de villageois – l’un parce qu’il n’était pas pertinent [puisqu’il abordait la violation alléguée des politiques de planification familiale en Chine] et l’autre parce qu’il n’était pas fiable [il n’y avait aucune vérification en ce qui concerne l’auteur des déclarations – aucun document d’identité n’a été fourni – ni aucune indication du moment où ils ont été rédigés ni s’ils ont été assermentés ou notariés];

  4. Crainte de persécution : [a] La SPR a conclu, compte tenu des conclusions défavorables sur la crédibilité, que la crainte alléguée de persécution des demandeurs n’était pas fondée objectivement et qu’ils ne feraient donc pas face à plus qu’une simple possibilité de persécution en Chine et, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils ne feraient pas face à un risque pour leur vie s’ils retournaient en Chine; [b] la SPR a aussi conclu [non souligné dans l’original] [traduction« [s]ubsidiairement, si [on devait] conclure que les demandeurs ont manifesté au bureau du gouvernement local au sujet de l’expropriation injuste de leur terre, [la SPR] conclurait toujours que leurs craintes de persécution en Chine n’étaient pas fondées objectivement » parce qu’il n’y avait pas de preuve convaincante qu’une telle [traduction« manifestation de faible niveau » [décrite comme [traduction« légère » par le père] serait perçue comme un acte d’opposition politique ou d’agression visant à déstabiliser ou à renverser un gouvernement local ou national, malgré l’arrestation, la détention et la libération éventuelle du père par le BSP. À cet égard, la SPR a conclu que la preuve documentaire suggérait que même si les manifestations concernant la dissidence politique étaient réprimées, les citoyens tiennent des milliers de manifestations chaque année, y compris contre l’expropriation des terres; les griefs déposés à l’échelle de l’État sont plus préoccupants que les manifestations à l’échelle locale. Étant donné la manière hypothétique dont la conclusion [traduction« subsidiaire » a été formulée, je conclus que la SPR avait l’intention de tenir des délibérations complètes sur la question de la crainte de persécution, mais qu’il ne s’agissait pas de sa conclusion principale sur la question, et que ni le reste de sa décision était véritablement subsidiaire, comme le suggère le demandeur; en d’autres termes, l’interprétation grammaticale importe toujours;

  5. Temps écoulé avant de demander l’asile : Le demandeur et son père sont arrivés au Canada le 14 mars 2015 le 30 novembre 2015, respectivement, mais ils n’ont présenté leur demande d’asile qu’en juillet 2017. La SPR a conclu que leurs réponses aux questions sur ce sujet étaient contradictoires et incohérentes, remettant en question leur crainte subjective et la crédibilité d’un risque allégué en Chine; d’un côté, ils sont venus au pays pour demander l’asile et ont exprimé leur crainte de retourner en Chine, mais de l’autre, ils craignaient de voir leur demande rejetée [même si l’épouse du père vit toujours au Canada 14 ans après le rejet de sa propre demande d’asile];

  6. Départ de Chine : Malgré ses prétentions selon lesquelles il était recherché par les autorités chinoises, le père a quitté la Chine avec son propre passeport, franchissant divers points de sécurité à l’aéroport international de Guangzhou où il devait montrer son passeport qui a été numérisé et estampillé par les autorités chinoises; il a déclaré qu’en ce qui le concerne, au moment de son départ, il n’existait aucun mandat non exécuté pour son arrestation et il n’a été accusé d’aucune infraction ni d’aucun crime. La SPR a conclu que la raison pour laquelle le père n’a éprouvé aucune difficulté à quitter la Chine était que, selon la prépondérance des probabilités, il n’était pas recherché par les autorités chinoises; les bases de données du Bouclier d’or, qui contiennent d’importants mécanismes de surveillance, de suivi et de contrôle, ne sont pas limitées aux dissidents politiques connus; même s’ils ne sont pas parfaits et qu’ils peuvent être contournés grâce à des pots‑de‑vin, si les demandeurs étaient recherchés comme ils l’ont soutenu, ils auraient été détectés par les autorités durant le contrôle à l’aéroport.

IV.  Décision de la SAR

[10]  Faisant remarquer que les appelants n’ont présenté aucune nouvelle preuve, que la norme de la décision correcte s’appliquait aux appels de la SPR [invoquant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93] et qu’elle devait mener sa propre analyse du dossier afin de déterminer si la SPR avait commis une erreur, la SAR a refusé la demande d’asile du demandeur et de son père et a rejeté l’appel selon trois grandes conclusions portant sur : (i) leur lieu de résidence en Chine; (ii) le fait qu’ils étaient recherchés par les autorités et le BSP; (iii) leur retard à demander l’asile au Canada.

A.  Résidence

[11]  La SAR a conclu que les appelants n’étaient pas crédibles parce que leur témoignage de vive voix et leur formulaire générique n’étaient pas cohérents en ce qui concerne leur lieu de résidence. Les appelants ont soutenu que le gouvernement avait exproprié la propriété au 56, rue Dongnan. À l’audience devant la SPR, interrogé pour savoir s’il avait toujours résidé à cette adresse, le père a répondu que c’était le cas. La SPR a fait remarquer que, dans son formulaire générique, il a indiqué le 8, rue Hebei, comme son adresse. Le père a expliqué que la maison du 8, rue Hebei, était la propriété où vivait son propre père et que ce dernier la lui avait donnée et qu’il ne savait pas qu’il devait inclure le 56, rue Dongnan, dans le formulaire. La SPR n’a pas accepté cette explication. La SAR a conclu que les appelants auraient dû lui expliquer pourquoi ils n’avaient pas indiqué le 56, rue Dongnan, dans leur formulaire générique.

[12]  La SAR a aussi conclu que le père n’était pas crédible parce qu’il s’est contredit au sujet de son lieu de résidence durant son témoignage. À un certain moment, il a dit qu’il est déménagé du 56, rue Dongnan, au 8, rue Hebei. À un autre moment, il a dit qu’il avait continué de vivre au 56, rue Dongnan, et qu’il n’avait que déménagé certains meubles et effets au 8, rue Hebei. La SAR a conclu que les appelants auraient dû fournir des observations pour expliquer aussi cette divergence.

[13]  La SAR a conclu que l’omission d’expliquer ces incohérences était cruciale, parce que la maison du 56, rue Dongnan, est la propriété qui a fait l’objet de l’expropriation par le gouvernement selon eux. Compte tenu de cette conclusion générale sur la crédibilité, la SAR n’a accordé aucun poids à la preuve documentaire des appelants au soutien de leurs demandes.

B.  BSP et Bouclier d’or

[14]  La SAR était d’accord avec la SPR pour dire que l’affirmation selon laquelle le père avait pu quitter la Chine avec son propre passeport, n’était pas crédible si, comme il l’a soutenu, il était recherché par le Bureau de la sécurité publique ou le BSP. La SAR a conclu que le Bouclier d’or est complet, qu’il comprend une base de données nationale sur le maintien de l’ordre des personnes recherchées par les autorités et utilise la reconnaissance faciale et d’autres mécanismes de suivi. La SAR a conclu que la preuve objective au sujet du Bouclier d’or et des contrôles à la frontière en Chine était convaincante; ainsi, elle a conclu qu’il était très peu probable que le père, s’il était véritablement recherché, ait pu contourner tous les contrôles de sécurité en place. La SAR n’a pas été satisfaite de la seule observation des appelants sur cette question, soit que celle‑ci n’était pas pertinente parce que la conclusion de la SPR sur cette question était subsidiaire. L’avocat du demandeur a formulé un argument similaire dans le cadre de l’audition du contrôle judiciaire, mais, comme je l’ai conclu ci‑dessus [dans la dernière phrase du sous‑paragraphe 4 du paragraphe 9], la seule conclusion subsidiaire formulée par la SPR concernait la crainte alléguée de persécution.

C.  Le temps écoulé avant de demander l’asile

[15]  La SAR a conclu que les appelants n’avaient pas de crainte subjective parce qu’ils n’ont demandé l’asile qu’en juillet 2017, même si le demandeur est arrivé au Canada en mars 2015 et que son père est arrivé en novembre 2015. La SAR a conclu que, si les appelants avaient été arrêtés et détenus et s’ils étaient recherchés par les autorités, comme ils le soutenaient, ils auraient demandé l’asile à leur arrivée au Canada. Le père a dit à l’audience devant la SPR qu’il ne savait pas comment présenter une demande d’asile, mais la SPR a rejeté cette explication. La SPR a conclu que, puisque la mère a présenté une demande d’asile, les appelants auraient su comment le faire. La SAR n’était pas satisfaite de la seule explication fournie en appel devant elle, soit que la question n’était pas pertinente parce que la SPR a tiré sa conclusion de façon subsidiaire. Encore une fois, l’avocat du demandeur a formulé un argument similaire dans le cadre de l’audition du contrôle judiciaire, mais, comme je l’ai conclu, la seule conclusion subsidiaire formulée par la SPR concernait la crainte alléguée de persécution.

V.  Questions

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

B.  L’analyse de la crédibilité faite par la SAR était‑elle raisonnable?

VI.  Analyse

A.  Norme de contrôle applicable

[16]  Les observations des parties ont été reçues avant l’arrêt de principe Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. La Cour suprême du Canada [CSC] a adopté dans Vavilov une approche révisée servant à déterminer la norme de contrôle applicable lorsqu’une cour de justice se penche sur le fond d’une décision administrative. L’analyse a comme point de départ la présomption réfutable selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique dans tous les cas : Vavilov, aux paragraphes 10 et 11. Je suis d’avis qu’aucune des situations qui réfutent cette présomption [situations résumées dans Vavilov, précitée, aux paragraphes 17 et 69] n’existe dans la présente instance. Ainsi, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[17]  Lorsqu’elle « […] effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » : Vavilov, précitée, au paragraphe 15. La CSC a décrit une décision raisonnable commandant la déférence comme étant « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et […] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, précitée, au paragraphe 85. La CSC a aussi conclu qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable […], le décideur doit également […] justifier sa décision […] » : Vavilov, précitée, au paragraphe 86 [souligné dans l’original]. Somme toute, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et être justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Vavilov, précitée, au paragraphe 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, précitée, au paragraphe 100. Enfin, il convient de mentionner que « [c]e n’est pas le rôle de la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, d’évaluer la preuve de nouveau » : Kadder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 454, au paragraphe 15 [citant Ellero c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1364].

B.  Caractère raisonnable de l’analyse de la crédibilité faite par la SAR

[18]  Je conclus que l’inférence défavorable en matière de crédibilité de la SAR en raison des incohérences sur le lieu de résidence n’était pas déraisonnable. Comme l’expropriation était essentielle à la demande d’asile du demandeur et de son père, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’ils fournissent cette adresse dans leur formulaire générique étant donné qu’ils ont déclaré qu’ils y résidaient. Il est aussi raisonnable de s’attendre à ce que leurs témoignages soient uniformes sur la question de savoir s’ils ont déménagé du 56, rue Dongnan, au 8, rue Hebei, ou s’ils ont uniquement déménagé des meubles et des effets au 8, rue Hebei. De plus, comme ils savaient que le lieu de résidence était une question importante dont la SPR a tenu compte dans ses conclusions globales en matière de crédibilité, le demandeur et son père auraient dû faire plus pour y répondre que simplement soutenir ou admettre que le témoignage au sujet du déménagement du 56, rue Dongnan, au 8, rue Hebei, comportait une contradiction apparente.

[19]  Après avoir conclu que la propriété du 56, rue Dongnan, ne faisait pas l’objet d’une expropriation par le gouvernement selon ce qui avait été allégué, la SAR n’a accordé aucune valeur probante à la preuve documentaire à l’appui du demandeur, comme la lettre des gens de son village indiquant que leur terre avait été expropriée. Une cour peut intervenir si le tribunal ne tient pas compte d’un élément de preuve important qui contredit la conclusion du tribunal : Cepeda‑Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17; Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 39.

[20]  Toutefois, dans l’affaire dont est saisie la Cour, la SPR a analysé ces documents. Comme je l’ai indiqué ci‑dessus au sous‑paragraphe 3 du paragraphe 9 résumant la décision de la SPR, cette dernière a conclu que les déclarations des autres villageois au sujet de l’expropriation alléguée n’étaient pas fiables puisqu’il n’y avait eu aucune vérification en ce qui concerne l’auteur des déclarations – aucun document d’identité n’a été fourni – ni aucune indication du moment où ils ont été rédigés ni s’ils ont été assermentés ou notariés. En outre, aucun nom des autres villageois qui étaient présents, selon ce qu’ont indiqué le demandeur et son père dans leur FDA, à la manifestation devant le gouvernement local n’était mentionné à la fin de la lettre. La SAR n’a pas écarté ces documents, mais elle a plutôt déclaré qu’elle ne leur accordait « pas de poids ». Plus important, le demandeur et son père n’ont pas abordé les préoccupations de la SPR en ce qui concerne ce témoignage dans le cadre de l’appel devant la SAR. Comme il est indiqué dans Ikeme c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 21, au paragraphe 20 :

Une conclusion générale d’absence de crédibilité [...] peut s’appliquer à toute la preuve pertinente provenant d’un demandeur (Lawal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558). Les conclusions fondées sur des invraisemblances retrouvées dans la preuve devraient uniquement être rendues dans les cas les plus manifestes (Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7), mais même si l’explication d’un demandeur relativement à sa preuve peut être plausible, la SAR est en droit d’en conclure autrement (Krishnapillai c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 563, au paragraphe 11).

[21]  De plus, comme l’indique le paragraphe mentionné dans Krishnapillai, précitée au paragraphe 11 [non souligné dans l’original] :

[...] une conclusion négative de la Commission n’est pas manifestement déraisonnable du seul fait qu’il existe une explication raisonnable au sujet d’une contradiction dans la preuve. Le même raisonnement s’applique en matière d’interprétation et d’appréciation de la preuve par la Commission. Le fait que la preuve permettait une autre conclusion ne veut pas dire que la Commission a mal apprécié la preuve.

[22]  Comme le père a été retiré volontairement de la présente demande de contrôle judiciaire par ordonnance datée du 9 octobre 2019, la question concernant sa capacité à quitter la Chine est théorique. Toutefois, je conclus que cette question n’est pas sans pertinence en ce qui concerne le demandeur puisque le père et le fils ont affirmé avoir eu recours aux services d’un passeur pour quitter la Chine et que leur avocat a reconnu qu’il s’agissait de personnes d’intérêt pour les autorités. Même si la SPR s’est concentrée sur le père et son témoignage de vive voix sur la question [puisqu’il s’agissait alors du demandeur principal], la capacité du demandeur à ne pas être détecté aux points de contrôle de sécurité à l’aéroport a aussi été soulevée par l’avocat et a été examinée par la SPR. En appel, la SAR a conclu que l’allégation du père selon laquelle il était recherché par les autorités lorsqu’il a quitté la Chine n’était pas crédible parce qu’il est parti avec son propre passeport et qu’il n’a pas été détecté par le Bouclier d’or. Le point 14.3 du CND cite la loi sur l’administration des entrées et sorties de la Chine, qui est entrée en vigueur le 1er juillet 2013 et il indique ce qui suit :

[traduction]

Article 12. Dans l’une ou l’autre des circonstances suivantes, il est interdit aux citoyens chinois de quitter la Chine :

  • 1) ne pas détenir de document valide d’entrée ou de sortie, ou refuser de se soumettre au contrôle frontalier ou se soustraire à un tel contrôle;

  • 2) être condamné à une sanction pénale dont l’exécution n’est pas achevée, ou être un suspect ou un accusé dans une affaire pénale;

  • 3) être impliqué dans une affaire civile en cours et ne pas être autorisé à quitter la Chine suivant la décision d’un tribunal populaire;

  • 4) faire l’objet d’une sanction pénale pour atteinte à l’administration frontalière, ou avoir été rapatrié par un autre pays ou une autre région après être sorti illégalement de la Chine, avoir séjourné illégalement ou avoir travaillé illégalement, ou être parti avant l’expiration de la période d’interdiction de quitter la Chine;

  • 5) constituer un danger pour la sécurité ou les intérêts nationaux, et ne pas être autorisé à quitter la Chine suivant la décision d’un ministère compétent relevant du Conseil d’État;

  • 6) toute autre circonstance où la sortie de la Chine n’est pas autorisée conformément aux lois et règlements administratifs.

[23]  La preuve du CND n’indique pas clairement que la situation du père et du demandeur – une manifestation civile, les ayant forcés à signer une déclaration de consentement [pour une réinstallation] et avoir été libérés – aurait déclenché des contrôles à l’aéroport pour les appréhender. Toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que la SAR a supposé, comme l’a soutenu l’avocat du demandeur, que ce dernier et son père étaient des « criminels fugitifs » [selon le paragraphe 12(2) ci‑dessus, par exemple]. La SAR a conclu que la SPR avait effectué une évaluation approfondie de la preuve documentaire concernant le projet Bouclier d’or et que « le BSP a accès à une base de données nationale sur le maintien de l’ordre, qui comprend des données sur les criminels fugitifs ainsi que les passeports, les sorties et les entrées ». La SAR a aussi noté que les « agents de sécurité ont accès à la base de données en ligne sur les citoyens déclarés coupables de crime ou recherchés par les autorités (aussi connue sous le nom de Policenet ou de Bouclier d’or) qui est établie par le PSB » [non souligné dans l’original]. Le père du demandeur a soutenu qu’il était recherché par les autorités, mais il n’a fourni aucune preuve à l’appui. Selon la prépondérance de la preuve documentaire relative aux conditions dans le pays, la SPR n’a pas accepté l’argument selon lequel seuls les dissidents politiques très connus étaient surveillés et que les dissidents politiques moins connus, comme le père et le demandeur [qui ont dit que leur manifestation, qui a entraîné leur arrestation et détention, était légère, petite et non violente] n’étaient donc pas détectés; la preuve documentaire indiquait plutôt que [traduction« toutes les sorties de citoyens de la Chine sont étroitement surveillées », y compris par le contrôle des passagers dans les aéroports. À mon avis, la SPR et la SAR ont tenu compte de la question de savoir si le père et, par voie de conséquence, le demandeur, étaient recherchés par les autorités et si, selon la prépondérance des probabilités, il y avait un dossier les concernant dans le Bouclier d’or. Je conclus donc que l’approbation par la SAR, « à l’issue de son examen et de son évaluation de la preuve » des conclusions de la SPR sur cette question n’était pas déraisonnable.

[24]  Je suis aussi d’avis que la conclusion de la SAR sur le temps qu’ont pris les appelants avant de demander le statut de réfugié n’était pas déraisonnable. Bien que le délai ne soit pas déterminant, il s’agit un facteur important pour évaluer la crédibilité et la crainte subjective : Huerta c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 271 (CAF), au paragraphe 4. La SAR a conclu que si, comme ils l’ont soutenu, les appelants étaient recherchés lorsqu’ils ont quitté la Chine, ils auraient demandé le statut de réfugié avant l’écoulement des deux années et demie; en outre, ils auraient connu le système d’asile du Canada parce que la mère avait présenté une demande avant qu’ils le fassent.

[25]   Même si la SAR n’a pas formulé de conclusions explicites sur l’ensemble des questions examinées par la SPR, je conclus qu’elle a examiné et résumé de façon raisonnable la preuve dont elle disposait afin de formuler les conclusions nécessaires [pour paraphraser la conclusion suivante de la Cour d’appel de l’Ontario dans Welton c United Lands Corporation Limited, 2020 ONCA 322, aux paragraphes 60 et 61] :

[traduction]

Il n’est pas nécessaire, faut‑il le préciser, de reprendre l’ensemble de la preuve, même lorsqu’elle n’est pas pertinente, ou de renvoyer à chaque argument présenté par les parties, peu importe à quel point ils sont inutiles : R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, aux paragraphes 11 et 12, 35 à 57; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 128.

[…] La tâche imposée à un juge de première instance [ou au tribunal] consiste à trouver le juste milieu, à « préciser et à simplifier », à synthétiser la preuve et à formuler les conclusions nécessaires; […]

VII.  Conclusion

[26]  Compte tenu de l’analyse qui précède, je conclus que la décision de la SAR est justifiée en ce qui concerne les contraintes factuelles et juridiques applicables dans les circonstances et que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer qu’elles sont déraisonnables : Vavilov, précitée, aux paragraphes 99 et 100. En conséquence, je rejette la demande de contrôle judiciaire.

[27]  Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à des fins de certification et je conclus qu’il n’y en a aucune.

 


JUGEMENT dans IMM‑4968‑19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour d’août 2020.

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4968‑19

 

INTITULÉ :

SHENGFA ZHOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE l’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 mai 2020

 

JUGEMENT et MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 juin 2020

 

COMPARUTIONS :

Peter Lulic

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Peter Lulic

Lulic Law Group

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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