OTTAWA (ONTARIO), LE 21 JUIN 2006
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Sadat Jamil, un citoyen du Bangladesh, conteste la décision du 30 septembre 2005 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) a rejeté sa demande d'asile en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi). Le tribunal a estimé que le demandeur n'était pas crédible. Il a déclaré : [traduction] « M. Jamil est un faux demandeur d'asile qui tourne en dérision le régime de protection des réfugiés. Ce type de demande contribue à discréditer la Commission ».
[2] La seule question en litige dans le cadre de la présente instance en contrôle judiciaire est celle de savoir si, comme elles constituent des conclusions de fait, les conclusions dégagées par le tribunal au sujet de la crédibilité, constituent une décision qui répond à la définition de l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales (1998), c'est-à-dire une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont le tribunal disposait, une norme qui équivaut à la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable, laquelle a été définie comme une décision « clairement irrationnelle » (voir l'arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52).
[3] Voici en quels termes le tribunal a exposé la demande d'asile du demandeur :
[traduction] Le demandeur affirme que, depuis sa jeunesse, il appuie l'Awami League. Il a adhéré à la ligue étudiante en 1997. Parmi ses réalisations les plus remarquables, signalons qu'il a été nommé secrétaire à la publicité en 1998 et qu'en 2001, il a été élu secrétaire général de la ligue étudiante. En septembre 2001, il a été agressé et menacé dans la rue par un certain Monir Hajee, un fier-à-bras du BNP.
Le demandeur a terminé ses études une année plus tard, en 2002, et il a joint les rangs de la Juba League, l'aile jeunesse de l'Awami League.
En raison de ses activités politiques soutenues, il a été arrêté par la police et a été agressé à plusieurs reprises par Monir Hajee et sa bande. Craignant pour sa vie, il a décidé de quitter le Bangladesh. En 2004, avec l'aide d'un passeur, il a réussi à se rendre au Canada.
[4] Le tribunal n'a pas ajouté foi au récit du demandeur, jugeant celui-ci non crédible. Le Tribunal a relevé de graves contradictions dans ce récit et a expliqué que [traduction] « le demandeur fait reposer essentiellement sa demande d'asile sur les activités politiques auxquelles il s'est livré alors qu'il faisait partie de l'aile étudiante de l'Awami League et, plus tard, de l'aide jeunesse de ce même parti ».
[5] Le tribunal a relevé les contradictions suivantes :
1. Contradictions au sujet des dates auxquelles il a exercé la charge de secrétaire de la publicité
· Suivant son témoignage : de juin 1998 à juillet 1999;
· D'après son FRP : à partir de juin 1998, mois où il a été élu;
· Selon son annexe I : de décembre 1997 à juin 1999.
2. Contradictions au sujet des dates où il a occupé le poste de secrétaire général adjoint de la ligue étudiante de son unité :
· Suivant son témoignage : de septembre 2001 à septembre 2002;
· D'après son FRP : élu en septembre 2001;
· Selon son annexe I : d'octobre 2000 à octobre 2002.
3. Contradictions au sujet des dates où il a occupé le poste de secrétaire général de son unité
· Suivant son FRP : il a joint les rangs de la Juba League en novembre 2002 et en est devenu secrétaire général en juillet 2003; il a occupé ce poste jusqu'à son départ du pays en novembre 2004;
· Selon son annexe I : il a joint les rangs de la Juba League en novembre 2002 et en est demeuré le secrétaire général jusqu'en août 2004.
[6] Le tribunal a déclaré ce qui suit : [traduction] « Il ressort de toutes ces contradictions, pour lesquelles le demandeur n'a pas réussi à donner des réponses satisfaisantes, que le demandeur n'était pas politiquement actif, contrairement à ce qu'il prétend ».
[7] Après avoir cité certaines décisions dans lesquelles la Cour fédérale a affirmé que le tribunal a le droit de se fonder sur les contradictions constatées entre les notes prises au point d'entrée et le témoignage donné par la suite, le tribunal a écrit ce qui suit : [traduction] « Les déclarations initiales du demandeur d'asile revêtent une plus grande importance, étant donné qu'elles ont été faites avant qu'il ait eu l'occasion d'inventer une histoire pour appuyer sa demande. Les explications fournies au sujet du stress causé par une mauvaise compréhension des questions posées sur les formulaires d'immigration ne suffisent pas à expliquer les divergences majeures et essentielles qui ont été relevées en l'espèce ».
[8] Le tribunal a également insisté sur le témoignage donné par le demandeur au sujet de sa détention par la police du 29 avril au 2 mai 2004 alors qu'il était en route, en compagnie d'autres membres de l'Awami League, pour se rendre à un rassemblement politique à Dhaka. Le tribunal avait quatre pièces en main : les pièces P-11, P-12 et P-15, qui sont des lettres écrites en 2005 par le président de la Juba League, le président de l'Awami League, unité de Keraniganj, et le président de la ligue étudiante au sujet des démêlés du demandeur, et la pièce P-14, une lettre écrite par un avocat du Bangladesh à qui le père du demandeur avait demandé de communiquer avec la police pour essayer de savoir pourquoi la police recherchait encore le demandeur.
[9] Le tribunal signale que, dans ces lettres, il n'est pas question de la « rafle » dont des membres de l'Awami League auraient fait l'objet alors qu'ils se rendaient à un rassemblement à Dhaka. Qui plus est, les lettres de l'Awami League ne font pas allusion à la détention du demandeur, pas plus d'ailleurs que la lettre de l'avocat.
[10] Sur ce point, le tribunal conclut ce qui suit :
[traduction] Compte tenu du fait que la détention en question constitue un élément crucial des persécutions antérieures et qu'elle justifie aussi la crainte du demandeur d'être persécuté à l'avenir par la police, il est étonnant qu'il n'en soit pas fait mention dans les documents susmentionnés qu'il a produits. Nous tenons à signaler que le demandeur a obtenu ces lettres alors qu'il se trouvait déjà au Canada, qu'elles ont été écrites quelques semaines avant l'audience et qu'elles s'inspirent de l'exposé circonstancié du demandeur. La Cour fédérale a estimé, dans le jugement Hamid, que lorsque le demandeur n'est pas crédible, la Commission ne peut accorder de valeur probante aux documents qu'il produits pour corroborer sa version des faits. C'est bien le cas en l'espèce. Qui plus est, le demandeur voyageait avec un faux passeport, ce qui prouve qu'il était en mesure de se procurer des documents frauduleux. [Non souligné dans l'original.]
[11] Le tribunal a exposé une autre facette du témoignage du demandeur au sujet de son arrestation d'avril 2004. Le tribunal lui a demandé s'il avait déjà eu des démêlés avec les autorités avant le 27 août 2004. Le demandeur a commencé par dire qu'il n'avait jamais eu de démêlés avec la police. Le tribunal a signalé ce qui suit : [traduction] « Ce n'est qu'après que le président de l'audience lui eut posé la question une seconde fois que le demandeur s'est rendu compte qu'il était en difficulté. Il a modifié son témoignage et a justifié sa réponse précédente en expliquant qu'il avait déjà été arrêté par la police avant le 27 août 2004, mais que la police ne s'était pas présentée à son domicile. Pour les motifs qui viennent d'être d'exposés, le tribunal conclut que le demandeur n'a pas été arrêté par la police, contrairement à ce qu'il prétend ».
[12] Le tribunal a mentionné qu'on avait demandé à M. Jamil pourquoi il avait attendu au 25 août 2004 avant de décider de mettre fin à ses activités politiques et de se cacher. Suivant le tribunal, le demandeur a expliqué que c'était parce qu'au cours de cet incident, Monir Hajee et les fiers-à-bras du BNP l'avaient pour la première fois menacé de mort. Le tribunal a conclu que [traduction] « cette explication n'est guère raisonnable puisque, selon sa version des faits, il avait déjà été agressé à plusieurs reprises, avait été menacé et avait subi des blessures. Il avait par ailleurs été détenu en avril 2004. Le demandeur a expliqué que les incidents antérieurs n'avaient pas été suffisamment graves pour le convaincre de mettre fin à ses activités politiques. Ces explications ne tiennent pas debout ».
[13] Le tribunal a effleuré un dernier point en précisant que ce n'était qu'en 2005, alors que le demandeur se trouvait déjà au Canada, que son père avait décidé de retenir les services d'un avocat au Bangladesh. Le tribunal a estimé que le demandeur n'arrivait pas à expliquer pourquoi son père avait attendu aussi longtemps avant de consulter un avocat, étant donné qu'à ses dires, il était recherché par la police depuis 2004. Il n'a pas été en mesure de fournir d'explications raisonnables sur ce point. Ainsi qu'il a déjà été signalé, la lettre de l'avocat visait manifestement à aider le demandeur au Canada [traduction] « en supposant que cet avocat ait vraiment existé ».
[14] Après avoir qualifié M. Jamil de faux demandeur, le tribunal a discuté de l'itinéraire qu'il avait suivi et du fait que le demandeur était arrivé au Canada muni d'un faux passeport britannique obtenu auprès d'un passeur. Le tribunal a signalé que le demandeur n'était pas en mesure de lui soumettre de copie de son billet d'avion ou de sa carte d'embarquement. Le tribunal a fait observer ce qui suit : [traduction] « Il convient de signaler que, lorsqu'un demandeur d'asile entre illégalement au Canada et qu'il n'est pas en mesure de fournir de preuve de son itinéraire parce qu'il a détruit ses documents de voyage ou les a remis au passeur, il est impossible pour la Commission de savoir d'où le demandeur arrive, combien de temps il a séjourné là-bas, quel itinéraire il a suivi et combien de temps il a passé au Canada avant de demander l'asile. Cette question est sérieuse. La Cour fédérale a déclaré, dans le jugement Elazi, que cette façon de procéder n'est pas acceptable. Le fait pour le demandeur d'asile de dissimuler la vérité au sujet de ses déplacements mine sa crédibilité ».
Analyse
[15] Les deux avocats s'entendent sur la norme de contrôle applicable, étant donné que les conclusions tirées au sujet de la crédibilité sont les conclusions de fait qui appellent le degré de retenue de plus élevée de la part de la Cour.
[16] L'alinéa 18.1(4)d) permet à la Cour d'annuler la décision d'un tribunal administratif lorsque cette décision est fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont le tribunal disposait. La norme applicable s'apparente à la norme de la décision manifestement déraisonnable.
[17] La démarche que doit suivre le juge saisi d'une demande de contrôle judiciaire des conclusions de fait tirées par un tribunal administratif comme la Section de la protection des réfugiés a fait l'objet de commentaires exhaustifs. Je vais me contenter de citer quelques décisions bien connues.
[18] La première est la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Aguebor c. (Canada) Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, (1993), 160 N.R. 315, où, au paragraphe 4, le juge Décary s'exprime comme suit :
¶ 4 Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau.
[19] La seconde décision est l'arrêt Syndicat canadien des employés de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, où la juge L’Heureux-Dubé écrit ce qui suit, au nom de la Cour suprême du Canada :
¶ 85 Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d’un tribunal administratif exige une extrême retenue : Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, le juge La Forest aux pp. 849 et 852. Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n’est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu’une conclusion de fait sera manifestement déraisonnable, par exemple, en l’espèce, l’allégation suivant laquelle un élément important de la décision du tribunal ne se fondait sur aucune preuve; voir également : Conseil de l’éducation de Toronto, précité, au par. 48, le juge Cory; Lester, précité, le juge McLachlin à la p. 669. La décision peut très bien être rendue sans examen approfondi du dossier : National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, le juge Gonthier à la p. 1370.
[20] Je tiens également à mentionner l'arrêt Feng c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, A-1194-92, 20 juillet 1994, dans lequel la Cour d'appel fédérale écrit ce qui suit :
À notre avis, les motifs de la Commission démontrent qu'il existe le genre de contradictions internes, d'incohérences et de subterfuges qui constituent l'essentiel du pouvoir discrétionnaire du juge des faits.
[21] L'avocate du demandeur invoque plusieurs motifs pour justifier l'annulation de la décision du tribunal :
1. Elle soutient que le tribunal a mal interprété la preuve lorsqu'il a relevé des contradictions entre le témoignage du demandeur, son FRP et son annexe I aux notes prises au point d'entrée. Cette erreur découle principalement de son interprétation erronée des réponses écrites du demandeur contenues à l'annexe I des notes prises au point d'entrée, qui sont axées sur la date à laquelle il a adhéré aux diverses organisations de l'Awami et non sur le moment où il a accédé aux divers postes qu'il a occupés au sein de ces mêmes organisations. Elle a expressément cité à titre d'exemple la date de décembre 1997 où il a adhéré à la ligue étudiante.
2. Elle a formulé le même argument au sujet de l'apparente contradiction concernant la date à laquelle il avait accédé au poste de secrétaire général adjoint de la ligue étudiante (octobre 2000 selon les notes prises au point d'entrée, plutôt que septembre 2001 selon son témoignage). Ses explications à ce sujet se trouvent à la page 182 du dossier certifié du tribunal (DCT) où il témoigne qu'en octobre 2000, il était un simple membre et n'occupait aucun poste parce qu'à l'époque, il n'était pas aux études. Il a repris les études en septembre 2001 lorsqu'il s'est inscrit à un baccalauréat en commerce.
3. Elle a qualifié de négligeable la contradiction relevée dans le témoignage du demandeur au sujet du moment où il a cessé d'occuper le poste de secrétaire général de son unité au sein de la Juba League (août 2004 plutôt que novembre 2004) à la lumière des explications qu'il avait données au sujet de l'erreur contenue dans les notes prises au point d'entrée et elle a ajouté qu'en tout état de cause, cette erreur ne tirait pas à conséquence parce que le demandeur se cachait et planifiait sa fuite et qu'il avait déjà quitté le pays lorsqu'il a rédigé les notes en question.
4. Elle a admis que les pièces P-11 et P-12 émanant de l'Awami League ne faisaient pas état de rafles du 29 avril 2004 ou de la détention du demandeur par la police du 29 avril 2004 au 2 mai 2004. Elle a toutefois soutenu que cette période de détention n'était pas très pertinente parce que la demande d'asile du demandeur était essentiellement axée sur les menaces et les agressions dont il avait fait l'objet de la part de fiers-à-bras du BNP, le parti politique rival qui avait lancé la police à sa poursuite, ainsi que les lettres en question le confirmaient. Elle a expliqué que la demande d'asile du demandeur ne portait pas sur les persécutions antérieures, mais sur ce qu'il craint qu'il lui arrive plus tard s'il est contraint de retourner au Bangladesh. En tout état de cause, les pièces en question sont des lettres écrites par des tiers et le demandeur a expliqué qu'il ignorait pourquoi son arrestation n'y était pas mentionnée.
5. Elle a admis que le demandeur s'était contredit dans son témoignage lorsqu'il avait répondu qu'il n'avait pas eu de démêlés avec la police avant le 27 août 2004. Elle affirme toutefois qu'il a donné à ce sujet des explications que le tribunal a mal évaluées.
6. Le tribunal n'a pas retenu les explications données par le demandeur au sujet des raisons pour lesquelles il avait attendu après l'incident du 25 août 2004 avant de décider de s'enfuir du Bangladesh. Il a expliqué au tribunal que l'incident survenu le 24 et le 25 août 2004 avec Monir Hajee était très grave, car c'était la première fois que ce dernier l'avait menacé de mort. L'avocate du demandeur fait valoir que le tribunal n'a pas agi raisonnablement en écartant les explications du demandeur, car le tribunal n'a pas tenu compte de la situation politique du Bangladesh et de l'ensemble du témoignage du demandeur sur ce point.
7. Enfin, l'avocate du demandeur relève une autre explication que, selon elle, le tribunal a eu tort d'écarter. Le tribunal a conclu que le demandeur n'était pas en mesure d'expliquer pourquoi son père avait attendu aussi longtemps avant de consulter un avocat, compte tenu du fait qu'il aurait été recherché par la police depuis août 2004. Le tribunal a estimé qu'il n'avait pas réussi à fournir une explication raisonnable sur ce point. L'avocate affirme que le tribunal a mal interprété la preuve, car ce que le demandeur cherchait à démontrer dans son témoignage, c'était qu'il voulait savoir pourquoi la police le recherchait encore. Il voulait savoir pourquoi il était recherché alors qu'il n'avait commis aucun crime. La lettre de son avocate confirme que la police n'avait pas porté d'accusation contre le demandeur et qu'aucun mandat d'arrestation n'avait été lancé contre lui. Son avocate écrit pourtant ce qui suit : [traduction] « Sur l'ordre du ministre Aman Ullah Aman, les autorités cherchent à interroger Sadat Jamil ». La Special Powers Act permettait une telle détention.
[22] Je tiens à signaler que, suivant la preuve, M. Aman a remporté les élections dans la circonscription où le demandeur se serait livré à des activités politiques et que cette personne a des liens avec Monir Hajee; or, dans son FRP, le demandeur qualifie Monir Hajee de fier-à-bras d'Aman.
[23] Malgré le degré élevé de retenue dont il y a lieu de faire preuve l'égard des conclusions tirées par le tribunal au sujet de la crédibilité, et après avoir analysé à fond la décision du tribunal, la transcription de la preuve et les arguments des avocats, j'en suis arrivé à la conclusion que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie parce qu'aucun degré de déférence judiciaire ne saurait justifier le maintien de la décision du tribunal.
[24] Il y a lieu de signaler une série de décisions bien connues de la Cour d'appel fédérale et de notre Cour que le juge Martineau a fort utilement résumées dans le jugement R.K.L c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (2003) CFPI 116, en rappelant que la Commission devrait se garder de conclure trop hâtivement que le demandeur n'est pas crédible et qu'elle « ne devrait pas manifester une vigilance excessive en examinant à la loupe les dépositions de personnes qui [...] témoignent par l'intermédiaire d'un interprète et rapportent des horreurs dont il existe des raisons de croire qu'elles ont une réalité objective ». Voir les arrêts rendus par la Cour d'appel fédérale dans les affaires Attakora c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1989) 99 N.R. 168, Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1989) 98 N.R. 312, et Frimpong c. (Canada Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1989) 99 N.R. 168.
[25] Ces décisions, qui ont été appliquées tant par la Cour d'appel fédérale que par notre Cour, interdisent par exemple de tirer des conclusions comme celles qui suivent en ce qui concerne la crédibilité :
§ Les conclusions qui ne reposent sur aucun élément de preuve;
§ Les conclusions du tribunal qui ne sont fondées que sur des conjectures et qui donnent lieu à des inférences injustifiées et infondées au sujet des faits à l'origine de la demande d'asile;
§ Les contradictions relevées entre les notes prises au point d'entrée et le témoignage du demandeur ou le FRP du demandeur, lorsque le tribunal s'attache à des détails au lieu de s'en tenir à l'essentiel de la demande, ce qui l'amène à mal interpréter la preuve. Cette contradiction doit toutefois tirer à conséquence et doit suffire à elle seule à ébranler la crédibilité du demandeur (Mushtaq c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (2003) CF 1066;
§ Le tribunal doit être raisonnable lorsqu'il écarte les explications fournies par le demandeur lorsqu'il est confronté à une contradiction et le tribunal ne devrait pas appliquer trop rapidement une logique et un raisonnement nord-américains au comportement du demandeur (R.K.L, précité, au paragraphe 12);
§ Le tribunal doit apprécier la demande d'asile du demandeur en tenant compte de l'ensemble de la preuve.
[26] L'impression générale que me laisse la décision du tribunal est que celui-ci a conclu trop hâtivement que le demandeur n'était pas crédible, ce qui l'a amené à négliger l'essence de sa demande, en l'occurrence sa crainte de retourner au Bangladesh en raison des menaces de mort qui avaient été proférées contre lui par des opposants politiques de l'Awami League dans sa circonscription, laquelle est représentée par un député du BNP qui siégeait aussi vraisemblablement au Cabinet et qui bénéficiait de l'appui d'un proche, Monir Hajee, avec la collaboration de la police, qui était à sa recherche.
[27] J'estime que cet empressement a amené le tribunal à ne pas ajouter foi aux explications du demandeur.
[28] J'estime aussi que l'empressement dont le tribunal a fait preuve pour conclure que le demandeur n'était pas crédible l'a amené à négliger certains éléments de preuve déterminants et à tirer des conclusions injustifiables qui ne reposaient pas sur la preuve, et notamment les conclusions suivantes :
1. La conclusion du tribunal suivant laquelle les contradictions étaient à ce point importantes et fondamentales pour justifier la conclusion que le demandeur n'était pas actif sur le plan politique;
2. Les explications qu'il a données pour justifier pourquoi il avait attendu au mois d'août 2004 avant de s'enfuir du pays ou d'abandonner la politique, après les divers incidents au cours desquels il avait été attaqué, menacé et blessé, ce qui a conduit le tribunal à affirmer que ses explications ne tenaient pas debout.
[29] Pour ce qui est des contradictions constatées entre les notes prises au point d'entrée, le FRP et le témoignage du demandeur, elles reposent sur le fait que, dans les notes prises au point d'entrée, le demandeur avait inscrit, en regard de la date de son entrée en fonction, la mention « membre / Secrétaire de la publicité » pour chacun des postes qu'il avait occupés au sein des trois organisations.
[30] Le tribunal en a inféré que le demandeur occupait déjà un poste, comme celui de secrétaire de la publicité, lorsqu'il a adhéré à la ligue étudiante en décembre 1997.
[31] Le tribunal n'a pas tenu compte du témoignage du demandeur selon lequel, d'après ce qu'il avait écrit dans son FRP et suivant ce que la preuve documentaire démontrait (pièces P-12 et P-15), il n'était au départ qu'un simple membre de ces organisations et que ce n'était que par la suite qu'il avait été nommé ou élu aux postes en question. Il n'y avait donc pas de contradiction.
[32] Il reste deux contradictions apparentes. La première concerne la date à laquelle le demandeur a cessé d'occuper le poste de secrétaire de la publicité (juin ou juillet 1999) et la seconde a trait à la date à laquelle il a quitté son poste de secrétaire générale de la Juba League (août 2004, alors qu'il est passé dans la clandestinité ou novembre 2004 lorsqu'il a quitté le pays). Même si l'on n'ajoute pas foi aux explications qu'il a données pour justifier ces deux contradictions, il n'en reste pas moins qu'eu égard au faits de l'espèce, ces contradictions étaient mineures et négligeables et ne justifiaient pas la conclusion du tribunal suivant laquelle le demandeur n'était pas actif sur le plan politique.
[33] Je tiens à ajouter que l'avocate du défendeur s'est efforcée d'embellir les motifs du tribunal en insistant sur les éléments de preuve écartés par celui-ci suivant lesquels le demandeur avait menti au sujet de la période où il avait été étudiant. L'avocate du demandeur a souligné à juste titre que le tribunal ne s'était pas fondé sur ce fait présumé et qu'il ne l'avait pas confronté sur ce point.
[34] Le demandeur a témoigné qu'il avait été arrêté par la police et qu'il avait été détenu entre le 19 avril 2004 et le mois de mai 2004 avec d'autres membres de l’Awami League alors qu'ils se rendaient à Dhaka pour participer à une manifestation. Il avait relaté son arrestation dans son
FRP (en précisant qu'il avait été brutalisé) et dans les notes prises au point d'entrée (voir le dossier certifié du Tribunal (DCT), aux pages 25 et 125).
[35] Ainsi qu'il a déjà été précisé, le tribunal a examiné les pièces P-11, P-12 (les lettres de l'Awami League) et P-15 (la lettre écrite par son avocat au Bangladesh) et a fait observer qu'aucune d'entre elles ne mentionnait la détention. Le tribunal a estimé que [traduction] « comme la détention en question constitue un élément crucial des persécutions antérieures et qu'elle justifie aussi sa crainte d'être persécuté à l'avenir par la police, il est étonnant qu'il n'en soit pas fait mention dans les documents susmentionnés produits par le demandeur ». Ainsi qu'il a déjà été précisé, pour ce qui est de l'arrestation et de la détention du demandeur, le tribunal a rappelé l'affirmation du demandeur suivant laquelle il n'avait jamais eu de démêlés avec la police.
[36] Je qualifierais de déraisonnable l'interprétation que le tribunal a faite des lettres. Le tribunal a mal interprété la preuve, a mal qualifié la nature des craintes du demandeur et a ignoré des éléments de preuve qui étaient favorables à ce dernier.
[37] Pour ce qui est de la lettre de l'avocat, il convient de signaler que l'avocat ne cherchait pas, en s'enquérant auprès de la police, à savoir si le demandeur avait déjà été arrêté, mais bien à savoir si la police était toujours à sa recherche et, dans l'affirmative, pour quelle raison.
[38] En ce qui concerne les lettres de l'Awami League, il est vrai qu'elles ne font aucune mention des arrestations antérieures du demandeur et de ses trois jours passés en détention, mais elles soulignent ses craintes actuelles de retourner au Bangladesh. Qui plus est, il semble étrange que le tribunal accorde un certain poids aux lettres de l'Awami League sur la question de la détention tout en ne leur reconnaissant aucune valeur dans l'ensemble.
[39] Quant au second motif invoqué par le tribunal pour refuser de croire que le demandeur avait été arrêté, le tribunal a insisté sur l'affirmation du demandeur suivant laquelle il n'avait jamais eu de démêlés avec la police avant le 27 août 2004. Voici, à la page 163 du DCT, la réponse qu'il a donnée et les questions qui lui ont ensuite été posées : « Réponse : Je n'ai jamais eu de démêlés avec la police. Question : Donc, vous n'avez jamais eu de démêlés avec la police avant le 25 août 2004 ? Réponse : Je n'ai jamais eu de démêlés avec la police parce que je n'avais jamais été recherché ainsi par la police auparavant, mais on m'avait arrêté une fois. Question : Ah, d'accord. Se faire arrêter par la police, ce ne sont pas un démêlé ? Réponse : Oui, c'est un démêlé, mais la police n'est jamais venue chez moi. »
[40] L'avocate du demandeur admet que cette contradiction demeure et que le tribunal avait le droit de rejeter les explications fournies par le demandeur. J'estime toutefois que l'extrait précité n'appuie pas l'inférence du tribunal selon laquelle le demandeur a ajusté son témoignage.
[41] Le tribunal a rejeté le témoignage du demandeur au sujet des raisons pour lesquelles il ne s'était pas enfui du Bangladesh avant l'agression dont il a été victime en août 2004. Le demandeur avait expliqué que c'était parce qu'au cours de cet incident, les fiers-à-bras du BNP l'avaient menacé de mort. Le tribunal a déclaré : [traduction] « Cette explication n'est guère raisonnable puisque, selon sa version des faits, il a avait déjà été agressé à plusieurs reprises, avait été menacé et avait subi des blessures. Il a par ailleurs été détenu en avril 2004. Le demandeur a expliqué que les incidents antérieurs n'avaient pas été suffisamment graves pour le convaincre de mettre fin à ses activités politiques ».
[42] Le raisonnement du tribunal est contradictoire. Le tribunal se fonde sur le fait que le demandeur était détenu en avril 2004, un fait qu'il venait d'écarter au paragraphe précédent.
[43] Qui plus est, le témoignage du demandeur est raisonnable pour ce qui est des conflits politiques qui existaient au Bangladesh. À la page 160 du DCT, le demandeur déclare ce qui suit :
[traduction] Je ne croyais pas que c'était très grave parce qu'on ne m'a pas menacé de mort cette fois-là. Si vous allez à Bangladesh, vous constaterez que ce genre d'incident se produit chaque jour. C'est très fréquent. Et nous devons composer avec cette situation et poursuivre nos activités politiques. On ne m'a pas menacé de mort.
[44] Antérieurement, à la page 158 du DCT, le demandeur avait expliqué ce qui suit :
[traduction] Non, je n'avais pas peur parce que ce genre de chose se produit souvent dans notre pays et que devons poursuivre nos activités politiques en composant avec ce genre de situation. Pas moi seul, mais aussi d'autres organisateurs politiques et dirigeants de l'Awami League. Depuis qu'il a pris le pouvoir, ce gouvernement nous rend la vie difficile. Des leaders et des militants ont été assassinés.
[45] Enfin, pour ce qui est de la lettre écrite par l'avocat, j'estime que, là encore, le tribunal a mal interprété la preuve. Le demandeur a réussi à expliquer pourquoi son père avait dû consulter un avocat en 2005 : ce n'était pas parce que la police aurait été à sa recherche depuis 2004. Qui plus est, le tribunal doutait même de l'existence de cet avocat. Il avait pourtant déjà accordé un certain poids à cette lettre relativement à la question de la détention.
[46] Ces erreurs sont suffisantes pour justifier le réexamen de la demande d'asile au Canada présentée par le demandeur.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est annulée et la demande d'asile du demandeur est renvoyée à la Commission pour être jugée de nouveau par un tribunal différemment constitué. Il n'y a aucune question à certifier.
« François Lemieux »
Juge
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-6643-05
INTITULÉ : SADAT JAMIL
c.
MCI
LIEU DE L'AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 30 MAI 2006
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE LEMIEUX
DATE DES MOTIFS : LE 21 JUIN 2006
COMPARUTIONS :
Pia Zambelli
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Michèle Joubert
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Diane N. Doray Montréal (Québec)
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John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada |