Date : 2020 06 03
Dossier : IMM-3783-19
Référence : 2020 CF 665
[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 3 juin 2020
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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HAYDER SABRI SAIWAN RUBAYE
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] à l’ambassade du Canada à Ankara a rejeté une demande de résidence permanente. Le demandeur prétendait être membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières au titre des articles 144 et 145 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières au sens des articles 146 et 147 du RIPR. Le demandeur a été parrainé en vertu d’une entente de parrainage privée [EPR] par le diocèse anglican de Niagara, le signataire d’une entente de parrainage [SEP], conformément à l’article 139 du RIPR, ainsi que par des membres de la famille du demandeur qui vivent à Hamilton (Ontario).
[2]
Le demandeur est un citoyen de l’Irak qui réside actuellement en Turquie. En 2006, le demandeur a fui l’Irak avec sa famille en raison du conflit qui sévit, et s’est réfugié en Syrie. Après le début des conflits en Syrie en 2012, le demandeur a rejoint sa famille alors qu’ils fuyaient en Turquie. Après leur arrivée au Canada, en 2014, les parents, le frère et la sœur du demandeur (ainsi que les familles de son frère et de sa sœur) ont été accueillis par le gouvernement canadien à titre de réfugiés parrainés par le gouvernement [RPG]. C’est la famille du demandeur qui s’est occupée de la demande de réinstallation au Canada présentée par le demandeur, par l’entremise du Programme de parrainage privé de réfugiés [PPR]. La demande a été rejetée en décembre 2016. La Cour a fait droit à une demande de contrôle judiciaire de la demande et, sur consentement, la demande de résidence permanente a été renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. La demande a de nouveau été rejetée dans une décision datée du 18 avril 2019 [la décision].
[3]
Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en tirant des conclusions quant à la crédibilité et en ne tenant pas dûment compte des éléments de preuve portant que le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCR] a accordé au demandeur le statut de réfugié en Syrie et en Turquie, que les réfugiés provenant de l’Irak sont considérés comme étant des réfugiés présumés, qu’il y a une suspension temporaire des renvois [la STR] vers l’Irak et que le parrainage des membres de la famille du demandeur à titre de réfugiés avait été accepté pour les mêmes motifs que ceux allégués par le demandeur.
[4]
Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Contexte
A.
Le demandeur
[5]
M. Hayder Sabri Saiwan Rubaye [le demandeur] est un citoyen de l’Irak dans la mi‑trentaine qui vit en Turquie. Le demandeur a trois ans de scolarité et est analphabète. Les répondants du demandeur ont également laissé entendre que le demandeur pourrait souffrir d’une déficience sur le plan du développement, et ont fourni un rapport médical daté du 15 mai 2018, selon lequel on a diagnostiqué un trouble d’anxiété chez le demandeur.
[6]
Le demandeur a allégué que, de février 2004 à juin 2006, lui et son frère, Sameer, ont travaillé pour les forces américaines en Irak à la base d’opérations avancée [BOA] Falcon, et que, par conséquent, lui et sa famille ont été accusés d’être des espions et des traîtres, et ont été menacés de mort. En 2006, le demandeur a fui l’Irak avec sa famille en raison du conflit qui y sévissait et a vécu en Syrie pendant un certain nombre d’années. Cependant, après le début des conflits en Syrie, en 2012, la famille a été forcée de fuir à nouveau vers la Turquie. Les parents, le frère et la sœur du demandeur (ainsi que leurs familles) ont été accueillis par le gouvernement canadien à titre de RPG et résident actuellement à Hamilton (Ontario). Les parents du demandeur sont venus au Canada en février 2014, et le frère et la sœur du demandeur sont venus en 2015.
[7]
En décembre 2015, le demandeur a été parrainé par le diocèse anglican de Niagara par l’entremise du Programme de PPR en vue d’obtenir la résidence permanente. Le père du demandeur a été inscrit comme corépondant. Le 29 novembre 2016, le demandeur s’est présenté à une entrevue au bureau canadien des visas à Ankara, en Turquie.
[8]
Dans une décision datée du 1er décembre 2016, la demande de résidence permanente du demandeur a été rejetée. Après que l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire eut été accordée, le défendeur a réglé l’affaire (IMM-3062-17). Par conséquent, la décision a été annulée et renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Les modalités du règlement précisaient que le nouvel examen devait avoir lieu le plus tôt possible et en priorité, et que le demandeur aurait la possibilité de présenter des documents à jour à l’appui de sa demande.
[9]
Dans le cadre du nouvel examen, le demandeur a été invité à une entrevue le 18 juillet 2018. Une lettre d’équité procédurale a été envoyée au demandeur le 29 août 2018. La lettre d’équité procédurale indiquait que le demandeur continuait d’éprouver des difficultés à répondre aux questions concernant son emploi au sein des forces américaines en Irak. Les répondants du demandeur ont fait remarquer qu’ils ont tenté d’obtenir des documents à l’appui auprès des autorités américaines pour valider l’expérience de travail du demandeur à la base américaine, mais qu’ils n’ont pas été en mesure d’en obtenir.
[10]
Dans une décision datée du 18 avril 2019, la demande de résidence permanente du demandeur a de nouveau été rejetée. Il s’agit de la décision sous-jacente à examiner dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.
B.
La décision sous-jacente
[11]
L’agent n’était pas convaincu que le demandeur répondait à la définition de réfugié au sens de la Convention, ou qu’il avait déjà été ou continuait d’être sérieusement et personnellement touché par une guerre civile, un conflit armé ou une violation grave des droits de la personne. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas été en mesure de fournir des documents à l’appui démontrant son emploi dans une base militaire américaine en Irak, à l’exception des lettres de membres de sa famille proche. L’agent a conclu que les déclarations faites par le demandeur lors de l’entrevue concernant l’emploi n’étaient pas crédibles. Par exemple, l’agent a jugé que l’explication du demandeur quant à la raison pour laquelle il n’avait reçu aucune carte d’identité semblable à celle de son frère était [traduction] « peu logique »
. Le demandeur a déclaré qu’il était un travailleur temporaire, mais il a également fait remarquer qu’il avait travaillé à la base militaire pendant deux ans et qu’il avait parfois passé la nuit à la base. L’agent a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur en s’appuyant sur ces explications.
[12]
L’agent a également jugé problématique que le demandeur ne reconnaisse pas le nom de l’entrepreneur qui employait son frère dans l’unité chargée de la lessive à la base militaire, bien qu’il ait travaillé lui-même dans cette unité. Bien que l’agent soit convaincu que le frère du demandeur a travaillé dans une base militaire américaine, l’agent n’a pas relevé suffisamment d’éléments de preuve portant que le demandeur serait exposé à un risque en Irak plus de douze ans après la fin de l’emploi de son frère à la base. L’agent a conclu que les réponses du demandeur à la lettre d’équité procédurale n’avaient pas dissipé ses préoccupations quant à la crédibilité de la demande et à la véracité des réponses du demandeur pendant l’entrevue.
[13]
Le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] précise également ce qui suit :
La première demande du demandeur a été rejetée en partie parce que les fonctions énoncées par le demandeur dans sa demande étaient différentes de celles décrites à l’entrevue et que le demandeur n’a pu produire aucun élément de preuve concernant l’accès à la base américaine. Dans sa demande, le demandeur avait inscrit qu’il faisait des [traduction]
« travaux de construction »
, tandis que dans son entrevue, il a déclaré qu’il effectuait des travaux liés à la lessive.Lors de la deuxième entrevue (dans le cadre du nouvel examen de la demande) en juillet 2018, le demandeur a déclaré qu’il avait [traduction]
« principalement »
travaillé dans la construction, mais qu’il avait aidé à faire la lessive lorsqu’il n’avait pas de travail.Le demandeur a présenté la carte d’identité qui avait été délivrée par la base à son frère, mais n’avait pas de [traduction]
« preuve similaire »
concernant son propre emploi. Le demandeur a déclaré qu’il n’avait jamais reçu de carte d’identité et qu’il portait ses vêtements réguliers lorsqu’il travaillait. Le demandeur a déclaré qu’il avait un [traduction]« autre type d’insigne »
qui n’arborait que son nom et qu’on lui avait donné cet insigne lorsqu’il entrait dans la base.Le demandeur ne connaissait pas la signification de
« KBR »
, qui était un entrepreneur du gouvernement (selon la recherche en ligne de l’agent). L’agent a reconnu que le demandeur était peu scolarisé, mais a conclu qu’il aurait dû reconnaître le nom de l’entreprise employant les travailleurs, compte tenu de la déclaration du demandeur selon laquelle il avait travaillé à la base pendant deux ans.L’agent a conclu qu’il était [traduction]
« improbable »
que le demandeur eût été autorisé à demeurer sur la base pendant la nuit s’il travaillait seulement à temps partiel, et qu’il était [traduction]« encore plus improbable »
que le demandeur n’ait jamais reçu de carte d’identité appropriée s’il dormait à la base.L’agent a examiné les lettres d’appui du frère et du beau-frère du demandeur, qui ont tous deux déclaré qu’ils travaillaient à la BOA Falcon avec le demandeur. Cependant, l’agent a accordé moins de poids à ces lettres, parce que les membres de sa famille [traduction]
« ont un intérêt évident à aider »
le demandeur. L’agent a également fait remarquer que l’approbation de la demande du demandeur aiderait les parents du demandeur au Canada. Une lettre du médecin des parents indiquait qu’il serait dans l’intérêt des parents que le demandeur vienne au Canada pour s’occuper d’eux, puisque son frère et sa sœur étaient occupés avec leurs propres familles.L’agent a conclu que les déclarations faites par le demandeur et les membres de sa famille — selon lesquelles le demandeur avait été travailleur temporaire pendant deux ans, avait travaillé à temps partiel et avait travaillé à la fois dans la construction et dans la lessive — constituaient des efforts visant à [traduction]
« essayer d’expliquer les erreurs que le [demandeur] a commises lors de sa première entrevue lorsqu’il a fourni un emploi différent de celui indiqué dans ses formulaires et qu’il a déclaré qu’il n’avait jamais eu de carte d’identité pour la base »
.En réponse à la lettre d’équité procédurale, les répondants du demandeur ont indiqué que les menaces contre le demandeur découleraient également du fait que son frère avait travaillé pour les forces américaines. Les répondants du demandeur ont renvoyé aux UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Iraq[Principes directeurs du HCR relatifs à l’admissibilité dans le cadre de l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile de l’Irak] de 2012, qui indiquaient que les civils qui avaient travaillé pour les forces américaines ou qui y avaient été affiliés, ainsi que leur famille, risquaient d’être ciblés par des acteurs non étatiques pour leur opinion politique (imputée).
o L’agent a reconnu la référence aux [traduction]
« familles »
, mais a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve portant que les personnes se trouvant dans une situation similaire à celle du demandeur sont exposées à des risques en Irak.o L’agent a fait remarquer que le frère du demandeur avait travaillé pour les forces américaines à un [traduction]
« poste de niveau inférieur il y a plus de 12 ans »
, et il n’était pas convaincu que le demandeur serait intéressé par des groupes armés s’il retournait en Irak ou qu’il serait ciblé par ceux-ci.
L’agent a fait remarquer que le demandeur avait soumis une décision du HCR relative à son statut de réfugié, qui est datée de novembre 2012, mais a conclu que, [traduction]
« [p]uisque le [demandeur] n’a jamais été renvoyé au Canada par le HCR, je ne connais pas les motifs de cette décision ni la façon dont les renseignements fournis par le [demandeur] au HCR se comparent aux renseignements fournis par le [demandeur] à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada »
.
III.
Les questions en litige
[14]
Après avoir examiné les observations des parties, j’estime que la présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :
1) L’agent a-t-il commis une erreur en tirant les conclusions quant à la crédibilité?
2) Si l’agent a commis une erreur en ignorant ou en omettant de convenablement tenir compte de certains éléments de preuve, en particulier en ce qui concerne :
le statut de réfugié reconnu par le HCR au demandeur;
la position du gouvernement canadien selon laquelle les personnes provenant de l’Irak sont des réfugiés présumés, et la position du gouvernement concernant la STR vers l’Irak;
le fait que le parrainage des membres de la famille du demandeur à titre de réfugiés avait été accepté pour les mêmes motifs que ceux invoqués par le demandeur.
IV.
La norme de contrôle
[15]
Avant la récente décision de la Cour suprême du Canada [la CSC] dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], la Cour avait jugé que les décisions rendues par des agents des visas à l’égard de demandes de réinstallation de réfugiés soulèvent des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit, et que, par conséquent, elles sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kabran c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 115 (CanLII) [Kabran], au par. 14; Wardak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 673 (CanLII), au par. 12; Qarizada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1310 (CanLII), au par. 17; Nassima c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 688 (CanLII), au par. 9; Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621 (CanLII), aux par. 14 et 17). La norme de la décision raisonnable s’applique également au contrôle des évaluations de la crédibilité faites par un agent des visas (Kabran, au par. 14). La décision dans Vavilov ne modifie pas l’analyse de la norme de contrôle applicable à ce type de contrôle judiciaire.
[16]
Comme l’ont souligné les juges majoritaires dans Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au par. 85). De plus, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au par. 100).
[17]
Dans Vavilov, au paragraphe 135, la CSC a également commenté l’effet des décisions administratives sur les personnes, où elle écrit que « [b]on nombre de décideurs administratifs se voient confier des pouvoirs extraordinaires sur la vie de gens ordinaires, dont beaucoup sont parmi les plus vulnérables de notre société. Le corollaire de ce pouvoir est la responsabilité accrue qui échoit aux décideurs administratifs de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit. »
En l’espèce, le demandeur fait face à des conséquences personnelles importantes en raison d’une décision négative, particulièrement en ce qui a trait à la séparation de la famille.
V.
Analyse
A.
Les conclusions quant à la crédibilité
(1)
Les lettres d’appui
[18]
Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en accordant [traduction] « moins de poids »
aux lettres que son frère et son beau-frère avaient soumises pour appuyer l’allégation selon laquelle il avait travaillé à la base militaire américaine en Irak, et ce, en s’appuyant seulement sur le fait que sa famille avait [traduction] « un intérêt évident à aider le [demandeur] »
. Le demandeur se fonde sur Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1210 (CanLII) [Singh], au par. 12, pour faire valoir que les agents d’immigration ne peuvent pas ignorer des éléments de preuve simplement parce qu’il s’agit d’éléments de preuve intéressés.
[19]
Le demandeur soutient que les éléments de preuve fournis par des amis ou des membres de la famille d’un demandeur d’asile « doi[vent] être évalué[s] et ne peu[vent] être écarté[s] simplement parce que le témoin a un intérêt dans l’issue de l’instance »
, comme l’a souligné la Cour dans Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356 (CanLII), au par. 37 (voir aussi Mata Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 319 (CanLII), au par. 37; Nagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 313 (CanLII), au par. 25). Le demandeur soutient que les lettres corroboraient le fait que le demandeur avait travaillé à la base militaire américaine et que la volonté des membres de sa famille d’expliquer les malentendus découlant de la première entrevue du demandeur est rationnelle compte tenu des risques auxquels le demandeur est exposé en Irak. Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en omettant d’indiquer comment ou pourquoi on devrait accorder moins de poids aux éléments de preuve, au-delà du motif selon lequel les éléments de preuve étaient intéressés.
[20]
Le défendeur soutient que l’agent n’a commis aucune erreur en accordant une faible valeur probante aux lettres des membres de la famille en raison de leur nature intrinsèquement intéressée. Le défendeur s’appuie sur la décision Pathmaraj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1273 (CanLII), au par. 11, où la Cour a jugé que la conclusion de l’agent selon laquelle les affidavits des membres de la famille du demandeur étaient intéressés n’était pas une erreur susceptible de contrôle, du fait qu’ils présentaient des lacunes sur le plan de la fiabilité et qu’ils provenaient de témoins ayant un parti pris. Le défendeur soutient que l’évaluation du poids à accorder à un élément de preuve relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent, et qu’il était raisonnable de la part de l’agent de tenir compte de l’intention des membres de la famille ainsi que de l’absence de corroboration d’une source objective.
[21]
La question de savoir comment la Cour devrait considérer la nature intéressée des lettres d’appui a fait l’objet de traitements judiciaires différents. À mon avis, la nature intéressée des lettres d’appui peut avoir divers degrés. Bien que les familles soient naturellement portées à aider un des leurs, dans certains cas, les membres de la famille qui écrivent ces lettres ont une incitation plus directe. En l’espèce, par exemple, les parents du demandeur ont exprimé le désir que leur fils les rejoigne pour s’occuper d’eux pendant leurs vieux jours. Les éléments de preuve de cette nature peuvent soulever des questions quant à leur valeur, comme le juge Annis l’a reconnu dans Fadiga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1157, au par. 15.
[22]
Néanmoins, en l’espèce, l’agent n’a pas expliqué pourquoi il n’a pas accepté ces éléments de preuve, surtout les lettres du frère et du beau-frère, autrement qu’en faisant état de leur provenance. Des explications supplémentaires étaient nécessaires quant à la raison pour laquelle il avait accordé peu ou pas de poids aux lettres. Il ne suffit pas que les motifs de l’agent indiquent simplement le fait que les membres de la famille avaient un intérêt à aider le demandeur, car cela ne permet pas d’expliquer de façon substantielle pourquoi les éléments de preuve sont rejetés ou minimisés.
(2)
Les explications concernant l’emploi du demandeur
[23]
Le demandeur soutient que les préoccupations de l’agent concernant l’emploi du demandeur au sein des forces américaines étaient fondées sur des considérations non pertinentes et mineures. Il soutient que la conclusion implicite de l’agent selon laquelle ses explications étaient contradictoires et mutuellement exclusives est déraisonnable. Le demandeur est d’avis que l’agent a conclu qu’il n’était pas crédible parce qu’il ne possédait aucun insigne d’identité semblable à celui de son frère, qu’il ne savait pas ce à quoi « KBR »
renvoyait, et qu’il travaillait à temps partiel, mais dormait parfois à la base.
[24]
Le demandeur soutient qu’il n’y a aucune contradiction dans son explication selon laquelle il avait travaillé dans la lessive et dans la construction, parce qu’il avait exercé les deux fonctions, ni dans le fait qu’il travaillait à temps partiel et qu’il dormait parfois à la base. Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en procédant à un examen microscopique de la preuve et en tirant des conclusions fondées sur de « simple[s] hypothèse[s] »
(Gorqaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 920 (CanLII) [Gorqaj], aux par. 6 à 13; Satiacum c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Satiacum, [1989] ACF no 505, 99 NR 171, au par. 33). Le demandeur soutient qu’il est déraisonnable pour l’agent de rejeter une demande simplement parce qu’il estime que des éléments de preuve en marge ne sont pas crédibles ou fiables (Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 548 (CanLII), au par. 11).
[25]
Le défendeur fait remarquer qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions d’un agent quant à la crédibilité (Alkhairat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 285 (CanLII), aux par. 19 à 22; Habte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 327 (CanLII), au par. 36). Le défendeur soutient que les motifs des conclusions défavorables quant à la crédibilité étaient clairement énoncés par l’agent en l’espèce. Le défendeur soutient que, en l’absence d’éléments de preuve fiables concernant l’emploi du demandeur au sein des forces américaines, il était raisonnable pour l’agent de conclure que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau de preuve.
[26]
Bien qu’il n’ait pas été déraisonnable de la part de l’agent d’interroger le demandeur au sujet de cet aspect de son récit, il n’y a pas nécessairement de contradictions importantes dans les déclarations du demandeur, compte tenu des explications qu’il a données pour préciser ses propos. Par exemple, il était possible que les fonctions du demandeur comprennent des tâches de construction et de lessive, selon les travaux nécessaires. Il ne semble pas incohérent ni étrange qu’une personne puisse travailler [traduction] « à temps partiel »
pendant une période de deux ans sans avoir la possibilité d’occuper un emploi à temps plein. De plus, on ne sait pas trop pourquoi l’agent a conclu que le demandeur ne pouvait pas dormir à la base en tant que travailleur à temps partiel. Enfin, l’incapacité du demandeur à identifier le nom de la firme américaine d’ingénierie, d’approvisionnement et de construction « KBR »
ne semble pas incongrue, compte tenu du fait qu’il est un ressortissant irakien qui ne travaillait qu’à temps partiel dans une base américaine. À mon avis, il s’agit du type de motifs injustifiés contre lesquels les décideurs sont mis en garde dans Vavilov. Le contrôle judiciaire pourrait être tranché en faveur du demandeur pour ce seul motif, mais je vais maintenant traiter des autres questions soulevées devant la Cour.
B.
L’examen de la preuve
(1)
Le statut de réfugié reconnu par le HCR
[27]
Le demandeur soutient que l’évaluation par l’agent du statut de réfugié accordé par le HCR était inadéquate et que l’agent n’a pas convenablement tenu compte de cet élément de preuve. Le demandeur fait remarquer que le HCR lui a reconnu le statut de réfugié à deux reprises : une fois en Syrie et une autre fois en Turquie. Néanmoins, l’agent n’a fait mention que du statut octroyé en Turquie.
[28]
Le demandeur s’appuie sur la décision Ghirmatsion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 519 (CanLII) [Ghirmatsion], aux par. 55 à 59, où la Cour a conclu que le défaut de l’agent de mentionner la désignation à titre de réfugié par le HCR était une erreur suffisante pour annuler la décision. Dans Ghirmatsion, la Cour a conclu que, conformément au Guide OP 5 de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC], l’agent était tenu de tenir compte de la désignation et aurait dû expliquer pourquoi il n’était pas d’accord avec la décision du HCR (Ghirmatsion, au par. 58). Le demandeur soutient que le Guide OP 5 de CIC indique expressément qu’une décision relative au statut de réfugié d’un demandeur est un facteur à prendre en compte pour déterminer son admissibilité au statut de réfugié. Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas dûment compte de la pertinence du statut de réfugié du demandeur dans l’évaluation de son admissibilité à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières. Plus précisément, le demandeur soutient que l’agent n’a pas distingué le fait qu’il avait été reconnu deux fois comme réfugié par le HCR. L’agent a simplement déclaré que le fondement de la décision du HCR était inconnu, tout comme la mesure dans laquelle la demande présentée au HCR était comparable à la demande de résidence permanente présentée par le demandeur au Canada.
[29]
Le défendeur soutient que la présente affaire peut être distinguée de celle dans Ghirmatsion, car l’agent a reconnu et abordé la désignation du demandeur par le HCR, du moins celle conférée en Turquie, tandis que dans Ghirmatsion, l’agent n’a aucunement mentionné la désignation. Le défendeur s’appuie sur la décision B231 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1218 (CanLII) [B231], où la Cour a distingué cette affaire de Ghirmatsion et a fait remarquer que le statut reconnu par le HCR n’était pas déterminant. Dans B231, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait expressément mentionné le statut reconnu au demandeur par le HCR, contrairement à ce qui avait été le cas dans l’affaire Ghirmatsion, et avait tiré des conclusions défavorables très convaincantes quant à la crédibilité du demandeur, ce qui minait les conclusions du HCR (B231, aux par. 58 à 60).
[30]
Comme je l’ai mentionné ci-dessus, je ne considère pas que les conclusions défavorables concernant la crédibilité tirées par l’agent étaient raisonnables. Dans les circonstances, en particulier le fait que le demandeur et sa famille ont dû fuir à deux reprises — une fois en raison du conflit en Irak et une autre fois lorsque les combats ont éclaté en Syrie —, les deux désignations du HCR étaient pertinentes et auraient dû être convenablement prises en compte par l’agent. L’agent a accepté le fait que le frère du demandeur a travaillé pour les forces américaines en Irak et a reconnu un document du HCR, qui indiquait que les civils anciennement employés par les forces américaines en Irak, ainsi que leurs familles, étaient exposés à des risques. L’agent devait s’attarder davantage à cette question, sans égard à la question du temps qui s’était écoulé.
(2)
Les réfugiés présumés et la STR
[31]
Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte de la politique du gouvernement canadien sur le traitement des demandeurs d’asile irakiens, selon laquelle ces derniers sont présumés être des réfugiés, et que l’agent a commis une erreur en omettant d’indiquer pourquoi la demande d’asile du demandeur n’a pas été examinée conformément à cette politique. De plus, le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’il y a une STR vers l’Irak depuis 2003 en raison du [traduction] « risque généralisé »
dans le pays. Le demandeur s’appuie sur Ntunzwenimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 826 (CanLII) [Ntunzwenimana], au par. 29, pour faire valoir qu’une STR, ou un « moratoire »
, est un facteur important à prendre en compte pour trancher la question de savoir si un demandeur d’asile a une crainte fondée de persécution, surtout en ce qui concerne la « protection efficace [de l’État] »
.
[32]
Le défendeur soutient que, bien que le demandeur ait bénéficié d’un statut présumé, il était tout de même nécessaire que le demandeur réponde aux exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et du RIPR. Le défendeur soutient qu’il incombait au demandeur d’étayer sa demande et qu’il était raisonnable de la part de l’agent de rejeter la demande, compte tenu du manque de crédibilité du demandeur (Alakozai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 266 (CanLII), aux par. 32 à 40).
[33]
Étant donné que le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve objectif provenant du gouvernement canadien et portant que les citoyens de l’Irak sont toujours présumés être des réfugiés, je ne peux pas évaluer la validité de l’argument selon lequel cette politique était en place au moment où l’agent a tranché la demande du demandeur. En ce qui concerne la STR, je ne suis pas convaincu que la décision dans Ntunzwenimana s’applique en l’espèce, car l’examen d’une STR ou d’un moratoire a été abordé dans cette affaire dans le contexte de la disponibilité d’une protection de l’État. La décision de l’agent n’est pas déraisonnable à cet égard.
(3)
Les motifs pour lesquels les membres de la famille du demandeur appuient la demande d’asile et les conditions dans le pays
[34]
Le demandeur soutient que l’agent n’a pas convenablement tenu compte du fait que le gouvernement canadien avait accueilli les demandes d’asile des membres de la famille du demandeur pour les mêmes motifs que ceux invoqués par le demandeur dans la sienne, à savoir qu’ils étaient exposés à des risques en raison d’une association aux forces américaines en Irak. Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en omettant de reconnaître cet élément de preuve ou d’effectuer une distinction entre sa situation et celle de sa famille, et ce, malgré qu’il ait reconnu que le frère du demandeur avait travaillé à la base militaire américaine.
[35]
Le demandeur soutient également que l’agent n’a pas convenablement tenu compte des documents relatifs aux conditions dans le pays, selon lesquels le demandeur était exposé à un danger constant, du moins en tant que membre de la famille d’une personne ayant travaillé à la base militaire américaine. Le demandeur renvoie aux UNHCR Eligibility Guidelines [les Principes directeurs du HCR relatifs à l’admissibilité] (2012) et aux documents sur la [Position du HCR sur les retours] (2016), qui restent à jour, car ils figurent dans le cartable national de documentation [le CND]. Le demandeur fait également remarquer que le rapport du Royaume-Uni (2019) corrobore l’allégation selon laquelle le demandeur est exposé à un danger constant. Le demandeur cite Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 (CanLII), aux par. 30 à 32, où la Cour a conclu que le fait qu’un agent des visas ne connaisse pas les conditions dans le pays lorsqu’il rend une décision à l’égard d’une demande d’asile constitue une erreur susceptible de contrôle (voir également Ghirmatsion, au par. 69).
[36]
Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement tenu compte de l’argument du demandeur concernant les risques découlant de l’affiliation du frère du demandeur. Le défendeur soutient également que l’agent a examiné les Principes directeurs du HCR relatifs à l’admissibilité et reconnu que les membres de la famille étaient exposés à des risques dans certaines circonstances. Cependant, étant donné que le frère du demandeur a travaillé pour les forces américaines à un poste de niveau inférieur il y a plus de 12 ans, l’agent a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que des personnes se trouvant dans une situation similaire à celle du demandeur seraient exposées à des risques en Irak.
[37]
L’agent a commis une erreur en ne tenant pas dûment compte des documents sur les conditions dans le pays à la lumière des risques allégués auxquels serait exposé le demandeur, du moins en tant que membre de la famille d’un civil qui avait déjà travaillé pour les forces américaines. Bien que les documents du HCR datent de 2012 et de 2016, ils ont néanmoins été inclus dans le plus récent CND en tant que documents pertinents à examiner dans le cadre de la détermination de demandes d’asile. Bien que le frère du demandeur ait travaillé pour les forces américaines à un [traduction] « poste de niveau inférieur il y a plus de 12 ans »
, les Principes directeurs du HCR relatifs à l’admissibilité ne précisent pas conclure que seules les personnes occupant des postes plus importants sont exposées à des risques. En fait, le document indique que même des groupes comme les sous-traitants et les chauffeurs sont exposés à des risques. Compte tenu de la pertinence des documents sur la situation dans le pays, je conclus que l’agent n’a pas raisonnablement tenu compte de ces éléments de preuve.
VI.
Les dépens
[38]
Dans ses observations écrites, le demandeur a prétendu qu’il existe des motifs spéciaux justifiant l’adjudication de dépens en raison du fait que le défendeur a « inutilement ou de façon déraisonnable prolongé l’instance »
ou a « agi d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive, d’inappropriée ou de mauvaise foi »
(Johnson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262 (CanLII), au par. 26; Qin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1154 (CanLII), au par. 34). Le demandeur sollicite l’adjudication de dépens compte tenu des circonstances particulières de l’espèce et des erreurs relevées. Ces arguments n’ont pas été répétés à l’audience.
[39]
À mon avis, le processus qui a été suivi pour examiner la demande de résidence permanente en l’espèce et les deux décisions rendues jusqu’à présent ne justifient pas une conclusion selon laquelle il existe des motifs spéciaux justifiant l’adjudication de dépens.
VII.
Conclusion
[40]
L’agent a commis une erreur en tirant les conclusions quant à la crédibilité du demandeur. L’agent a également omis de convenablement tenir compte des éléments de preuve concernant les désignations par le HCR et les conditions dans le pays. Par conséquent, la décision de l’agent est déraisonnable et la demande est accueillie.
[41]
Aucune question n’a été proposée à des fins de certification et aucune ne sera certifiée. Il n’y a aucun motif spécial justifiant l’adjudication de dépens.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3783-19
LA COUR STATUE que la demande est accueillie. Aucune question n’est certifiée.
« Richard G. Mosley »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3783-19
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INTITULÉ :
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HAYDER SABRI SAIWAN RUBAYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 12 mai 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE MOSLEY
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DATE DES MOTIFS :
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Le 3 juin 2020
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COMPARUTIONS :
Timothy Wichert
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POUR LE DEMANDEUR
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Jocelyn Espejo-Clarke
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jackman, Nazami & Associates
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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