Dossier : IMM-3013-19
Référence : 2020 CF 603
Ottawa (Ontario), le 8 mai 2020
En présence de la juge en chef adjointe Gagné
ENTRE :
|
MARIE THECHELAINE LAGUERRE
|
demanderesse
|
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Survol
[1]
Mme Marie Thechelaine Laguerre est citoyenne d’Haïti. Elle est arrivée au Canada en octobre 2016 en compagnie de sa sœur, après avoir passé huit ans au Mexique pour des études et une année aux États-Unis comme touriste. Sa demande d’asile a été rejetée comme non crédible et elle a fait défaut de se présenter à la date prévue pour son renvoi à la fin de 2017. Un mandat a été émis et exécuté contre elle et c’est alors qu’elle a déposé une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire [la Demande CH]. Elle conteste maintenant la décision négative rendue à l’égard de cette demande par un agent principal d’immigration.
II.
Décision contestée
[2]
La première partie de la décision porte sur les conclusions négatives de la Section de la protection des réfugiés à l’égard de la crédibilité de la demanderesse, lesquelles ne sont pas pertinentes pour les fins de la présente demande.
[3]
L’agent poursuit en notant qu’une Demande CH est une mesure exceptionnelle qui donne au Ministre la discrétion de déroger à la règle énoncée au paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR], laquelle impose à toute personne désirant devenir résident permanent du Canada, et qui ne fait pas partie d’une des catégories prévues au paragraphe 72(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement], d’en faire la demande de l’étranger.
[4]
L’agent considère ensuite les trois motifs invoqués au soutien de la Demande CH de la demanderesse, soit : son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de ses neveux et nièces, et finalement les conditions défavorables prévalant dans son pays d’origine.
(1)
L’établissement au Canada
[5]
La demanderesse possédait un permis de travail valide jusqu’en septembre 2019. Elle a travaillé de juillet à novembre 2017 dans un magasin à rayon, mais elle est demeurée sans emploi depuis. Puisqu’elle n’a pas expliqué à la satisfaction de l’agent pourquoi elle n’était pas en mesure de mettre à profit sa formation de physiothérapeute acquise au Mexique, l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas atteint l’autonomie financière au Canada, et que rien n’indiquait qu’elle ne pourrait pas gagner sa vie dans son pays comme physiothérapeute.
[6]
La demanderesse a indiqué qu’elle faisait du bénévolat dans le but de s’intégrer à la société et de préparer son arrivée sur le marché du travail. Elle a soumis de la preuve documentaire à l’égard de formations suivies, de bénévolat et d’implication en générale, ainsi que des photos et lettres d’appui des membres de sa famille et amis. L’agent a pris en considération les liens familiaux qu’elle possède au Canada : ses parents, ses frères, sa sœur et ses neveux et nièces sont résidents permanents ou citoyens canadiens. Il ne remet pas en question l’attachement familiale qui unit les membres de la famille, mais conclut qu’un retour en Haïti n’aura pas un impact significatif sur eux. Après tout, ils ont vécu séparés pour plusieurs années avant l’arrivée de la demanderesse au Canada. De plus, les membres de la famille qui vivent au Canada seront en mesure de lui rendre visite en Haïti puisque leurs statuts au Canada leur permettent de voyager.
[7]
Une autre sœur et un beau-frère de la demanderesse vivent toujours en Haïti et son père y était au moment de la Demande CH, bien qu’il possède la résidence permanente au Canada.
[8]
La demanderesse était au Canada depuis seulement trois ans au moment de sa Demande CH, ce qui est relativement court à comparer au temps passé en Haïti, au Mexique, et aux États-Unis.
[9]
En conséquence, puisque la demanderesse n’a pas démontré un niveau d’établissement particulier au Canada, l’agent n’a accordé que peu de poids à ce facteur.
(2)
L’intérêt supérieur des enfants
[10]
L’agent a ensuite considéré le fait que la demanderesse est attachée à ses neveux et nièces et qu’elle est impliquée dans leur vie. Toutefois, il considère également le fait que ces enfants soient entourés de leurs parents et de plusieurs membres de leur famille élargie et que rien dans la preuve ne démontre qu’ils ne seront pas en mesure de combler tous les besoins des enfants en l’absence de la demanderesse.
[11]
Se fondant sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, l’agent rappelle qu’il appartenait à la demanderesse de faire la preuve de l’impact qu’aurait son retour en Haïti sur l’intérêt supérieur de ses neveux et nièces. Or, la preuve fournie par la demanderesse n’a pas satisfait l’agent.
[12]
L’agent retient également de l’arrêt dans l’affaire Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 que bien que l’intérêt de tout enfant affecté par le renvoi d’un proche doive être sérieusement considéré, ce facteur ne l’emporte pas toujours sur les autres facteurs ou intérêts en cause.
[13]
L’agent accorde donc également un faible poids à ce facteur.
(3)
Conditions de vie prévalant en Haïti
[14]
L’agent note d’abord que les craintes de violence invoquées par la demanderesse au soutien de sa demande d’asile ne sont pas soulevées dans sa Demande CH.
[15]
La demanderesse plaide qu’Haïti vit présentement une période d’insécurité, mais elle ne soumet aucune preuve documentaire à l’appui de cette allégation. L’agent a néanmoins consulté la documentation relative à Haïti et reconnait que la situation demeure très difficile depuis le séisme de 2010 et les ouragans subséquents. Il reconnait également que les femmes y sont vulnérables, surtout celles qui vivent dans des camps pour personnes déplacées. Toutefois, l’agent conclut que cette instabilité générale affecte l’ensemble du peuple haïtien et n’est pas personnelle à la demanderesse.
[16]
Il considère le fait que la demanderesse a une formation universitaire et de la famille en Haïti, et qu’elle ne risque pas de se retrouver dans un camp pour personnes déplacées si elle retourne dans son pays.
[17]
À nouveau, l’agent accorde peu de poids à ce facteur et rejette la demande CH de la demanderesse.
III.
Question en litige et norme de contrôle
[18]
Cette demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : L’agent a-t-il erré dans son appréciation de la preuve?
[19]
La norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle de la décision d’un agent d’immigration qui exerce un large pouvoir discrétionnaire lorsqu’il évalue et soupèse l’ensemble des facteurs propres à un demandeur de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au para 18; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras 108, 116).
IV.
Analyse
(1)
L’établissement de la demanderesse au Canada
[20]
La demanderesse plaide qu’elle a déployé des efforts considérables pour se trouver un emploi stable et qu’elle s’est impliquée dans la communauté en faisant du bénévolat au sein d’une Église. Elle ajoute que le fait de parler trois langues représente également un atout.
[21]
Avec égard, il n’est pas suffisant pour la demanderesse de reprendre devant la Cour les arguments soulevés devant l’agent et de demander de leur accorder davantage de poids. Devant la Cour, la demanderesse se doit de démontrer en quoi l’agent aurait erré et en quoi sa décision serait entachée d’illégalité.
[22]
La demanderesse reproche à l’agent de ne pas avoir tenu compte de sa volonté et de son intention de s’intégrer à la société canadienne. Or, l’intention de s’intégrer n’est généralement pas un critère à considérer ; l’agent d’immigration doit tenir compte de la preuve et évaluer le niveau d’établissement, ou encore l’absence d’établissement. En d’autres termes, il doit y avoir des preuves concrètes d’établissement. La demanderesse n’en a pas fourni et elle ne peut reprocher à l’agent sa conclusion à cet égard.
(2)
L’intérêt supérieur des enfants
[23]
La demanderesse a soumis des lettres de support de membres de sa famille au Canada, lesquels vantent ses qualités humaines et se réjouissent de la présence dans leur vie de leurs deux grandes sœurs (la demanderesse et sa sœur avec laquelle elle est arrivée au Canada). Elle plaide que l’un des objectifs de la LIPR est justement la réunification familiale au Canada et qu’elle est maintenant très impliquée dans la vie de ses neveux et nièces.
[24]
D’abord, il importe de rappeler que l’importance à accorder à ce facteur diffère selon que les enfants en cause soient ceux de la personne menacée de renvoi, ou encore qu’ils soient ses neveux ou nièces ou les enfants d’amis proches de la famille.
[25]
Je suis d’avis que dans les circonstances de cette affaire, il était raisonnable pour l’agent de conclure qu’il n’avait pas été démontré que la demanderesse ne pourrait pas demeurer en contact avec ses neveux et nièces advenant son retour en Haïti, tout comme elle l’a fait alors qu’elle était au Mexique ou aux États-Unis. Il était également raisonnable de conclure que puisque ces enfants sont entourés des leurs parents et de plusieurs membres de leur famille élargie, il n’avait pas été démontré qu’ils subiraient un impact négatif suite au départ de la demanderesse.
[26]
Je ne vois aucune erreur dans l’analyse de l’agent qui justifierait l’intervention de la Cour.
(3)
Conditions de vie prévalant en Haïti
[27]
La demanderesse allègue que les conditions défavorables pour les femmes vulnérables qui prévalent en Haïti militent en faveur de l’octroi de sa Demande CH. Elle ajoute qu’en sa qualité de femme vivant seule, sans domicile et sans la protection de son père (maintenant de retour au Canada) ou de l’État haïtien, elle serait vulnérable. Sa famille pourrait certes la supporter financièrement, mais elle ne pourrait pas lui offrir quelque protection que ce soit.
[28]
Or, il est bien établi que les conditions générales défavorables d’un pays, qui n’ont aucun lien avec la situation particulière et personnelle d’un demandeur, ne militent pas en faveur de l’octroi de la résidence permanente basé sur une Demande CH (Mathewa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 914 au para 10; Bakenge c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 517 aux paras 31-32; D’Souza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 264 aux paras 18-20).
[29]
L’agent a tenu compte du fait que la demanderesse était instruite et que sa formation de physiothérapeute pourrait lui permette de gagner sa vie dans son pays. Il a également tenu compte que la sœur et le beau-frère de la demanderesse y résident présentement et que son père y était au moment du dépôt de sa Demande CH. À cela s’ajoute le fait que la sœur de la demanderesse, avec laquelle elle a séjourné au Mexique et aux États-Unis et avec laquelle elle est entrée au Canada, devra probablement également retourner en Haïti puisque la Cour a refusé sa demande d’autorisation à l’encontre d’une décision négative similaire à celle sous étude (IMM-3014-19).
[30]
Je suis d’avis qu’à la lumière de la preuve présentée, il était raisonnable pour l’agent de conclure que la demanderesse n’avait pas démontré qu’un lien existe entre sa situation personnelle et la situation de femmes vulnérables vivant en Haïti et qui risquent d’être persécutées ou victimes de violence en raison de cette vulnérabilité. Il était également raisonnable pour l’agent de reconnaître comme il l’a fait que la situation est loin d’être idéale en Haïti, mais qu’il s’agit d’une situation généralisée s’appliquant à tous les haïtiens, et non personnellement à la demanderesse.
V.
Conclusion
[31]
Le rôle de la Cour n’est pas de refaire l’exercice de pondération de la preuve que le législateur a choisi de confier au Ministre et aux agents d’immigration qu’il désigne. Le rôle de la Cour est de s’assurer de la légalité de la décision afin de préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. Puisque l’agent a tenu compte et soupesé chacun des facteurs invoqués par la demanderesse, qu’il a amplement justifier le poids accordé à chacun de ces facteurs et que sa décision fait partie des issues possibles, il n’y a aucun motif pour la Cour d’intervenir.
[32]
Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et aucune telle question n’émane des faits de cette cause.
JUGEMENT dans IMM-3013-19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
Aucune question d’importance générale n’est certifiée.
« Jocelyne Gagné »
Juge en chef adjointe
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3013-19
|
|
INTITULÉ :
|
MARIE THECHELAINE LAGUERRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
|
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Montréal (Québec)
|
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 11 mars 2020
|
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ
|
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 8 MAi 2020
|
|
COMPARUTIONS :
Sangaré Salif
|
Pour la demanderesse
|
Suzon Létourneau
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sangaré Salif
Montréal (Québec)
|
Pour la demanderesse
|
Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
|
Pour le défendeur
|